Le 14 juillet 1789, la prise de la Bastille change le cours de l’histoire de France, mais surtout de l’Europe et du monde. Modèle pour les uns, contre-modèle pour les autres, la Révolution française inspire les patriotes de l’Europe entière, en quête de liberté et d’égalité.
« On vit alors pour la première fois un grand peuple délivré de toutes ses chaînes, se donner paisiblement à lui-même la constitution et les lois qu’ils croyaient propres à son bonheur. » Condorcet n’évoque pas ici 1789, mais 1776-1783, quand les treize colonies d’Amérique du Nord s’émancipaient du joug britannique. L’impact de l’événement a été plus fort qu’on ne le pense de nos jours. En témoigne la correspondance de La Fayette. Il s’y félicite que les « idées de liberté se soient propagées rapidement depuis la révolution américaine ». Non seulement cette révolution prouvait aux peuples qu’il était possible de briser la tyrannie des princes ou des rois, mais la monarchie française semblait lui donner raison, puisqu’elle apporta son soutien aux insurgés. Elle fit mieux. En 1785, elle prit le parti des patriotes hollandais qui eux aussi se révoltaient contre leur prince et elle les recueillit en 1787, quand les Prussiens envahirent les Provinces-Unies et restaurèrent Guillaume d’Orange. Au même moment, Louis XVI amorçait des réformes car, autre conséquence de la guerre d’Amérique, le trésor royal était vide. De là datent les projets en vue de renflouer les caisses de l’État et les conflits qui s’ensuivirent entre factions.
Avant de considérer 1789 dans sa dimension globale, force est donc de constater que son origine elle-même est transnationale. Elle l’est d’autant plus que les jeunes nobles qui se sont battus aux côtés de Washington sont revenus la tête pleine de rêves : Constitution écrite, droits naturels, sans oublier le credo américain « No taxation without representation ». Début 1788, c’est ni plus ni moins ce que souhaite La Fayette. Si 1776 perd peu à peu son aura sur le continent européen, c’est parce que la révolution qui suit, en France, est d’une tout autre envergure : 26 millions d’habitants ; une métropole de 600 000 habitants face à un jeune pays comptant une population de 2,5 millions, qui ne connaît ni féodalité, ni hérédité, ni intolérance religieuse. Condorcet le constatait dès 1794, avant de conclure que la Révolution française avait été « plus entière que celle de l’Amérique et par conséquent moins paisible dans l’intérieur ». Elle le fut également dans l’extérieur, et ce, durant de nombreuses années.
Les idéaux pour lesquels luttaient les révolutionnaires français étaient ceux-là mêmes auxquels aspiraient les peuples européens qui souffraient de leur gouvernement. La république de Genève avait ainsi vécu plusieurs révolutions inabouties ; celle de 1782 avait contraint des patriotes à l’exil ; les Pays-Bas autrichiens – soit la Belgique actuelle – se soulevèrent en automne 1789 et entreprirent de former des « États Belgiques Unis ». Et puis, il y avait les patriotes hollandais, qui concoctaient des « coups de main » dans l’atelier de Mirabeau. Pour ces révolutionnaires étrangers, la Révolution française laissait espérer un retour triomphal au pays ! Aussi l’adoptèrent-ils d’emblée et ne cessèrent-ils d’intriguer afin que la France déclare la guerre à leurs ci-devant oppresseurs. L’Assemblée constituante sut résister à ces appels bellicistes et déclara la paix au monde le 22 mai 1790. Elle succomba en revanche à la tentation de réunir au territoire national des enclaves étrangères, en Alsace et dans le Comtat Venaissin. Ces initiatives n’étaient pas révolutionnaires en soi. La Prusse et l’Autriche venaient tout juste de redécouper la Pologne. Mais la Révolution française avait semblé annoncer autre chose : le respect du droit des peuples à leur souveraineté. Ce fut pour peu de temps. D’une réunion à l’autre, de 1790 à 1793, la République française prit l’habitude d’arrondir ses frontières, sous prétexte que les peuples impliqués souhaitaient devenir français, afin d’accéder à la liberté. La première campagne de Belgique de l’hiver 1792-1793 allait dans ce sens. Dès lors, le Brabant néerlandais lui aussi connut une première « libération », avec ses arbres de la Liberté et ses drapeaux tricolores. La libération fut de courte durée, tout comme la réunion de la Belgique à la France. En mars 1793, Dumouriez était battu à Neerwinden. Les patriotes belges et hollandais retournèrent dans le giron de leurs maîtres et « despotes ». La première phase d’émancipation des peuples européens se concluait par un échec. Mais cet échec n’empêcha pas idées et principes de se propager en Europe. Au grand dam des puissances qui tentaient de s’y opposer en discréditant un événement, qui les terrifiait. Ce sont eux les premiers qui ont créé le mythe d’une révolution sanguinaire. Parmi ces pourfendeurs, Edmund Burke et William Pitt figurent à la première place.
