1664

Colbert et compagnies


Création de la Compagnie des Indes occidentales au Havre et de la Compagnie des Indes orientales à Lorient : inspiré par la doctrine du mercantilisme, Colbert est décidé à évincer les Hollandais du commerce des Antilles françaises. C’est aussi le moment où il fait le choix de l’exploitation esclavagiste de la manufacture de sucre.

En 1664, les Provinces-Unies, dont la principale province est la Hollande, dominent le commerce maritime mondial. Colbert, en charge des affaires maritimes du royaume de France, observe que, sur les 20 000 navires européens qui commercent sur les mers du monde, 15 000 à 16 000 sont hollandais, 3 000 à 4 000 anglais et 500 à 600 français. L’essentiel de l’argent en circulation en Europe est produit dans les colonies espagnoles du Pérou et du Mexique. Un dixième à un tiers de cette production sert à acheter des textiles et des épices en Asie. Pour Colbert, c’est la quantité d’argent accumulée par un État qui assure sa puissance. Et c’est l’argent du Pérou et du Mexique qui permet à l’Espagne de financer sa puissance militaire. Si le royaume de France perd de l’argent, c’est que les denrées (sucre, tabac, indigo) produites dans les colonies françaises sont transportées essentiellement sur des navires hollandais. « Tous les sucres des Îles allaient en Hollande pour y être raffinés, et que nous n’avions de sucres raffinés que par la Hollande, l’Angleterre et le Portugal. » Alors que les Français sont implantés dans quatorze îles des Antilles, ce sont les Hollandais qui en tirent profit. Ils exportent vers les Antilles françaises des esclaves d’Afrique, de la viande salée de Moscou et d’Irlande, des produits manufacturés de Hollande, des vivres d’Allemagne qu’ils y échangent contre des denrées coloniales brutes qu’ils transforment et réexportent vers toute l’Europe et notamment vers le royaume de France.

C’est pour évincer les Hollandais du commerce des Antilles françaises que Colbert décide de créer, en mai 1664, la Compagnie des Indes occidentales, dont le siège est établi au Havre. La même année est fondée la Compagnie des Indes orientales (son siège est à Lorient), pour concurrencer les Anglais et les Hollandais dans le commerce asiatique des cotonnades et des épices. Le roi est le principal actionnaire de la Compagnie, dont le modèle est la Compagnie des Indes orientales hollandaises. Avec un capital de 15 millions de livres tournois, la Compagnie des Indes orientales devient la première entreprise commerciale du royaume de France. Elle reçoit le monopole de la navigation du cap de Bonne-Espérance au détroit de Magellan, la concession de Madagascar et des îles voisines ainsi que des terres et îles qu’elle pourra conquérir. Depuis 1642, les Français sont établis à Fort-Dauphin au sud de Madagascar ; depuis 1663, à la Réunion. Colbert veut faire de Fort-Dauphin la plaque tournante du commerce français en Asie : « La multiplication presque à l’infini des vaisseaux multipliera de même la grandeur et la puissance de l’État. »

Dans un premier temps, la Compagnie des Indes occidentales doit racheter les Antilles françaises à leurs seigneurs propriétaires. En effet, depuis le début des années 1620, des Français s’y sont installés. Des marins aventuriers ont commencé à s’implanter à Saint-Christophe (actuelle île de Saint-Kitts) à leur compte et de manière complètement indépendante du pouvoir royal. En 1626, une première Compagnie a été formée dont le principal actionnaire est Richelieu. Les autres associés sont des proches du cardinal appartenant à la haute administration des finances et de la marine. La Compagnie est chargée de la mise en valeur de Saint-Christophe et des îles à proximité. Elle rachète aux quatre-vingts Français qui s’y sont installés leurs plantations ainsi que quarante esclaves qui les exploitent.

L’île de Saint-Christophe développe une économie de plantation qui repose sur la production de tabac. Jusqu’au milieu du XVIIe siècle, la main-d’œuvre y était composée majoritairement d’engagés français et de quelques esclaves. Les Amérindiens ont été peu à peu chassés des îles colonisées. Les engagés, issus de milieux sociaux modestes, signent un contrat d’engagement avec un maître installé aux îles, qui leur paie la traversée de l’Atlantique en échange de trois années de leur travail. Ils peuvent être vendus d’un maître à l’autre pendant la durée de leur contrat. À l’issue de ce temps, ils reçoivent une somme leur permettant de repartir en Europe ou de s’installer à leur compte dans les îles. La mortalité est effroyable parmi ces hommes, du fait des maladies tropicales et de terribles conditions de vie (disettes, mauvais traitements). Les engagés sont à plus de 95 % de sexe masculin. Dans les premiers temps de la colonisation, il n’est pas rare de voir un colon épouser une femme africaine ou amérindienne. L’esclavage est pratiqué aux Antilles depuis la fin du XVe siècle par les Espagnols. Bien que non autorisé dans le royaume de France, il se développe dans les colonies françaises des Antilles. Des esclaves sont achetés par les maîtres aux Anglais ou Hollandais ou saisis sur des navires capturés par les Français ou lors de raids sur les colonies des autres puissances.

