1202

Quatre Vénitiens aux foires de Champagne


Pour financer leur expédition outre-mer, les croisés recouraient fréquemment aux services des marchands-banquiers italiens. Une opération conclue à Venise en 1202 met également en lumière le rôle des foires de Champagne, alors foyer du grand commerce européen, dans les circuits monétaires impliquant l’Orient et l’Occident.

L’îlot de Sant’Erasmo, dans la lagune de Venise, fut durant l’année 1202 un lieu prestigieux et cosmopolite. Quelques-uns des princes les plus puissants de l’aristocratie européenne y étaient réunis pour la croisade. Celle-ci ne connut pas le succès espéré, on le sait, puisqu’elle s’acheva par la prise et le sac de Constantinople et l’excommunication de tous les croisés. Piètre opération d’un point de vue religieux, elle fut un moment d’innovation financière, liée à la nécessité de payer le service de transport assuré par la république de Venise. Les sommes en jeu semblent avoir été colossales : on parle d’une demande vénitienne de 87 000 marcs d’argent, soit de 15 à 20 tonnes de métal, dont les croisés parvinrent à rassembler 50 000. Une telle somme était probablement impossible à verser en espèces, sauf à déséquilibrer gravement le marché monétaire vénitien. Il fallut donc utiliser les instruments financiers innovants qui se mettaient alors en place. Selon un document conservé aux archives de Venise, l’un des chefs de l’armée, Baudoin, comte de Flandre et de Hainaut, recourut pour sa part à l’un des plus récents : une obligation à terme payable sur les foires de Champagne. Dans un contrat passé devant notaire en présence de témoins exceptionnels comme le doge de Venise Enrico Dandolo et le maréchal de Champagne, Louis, comte de Blois et de Clermont, il s’engagea à faire verser à quatre nobles vénitiens, Marchesino Soranzo, Piero Zulian, Marino Gradenigo et Luca Ardizon, ou à leur envoyé, une somme de 118 marcs et 3 onces d’argent (un peu moins de 30 kilogrammes d’argent monnayé ou en lingot), correspondant sans doute au change d’une somme en monnaie vénitienne non spécifiée. Le paiement était fixé à la prochaine foire de Lagny, c’est-à-dire au mois de janvier 1203.

Rarement évoqué par les historiens, cet acte met en relation l’un des événements majeurs de l’histoire de l’Europe et du monde méditerranéen, la croisade, avec l’une des institutions essentielles de l’économie européenne. Depuis le milieu du XIIe siècle, les six foires établies dans le comté de Champagne et de Brie, deux à Provins et Troyes et une à Bar-sur-Aube et Lagny, s’étaient constituées en un cycle annuel. Se succédaient à partir de janvier les foires de Lagny et Bar-sur-Aube puis, à partir du mois de mai, la foire Saint-Quiriace à Provins, la foire « chaude » Saint-Jean de Troyes, la foire Saint-Ayoul de Provins, et enfin, en novembre, la foire « froide » Saint-Remi de Troyes. Établie en limite de la banlieue de Paris, la foire de Lagny, lieu prévu pour le versement de la somme, rassemblait au début du mois de janvier les marchands et changeurs parisiens et formait à son tour un petit cycle local avec la foire du Lendit, dans la plaine Saint-Denis, l’autre grand rassemblement commercial parisien, qui se tenait en juin. Inhabituel par la qualité des parties, le contrat vénitien se distingue aussi par la précision de sa rédaction. La somme devait être versée en argent « esterlin » (sterling pour les Anglais), c’est-à-dire à 92,5 % de métal fin, à 13 sous et 4 deniers, c’est-à-dire à 160 deniers le marc, poids légal. La mention d’argent esterlin est fréquente pour les transactions monétaires sur les foires de Champagne, avant que celles-ci ne se dotent d’une monnaie commune, le denier provinois (de Provins). Elle traduit en premier lieu la construction progressive d’un marché européen des marchandises et des valeurs, appuyé sur un monométallisme argent de mieux en mieux articulé, permettant des pratiques de change rigoureuses entre les places de commerce du continent. Elle renvoie aussi à la fonction des foires dans la circulation du métal précieux venu des régions minières germaniques, qui constituait de fait l’un des produits essentiels vendus sur les foires. Le contrat conclu avec le comte de Flandre permettait ainsi à ses partenaires vénitiens de disposer d’une somme importante à dépenser dans l’un des lieux centraux du commerce européen ou à rapatrier vers Venise. En garantie du contrat, le comte Baudoin mettait en gage « autant de biens des hommes de ses terres qu’il en faut pour rembourser ladite somme ». D’aspect clairement féodal, puisque le comte de Flandre se prévaut d’un droit sur ses vassaux, ces mots constituent une mention particulièrement ancienne d’un principe constitutif du système des foires : la solidarité des membres de la même nation à l’égard des dettes contractées par chacun de ses membres. Dans cette perspective, la dette du comte, qui est considéré comme l’un des marchands flamands actifs sur la foire, serait remboursée en cas de défaut par une saisie effectuée sur les avoirs des autres marchands flamands présents à Lagny.

