1751

Tous les savoirs du monde


Le lancement en 1751 de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert marque la vocation universelle de la culture savante de langue française. Fondée sur une puissance économique encore indiscutable, favorisée par l’urbanisation de la société, l’emprise des « Lumières » semble se confondre alors avec un rayonnement d’abord politique, et bientôt symbolique.

Le 4 mai 1751, la Faculté de théologie de Paris autorise la publication des premiers volumes de l’Histoire naturelle, générale et particulière de Georges-Louis Leclerc, comte de Buffon, une vaste entreprise qui se poursuit tout au long du siècle. Dans cet ouvrage, il présente les diverses variétés qui composent l’espèce humaine : selon lui, ces variétés renvoient aux différences naturelles qui composent les milieux dans lesquels vivent les populations de la Terre. Suivant une vision très européocentriste qui reprend les préjugés du moment, les conditions naturelles de l’Europe constituent l’environnement le plus favorable au perfectionnement des individus et des sociétés, argument qui justifie que les Européens se placent au sommet de l’échelle des civilisations. Parmi ses contemporains, ils sont nombreux à affirmer qu’en Europe, c’est la France, ou plutôt Paris, qui constitue le siège de la civilisation universelle, la capitale de la Raison et de la civilité, le passage obligé pour tous les voyageurs. La publication, à partir de 1751 encore, des premiers volumes de cette ambitieuse entreprise intellectuelle et commerciale qu’est l’Encyclopédie, produite conjointement par le libraire parisien Joachim Le Breton et par deux membres de la république des Lettres, Diderot et d’Alembert, témoigne encore de cette prétention française à vouloir éclairer l’univers : il s’agit en effet de proposer à un public de lecteurs choisis dans toute l’Europe la somme de toutes les connaissances. Par le rayonnement de ces institutions scientifiques et de sa langue qui s’est imposée – aux dépens du latin – comme la langue de toutes les élites, Paris semble alors dominer le monde et incarner cet idéal de progrès qui constitue le cœur du mouvement des Lumières européennes.

Après les « malheurs » des dernières années du long règne de Louis XIV, le royaume connaît un nouveau souffle. Entre 1700 et 1750, la population urbaine française passe de 2,7 à 3,1 millions d’habitants (sur un total de près de 24 millions en 1725), croissance qui témoigne d’une réelle vitalité tant en matière démographique qu’économique, culturelle et militaire. En 1737, Louis XV n’hésite pas à envoyer ses troupes pour rétablir l’ordre à Genève, affirmant ainsi son rôle de gendarme de l’Europe. Métropole d’un vaste empire qui ne cesse de s’étendre en Afrique, en Asie et en Amérique du Nord, Paris, qui passe, grâce à une immigration continue, de 400 000 à environ 450 000 habitants entre 1700 et 1750, voit converger vers elle les élites européennes, francophones et francophiles, à la recherche des curiosités et des plaisirs offerts par les nombreux espaces de rencontre, de discussion et de sociabilité qui se partagent désormais entre la cour et la ville. Incarnées par des figures dont la réputation dépasse largement les frontières hexagonales (Voltaire ou Buffon), comme l’illustrent les très vastes réseaux de correspondances formés autour d’elles, les Lumières françaises (même si le terme est anachronique) constituent un espace d’échanges qui rend compte de la vitalité de la république des lettres et de l’émergence d’une opinion publique à l’échelle européenne.

