1456

Jacques Cœur meurt à Chios


Si le procès intenté à Jacques Cœur permet de documenter les activités de ce grand marchand, il témoigne aussi du malheur français de « l’esprit d’entreprise » soumis à l’autorité de l’État. Tel est du moins le souvenir qu’on a du grand argentier confondant ses affaires avec celles du royaume. C’est oublier qu’il fut aussi soulevé par l’idéal de croisade et l’espoir de reconquérir Constantinople.

En 1456, de retour sur les traces de ses anciens voyages vers l’Orient, Jacques Cœur participe à une tentative, vaine, de reconquête de l’ancienne capitale de l’Empire romain d’Orient désormais nommée Istanbul. Le pape Nicolas V, avec lequel il entretenait de très bonnes relations, avait lancé son appel à la croisade. Mort entre-temps, c’est son successeur Calixte III, Alonso Borgia, qui redemande aux princes chrétiens de combattre et prend la direction des opérations. Durant le voyage, Jacques Cœur termine sa vie sur l’île de Chios, encore tenue par les Génois pour une centaine d’années.

Les controverses que sa mort a provoquées quelques années plus tard, les interrogations sur son véritable rôle dans l’administration de la croisade mettent en évidence la place singulière occupée par un des hommes les plus connus de son temps et les ambivalences de l’historiographie face à un tel parcours. Deux images différentes se dessinent : d’un côté le héros national au parcours rocambolesque, de l’autre l’inventaire méticuleux des innombrables affaires menées par Jacques Cœur qui fut pendant treize années l’argentier du roi. La flamboyance du personnage ressort aussi bien du roman historique dont il est le brillant héros que de l’observation, à hauteur d’homme, du portrait des deux époux permise par le moulage conservé dans la Cité de l’architecture et du patrimoine : le mari et la femme sont ici figés pour la postérité, se regardant avec amour. Sans oublier la majestueuse demeure bâtie à Bourges par l’homme parvenu à accumuler une richesse considérable. Or, pour connaître les affaires de celui-ci, les historiens bénéficient d’une source riche, minutieuse et austère, les comptes dressés par le procureur général Dauvet à la suite de son procès (1451-1453).

Ce sont ses déboires judiciaires en France qui ont conduit Jacques Cœur sur les galées (bâtiments de mer), construites et mises en service par la papauté, et à sa mort en Orient, bien loin de sa ville natale, Bourges, et de son pays, la France. Condamné à mort pour crime contre le roi, une peine commuée à la prison à vie et à la confiscation de ses biens, en 1453, il réussit à s’enfuir en 1454 pour rejoindre la péninsule italienne et la capitale de la Chrétienté, où, grâce à des relations tissées anciennement, il est accueilli par la papauté à bras ouverts et avec les honneurs dus à un homme puissant. En effet, il avait auparavant été en affaires avec les grandes compagnies italiennes, notamment florentines, et avec la cour du pape, et avait même participé au financement d’un atelier de fabrication de soieries dans la capitale toscane. Outre-Alpes, ses partenaires transalpins le connaissaient sous le nom de Giacchetto Cuore.

L’histoire a retenu l’ascension irrésistible du fils d’un « modeste » artisan – bien que son père fût en réalité le fournisseur de la maison du duc Jean de Berry et du dauphin en tant que fourreur ou pelletier, dans une ville qui disposait d’une chambre des comptes depuis 1379 – dans une France qui, finalement, n’aime pas l’argent et les réussites individuelles. En somme, le pays de Charles VII serait un pays de traditions tiraillé par un rapport compliqué à l’argent. S’est ainsi construite la légende d’un homme seul contre tous, seul capable d’avoir compris les mécanismes d’enrichissement par le grand commerce à l’image de nombreuses familles des cités-États italiennes. Il aurait été en butte à une caste aristocratique et administrative incapable de savoir reconnaître son génie, un personnage arrivé trop précocement sur le territoire national. Cette idée selon laquelle la France n’aime pas les réussites individuelles et s’avère incapable de reconnaître la valeur des gens est déclamée précocement par les poètes et autres chroniqueurs aux XVe et XVIe siècles.

