1536

De Cauvin à Calvin


S’il existe une « internationale calviniste » par laquelle se diffusent les idées réformées, celle-ci se reconnaît dans la lecture d’un livre : L’Institution de la religion chrétienne, paru à Francfort en 1536, rédigé en latin avant d’être traduit en maintes langues. Avec lui, son auteur, l’humaniste Jean Cauvin, qui a quitté Paris deux ans plus tôt, devient Calvinus.

Hiver 1534, Jean Cauvin doit fuir Paris. Quitter Babylone sans se retourner. En France, depuis l’affaire des Placards (octobre 1534), on persécute les « amateurs de Jésus-Christ », ces fidèles à l’âme rongée d’idées nouvelles, venues d’Allemagne ou d’ailleurs. Ceux qui pensent que Dieu seul sauve ; pour qui ni le pape, ni l’Église, ni la messe, ni les saints, ni les miracles, ni même les œuvres humaines ne contribuent au Salut. On les appellera bientôt des protestants. Cauvin, Calvinus de son nom latinisé, est l’un d’entre eux. Il n’est pas très connu encore, c’est un humaniste, un juriste formé comme tant d’autres à Orléans. Un autodidacte en théologie, nouvellement conquis par le message de Martin Luther (1483-1546), le moine allemand par qui, en 1517, tout a commencé. Ou, peut-être, tout s’est achevé car c’est bien de la fin d’un monde, la Chrétienté, dont on va parler. Calvin a vingt-six ans, il ne reviendra plus, enfin, si peu. Il restera un éternel réfugié, regardant la France de l’extérieur, d’un œil décentré. C’est de l’étranger, sentinelle en lisière du royaume, qu’il lance ses idées à la conquête de l’Europe.

Des idées conquérant le monde ? Un livre plutôt. Calvin se réfugie en Suisse, à Bâle, dès janvier 1535, chez l’imprimeur Conrad Resch, l’un des premiers à avoir répandu les livres luthériens en France. La ville, où le célèbre Érasme s’est retiré, a adopté la Réforme sous l’impulsion du réformateur allemand Œcolampade (1482-1531). C’est là qu’au printemps 1536, pour la foire de Francfort, Cauvin devient Jean Calvin (1509-1564) en publiant l’œuvre qui le rendra célèbre et poussera partout le « calvinisme ». D’abord écrite en latin, langue internationale, l’Institution de la religion chrétienne est un petit livre de 500 pages, facile à transporter, facile à cacher, un cri d’alarme qui, en présentant une synthèse des nouvelles idées religieuses, espère convaincre le roi François Ier (r. 1515-1547) d’éteindre les bûchers qui partout s’embrasent contre les réformés. Une apologie avec des airs de catéchisme. Six chapitres en tout. Les quatre premiers : la loi (explication du Décalogue) ; la foi (le Credo) ; la prière (l’oraison dominicale) ; les sacrements (baptême et cène). Puis deux chapitres, l’un sur les « faux sacrements » (pénitence, confirmation, extrême-onction, ordre, mariage) ; l’autre sur la liberté chrétienne, l’Église et l’État.

En un an, l’ouvrage est épuisé. On compte plus de vingt rééditions latines tout au long du XVIe siècle. Le succès étonne jusqu’à l’auteur. D’autant que, dans le fond, il n’y a là rien de pleinement neuf. On y retrouve des lectures d’humaniste bien sûr – Sénèque, dont Calvin a publié un commentaire en 1532 – mais surtout les thèses les plus hardies de l’Europe « protestante », que Calvin a lues avec passion et qu’il présente ici dans un assemblage inédit. Il n’a jamais caché son admiration pour Luther. Il reprend le plan et nombre d’idées du Catéchisme de ce dernier, paru en 1529, ainsi que ses grands classiques : la Captivité babylonienne, la Liberté du chrétien (1520). Le succès de l’ouvrage vaut à Calvin d’être invité à Genève par Guillaume Farel (1489-1565), qui vient d’y faire adopter la Réforme. Entre 1536 et 1538, Calvin y acquiert une première expérience pastorale, qu’il consolide, après avoir été expulsé de Genève, à Strasbourg auprès du théologien alsacien Martin Bucer (1491-1551). Bâle, Genève, Strasbourg, la frontière toujours. La marge. Calvin reste un pasteur du bord du monde.

