La révolution de février 1848 renverse la monarchie de Juillet. En quelques semaines, l’Europe se couvre de barricades, l’esclavage est aboli aux colonies, et les revendications démocratiques et sociales se font entendre en Asie et en Amérique du Sud.
Le 22 février 1848, une foule parisienne se rend boulevard des Capucines, au ministère des Finances, pour célébrer la démission du chef de gouvernement François Guizot. Celui-ci venait d’interdire la réunion d’un banquet appelant à élargir le droit de vote, décision qui avait entraîné de grandes manifestations. Le départ de Guizot était une victoire, et l’on venait manifester sa joie sous la fenêtre de l’ancien chef de gouvernement. Devant le poste de garde, un coup de feu part, puis une détonation. Une dizaine de morts gisent sur le pavé. La foule s’empare des cadavres, certains sont hissés dans un chariot. La « promenade des cadavres » fait basculer l’émeute en révolution. Le lendemain, le 23, les barricades se multiplient. Les combats entre la troupe et les insurgés, sanglants, tournent à l’avantage des seconds. Le régime en place, la monarchie de Juillet, a vécu. Une nouvelle République s’impose, riche de promesses – celle, modérée et sage, des bourgeois, celle, démocratique et sociale, des ouvriers ou celle, garantie de droit et de liberté, des paysans. Qui aurait pu croire que cette fusillade serait une date majeure de l’histoire de France mais aussi du monde au XIXe siècle ?
À vrai dire, l’événement n’était pas isolé. La campagne des banquets s’inscrivait dans un contexte européen de développement du libéralisme et du nationalisme parmi les couches moyennes urbaines éclairées, de maturation des idées socialistes, et d’une crise économique qui sévissait partout. En 1847, la Suisse avait été ébranlée par la guerre civile du Sonderbund. En janvier 1848, à Palerme, des mouvements libéraux s’étaient opposés au roi Ferdinand. Mais la révolution parisienne de février eut un effet déclencheur. Très vite, les royaumes et principautés italiens s’opposèrent à la tutelle autrichienne. En Autriche même, ce vaste empire multinational, une révolution emporta la capitale le 13 mars. Vienne fut le deuxième pôle de la flambée révolutionnaire. À Berlin, les journées des 16-18 mars firent céder le roi Frédéric-Guillaume IV, qui promit une Constitution libérale à la militaire Prusse. S’exprima même une revendication unitaire dans l’espace allemand : à partir du 31 mars, plusieurs représentants libéraux et démocrates organisèrent un « pré-Parlement » à Francfort pour préparer un Parlement national qui serait élu au suffrage universel. Le mouvement toucha la Grande-Pologne, ébranla en fait l’Europe entière. Si les formes, motivations et issues s’avèrent fort variables, partout la trace de la référence parisienne est sensible : ainsi de la diffusion des barricades, depuis le centre français jusque dans les rues milanaises ou berlinoises. À Vienne, les insurgés demandèrent la création d’une « garde mobile » tandis que des arbres de la liberté étaient plantés dans le Wurtemberg. La France ne servit toutefois pas tant de modèle (beaucoup se méfiaient de la République) que de référence appropriée au sein de combats aux motivations plurielles et aux arrangements spécifiques.
Cette flambée européenne eut en retour des répercussions en France. Elle nourrit l’impression d’avènement d’un monde nouveau, marqué par la Liberté, la Fraternité et la Justice. Certains pensaient œuvrer en faveur d’une « République universelle » qui associerait tous les pays libérés du joug monarchique. Le poète Lamartine sut, par son verbe, camper la France en phare du mouvement : « Nous n’imposons à personne des formes ou des imitations prématurées ou incompatibles peut-être avec sa nature ; mais si la liberté de telle ou telle partie de l’Europe s’allume à la nôtre […] la France est là ! La France républicaine n’est pas seulement la patrie, elle est le soldat du principe démocratique dans l’avenir ! » Mais celui qui était aussi ministre des Affaires étrangères sut demeurer prudent face aux demandes d’intervention en faveur des pays en lutte. La flambée influa aussi sur le cours des événements : en avril 1848, la situation européenne changea. Reniant ses promesses, la Prusse refusa de reconnaître la Pologne, tandis que l’armée massacrait les Polonais en Galicie autrichienne. En réaction, un vaste rassemblement de soutien fut décidé en France. À Paris, un cortège massif se dirigea sur le Palais-Bourbon, entra dans la Chambre, tenta de la renverser. En vain. Mais le « 15 mai » – jour de l’invasion de la Chambre – constitue une inflexion décisive dans la tension croissante entre la rue et la nouvelle Chambre. En juin, le conflit entre monarchistes et républicains, mais aussi entre deux visions de la République, la République représentative et respectueuse de l’ordre social, et la République démocratique et sociale de certains milieux ouvriers, était à son apogée. La suppression des Ateliers nationaux – une réalisation de février – aboutit à de terribles combats, puis à des massacres du 23 au 26 juin. Ils constituèrent un choc dans toute la France et l’Europe. Devenant de moins en moins républicaine au fil des élections, la République française ne soutint pas les mouvements, plus radicaux, qui animèrent ensuite les espaces badois ou romains. C’est que les devenirs révolutionnaires n’évoluent pas au même rythme, alors que la réaction, elle aussi transnationale, s’impose peu à peu.