Sans doute la défaite de mars 1793 explique-t-elle pourquoi la Convention mit un frein à la politique de « libération ». Le 13 avril 1793, sur l’initiative de Danton, elle affirmait ne plus vouloir s’immiscer en aucune façon dans le gouvernement des puissances étrangères. Ainsi était freinée la politique d’émancipation des peuples opprimés – initiée par le décret du 19 novembre 1792, lequel proclamait fraternité et secours à tous les peuples qui voulaient recouvrer leur liberté. Ce décret avait provoqué la fureur des gouvernements européens, qui le jugeaient contraire au droit international. Les peuples par contre pouvaient être séduits par les promesses du 15 décembre suivant : les généraux français aboliraient la dîme, la féodalité, la noblesse et tous les privilèges, au nom de « la fraternité, de la liberté et de l’égalité ». Ces décrets successifs témoignent avant tout des tiraillements de la Révolution française entre la volonté d’émancipation des peuples et la tentation de repli sur soi. Comme le disait Danton au printemps 1793 : « Songez avant tout à la conservation de notre corps politique et fondez la grandeur française […], la France, par ses lumières et son énergie, fera attraction sur tous les peuples. » Le repli ne dura pas. La politique émancipatrice reprit le dessus au cours de l’année suivante et les législateurs français persistèrent à l’envisager comme un soutien aux peuples, et non comme une simple volonté de conquête.
La France n’était pas toujours à l’origine des projets de libération. Les patriotes étrangers, réfugiés à Paris, ont fortement influé sur sa politique extérieure. L’entrée en guerre d’avril 1792 est en partie due à leurs incitations. Pour l’autre, elle était stimulée par le comité diplomatique, où s’entremêlaient messianisme révolutionnaire et stratégie politique. Les intrigues récurrentes des étrangers ont conforté les Français dans ce messianisme. Dans la période suivante, alors que les armées françaises remportent victoire sur victoire, que la Belgique a été réunie et la Hollande « libérée », vient l’heure des républiques alliées et amies. La République batave de janvier 1795 est la première d’entre elles. Suivent bientôt Italie et Suisse, qui essaient de persuader le Directoire de les aider à conquérir leur indépendance et font miroiter aux Français les avantages d’une alliance sincère. Ce n’est donc pas le Directoire seul qui dirige la politique étrangère, mais de nombreux individus en périphérie, pour la plupart des patriotes étrangers ou des généraux et diplomates sur place, qui sont influencés par leur entourage. Le cas le plus flagrant est celui de l’Italie. En ouvrant la campagne de 1796, les dirigeants français n’avaient aucunement l’intention de « révolutionner » les divers États italiens. Or Bonaparte se laissa convaincre de créer des républiques dans la péninsule – sans se soucier de ce qu’en pensait Paris. Il ouvrait ainsi la voie à une politique, non prévue à l’origine.
Séduits par les principes de la République française, les patriotes étrangers avaient malgré tout l’intention de « nationaliser » leur révolution et d’éviter les erreurs commises. Le Directoire lui-même avait appris sa leçon et défendait une politique de juste milieu dans les pays qui dépendaient de lui. En Hollande, les radicaux eurent ainsi du mal à s’imposer. En Italie, les gouvernements se succédèrent au rythme des changements de cap parisiens. Inversement, Hollande et Suisse réussirent à imposer leur Constitution et leur déclaration des droits. Il ne s’agissait donc pas d’une pâle imitation de celles de la France. En vérité, la République française était tant un modèle qu’un contre-modèle. Les patriotes étrangers cherchaient plus à le perfectionner qu’à l’imiter. Un véritable dialogue s’engageait entre les révolutions du continent européen. De là l’idée qu’avait été créée par la France une constellation de républiques sœurs. Les sœurs en question se voyaient pourtant plus comme des rivales et ne se qualifiaient pas de la sorte. La première occurrence du terme date certes de 1794 et est prononcée par le diplomate américain James Monroe, lors de son arrivée à Paris, mais c’est pour évoquer la relation privilégiée entre les États-Unis et la France. Tout autre était celle de la Grande Nation – ou république mère – avec les républiques nouvellement créées. Leur existence même dépendait des succès des armées françaises. Hollande, Italie et Suisse ne se sentirent proches qu’au moment des dangers et des défaites de 1799, quand les Français furent contraints de les abandonner. À partir de là, se fit jour une certaine solidarité entre les républiques sœurs. Pour bien peu de temps, car Napoléon allait modifier la géopolitique européenne et transformer en royaumes ces jeunes républiques. Dès les débuts, la « républicanisation » du continent avait évidemment été condamnée par les grandes puissances, mais c’est la politique napoléonienne qui lui porta le coup de grâce en « monarchisant » l’héritage révolutionnaire et en trahissant ses idéaux.
Un temps, les principes de liberté et d’égalité l’ont donc emporté en Europe. Ils demeurent un désir inassouvi et se réalisent tout d’abord outre-Atlantique, avant de rebondir sur le vieux continent dans les années 1820. Le dialogue se renoue, quand la Constitution antinapoléonienne de Cadix (1812) sert de canevas aux gouvernements révolutionnaires de Sicile, d’Espagne, du Portugal – et à celui des États sud-américains. Dès lors, ces idéaux ne cesseront plus d’être l’horizon d’attente des peuples. 1789 n’a pas été en vain !
ANNIE JOURDAN
CONDORCET, Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, Paris, Masson et fils, 1822.
Annie JOURDAN, La Révolution batave entre la France et l’Amérique (1795-1806), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008.
Annie JOURDAN, « Tumultuous Contexts and Radical Ideas (1783-1789) : The “Pre-Revolution” in a Transnational Perspective », in David ANDRESS (dir.), The Oxford Handbook of the French Revolution, Oxford, Oxford University Press, 2015, p. 92-108.
LA FAYETTE, Mémoires, correspondance et manuscrits du général La Fayette, Paris, Fournier, 1837, vol. 2.