En 1635, la Compagnie, qui prend le nom de Compagnie des îles d’Amérique, devient propriétaire de nouvelles îles comme la Guadeloupe et la Martinique, et y encourage la colonisation. Elle a le monopole de l’approvisionnement des colonies et de l’achat des denrées produites. Après la mort de Richelieu, la médiocrité des rentrées fiscales, la contrebande, la concurrence des navires étrangers, les conflits avec les habitants et les administrateurs fragilisent l’autorité de la Compagnie et sa conduite des affaires des îles. Les associés se décident à vendre les îles. La Guadeloupe est rachetée par l’un d’entre eux, qui est aussi gouverneur de la colonie, le 4 septembre 1649. Le 27 septembre 1650, Du Parquet, gouverneur de la Martinique, acquiert cette colonie, mais aussi les îles de Sainte-Lucie, de la Grenade et des Grenadines. L’ordre de Malte achète Saint-Christophe, le 24 mai 1651. Les seigneurs propriétaires poursuivent la mise en valeur des Antilles françaises et y développent la production de sucre grâce à l’expertise technique de Hollandais chassés du Brésil par les Portugais, en 1654. Ils permettent l’essor d’une production de sucre à grande échelle et insèrent les Antilles françaises dans leurs réseaux de commercialisation du sucre et de traite négrière. Les propriétaires des plantations de canne à sucre préfèrent désormais l’esclave d’origine africaine à l’engagé européen. Si l’esclave coûte trois fois plus cher que l’engagé, il est dans un statut de servitude à vie. Bien qu’effroyable, la mortalité des Africains est inférieure à celle des Européens, en raison d’une certaine immunité naturelle contre les maladies tropicales. Dans les années 1660, le nombre d’esclaves d’origine africaine dépasse celui des personnes d’origine européenne dans les Antilles françaises.

L’édit qui crée la Compagnie des Indes occidentales critique les seigneurs propriétaires qui ont laissé prospérer les marchands hollandais et anglais dans les Antilles françaises. Un arrêt du Conseil d’État du 17 avril 1664 les oblige à vendre leurs îles. La population des Antilles françaises est alors d’environ 20 000 habitants, dont la moitié sont des esclaves d’origine africaine. La Compagnie des Indes occidentales rachète Saint-Christophe, la Guadeloupe, la Martinique, la Grenade et leurs dépendances. Le 28 septembre 1664, elle rachète aussi la Compagnie du Cap-Vert et du Sénégal. Elle reçoit en toute propriété les territoires occupés ou à conquérir en Afrique et en Amérique, de l’Amazone au nord du Canada.

Aucun navire en dehors de ceux de la Compagnie ne peut sous peine de confiscation commercer avec les colonies. L’État subventionne la Compagnie à hauteur de 30 livres pour chaque tonneau de marchandises expédié aux colonies et 40 pour chaque tonneau importé des colonies en France. Les denrées importées dans le royaume de France et réexportées à l’étranger sont exemptées de droits de douane. Pour attirer les investissements, les nobles peuvent être actionnaires sans déroger ; toutefois, ce sont surtout les milieux financiers et négociants dépendant de Colbert qui répondent à ses sollicitations. La Compagnie reste sous-capitalisée et le rachat des îles a durement grevé ses finances. En 1664, il est interdit aux habitants des Antilles françaises de commercer avec les Hollandais. La nouvelle Compagnie se trouve dans l’impossibilité d’approvisionner correctement les îles en vivres, produits manufacturés et esclaves. En octobre 1666, Colbert décide d’autoriser tous les navires à trafiquer aux îles contre une redevance à la Compagnie (2,5 % de la valeur de la cargaison pour les Français et 5 % pour les étrangers). En 1670, le commerce des îles est réservé aux seuls navires français.

En 1664, Colbert fait aussi le choix d’un développement des Antilles par l’esclavage. La Compagnie des Indes occidentales reçoit le monopole de la traite négrière du Cap-Vert jusqu’au cap de Bonne-Espérance. Les esclaves africains sont échangés sur les côtes africaines contre du textile, de la quincaillerie, des armes, de la poudre, de l’alcool, des épices, des bijoux, du papier à écrire, des coquillages servant de monnaie. En valeur de marchandises, l’esclave est acheté à un prix élevé sur les côtes africaines. Les marchandises de traite viennent alors de l’ensemble du monde connu des Européens, de l’Asie (textiles en coton d’Inde, coquillages, épices), d’Europe (textiles, armes, quincaillerie, vins) et d’Amérique (tabac, alcool, coquillages). Ce commerce profite aux élites négociantes de quatre continents. La traite négrière devient un rouage essentiel dans l’approvisionnement en main-d’œuvre des colonies.

Le 19 juin 1664, Prouville de Tracy, lieutenant général du roi pour assurer le commandement de toute l’Amérique française du Canada aux Antilles, prend une ordonnance qui définit les droits et les devoirs des propriétaires d’esclaves et des maîtres d’engagés. Les maîtres doivent soigner leurs esclaves et leurs engagés. Il est interdit de battre et d’excéder de travail l’engagé ; dans le cas contraire, il deviendra libre. L’esclave est considéré comme une propriété. Celui convaincu de vol de sucre ou de tabac sera condamné à trente coups de fouet. Il doit disposer d’une autorisation écrite de son maître pour vendre sur les marchés. Le baptême des esclaves devient obligatoire. En effet, la Compagnie des Indes occidentales reçoit aussi pour mission le développement de la religion catholique, apostolique et romaine.

En mars 1685, la monarchie légifère sur l’esclavage : les dispositions de l’ordonnance de Tracy sont précisées dans un édit préparé par Colbert (mort deux ans plus tôt), que nous nommons aujourd’hui le « Code noir » – du nom dont l’a rebaptisé un éditeur parisien en 1718.

FRÉDÉRIC RÉGENT