Cette vocation universelle de la culture française s’appuie sur de solides bases économiques et matérielles, symbolisées par la croissance commerciale des ports de l’Atlantique : Bordeaux, Nantes et La Rochelle se tournent vers le commerce négrier, dit triangulaire, avec les « Isles sous le vent » (en particulier Saint-Domingue) dont les bénéfices importants rendent possible l’ascension d’une bourgeoisie dynamique qui, soucieuse de se conformer aux modalités de la distinction nobiliaire, investit dans les terres (permettant ainsi le développement du vignoble bordelais destiné à l’exportation) et entreprend, avec l’aide des serviteurs de l’État (comme l’intendant Tourny à Bordeaux) de grands travaux pour faire de la ville un espace fonctionnel quitte à entrer en conflit avec les élites traditionnelles de la municipalité ou l’Église. Le grand commerce maritime constitue alors une véritable locomotive qui entraîne le développement plus général des circulations et des flux des hommes, des produits et des idées, justifiant l’attention de plus en plus grande portée par l’État à l’aménagement des routes (grâce au système du travail gratuit – la corvée royale – généralisé en 1738) et des canaux, confié au corps des ingénieurs des Ponts et Chaussées réorganisé en 1716 (une école sera créée en 1747). Conjugué avec un dynamisme urbain général, cet essor entraîne des transformations profondes dans les habitudes vestimentaires ou les pratiques alimentaires qui constituent cette culture des apparences à travers laquelle se dessinent les hiérarchies sociales : les indiennes, ces cotonnades peintes ou imprimées, rapportées d’Inde avant d’être fabriquées en Europe, deviennent les symboles de la mode française.

Certes, de tels changements ne concernent pas l’ensemble des sujets du roi et les bénéfices de ce dynamisme général ne profitent en effet qu’à un petit nombre. Face aux membres de la noblesse et à une minorité qui compose l’élite du tiers état, la très grande majorité de la population du royaume, composée avant tout de paysans, reste à l’écart de ces transformations que ces derniers contribuent pourtant, par leur travail, à rendre possibles. Si les grands fléaux (guerre, famine et peste) semblent désormais écartés (la dernière grande peste touche Marseille en 1720), les populations rurales et urbaines, soumises à la domination sociale et culturelle d’une minorité, continuent de vivre dans des conditions difficiles. C’est néanmoins grâce aux membres de cette élite désormais largement urbaine, choisie et restreinte, que peuvent se développer les activités culturelles et les pratiques intellectuelles qui constituent les vitrines de la civilisation française. Installée à Versailles, la cour reste un foyer de la vie artistique et intellectuelle. Mme de Pompadour, qui réunit autour d’elle une clientèle nombreuse, continue de développer le mécénat royal et joue un rôle important dans le développement des arts. Parallèlement, les académies royales restent non seulement des lieux de consécration mais encore des espaces d’impulsion des activités artistiques et intellectuelles. À partir des années 1730, les membres de l’Académie royale des sciences, sous la direction de Maupertuis, deviennent de puissants relais à l’introduction des théories newtoniennes en France qui étaient en butte, jusqu’alors, à l’hostilité des savants français. À l’initiative de plusieurs grandes expéditions maritimes (au Pérou en 1735 sous le commandement de La Condamine et en 1736, en Laponie, sous celui de Maupertuis lui-même) destinées à valider les théories sur la forme du globe terrestre, ces académiciens (en particulier Clairaut dont les travaux valident ceux de Newton et les calculs de Halley) contribuent au rayonnement de la science française. Plus généralement, l’essor des voyages, dont les finalités sont toujours plurielles (entre intérêts savants, économiques, diplomatiques et coloniaux), est favorisé par l’impulsion conjuguée de l’administration royale et des institutions savantes (en particulier le Jardin du roi dont Buffon, académicien des sciences, est nommé intendant en 1739) qui composent une véritable « machine coloniale ». Du côté des arts, l’Académie royale de peinture joue un rôle majeur dans la mise en place d’un nouvel espace de publicisation et de critique des productions artistiques en organisant, à partir de 1737, des Salons dont le succès est immédiat puisqu’en 1750 près de 15 000 personnes se pressent au Louvre durant les quatre ou cinq semaines que durent ces expositions gratuites et bisannuelles.

