Les princes et chevaliers français sont les plus nombreux à répondre à l’appel à la croisade lancé en 1095 par le pape Urbain II. De leur confrontation violente avec « l’Orient compliqué » découlent une première colonisation du Levant et, par-delà les rivalités féodales, une forme de conscience identitaire à la fois « franque » et latine, c’est-à-dire catholique.
Le 17 novembre 1095, au dernier jour du concile qu’il présidait dans la cité de Clermont, le pape Urbain II invita les chrétiens d’Occident à se porter au secours des chrétiens d’Orient opprimés par les musulmans et à libérer le tombeau du Christ de la domination des infidèles, promettant la rémission de tous leurs péchés aux guerriers qui prendraient la route de Jérusalem et plaçant leurs biens sous la protection spéciale du Saint-Siège. Cet appel, renouvelé à Nîmes le 28 novembre, connut un retentissement considérable et mit en branle, dès le printemps 1096, une foule de pèlerins pour partie issus des classes populaires, puis, à partir de l’été, des armées de princes et de chevaliers, tous arborant sur leurs poitrines une croix, signe de leur engagement et de leur statut de croisés. Ce que l’on appelle la première croisade était lancé. Elle aboutit en 1099, après trois années de tribulations, à la prise de Jérusalem et à la fondation en Terre sainte de nouveaux États féodaux. L’événement témoignait à la fois de la puissance acquise par la papauté dans le cadre de la réforme de l’Église, de l’expansion de la domination « franque » en Méditerranée et du raidissement identitaire de la Chrétienté latine face aux musulmans, aux juifs et aux Grecs. Il ouvrait la voie à deux siècles de croisades qui, s’ils s’achevèrent sur un échec – la chute de Saint-Jean-d’Acre en 1291 signa la fin de la présence franque au Levant –, entretinrent dans la longue durée l’amertume des chrétiens d’Orient et le désir de revanche des populations musulmanes.
L’appel de Clermont s’inscrit dans un contexte singulier qui, pour la première fois depuis l’époque carolingienne, voit le pape, accompagné d’une foule de clercs de la curie, quitter l’Italie et parcourir l’ancienne Gaule, notamment les régions du Midi, du Centre et de l’Ouest, pour y tenir des assemblées, confirmer des privilèges, régler des litiges, consacrer des sanctuaires ou des aires funéraires. Urbain II est lui-même un Français issu de la noblesse champenoise et un ancien grand prieur de l’abbaye de Cluny. Alors que ses relations avec l’empereur germanique restent difficiles, il s’efforce de donner à voir et de faire accepter dans l’espace français et dans le royaume capétien en particulier la pleine autorité du pape sur l’Église et les nouvelles normes sociales promues par la réforme grégorienne.
Dans ce cadre, la désignation d’un ennemi – les musulmans – et d’un horizon à atteindre – Jérusalem et la Terre sainte – participe d’un vaste programme de contrôle par les clercs de l’activité guerrière et de l’idéologie chevaleresque. La sanctification de la guerre contre les musulmans, à l’initiative des papes, remonte en fait aux années 1060 et à la Reconquista ibérique, et peut puiser dans une tradition de légitimation de la violence qui remonte à saint Augustin, mais elle acquiert en 1095 une tout autre ampleur. À Clermont, le pape étend à toute la Chrétienté la législation de la paix et de la trêve de Dieu, qui limite et réglemente les usages de la guerre en pays chrétien, pour mieux orienter la violence de la chevalerie vers l’extérieur : faire son salut en combattant les infidèles devient un idéal offert à tous les chevaliers d’Occident. Les juifs sont les premières victimes de cette stigmatisation des « ennemis de Dieu » : les premiers croisés, menés par Pierre l’Ermite et Gautier Sans Avoir, commettent dans les villes de Rhénanie une série de pogroms extrêmement violents qui constituent un véritable traumatisme pour le judaïsme ashkénaze. Les Byzantins, auxquels les croisés sont confrontés lors de leur passage à Constantinople, sont pour leur part accusés de faiblesse ou de complicité avec les musulmans.
On distingue traditionnellement une « croisade populaire », qui est en réalité aussi composée de chevaliers germaniques, et la « croisade des barons », menée par des princes français ou lotharingiens (Hugues, duc de Vermandois et frère du roi de France, Robert, duc de Normandie, Étienne, comte de Blois, Robert, comte de Flandre, Baudouin, comte de Hainaut, Raimond de Saint-Gilles, comte de Toulouse, Godefroi de Bouillon, duc de Basse-Lotharingie, Baudouin de Boulogne, son frère) et théoriquement dirigée par le légat du pape, l’évêque du Puy Adémar de Monteil. Ni l’empereur germanique ni aucun roi n’y participe, pas même le roi de France : tous sont alors en délicatesse avec la papauté. Le voyage est extrêmement long et difficile. Les premiers croisés, conduits par Pierre l’Ermite, mal organisés et se livrant à de nombreuses exactions, finissent massacrés par les Hongrois ou par les Turcs, après avoir été écartés de Constantinople par le basileus Alexis Comnène. Les barons français, qui voyagent séparément, arrivent dans la capitale byzantine chacun à leur tour. Ils sont rejoints par les princes normands d’Italie du Sud, Bohémond de Tarente et son neveu Tancrède. Tous, à l’exception de Raimond de Saint-Gilles, acceptent, bien que de mauvaise grâce, de prêter hommage à Alexis avant de reprendre leur route vers Jérusalem. La traversée de l’Anatolie et le siège d’Antioche se révèlent particulièrement éprouvants en raison du climat, des maladies, des difficultés d’approvisionnement, du harcèlement des Turcs et des querelles qui divisent les chefs francs. La puissance de choc de la chevalerie produit cependant ses effets et les croisés sortent régulièrement victorieux des affrontements avec les musulmans. Ce sont toutefois des armées clairsemées et épuisées qui parviennent finalement devant Jérusalem, qui est prise et livrée au pillage le 15 juillet 1099.
