Entre 1771 et 1773, alors que la réforme des parlements entraîne une crise politique décisive, la Grande Loge de France accomplit une révolution démocratique en son sein : désormais, les francs-maçons français militent pour une conception progressiste, au profit de l’engagement dans la cité et non plus d’une seule philanthropie aristocratique.
En 2017, la franc-maçonnerie célèbre à travers le monde le 300e anniversaire de la fondation de la Grande Loge de Londres. Édimbourg conteste cependant toujours les prétentions anglaises à la « maternité maçonnique universelle », estimant que dès le XVIe siècle les prémices d’une maçonnerie dite spéculative, avec son recrutement extérieur aux seuls tailleurs de pierre, ses rituels de réception et son corpus de symboles, donnent l’antériorité à l’Écosse. En France, les premières loges sont attestées dans les années 1720. Un demi-siècle plus tard, l’ordre qui a connu une croissance rapide est à la croisée des chemins.
Le 16 juin 1771, le comte de Clermont, grand maître de la Grande Loge des maîtres de Paris, dite « de France », meurt. Huit jours plus tard, un autre prince du sang, le duc de Chartres, futur duc d’Orléans, lui succède. La transition semble s’effectuer sans heurt dans cette maçonnerie des princes caractéristique du XVIIIe siècle. Pourtant, il s’agit bien d’une révolution, dont les enjeux sont à la fois français, européens et globaux, puisqu’ils sont à l’origine d’une fracture dans l’ordre entre francs-maçons autoproclamés réguliers et francs-maçons dits libéraux, qui ne s’est jamais réduite depuis lors.
À Paris, la Grande Loge est en crise depuis le milieu des années 1760. Son noyau dirigeant se déchire, et de nombreuses loges provinciales en profitent pour échapper à tout contrôle. En 1765, le frère Pierre de Guénet, l’un des acteurs de la révolution de 1773, interpellait déjà vivement la Grande Loge depuis Strasbourg : « Toute l’Allemagne, la Russie, l’Italie, rejettent de son sein par une réforme générale ces prétendus frères, qui les uns par leur état, les autres par leurs mœurs ne doivent point être membres de cette Grande République ; il n’y a plus d’anarchie qu’en France […] Serons-nous les derniers à ramener la maçonnerie à sa première institution, ce n’est qu’en la suivant qu’on peut parvenir à son but ? » C’est donc à la fois dans une perspective française et dans une perspective globale qu’il faut relire les événements de 1771-1773. En effet, au-delà du cosmopolitisme professé, les francs-maçons ont jeté au XVIIIe siècle les bases d’une république universelle, avec ses réseaux de correspondance, ses traités d’amitié qui régissent les relations des obédiences entre elles, ses certificats qui permettent à leurs porteurs d’être accueillis à travers tout le continent européen et le monde colonial, dans plusieurs milliers de temples et par quelque 200 000 frères, dispositif sans équivalent dans la sphère de la sociabilité volontaire.
À l’échelle du royaume, la crise maçonnique interfère avec une crise politique et institutionnelle majeure, celle du « coup de majesté » du chancelier Maupeou, que certains opposants qualifient précisément de « révolution ». Le duc de Chartres est exilé en raison de son soutien aux parlements. Il faut donc attendre 1773 et son retour en grâce pour que son installation se fasse en deux temps : l’élection de 1771 comme grand maître de la Grande Loge est confirmée les 8 et 9 mars 1773, et le 22 octobre 1773 il est solennellement installé grand maître du « Grand Orient de France ». Or, il s’agit bien d’une révolution institutionnelle, préparée entre 1771 et 1773 par le duc de Montmorency-Luxembourg, substitut général puis administrateur général de l’ordre maçonnique en France. Celui qui se fait appeler jusque dans les textes maçonniques premier baron chrétien du royaume entend rétablir l’autorité au sein de la Grande Loge. Il promulgue dès 1771 de nouveaux Statuts et règlements qui doivent fixer les relations entre l’obédience – le terme est significatif – et les loges. Pour être reconnue « régulière », une loge doit faire renouveler ses constitutions. Montmorency-Luxembourg veut ainsi contraindre l’ensemble des ateliers à reconnaître la légitimité du nouveau corps maçonnique. L’article 5 stipule que tous les mandats des officiers de l’ordre sont désormais de trois ans renouvelables. Quant à l’article 15, il est directement à l’origine de la révolution de 1773. Laconique, il fixe que « chaque loge procédera tous les ans, par la voie du scrutin, à l’élection de ses officiers, qui seront amovibles ». C’en est fini du vénéralat à vie des maîtres de loge. Pour les contemporains, le parallèle avec les réformes du chancelier de France destinées à briser les oppositions des parlementaires a la force de l’évidence.