Aux côtés de ces institutions royales et académiques se multiplient les lieux de sociabilité dont la variété et l’effervescence participent à la mutation de cette culture urbaine qui favorise l’émergence d’un véritable espace public. La reconstitution, sous la régence du duc d’Orléans (1715-1723), des lieux de sociabilité parisiens réservés aux membres de la noblesse et de l’élite bourgeoise participe directement à la valorisation de la civilité mondaine sur laquelle repose cette notion de civilisation (utilisée en 1756 par Mirabeau père). Dans le premier tiers du siècle, le salon de la marquise de Lambert à l’hôtel de Nevers s’oppose à la « cour » de Sceaux qui perpétue l’étiquette ancienne autour de la duchesse du Maine ; après 1764, c’est le salon de Mlle de Lespinasse, rue Saint-Dominique, qui dispute à celui de Mme du Deffand, sa tante et ancienne protectrice, les hommes de lettres et artistes les plus en vue. Si les femmes y jouent un rôle important, certains de ces salons peuvent être tenus par des hommes, riches collectionneurs ou « amateurs ». Alors que la conversation, la politesse et les bonnes manières promues dans ces grands salons parisiens s’imposent progressivement comme des modèles en Europe, il n’en demeure pas moins que cette sociabilité mondaine constitue un système de codes, souvent très complexes, qui servent autant de signes de reconnaissance et de valorisation aux membres de la bonne société (c’est désormais dans ces lieux que se forgent les réputations littéraires, scientifiques ou artistiques) qu’à exclure tous ceux qui ne sont pas jugés dignes d’en faire partie. Aux côtés de ces lieux réservés, d’autres espaces de sociabilité jouent un rôle central dans les mutations de la vie culturelle et intellectuelle : les cafés où sont aménagés des cabinets ou chambres de lecture susceptibles d’offrir aux membres de la petite et moyenne bourgeoisie l’accès aux périodiques ou aux livres, les loges maçonniques (qui s’implantent en France entre 1715 et 1720 et connaissent une véritable explosion quantitative à partir de 1730) où ces mêmes catégories sociales peuvent venir rechercher autant des réponses spirituelles que de nouvelles pratiques de culture et de divertissement contribuent, en offrant l’accès à des ressources et supports culturels plus nombreux et divers, à bouleverser en profondeur les comportements et les habitudes de populations qui, certes, restent avant tout urbaines, mais qui gagnent progressivement les populations rurales par le biais de médiateurs culturels comme les curés ou les colporteurs.

Ces transformations culturelles et intellectuelles suscitent des inquiétudes, voire des oppositions. Dès les années 1730, des membres du clergé partent en guerre contre ces nouvelles pratiques culturelles qui semblent mettre en cause l’autorité morale de l’Église. Cette offensive ne fera que s’amplifier à mesure du développement du marché du livre et de la progression de la lecture aux effets prétendument pervers (particulièrement chez les femmes ou les domestiques !) qui cristallisent progressivement le combat mené contre les Lumières et les philosophes, accusés de vouloir détruire l’ordre politique et social. Si l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert devient la cible de cette offensive (l’ouvrage est condamné en 1759 par le Conseil du roi, le parlement de Paris et le pape, et ne sera continué que de manière clandestine avec la complicité du directeur de la Librairie, Malesherbes), les cent cinquante collaborateurs sont pour la plupart membres de l’administration et favorables au pouvoir monarchique : dans leur grande majorité, ces encyclopédistes et les philosophes souhaitent lutter contre les « excès », les « abus » (en matière religieuse, fiscale ou judiciaire) qui tendent à affaiblir le pouvoir du Prince et à empêcher le bonheur du plus grand nombre.

Si ces conflits, qui dépassent largement ses frontières, participent à son rayonnement au sein d’une Europe dans laquelle la France apparaît comme la grande puissance civilisatrice, on peut se demander si la décennie qui débute en 1750 n’est pas celle d’un apogée. Au cours des années 1750, le royaume subit une série de crises qui, des mises en cause particulièrement violentes de l’autorité royale (autant par les élites nobiliaires qui utilisent les parlements pour empêcher toutes les réformes fiscales ou judiciaires que par les « mauvaises paroles » populaires saisies par les « mouches » de la police parisienne que l’exécution de Damiens en 1757 ne fait qu’exacerber) aux divisions profondes de l’Église catholique autour de la question janséniste, aboutit à fragiliser les fondements d’une civilisation française de plus en plus concurrencée par d’autres modèles, anglais ou prussien. Les défaites militaires et reculs diplomatiques subis au sortir de la guerre de Sept Ans en 1763 mettront au jour les limites des aspirations universelles de la France.

JEAN-LUC CHAPPEY