1840

Année utopique


Paris est en 1840 le laboratoire mondial des utopies sociales. L’effervescence intellectuelle qui y règne, nourrie par de très nombreux exilés, permet d’imaginer d’autres mondes possibles. Les utopistes français exportent leurs projets en Algérie, au Brésil et jusqu’aux États-Unis.

Le 1er juillet 1840 a lieu à Belleville le « premier banquet communiste ». Il rassemble plus de 1 000 personnes, dont de nombreux artisans et gens de métier, dans une grande salle pavoisée de drapeaux tricolores. Cet événement témoigne de l’émergence de l’idée communiste et d’un embryon d’organisation en vue de la promouvoir. Il déborde d’emblée le cadre parisien et national, la presse étrangère en rend compte, des exilés polonais y assistent ainsi que le tailleur Wilhelm Weitling, membre de la Ligue des bannis créée à Paris en 1836 par des artisans persécutés et contraints de fuir les États allemands. L’idée communiste a alors le vent en poupe. Le succès du Voyage en Icarie de Cabet et la publication de petites brochures comme Comment je suis communiste contribuent à populariser le terme. En 1840, les réformateurs radicaux, communistes et socialistes – le terme « socialisme » reste encore peu utilisé – s’expriment massivement par le biais de leurs brochures, livres, journaux, almanachs ou chansons. Si les grands traités théoriques de Saint-Simon et de Fourier ont été publiés plus tôt, c’est autour de 1840 que leurs disciples commencent à s’organiser, à se structurer en diffusant les premiers ferments d’un projet de transformation radicale du monde. Il apparaît en effet que la réforme politique est insuffisante et qu’elle doit être associée à une profonde réorganisation du travail et des rapports sociaux, plus équitables et harmonieux. L’économiste et publiciste Louis Reybaud ne s’y trompe pas en publiant cette même année ses Études sur les réformateurs contemporains ou socialistes modernes : Saint-Simon, Charles Fourier, Robert Owen ; il y présente les théories nouvelles qui prétendent à la « science universelle ».

En 1840 paraissent quelques-uns des textes majeurs de la tradition radicale et socialiste française et mondiale : l’Organisation du travail de Louis Blanc ; le Voyage en Icarie d’Étienne Cabet ; Qu’est-ce que la propriété ? de Proudhon ; ou encore De l’humanité de Pierre Leroux. Les disciples de Fourier (lui-même est mort en 1837) se réunissent derrière Victor Considérant qui publie beaucoup pour diffuser les théories du maître : De la politique générale et du rôle de la France en Europe ou, l’année suivante, ses Bases de la politique positive et son Exposition abrégée du système phalanstérien. La liste pourrait être allongée en mentionnant encore le Code de la communauté du communiste matérialiste Théodore Dézamy, l’un des organisateurs du banquet de Belleville. Autour de 1840, la France s’affirme comme un lieu central et dynamique d’élaboration intellectuelle et politique. En dehors du Royaume-Uni, libéral et marqué par la contestation chartiste, le reste de l’Europe est dominé par des gouvernements conservateurs et autoritaires. Dans ce paysage, Londres et Paris font figure d’exception et deviennent des laboratoires de l’utopie sociale où s’inventent des mondes neufs.

L’année 1840 est traversée en France par de nombreux espoirs malgré l’immobilisme au pouvoir et la crise économique qui fait rage. Alors que la loi réprime et interdit les grèves et les associations, perquisitionne les journaux, les sociétés secrètes et les attentats régicides se multiplient. Les républicains s’organisent pour lancer des campagnes de pétitions et des banquets appelant à la réforme des institutions. L’un des grands débats de l’époque porte sur le projet de construction de la nouvelle enceinte fortifiée autour de Paris, décidée par Adolphe Thiers au début de l’année pour empêcher que la capitale ne tombe aux mains d’armées étrangères comme ce fut le cas en 1814. Cet « embastillement de Paris » devient rapidement un symbole de la politique répressive du régime. L’été 1840 voit par ailleurs des dizaines de milliers d’ouvriers parisiens se mettre en grève pour exiger une amélioration de leur sort et l’instauration de la justice. Malgré la vive répression, les sans-voix prennent la parole dans la rue comme dans la presse. C’est à cette époque que fleurissent les premiers journaux ouvriers comme La Ruche populaire et L’Atelier, soucieux de défendre et représenter la « classe laborieuse » qui commence à exister dans les esprits et les discours, en dépit de l’hétérogénéité profonde du monde du travail. La misère, visible à Paris comme partout dans le monde, apparaît de plus en plus comme un scandale injustifiable. C’est d’ailleurs à cette époque que sont publiées les premières grandes enquêtes sociales, celles d’Eugène Buret, du médecin Louis-René Villermé, mais aussi de Flora Tristan qui fait paraître ses Promenades dans Londres où elle décrit le grand drame social que l’industrialisation britannique déroule aux yeux du monde. La question sociale surgit avec force dans l’arène politique et intellectuelle, redéfinissant en profondeur les lignes de force et les clivages, et entretenant une vive émulation intellectuelle et politique.

