1968

« Un spectre hante la planète »


Les jeunes révolutionnaires du printemps 1968 ont les yeux fixés sur la révolution culturelle chinoise, l’expérience cubaine et la résistance vietnamienne. Ils ne sont pas les seuls. À Berkeley comme à Berlin, à Trente comme à Prague et Varsovie, la contestation vise l’ordre établi et l’hégémonie des deux superpuissances. Elle ne parvient pas tout à fait à les ébranler.

13 mai 1968 : lors de manifestations gigantesques organisées dans tout le pays, on entend le slogan « Dix ans ça suffit ». Le lendemain, les ouvriers de Sud-Aviation, à Bouguenais près de Nantes, reconduisent la grève et occupent leur usine. Commence alors à circuler un pastiche, procédé cher aux situationnistes ; c’est une bande dessinée détournée, avec un James Bond déclarant sentencieusement : « Un spectre hante la planète : le spectre des travailleurs de Sud-Aviation. Toutes les vieilles puissances de la terre se sont groupées en une organisation des Nations unies pour traquer ce spectre : le pape et le président du Soviet suprême, Wilson et Mitterrand, les radicaux de France et les policiers américains. » On aura reconnu l’accroche, parodiée, du Manifeste communiste lancé cent vingt ans plus tôt par Karl Marx et Friedrich Engels. Par-delà l’humour décalé et le jeu teinté de sérieux, un même internationalisme s’y dessine et s’affirme, un même ancrage dans une histoire-monde en train de s’écrire fiévreusement et dont les protagonistes imaginent qu’elle va balayer les puissants.

Les événements français de 1968 peuvent ainsi se relire au prisme du monde où ils s’arriment. La dimension internationale n’est de fait pas seulement un contexte ; c’est un enjeu, pour nombre d’acteurs soucieux de s’insurger dans un mouvement de grand vent où les frontières indiffèrent. Certes, tous les protagonistes n’ont pas cette sensibilité aiguisée au dépassement d’un cadre national jugé trop étriqué. Les étudiants sont les plus déterminés à cette imprégnation par les circulations et les transferts. Le temps disponible, la possibilité de voyager et les bouleversements qui touchent partout les universités les avantagent en la matière. Il en va de même pour les organisations qui se réclament d’un projet révolutionnaire et se sont forgées dans l’internationalisme, qu’il s’agisse de l’anarchisme, du trotskisme ou du maoïsme. Dans le mouvement ouvrier dominé par le Parti communiste français, cet internationalisme s’est en revanche affaissé : le retournement vient du Front populaire, quand le PC s’est réapproprié La Marseillaise, le drapeau tricolore et le 14 Juillet. Il n’empêche : d’autres solidarités transnationales y sont à l’œuvre, en particulier entre travailleurs français et étrangers.

La révolution chinoise, l’expérience cubaine et la résistance vietnamienne sont alors pensées comme des brèches, de celles qui fissurent l’ordre établi et brisent les hégémonies. Elles ébranlent les deux systèmes de domination, entre l’Ouest et l’Est ; elles lézardent aussi la relative harmonie de la coexistence pacifique. Chacun des deux camps est traversé de contestations qui les déstabilisent et les fragilisent. Et si Cuba a un tel retentissement, c’est non seulement par le charisme de Che Guevara, dont la mort récente avive encore l’aura, mais aussi par un internationalisme qui ne se réduit pas au discours : jusqu’en 1967-1968, le régime de Fidel Castro se montre critique à l’égard de l’Union soviétique et prône l’extension de la révolution. En mai 1968, un comité d’action baptisé Centre d’information pour la révolution voit dans les révolutionnaires cubains des « poètes de l’action ». Quant à la cause vietnamienne, elle est loin d’être un simple arrière-fond : une génération reconvertit là sa lutte contre le colonialisme, dans le sillage de la guerre d’Algérie. L’opposition à l’intervention militaire états-unienne est l’une des étincelles de la contestation : à Nanterre, le Mouvement du 22 Mars est créé pour protester contre l’arrestation d’un militant appartenant au Comité Vietnam national. Deux jours auparavant en effet, les vitres de l’American Express avaient été brisées et l’action justifiée dans un tract, véritable concentré de solidarité internationale, en soutien aux étudiants qui, aux États-Unis, brûlent leurs feuilles d’enrôlement dans l’armée. Le 10 juin, au cœur d’une grève désormais généralisée, la Tribune du 22 Mars publiera d’ailleurs un communiqué de l’Organisation anti-impérialiste des déserteurs et insoumis américains.