Beaucoup a été écrit depuis le XIXe siècle sur les foires de Champagne, présentées à la fois comme l’un des instruments de la croissance économique de l’Europe et comme le lieu de naissance du capitalisme européen. Comme souvent, le retour aux sources incite à nuancer une vision qui relève plus d’une légende dorée européo-centrée que de l’histoire économique. Replacé dans son contexte, le succès des foires apparaît comme le résultat de causes multiples, où le projet politique du comte de Champagne Henri le Libéral (1127-1181) tient une grande place. L’une des figures majeures de l’aristocratie européenne, seigneur de Reims, ville du sacre des rois de France, mais aussi de fiefs touchant au Saint Empire, Henri renforça sa principauté en menant une politique complexe, liant fidélité au souverain capétien et diplomatie européenne, dont les foires furent à la fois l’instrument et le résultat. Deux institutions assurèrent leur succès et en firent, un siècle durant, le centre des affaires européennes. Le conduit, négocié par le comte avec la plupart des princes et gouvernants européens, assurait la protection de la puissance publique locale à tous les marchands allant aux foires ou en revenant, et à leurs valeurs et marchandises. Fondé sur des accords entre seigneurs, ce système institua le premier espace de circulation économique mis en place à l’échelle continentale depuis la fin de l’Empire romain. Le deuxième élément fondamental était la garantie accordée par le comte aux transactions conclues lors des foires et inscrites dans leurs registres. Elle reposait sur le principe simple et efficace de la solidarité des membres des divers groupes de marchands, tenus, sous peine d’exclusion des foires pour tout le groupe, d’acquitter les dettes de leurs membres. Cette menace, qui pesait sur la prospérité commune du groupe, faisait des obligations payables dans les foires de véritables instruments monétaires, dont l’abondance évitait à l’économie des foires de dépendre des flux de monnaies métalliques, par nature irréguliers et peu prévisibles. Elle était aussi un puissant instrument de mise en discipline des marchands.

Il y a dans le succès des foires de Champagne quelque chose d’énigmatique, qui a depuis plus d’un siècle excité l’intérêt des historiens et des économistes. Ces lieux centraux du continent n’ont laissé que peu de traces dans l’espace : Provins est un beau bourg médiéval endormi depuis le XIVe siècle ; rien ne marque la place des foires à Lagny ou Bar-sur-Aube, et Troyes, capitale de la toile, du papier et du vêtement, a depuis longtemps abandonné toute fonction financière. Le comté de Champagne lui-même s’est fondu en 1284 dans le domaine royal. On a, avec de bonnes raisons, lié le succès des foires à la croissance des industries textiles, flamandes en particulier. De fait, les foires étaient à la fois un lieu d’approvisionnement en laines et matières tinctoriales et le lieu où les marchands italiens achetaient ou échangeaient les draps, pour les revendre sur les marchés méditerranéens. Les sources disent surtout la grande diversité de l’économie des foires, lieux de vente de toutes sortes de produits, textiles, métallurgie, épices, vins, mais aussi rassemblements à intervalles réguliers de milliers d’individus à haut niveau de vie, dont la consommation stimulait l’économie locale, en particulier l’hôtellerie et la production alimentaire. Nous devons imaginer les villes de foires comme des caravansérails, dont la prospérité dépendait du nombre et de la qualité des voyageurs, plutôt que comme de véritables capitales économiques.

Ces descriptions laissent dans l’obscurité ce qui fit le succès économique des foires. L’économiste et Prix Nobel Douglass North a mis en théorie l’efficience du système, insistant en particulier sur la capacité des gardes des foires, un groupe de quelques individus, à faire appliquer dans toute l’Europe les contrats recopiés dans leurs registres, sans recourir à l’aide d’une administration d’État ou d’un tribunal. L’attention mise par les souverains capétiens à ne pas étendre la souveraineté royale sur les foires, se contentant de confirmer les règles édictées par les comtes de Champagne, illustre ce paradoxe : si le prestige des comtes et leurs alliances européennes expliquent en bonne partie la construction du réseau des sauf-conduits, c’est la capacité des marchands à faire appliquer entre eux une discipline des affaires qui fut la contribution majeure des foires à l’essor économique de la Chrétienté. Nous ignorons comment fut appliqué l’accord vénitien de 1202 et, d’une façon plus générale, nous savons peu de chose de l’implication des marchands vénitiens dans le commerce des foires. Il est peu probable, cependant, que le comte de Flandre ait pris le risque de faire défaut à une obligation passée en présence de témoins prestigieux. La seule existence de ce contrat montre que dès cette période la légitimité des foires de Champagne comme instance de régulation financière était suffisante pour servir de base à des accords relevant de la politique internationale, comme ceux qui accompagnaient la croisade.

MATHIEU ARNOUX