Pendant l’exil sur ses terres du grand maître élu, son administrateur général convie les ateliers du royaume à participer aux travaux d’une « Grande Loge nationale ». La Circulaire concernant la syndicalisation des loges justifie cette reprise en main comme une heureuse révolution : « Le Grand Orient de France, sans cesse occupé à chercher les moyens qui doivent assurer la stabilité de l’Ordre, et lui rendre sa première splendeur, vous propose le plan qui lui paraît le plus convenable pour anéantir les abus et rétablir l’harmonie entre toutes les Loges de la Nation ; il en résultera l’uniformité dans le gouvernement, la facilité dans la correspondance, la diminution des frais, la prompte expédition dans les affaires, le soulagement de l’administration qui sera partagée, et pour laquelle chaque Loge particulière concourra. »
Bien évidemment, les vénérables à vie n’abandonnent pas la partie sans combattre. Beaucoup crient au despotisme et refusent obstinément de faire « reconstituer » leurs ateliers par un Grand Orient auquel ils dénient toute légitimité. Les Lyonnais dénoncent avec véhémence une funeste révolution : « Bientôt le Despotisme du Grand Orient de France s’effaroucha de l’autorité qu’il avait reconnue et maintenue à notre Grande Loge […] il prétendit la supprimer ; et avec elle, toutes les loges Mères de Province qu’il avait reconnues sur le modèle de la nôtre. […] Le Sublime Orient, qui cherche à se relever de sa chute, […] emploie tous les moyens possibles pour aspirer à un despotisme qui menace notre ordre d’une ruine totale. » Pour étouffer la contagion frondeuse, la nouvelle direction décide de faire un exemple. C’est ici que l’échelle nationale rencontre l’échelle européenne, la politique de reprise en main du Grand Orient se développant à ces deux niveaux. L’une des plus anciennes loges du royaume, L’Anglaise de Bordeaux, est notamment visée. Paris la bannit du corps maçonnique national et menace de la même sanction toute loge qui correspondrait avec elle. De fondation étrangère, L’Anglaise n’a pas été choisie au hasard. Le Grand Orient entend bien en effet être souverain dans le ressort du royaume et interdire toute fondation étrangère à l’intérieur de frontières identifiées à celles des États, donc profanes. Pour ce faire, il doit imposer à la Grande Loge de Londres sa conception révolutionnaire d’une Europe maçonnique organisée en obédiences « nationales ». La tâche est rude, car Londres entend maintenir le principe de son autorité éminente sur l’ordre maçonnique. Elle ne considère comme régulières que les Grandes Loges qui reconnaissent sa « maternité universelle » et les constitue alors en Grandes Loges provinciales, appellation qui rappelle l’infériorité de leur rang et leur sujétion.
Le Grand Orient tente donc de rouvrir les négociations menées avec Londres du temps de la Grande Loge et d’obtenir un « traité d’union » qui stipule que « le Grand Orient de France aura une juridiction première entière et exécutive dans son territoire ». Londres refuse bien évidemment cette exigence de parité et cette conception de l’espace maçonnique : « L’égalité base du 1er article ne peut avoir lieu surtout après que l’Allemagne, la Suède, la Hollande ont unanimement reconnu leur Mère dans la Grande Loge de Londres qui a les preuves d’avoir établi le premier Grand Maître National en France […] Il ne conçoit pas comment le 2e article veut resserrer la Grande Loge établie à Londres dans l’étendue du gouvernement Britannique, lorsque ses branches ou ses rameaux sont déjà dans toutes les parties de l’Europe. » L’obédience anglaise s’affiche à la fois en conservatoire de la régularité et de la tradition contre la dangereuse nouveauté et en porte-étendard d’une conception cosmopolite de l’ordre, hostile à toute intrusion d’une conception politique et même géopolitique de la république universelle des francs-maçons. Or, les thèses anglaises rencontrent évidemment les intérêts de métropoles maçonniques régionales comme Lyon, Marseille ou Strasbourg, qui voient d’un très mauvais œil l’affirmation d’un centre parisien, qui se revendique « centre de l’union » et entend se réserver l’exclusivité des correspondances avec l’étranger.
À Strasbourg, Pierre de Guénet, qui préside aux destinées de la loge La Candeur, rappelle son engagement auprès des premiers grands maîtres, d’origine britannique, de la Grande Loge de Paris, pour solliciter de Londres des patentes : « Poussés à bout par les prétentions chimériques et intéressées de la prétendue Grande Loge qui a repris ses fonctions, nous avons cru Nécessaire pour le Bien de l’Ordre de recourir à l’Angleterre où la Maçonnerie s’est conservée dans toute sa simplicité et pureté, nous en avons obtenu des constitutions. » Dans le même temps, il prend contact avec les émissaires de la Stricte Observance, qui portent depuis la Saxe un projet de refondation de l’ordre maçonnique, d’essence chevaleresque et chrétienne, très éloigné du modèle maçonnique anglais, mais qui a alors le vent en poupe : « Détournant Nos Regards du spectacle pénible que Nous offre aujourd’hui le schisme qui divise la Maçonnerie française […] nous avons fixé Notre attention et fondé notre espoir sur les opérations du Nord de l’Allemagne. »
Tout en prêtant allégeance au conservatoire de la régularité maçonnique, de Guénet parvient ainsi à faire « rectifier » la loge strasbourgeoise, qui relaie ensuite la réforme maçonnique avec succès à Lyon et à Bordeaux. La révolution de 1773 est donc non seulement institutionnelle et politique, mais un séisme européen du point de vue des relations inter-obédientielles. En effet, tout au long des XIXe et XXe siècles, le Grand Orient ne se contente pas de contester les prétentions de Londres à s’ériger en gardien de la « régularité », cette orthodoxie maçonnique. Il milite pour une conception progressiste de l’ordre, dont les membres doivent s’engager dans le champ de la cité et ne pas se contenter d’être de généreux bienfaiteurs.
PIERRE-YVES BEAUREPAIRE
Pierre-Yves BEAUREPAIRE (dir.), Dictionnaire de la franc-maçonnerie, Paris, Armand Colin, 2014.
Ran HALÉVI, Les Loges maçonniques dans la France d’Ancien Régime. Aux origines de la sociabilité démocratique, Paris, Armand Colin, 1984.
Daniel KERJAN, Dictionnaire du Grand Orient de France au XVIIIe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012.
Daniel KERJAN, Les Débuts de la franc-maçonnerie française, de la Grande Loge au Grand Orient (1688-1793), Paris, Dervy, 2014.
Alain LE BIHAN, Francs-maçons parisiens du Grand Orient de France (fin du XVIIIe siècle), Paris, Commission d’histoire économique et sociale de la Révolution française, « Mémoires et documents », no 19, 1966.