La trajectoire et la réussite de Jacques Cœur illustrent pourtant un tournant important pour le royaume de France après les ravages des guerres contre l’Angleterre et les guerres civiles. Le nombre de galées étrangères prises par la flotte française dans ses habits de corsaires prouve la connaissance des routes, des marchandises et tout simplement de l’importance du grand commerce international par les milieux politiques, économiques et militaires français : les Français étaient capables, eux aussi, d’en capter les bénéfices. Et Jacques Cœur fait partie de ces hommes qui ont convenablement ancré la France « dans le monde » de l’époque, en particulier en tissant des liens étroits avec l’Orient et ses produits, avec les puissances du temps, rois, papes, grands marchands et seigneurs des cités-États de la péninsule italienne, en faisant preuve d’un grand dynamisme et d’une réussite certaine. Le cas de Jacques Cœur démontre également une capacité à trouver des relais dans la population pour assurer la bonne fluidité des affaires et de la circulation monétaire. Jacques Cœur, même s’il n’était pas à la tête d’une compagnie aussi importante que celles des marchands et banquiers toscans de la même époque, avait à son service de nombreux facteurs sur les routes de France et d’Europe ou en poste dans les places importantes. Il était présent sur les façades maritimes principales, de la Méditerranée à la mer du Nord. Cela révèle l’« esprit d’entreprise » qui pouvait aussi régner dans le royaume de France, où de nombreuses personnes étaient capables de mener et de prendre part à une multitude d’affaires financières et commerciales. La France était dans le monde. Il suffit pour s’en convaincre de constater que, parmi les plus ardents détracteurs de Jacques Cœur lors de son procès, figuraient de nombreuses personnes originaires de la péninsule italienne et notamment de Florence.

La construction de la résidence de Jacques Cœur, sa grant’maison, située en plein cœur des lieux de pouvoir de la ville de Bourges, révèle les possibilités d’accumulation relativement rapides de la richesse dans un royaume de France où les guerres étaient plus rares qu’auparavant et le climat plus propice aux affaires. Les travaux commencent en 1443 et se terminent en 1451, et sa conservation en fait encore aujourd’hui un symbole de l’architecture gothique pour le patrimoine mondial. Pour ceux qui, comme Jacques Cœur, avaient l’« esprit d’entreprise », le royaume était la source de possibilités innombrables. Nommé argentier du roi en 1438, il avait accumulé les fonctions lui permettant de conserver la haute main sur de nombreux trafics, comme celui du sel. Par ses alliances et ses positionnements politiques, par ses activités économiques et ses partenariats, ses affaires bénéficiaient d’un ancrage dans un environnement international favorable. Son palais est apparu comme le symbole, outrageant pour certains, de la réussite économique mais aussi sociale d’un parvenu. Sans doute son succès parut-il trop rapide pour ses concurrents et trop risqué finalement : les puissants à qui l’on fait crédit permettent de faire carrière, mais les trop grosses sommes ne les engagent pas et ils peuvent aussi, à leur guise, défaire les carrières. En Angleterre aussi les grands créanciers avaient connu de graves déconvenues : au XIVe siècle, les compagnies florentines avaient subi la banqueroute du roi menant à leur faillite retentissante. Le fait que Jacques Cœur disposa de créances trop importantes fut peut-être, pour ses nombreux rivaux et autres envieux, une raison suffisante pour l’éliminer. Avait-il prêté trop d’argent au roi ? Avait-il gagné trop d’argent, trop vite, dans une petite société de cour traversée par de multiples conflits internes ?

La carrière de Jacques Cœur fournit en tout cas une parfaite illustration de l’entremêlement des affaires d’État et des affaires d’argent, à l’image de nombreuses réalités européennes de l’époque. Il est réputé pour avoir avec ses galées amarré la France au sud et à l’est du bassin méditerranéen, pour avoir fait directement commerce avec l’Orient ; un Orient qu’il connaît depuis longtemps et qui va lui servir, en quelque sorte, de sépulture. Certes, les galées françaises ne pouvaient rivaliser avec les systèmes mis en place par les Génois, les Vénitiens et les Florentins, mais elles eurent le mérite de permettre un meilleur approvisionnement en produits très demandés comme les soieries ou les épices. Si d’autres Français, notamment originaires du Sud, faisaient déjà le commerce avec l’Orient, il en avait obtenu le monopole grâce à ses positions avantageuses auprès du roi Charles VII. Il se hissa ainsi au rang de tous ces marchands-banquiers européens qui étaient en contact avec les principales puissances, notamment la papauté, et qui participaient au dynamisme économique.

Le « moment Jacques Cœur » apparaît ainsi comme un moment de l’histoire commerciale de la France et, dans le même temps, un moment où la France s’affirme comme un « Grand État ».

MATTHIEU SCHERMAN