Mais les utopies sociales naissantes en 1840 ne visent pas simplement à l’amélioration de la condition des classes laborieuses françaises, elles aspirent à une véritable régénération complète de l’humanité. Les écrits dits utopistes publiés autour de 1840, très divers par leur tonalité et leur forme, témoignent tous de cette ambition et d’un projet véritablement universel. Ils entendent fonder la science sociale et procéder à une gigantesque œuvre de reconstruction intellectuelle, réinventer des liens contre l’atomisation et l’égoïsme, forger une paix universelle et perpétuelle. Certes, ils se querellent abondamment sur les chemins à emprunter, notamment à l’égard du rôle de la violence et de la révolution, ou à propos de l’égalité. Si les communistes sont pour l’égalité intégrale et la communauté des biens, les fouriéristes et les anciens saint-simoniens défendent la propriété privée et recherchent à harmoniser les différences de fortune plus qu’à les faire disparaître. Mais en dépit de ces divergences ils partagent quelques constats : la condamnation de la concurrence généralisée, à l’origine des misères, la dénonciation virulente de l’égoïsme bourgeois, l’inquiétude devant les bouleversements industriels et techniques non maîtrisés, que symbolisent notamment le chemin de fer ou les machines à vapeur qui font alors leurs premiers pas.

Cette effervescence utopique de 1840 témoigne par ailleurs d’une double présence de la France dans le monde. Via les exilés, la circulation des imprimés et des expériences révolutionnaires, le monde pénètre la France, et notamment sa capitale, en nourrissant la radicalité intellectuelle et idéologique. D’autre part, ces pensées franchissent rapidement les frontières nationales, comme les frontières imaginaires en inventant un au-delà du capitalisme fondé sur un mélange ambitieux de sciences, de messianisme religieux et de liens communautaires. Tous ces écrits, auteurs et mouvements qui préparent le terrain à l’utopie se nourrissent en effet des expériences étrangères et ne tardent pas à essaimer dans le monde. Les socialistes français dits utopiques ont ainsi été marqués par le Britannique Robert Owen, père de la coopération et du socialisme outre-Manche. Étienne Cabet l’a rencontré durant son exil en Angleterre à la fin des années 1830 et revendique son héritage. Beaucoup sont également attentifs aux enjeux coloniaux alors que l’expansion impériale s’étend. Ils s’offusquent des massacres perpétrés par l’armée française en Algérie, ils dénoncent l’esclavage et sa persistance aux Antilles ou en Amérique, qu’ils relient à la condition des prolétaires en métropole. Prosper Enfantin, l’ancien chef de file des saint-simoniens, a voyagé en Égypte après sa condamnation en 1832, il devient même ethnographe dans la « Commission chargée de recherches et explorations en Algérie ». Il désapprouve la colonisation et condamne l’action des militaires dans l’ouvrage intitulé La Colonisation de l’Algérie qu’il publie à son retour en 1843.

Les écrits publiés en France ne tardent pas à circuler sur le continent, en entretenant l’agitation clandestine et les rêves de transformations sociales. Comme capitale des intellectuels européens, Paris joue le rôle de laboratoire, les exilés de toute l’Europe s’y retrouvent et fréquentent les milieux radicaux et socialistes, ils s’imprègnent de leurs idées et de leurs querelles. De nombreux disciples de Fourier en 1840 sont d’ailleurs étrangers, à l’image de la Belge Zoé Gatti de Gamond ou du Polonais Jean Czynski. Certains viennent de plus loin comme Albert Brisbane, le principal disciple états-unien de Fourier qui l’avait rencontré dans les années 1830. Ardent propagandiste des idées fouriéristes outre-Atlantique, il publie en 1840 une présentation de la doctrine intitulée Social Destiny of Man. En Angleterre, même si le mouvement ne prend jamais la même ampleur, un petit noyau phalanstérien se développe également autour de 1840, sous l’action de l’Irlandais Hugh Doherty. Un journal, The London Phalanx, est d’ailleurs publié à Londres entre 1841 et 1843 pour diffuser le message du fouriérisme. C’est également à cette époque qu’en Allemagne Marx lit abondamment les premiers socialistes français avant de prétendre les dépasser en inventant son « socialisme scientifique ».

Les réformateurs socialistes de 1840 étendent d’ailleurs rapidement leurs réseaux d’influence et leurs essais d’expérimentations dans le monde. Devant la sclérose qui caractérise la vie politique en France, les fouriéristes partent construire leur phalanstère au loin, dans les territoires qu’ils imaginent vierges aux quatre coins du monde. En 1841, plusieurs centaines d’artisans et d’ouvriers fouriéristes s’installent ainsi dans le sud du Brésil, dans la région de Santa Catarina, pour expérimenter un mode de vie alternatif ; à Rio de Janeiro, capitale du pays, ils exposent leurs projets devant le jeune empereur Pedro II. En 1846, un officier de l’armée d’Afrique associé à des fouriéristes lyonnais obtient une concession en Algérie afin de contribuer au progrès social par l’association du capital et du travail. Autour de Cabet, les communistes icariens créent de leur côté un « Bureau de l’immigration icarienne » afin d’aller fonder l’Icarie rêvée aux États-Unis. En février 1848, peu avant qu’éclate la révolution, une soixantaine de colons embarquent au port du Havre pour un long voyage qui les conduira vers leurs aventures nord-américaines.

FRANÇOIS JARRIGE