Forts de leurs victoires, les princes « francs » s’affranchissent de leur fidélité envers l’empereur byzantin et instituent de nouvelles principautés indépendantes inspirées de la féodalité occidentale. Baudouin de Boulogne avait montré la voie en créant la principauté d’Édesse dès février-mars 1098. À Jérusalem, le clergé parvint dans un premier temps à empêcher l’émergence d’une royauté dont il pense qu’elle offenserait celle du Christ : Godefroi de Bouillon est seulement choisi comme « défenseur du Saint-Sépulcre ». Mais dès après sa mort, en 1100, son frère Baudouin prend le titre de roi de Jérusalem et revendique la suzeraineté sur les autres principautés franques : le comté de Tripoli, aux mains d’une branche cadette des comtes de Toulouse, la principauté d’Antioche, aux mains des Normands d’Italie, le comté d’Édesse, aux mains de la maison de Boulogne. Dès 1099-1100, beaucoup de croisés sont repartis en Occident, estimant leur vœu accompli. Mais ceux qui restent, ou de nouveaux venus, prennent le contrôle des terres, diffusent le régime seigneurial et les liens féodaux, érigent des châteaux inspirés des constructions musulmanes (qui inspireront à leur tour l’art de la fortification en Occident), accordent des privilèges commerciaux aux marchands italiens qui les avaient transportés et ravitaillés à de nombreuses reprises. Des évêchés et des monastères catholiques sont fondés : une Église latine se met en place. En dépit de la faiblesse numérique des « Francs », que ne compensent pas les nouvelles expéditions de 1100-1101, 1107-1108, 1120-1124 et 1129, une véritable colonisation se développe ainsi peu à peu.
Malgré les querelles et les divisions qui déchirent régulièrement leur camp, les croisés sont clairement perçus par les Byzantins et par les musulmans comme formant un groupe cohérent, qui n’est pas d’abord défini par la religion – les Grecs et toutes les minorités non orthodoxes du Proche-Orient sont aussi chrétiens – mais par son identité « franque ». Le choix de ce terme place les croisés dans la postérité des Francs de l’époque carolingienne, les inscrit dans la catholicité romaine et les renvoie à la langue et à la région d’origine de la majorité d’entre eux : le royaume de France, en particulier sa moitié septentrionale, et le français d’oïl. Certes, bien des différences et des tensions demeurent entre Français du Nord, Provençaux (un terme qui désigne en fait l’ensemble des Méridionaux), Italiens (des Ligures et des Lombards surtout), Normands (d’Italie ou de France), Allemands… Mais, dans le creuset oriental, cette identité commune « franque », qui leur est assignée par les indigènes, chrétiens ou musulmans, tend à recouvrir les affiliations régionales ou dynastiques occidentales. Elle finit également par structurer tout un imaginaire qui fait des croisés les dignes héritiers des héros (Charlemagne, Roland, Olivier…) dont les chansons de geste célèbrent alors, en langue française, les exploits contre les « Sarrasins » ou les « Maures » d’Espagne. Cet imaginaire nourrissait aussi un idéal de chevalerie chrétienne que l’Église tenta de catalyser à son profit, en accentuant, par exemple, la christianisation du rituel de l’adoubement ou en soutenant la création de nouveaux ordres religieux militaires. Fondés à Jérusalem et placés sous l’égide du pape, le Temple et l’Hôpital de Saint-Jean-de-Jérusalem devaient assurer la protection des pèlerins et la sécurité des États francs. Ils jouèrent un rôle croissant dans la défense de la Terre sainte, tandis que leur recrutement, essentiellement français de nouveau, tissa tout au long des XIIe et XIIIe siècles des liens étroits entre Orient et Occident.
Dans ce contexte, on ne saurait s’étonner que la deuxième croisade, suscitée par la chute d’Édesse en 1144, fût elle aussi lancée en France et que sa prédication fût confiée par le pape Eugène III à Bernard de Clairvaux, abbé de Cîteaux, personnalité la plus célèbre de son temps. Bernard prêcha pour la première fois lors des fêtes de Pâques 1146, à l’abbaye de Vézelay, qui abritait les reliques de Marie-Madeleine, censée avoir quitté la Terre sainte pour terminer sa vie dans l’ancienne Gaule. Cette fois-ci, le roi de France Louis VII décida d’y participer. À travers la croisade, la France commençait ainsi à s’affirmer comme la fille aînée de l’Église, au plus grand bénéfice de ses rois.
FLORIAN MAZEL
Michel BALARD, Les Latins en Orient (XIe-XVe siècle), Paris, PUF, 2006.
Concile de Clermont de 1095 et l’appel à la croisade [Le], actes du colloque de Clermont-Ferrand (23-28 juin 1995), Rome, École française de Rome, 1997.
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