Mais l’action, avec ce jeu d’influences croisées, ne se déroule pas seulement à l’ouest de la péninsule eurasiatique. Comme en toute révolution, les scènes et les sources d’impulsion sont multiples. On les retrouve, selon une imbrication un peu plus lâche, dans les espaces coloniaux. Dans l’élan généreux de février, parfois qualifié, à tort, d’« illusion lyrique », le gouvernement provisoire décréta le 27 avril l’abolition de l’esclavage et envoya des commissaires pour en assurer l’application. Informés de l’abolition par des navires anglais, les esclaves ne les avaient pas attendus. Sous la pression des révoltes, la liberté avait été proclamée le 23 mai 1848 en Martinique, le 27 en Guadeloupe. La Guyane dut attendre le 10 août, la Réunion le 20 décembre. En définitive, l’abolition de l’esclavage (en incluant aussi les communes du Sénégal et les établissements français de l’Inde) libéra plus de 250 000 esclaves, qui purent participer au vote des représentants des colonies à l’Assemblée nationale. En Martinique et en Guadeloupe, animés par le souvenir de 1789 comme de la République haïtienne de 1804, des clubs se constituèrent, des journaux se créèrent. Les élections au suffrage universel furent très suivies. Rapidement, là encore, sous la pression des planteurs et des inquiétudes métropolitaines, la situation évolua. La question des conditions socio-économiques n’avait pas été évoquée, clubs et feuilles politiques furent fermés dès septembre. Plus tard, la Constitution du 4 novembre 1848 déclara que si les colonies et l’Algérie étaient des éléments du territoire français, elles étaient soumises à une loi particulière. La loi du 15 mars 1849 réduisit le nombre de leurs représentants. Plusieurs de ses dispositions permettaient d’exclure ceux qui ne jouissaient pas des droits civils au Sénégal (les musulmans) ou de mettre un terme à la représentation des comptoirs indiens. Là, comme en métropole, ces phénomènes de flux et de reflux stoppèrent la vague de liberté née du printemps 1848. Mais ils ne sont pas pour autant un retour à la situation antérieure. En Europe, les principaux pays du continent ne pouvaient plus nier la force de l’aspiration nationale et les régimes durent mener des politiques mêlant libéralisme et autoritarisme. Dans les colonies, malgré la dureté des conditions de vie, l’esclavage était aboli et un immense espoir était soulevé, qui allait rester dans les mémoires et animer les combats à venir.
L’onde de choc porta cependant au-delà encore, ce qui explique que l’on puisse parler d’une date mondiale. À l’échelle globale, les mouvements d’opposition ou de conflit, bien qu’ils interviennent dans des contextes forts différents, sont bien sûr très nombreux. Certains surent profiter des événements européens, en particulier ceux qui concernaient la France, pour appuyer leur opposition. Si le Royaume-Uni put, comme cela a été souvent répété, échapper à la vague révolutionnaire du continent, ce ne fut pas le cas pour son empire. À Ceylan (l’actuel Sri Lanka), le baptiste radical Christopher Elliott prit la chute de Louis-Philippe comme référence pour les populations locales dans sa lutte contre les nouveaux systèmes d’imposition. En Australie, les radicaux de Wellington organisèrent en février 1849 des banquets d’inspiration française pour appuyer des mouvements pétitionnaires. Ces usages sont certes rhétoriques, mais ils témoignent de la force culturelle et politique dont pouvaient se doter ces événements de 1848. Les impacts purent être plus marquants, comme dans les républiques latino-américaines, issues des révolutions du début du siècle. En Colombie, après l’arrivée des libéraux radicaux au pouvoir en 1849, des ateliers industriels, inspirés des Ateliers nationaux de Louis Blanc, furent établis. Plus tard, lors de l’insurrection militaire de 1854, certains groupes, identifiables à leur ruban rouge, se revendiquèrent d’une République des artisans inspirée des idéaux démocratiques et sociaux français et de la mémoire bolivarienne. Au Chili, en 1850, fut créée à Santiago la Société de l’égalité, nourrie par ces mêmes idéaux. Avec d’autres du même type, elle constitue l’une des premières expériences associationnistes et démocratiques dans ce pays. Plus largement, selon des circuits certes fort divers, les événements de 1848 influencèrent la diffusion des idées radicales et sociales. Il ne faut pas s’y tromper : il s’agit là encore plus d’emprunts, réalisés chaque fois selon les enjeux locaux et des inflexions de sens parfois significatives. Mais le poids de la source française est patent.
Ainsi les événements des années 1848-1850 sont-ils bien d’ampleur globale. S’il est difficile de faire de la France son seul point d’origine, il est clair que les luttes ayant suivi la fusillade du boulevard des Capucines ont pesé puissamment sur les manières de vivre et de comprendre. Ils rappellent que, si la France est un pôle majeur à cette échelle, elle n’est qu’un pôle parmi d’autres. Mais elle est bien la capitale des révolutions.
QUENTIN DELUERMOZ
Sylvie APRILE, Raymond HUARD, Pierre LÉVÊQUE et Jean-Yves MOLLIER, La Révolution de 1848 en France et en Europe, Paris, Éditions sociales, 1998.
Cristián GAZMURI, El « 48 » chileno. Igualitarios, reformistas radicales, masones y bomberos, Santiago, Editorial Universitaria, 1999, 2e éd.
Maurizio GRIBAUDI et Michèle RIOT-SARCEY, 1848, la révolution oubliée, Paris, La Découverte, 2008.
Jonathan SPERBER, The European Revolutions (1848-1851), Cambridge, Cambridge University Press, 1994.
Miles TAYLOR, « The 1848 Revolutions and the British Empire », Past and Present, vol. 166, no 1, 2000, p. 146-180.