Dans le mouvement étudiant, on connaît bien ce qui se passe à Berkeley comme à Berlin, à Trente comme à Louvain. On sait ce qui a lieu aussi à Prague et à Varsovie. Ce savoir s’imprègne d’expériences pratiques, de rencontres, de circulations d’informations et de transmissions. Les 17 et 18 février, quelque cinq cents militants français se rendent à Berlin pour une manifestation contre la guerre du Vietnam ; des liens s’y nouent ou s’y renforcent ; Alain Krivine, de la Jeunesse communiste révolutionnaire (JCR), loge chez Rudi Dutschke, du Sozialistische Deutsche Studentenbund (SDS). Karl Wolff, autre dirigeant du SDS, vient à Nanterre évoquer le mouvement étudiant ouest-allemand. Fin mars, des militants belges arrivent de Louvain et témoignent de leur expérience dans leur université occupée. Après l’attentat perpétré contre Rudi Dutschke le 11 avril, des rassemblements de protestation se tiennent à Paris comme à Strasbourg. Des textes sont traduits, comme le « Manifeste pour une université négative » élaboré par des étudiants de Trente en Italie, théorisant le dévoilement des rapports de domination et proposant des contre-cours critiques et subversifs. Alors que l’explosion de contestation retentit dans la presse internationale, des étudiants viennent encore d’un peu partout en Europe. Parmi eux, des Anglais participent le 17 mai à la marche vers Renault-Billancourt pour opérer la jonction avec les ouvriers et voient les grilles de l’usine se refermer devant eux, exprimant la méfiance d’une partie de la CGT à l’encontre de ces « gauchistes » dénigrés. Des jeunes gens venus de Göteborg en Suède apporter de l’argent collecté pour les grévistes français reçoivent le même accueil, hostile et fermé. Le 21 mai, Action consacre sa « une » au mouvement d’opposition extraparlementaire à Berlin. En retour, la grève de quelque 7 millions de travailleurs en France et les occupations d’usines modifient la conception que se faisait jusqu’à présent le mouvement radical ouest-allemand à propos de la classe ouvrière : celle-ci se révèle moins « intégrée » au système que Rudi Dutschke et ses camarades l’imaginaient. Le 12 juin, c’est au tour de Daniel Cohn-Bendit et Alain Geismar de se rendre à Londres pour participer à une émission de la BBC consacrée au mouvement étudiant en Europe.

Daniel Cohn-Bendit incarne ce creuset d’expériences puisées ici et là, enrichissant la mobilisation de sa matrice transfrontalière en en faisant le pilier d’un projet révolutionnaire. Traduit pour insubordination en conseil de discipline, l’étudiant de Nanterre commence par décliner une fausse identité en se faisant appeler Kurón-Modzelewski, noms de deux étudiants polonais en détention pour avoir critiqué le régime de Varsovie. Fustigé comme « anarchiste allemand » par Georges Marchais le 3 mai, interdit de séjour en France le 24 mai, ce qui provoque d’importants rassemblements et une nouvelle nuit des barricades après celle du 10 au 11 mai, il y rentre tout de même clandestinement, pourtant traqué par les forces de police et de gendarmerie comme l’éclairent bien les archives policières. Le 30 mai, dans les manifestations anticontestataires qui rassemblent un million de personnes notamment sur les Champs-Élysées, on entend parmi d’autres slogans – « Renault au boulot » ou « Les cocos à Dachau » – « Le rouquin à Pékin », entretenant l’idée d’une connivence avec la République populaire, quand le militant anarchiste de vingt-trois ans rejette pourtant le régime maoïste comme sectaire et autoritaire.

