1791

Plantations en révolution


Dans la nuit du 22 au 23 août 1791, une révolte d’esclaves sans précédent embrase la colonie française de Saint-Domingue. Les droits de l’homme et du citoyen ne peuvent rester le privilège des colons blancs. De ce soulèvement naissent la première abolition de l’esclavage et l’indépendance d’Haïti.

Le 21 août 1791, des dizaines d’esclaves de Saint-Domingue s’assemblèrent dans la clairière du Bois-Caïman pour conclure un pacte de sang au terme d’une cérémonie vaudoue. Le sacrifice d’un porc, vraisemblablement inspiré d’un rituel dahoméen, marquait l’entrée solennelle des esclaves dans la Révolution. À cette occasion, les leaders noirs de la plaine du Nord, grande région sucrière, s’engagèrent à exécuter un plan ourdi le 14 août, sur la plantation Lenormand de Mezy, où ils s’étaient réunis afin de coordonner l’insurrection générale. L’objectif des conspirateurs restait mesuré : obtenir une troisième journée de repos hebdomadaire et mettre fin au châtiment du fouet. La méthode se révéla quant à elle plus radicale, car il s’agissait de détruire les plantations, de massacrer leurs propriétaires et d’occuper Le Cap-Français, le plus grand port de l’île. Étonnamment, ce soulèvement spectaculaire se ferait en soutien de Louis XVI, menacé par les patriotes depuis Varennes, et sous les couleurs de la monarchie française, plus proche du modèle politique des royaumes africains. L’Assemblée nationale, sous l’influence des grands planteurs, n’avait au demeurant rien fait pour améliorer le sort des « Noirs de Saint-Domingue ». Reste que nombre d’esclaves brandirent en même temps la bannière de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen dont ils réclamaient instamment l’application. Le soulèvement qui eut lieu dans la nuit du 22 au 23 août 1791 s’avéra à la fois un tournant de la Révolution française, un épisode majeur de l’histoire africaine et de sa diaspora, une rupture dans l’histoire mondiale de la colonisation, et l’événement matriciel de la nation haïtienne.

L’importance de la révolte tenait d’abord au poids économique considérable de la colonie française de Saint-Domingue à la fin du XVIIIe siècle. Premier producteur de sucre et de café au monde, ce petit territoire occupant la marge occidentale de l’île d’Hispaniola représentait l’essentiel du commerce colonial de la France. La prospérité de Nantes, de Bordeaux, du Havre et même de Marseille devait beaucoup à l’expansion massive de la traite, qui connut un pic de 1789 à 1791. Plus de 500 000 esclaves, dont les deux tiers nés en Afrique, travaillaient à Saint-Domingue dans des conditions atroces, avec une espérance de vie dérisoire, pour assurer la puissance commerciale de la France, au risque d’aviver les rivalités impériales avec l’Espagne et la Grande-Bretagne.

Ce contexte économique avait contribué à créer un climat social et politique explosif. Bien avant les esclaves, les planteurs blancs, forts de leur réussite, avaient été les premiers à s’insurger. Réclamant l’autonomie politique et la création d’assemblées coloniales sur le modèle britannique, agitant l’épouvantail de l’indépendance américaine, exigeant le droit à commercer avec l’étranger, les colons chassèrent le représentant du roi, l’intendant, dès qu’ils eurent vent de la prise de la Bastille. Violemment patriotes, ces planteurs révoltés n’avaient pourtant rien d’abolitionnistes – bien au contraire. Leurs cibles privilégiées n’étaient autres que les « philanthropes » de métropole, qui formaient alors la Société des amis des Noirs : Brissot, l’abbé Grégoire et quelques autres qui militaient pour l’abolition graduelle de l’esclavage et l’interdiction internationale de la traite.

Mais ces colons « patriotes » étaient d’abord en conflit avec d’autres propriétaires d’esclaves, les libres de couleur, c’est-à-dire des affranchis ou descendants d’affranchis qui réclamaient l’égalité politique avec les Blancs. Remplissant pourtant les critères nécessaires à l’obtention de la citoyenneté active, ces gens de couleur se voyaient refuser l’accès aux assemblées révolutionnaires sur la base de leur « épiderme ». En octobre 1790, confronté à l’intransigeance des élites blanches, le métis Vincent Ogé prit la tête d’une petite armée pour imposer les droits des libres de couleur. Cette initiative, mal organisée, fit cependant long feu : Ogé et ses hommes durent battre en retraite, pour se réfugier dans la partie espagnole de l’île. Livrés par les autorités de Santo Domingo aux planteurs blancs, ces rebelles subirent le châtiment de la roue. Un climat de guerre civile s’était instauré alors que libres de couleur et colons levaient de part et d’autre des armées d’esclaves.

Les insurgés d’août 1791 changèrent toutefois radicalement la donne. Ils exigeaient la reconnaissance de droits humains et refusaient de se laisser instrumentaliser par les élites coloniales. S’il pouvait y avoir collaboration entre des acteurs relevant de catégories distinctes, les esclaves n’étaient en aucun cas à la remorque de colons manipulateurs. Les frontières entre les différents groupes socio-raciaux étaient d’ailleurs loin d’être aussi hermétiques que ne le suggéraient les discours politiques de l’époque. Des prêtres catholiques blancs, par exemple, combattirent aux côtés des esclaves, bien que l’Église ait contribué à justifier l’entreprise colonialiste. Toussaint Louverture, qui jouerait le premier rôle dans la Révolution quelques années plus tard, était quant à lui un affranchi, propriétaire d’esclaves. Les hommes et les femmes de 1791 présentaient une grande diversité de profils et de parcours : sous l’étiquette de « Congos », la majorité des insurgés, d’ascendance africaine, côtoyaient des créoles nés sur l’île et partageant une langue commune. Certains étaient d’anciens esclaves marrons, comme l’un des chefs, Jean-François Papillon ; d’autres venaient tout juste de débarquer d’Afrique. Ces classifications rendent d’ailleurs mal compte de l’hétérogénéité des origines, des dialectes et des occupations. Avec la contagion des révoltes, toute la colonie finit par s’embraser mais les alliances entre groupes socio-raciaux se faisaient à l’échelle de la province, voire de la paroisse, dans des configurations variées. C’est dire la complexité des stratégies et des enjeux.