La priorité du mouvement étudiant est de manifester sa solidarité à l’égard des travailleurs, de briser la division sociale entre intellectuels et manuels, d’aider les ouvriers mobilisés en étant présents sur les piquets de grève, à leurs côtés. L’expérience malheureuse de Billancourt ne doit pas masquer l’importance de telles solidarités effectives et actives. Les archives de police montrent que, dès les premières journées d’action en mai et jusqu’à l’éteignoir du mouvement fin juin, étudiants et jeunes travailleurs sont engagés ensemble dans les mêmes batailles rangées, les mêmes barricades et les mêmes échauffourées face aux forces de l’ordre. Dès le 3 mai, on trouve dans les procès-verbaux des personnes interpellées des ouvriers (tôliers, ajusteurs, tourneurs…), des employés (d’EDF aux PTT), des garçons de café, colporteurs, coursiers et vendeurs… Les nationalités y sont elles aussi très variées et les services de police ne manquent pas de faire des fiches spéciales sur les étrangers arrêtés. Le 24 mai à Paris y figurent de nombreux Algériens et Tunisiens (de l’artiste musicien au mécanicien, du manœuvre au « tripeur des Halles »), des Italiens et des Portugais (OS, employés, garçons de restaurant et chef de chantier) et plus généralement des jeunes gens venus du Brésil et des États-Unis, d’Allemagne, de Grande-Bretagne, de Suisse et de Yougoslavie, du Cameroun et du Sénégal, du Japon et du Vietnam. La tendance à l’auto-organisation y est notable : comités des travailleurs étrangers, comité des trois continents, comités d’action bidonvilles. À la Sorbonne, une affiche proclame : « Pour la première fois, les étrangers sont chez eux en France. » Certains comités d’action et de quartier réclament même l’abolition du statut des étrangers, les mêmes droits et les mêmes libertés, en se référant à la Commune, à son ministre du Travail, l’ouvrier hongrois Fraenkel, et à son chef militaire, l’ouvrier polonais Dombrowski. Dans cette perspective révolutionnaire, le « concept de nationalité [apparaît] profondément réactionnaire ». Mais les étrangers sont aussi une cible particulière de la répression policière qui se renforce à partir des 10-12 juin, date à laquelle, outre la dissolution de onze organisations d’extrême gauche, les manifestations sont interdites. Une fois encore, les archives des préfectures de police et des Renseignements généraux signalent de très nombreuses expulsions ou interdictions d’entrée sur le territoire français. Il devient risqué de participer à un rassemblement surtout lorsqu’on est étranger.

La reprise du travail s’effectue progressivement. Le mois de juin est marqué par la lente et souvent amère décrue du mouvement, endeuillée par la mort du lycéen Gilles Tautin et des ouvriers Pierre Beylot et Henri Blanchet dans les ultimes affrontements avec les CRS et les gendarmes mobiles, et la préparation des élections que d’aucuns considèrent comme un « piège à cons » et même une trahison.

En juin à la Sorbonne, des étudiants mobilisés avaient espéré que « la réalisation en France du pouvoir ouvrier démocratique aurait toutes chances, à bref délai, d’ébranler le régime de Franco, celui des colonels grecs, d’être reprise par les étudiants et ouvriers italiens ». L’histoire ne leur a pas pleinement donné raison. Beaucoup de comités d’action continueront à se mobiliser et protesteront contre l’invasion de la Tchécoslovaquie par les troupes du pacte de Varsovie en août et contre la terrible répression des travailleurs et étudiants mexicains en octobre. Mais, en cet automne 1968, dans les manifestations et rassemblements italiens qui amorceront les années rouges, c’est un air transmis et repris qu’on entendra : « Ce n’est qu’un début, continuons le combat. »

LUDIVINE BANTIGNY