Depuis la métropole, le soulèvement fut compris en des termes plus simples, se voyant comme effacé derrière la stigmatisation d’une masse brutale et sauvage. Il fallut attendre fin octobre 1791 pour que la nouvelle de la révolte parvienne à Paris, non sans engendrer mille rumeurs. Les événements y furent relus à la lumière des conflits politiques du moment : la fracture du club des Jacobins, provoquée par la tentative de fuite du roi et le massacre du Champ-de-Mars du 17 juillet 1791, avait en effet ses ramifications coloniales. Ce n’était pas un hasard si les Feuillants, qui espéraient « arrêter la Révolution », adoptèrent pour chef de file à l’Assemblée Viénot de Vaublanc, un grand planteur de Saint-Domingue. Ces « modérés », dont plusieurs avaient été exclus du club des Jacobins pour s’être opposés à toute concession aux libres de couleur, recyclèrent abondamment les comptes rendus déplorables diffusés par les colons. Une image en vint à occuper tous les esprits : celle d’un enfant blanc cruellement empalé par des esclaves rebelles. La férocité de la répression fut quant à elle occultée, alors que les têtes de révoltés, dont celle de leur chef, le prêtre vaudou Boukman, s’exposaient aux yeux de tous dans la ville du Cap-Français. Le traitement médiatique de la révolte, déséquilibré, associa l’africanité à la sauvagerie de façon beaucoup plus systématique qu’auparavant.

Loin d’acclamer l’insurrection, les Amis des Noirs, embarrassés, imputèrent ces troubles aux intrigues de contre-révolutionnaires royalistes : les protestations des esclaves révoltés en faveur de Louis XVI s’accommodaient facilement d’une telle dénonciation. Brissot, ténor jacobin de l’Assemblée, allégua que les esclaves s’étaient laissé berner par les « aristocrates ». Il suggéra que les brutalités d’août 1791 ne faisaient que répliquer celles dont les planteurs s’étaient rendus coupables. Brissot déclara cependant qu’il se « croirait un monstre s’il avait eu la cruauté d’inspirer la révolte d’un seul Noir ». À la suite de Condorcet et sur le modèle préconisé par les abolitionnistes états-uniens, les Amis des Noirs restaient attachés au principe d’une émancipation graduelle, étalée sur plusieurs décennies et destinée à « préparer » les Africains à la liberté. Un tel procédé ménageait les intérêts des colons en leur laissant le temps d’adopter progressivement le salariat. À cette fin, les abolitionnistes étaient déterminés à mater le soulèvement en cours. Ils approuvèrent massivement la stratégie consistant à rassembler planteurs blancs et gens de couleur pour « rétablir l’ordre » à Saint-Domingue.

Le sens et les implications de l’insurrection variaient toutefois selon le lieu d’observation. Si l’on saisissait mal en métropole ce qui se produisait à plus de 7 000 kilomètres, les révoltes de Paris et de Dunkerque de janvier-février 1792 contre l’augmentation du prix du sucre signalèrent néanmoins les répercussions concrètes de l’événement dans la vie matérielle d’une population urbaine désormais habituée à consommer ces produits de demi-luxe. À l’échelle globale, les troubles de la « perle des Antilles » mettaient en péril l’équilibre fragile, sous tension, des sociétés esclavagistes environnantes – Jamaïque, Cuba, Venezuela et États-Unis. Le soulèvement y fit l’objet d’autres grilles de lecture, marquées par la crainte, l’espoir et toute une gamme d’émotions et d’intérêts – selon que l’on se plaçait du point de vue des planteurs, des esclaves, des libres de couleur ou des marchands.

Reste qu’à la fin de l’année 1791 rien n’était joué. Si les esclaves occupaient la plaine du Nord, ils n’étaient pas parvenus à prendre Le Cap. Les leaders de l’insurrection, Jean-François et Biassou, tentèrent de négocier une amnistie, mais durent renoncer face à l’intransigeance des colons et la radicalisation de leurs propres troupes, exigeant désormais la liberté générale. L’alignement de la Révolution française sur les revendications énoncées par les esclaves ne se produisit qu’au bout de deux ans : le principe de la citoyenneté universelle, établi le 16 pluviôse an II (4 février 1794), ne saurait donc être considéré comme la suite logique du 14 juillet 1789. Il fallut la pression des esclaves, l’avènement de la République, l’aggravation des conflits entre partis et les nécessités de la guerre mondiale contre la Grande-Bretagne, qui justifiait la levée en masse de soldats-citoyens d’origine africaine, pour que le « nouveau peuple de Saint-Domingue » accède aux droits nationaux. Le 17 pluviôse, la Convention inventait le crime de lèse-humanité contre les propriétaires d’esclaves et solennisait la reconnaissance d’une dignité commune à tous les hommes. Cette abolition, éphémère au sein de l’Empire français (1794-1802), se révéla être le pilier existentiel d’Haïti, qui devint en 1804 le deuxième État indépendant dans les Amériques. La révolte de 1791, pendant longtemps occultée en France parce qu’elle pointait les contradictions et les ambiguïtés de la période, devint un motif d’angoisse pour toutes les sociétés esclavagistes et un lieu de référence majeur au sein du monde atlantique noir.

MANUEL COVO