À Strasbourg, de 1538 à 1541, Calvin est le pasteur des Français réfugiés, qui ont fui les persécutions : il y donne de nombreux sermons, enrichit ses connaissances en matière de discipline et d’organisation de l’Église. Il ne lâche pas son Institution, à laquelle il travaille jusqu’à l’édition de 1559, définitive. En 1539, il adopte un nouveau plan, influencé par les Loci communes (1521) de Philip Melanchthon (1497-1560), le plus proche disciple de Luther. Calvin se nourrit aussi des travaux des réformateurs suisses Ulrich Zwingli (1484-1531) et Henri Bullinger (1504-1575). Progressivement, les concepts se font plus personnels. Calvin essaie de réconcilier les théologiens protestants sur la messe – qu’il appelle la cène (de cena, le dîner) – en refusant que celle-ci soit un sacrifice mais aussi qu’elle ne soit qu’un « souvenir » de celui de Jésus (position de Zwingli). Pour Calvin, il y a bien dans la cène une « présence réelle » du Christ, mais « en esprit » : le pain reste du pain tout en convoyant, par l’intermédiaire du Saint-Esprit, le corps du Christ. Surtout, dans l’Institution de 1536, Calvin développe le thème, calviniste par excellence, de la « double prédestination » : Dieu a distingué de toute éternité les élus et les réprouvés, destinant les premiers au salut, les autres à la damnation. Terrifiante pour certains, la prédestination est aussi « désangoissante » (Denis Crouzet) : la créature humaine, pécheresse et aveugle depuis la chute, ne peut en rien, par ses actions, contribuer à son propre salut. Il lui suffit d’avoir la foi et de s’en remettre à Dieu, juste et tout-puissant. La prédestination soulage des gestes, des prières, des processions de la religion traditionnelle et, ce faisant, des angoisses accablantes qui étreignaient le fidèle. L’homme, ainsi délivré des impossibles supputations quant au Jugement dernier, peut paisiblement vivre sa vie terrestre, sans plus se torturer sur l’Au-Delà.

Très vite, Calvin sent qu’il doit traduire son Institution. Pour que le bourgeois, le tanneur ou la mère de famille reçoivent la Parole, encore faut-il s’adresser à eux dans leur langue. Comment, sinon délivrer le message divin sans médiation ? Calvin traduit lui-même son livre dans sa langue natale. Pour la première fois avec tant d’ambition, le français est utilisé dans une somme théologique, jugé capable de déployer clairement des arguments abstraits. Il est hissé par Calvin au rang des langues de raisonnement, d’exposition philosophique. Tous font de l’Institution le « premier monument de l’éloquence française » : la phrase linéaire, la successivité des arguments s’inventent ici et disent la contribution de Calvin à l’invention de la « langue classique ». Soulignons la thèse : l’impulsion décisive à la naissance du français moderne a été donnée de l’étranger, par un banni, du dehors des « frontières nationales ». À Strasbourg d’abord, puis à Genève où Calvin réside définitivement à partir de 1541 et publie cette première édition française. L’ouvrage est aussitôt interdit par le parlement de Paris et mis à l’Index par la Sorbonne. Peu importe, il pénètre en France par la voie des contrebandiers, souterrain, à la recherche des âmes inquiètes, clandestines, cherchant des certitudes.

Pourquoi s’arrêter en si bon chemin ? Le texte est traduit en espagnol dès 1540 par Francisco de Enzinas, de Burgos, un ami de Melanchthon, protégé de l’archevêque de Canterbury Thomas Cranmer (1489-1556) ; en italien en 1557 par Giulio Cesare Pascali, un jeune poète réfugié à Genève ; en néerlandais en 1560 par Jean Dyrkinus, un juriste originaire de Gand et émigré à Emden ; en anglais en 1561 par Thomas Norton ; en basque en 1571, en allemand en 1572, en polonais par extraits en 1599. Ajoutons une traduction tchèque en 1617 par Jirik Strejc, hongroise en 1624 par Albert Molnár… En même temps qu’il crée l’Académie de Genève (1559) pour former les pasteurs de l’Europe entière, qu’il envoie cette diaspora prédicante par mille chemins porter le message réformé, Calvin la dote de cet indispensable manuel de la vie chrétienne qu’est l’Institution.

Dans une boutade fameuse, l’historien Robert Kingdon a soufflé le terme de « Calvintern » – construit sur « Komintern » – pour évoquer l’internationale calviniste, essaimage souterrain d’hommes et d’idées destinés, à partir du QG genevois, à miner le monde catholique. Ce prosélytisme est payant : de nombreuses Églises réformées se dressent, dotées de « confessions » nées de l’Institution. La Hongrie, dès 1557, avec la Confessio Hungarica ; la France en 1559 (Confession de La Rochelle). L’Écossais John Knox (1514-1572) et le Wallon Guy de Brès, tous deux passés par Genève, importent chez eux la Confessio Scotica (1560) et la Confessio Belgica (1561). Le calvinisme pénètre également en Allemagne, malgré l’empire du luthéranisme. En 1563, l’Électeur palatin Frédéric III se convertit à la Réforme et préface le Catéchisme de Heidelberg, qui rencontre un grand succès en Pologne, en Hongrie, en Bohême et aux Pays-Bas. Adopter Calvin, c’est aussi rejeter les Habsbourg.

Paradoxalement, les persécutions jouent un rôle majeur dans l’essor du calvinisme international : les politiques répressives menées en Espagne, en Italie, en France ou en Angleterre ont non seulement suscité des martyrs mais aussi lancé sur les routes d’Europe des milliers de dissidents calvinistes. Dès les années 1540, des « évangéliques » quittent l’Italie du Nord pour Zurich et Genève, des Wallons s’en vont à Wesel, des Flamands, Brabants ou Hollandais fuient à Londres ou à Emden. Quelque 5 000 protestants anglais partent pour Genève sous le règne de Marie Tudor (r. 1553-1558). En France, tandis que les huguenots sont 10 % du royaume, les guerres de Religion (1562-1598) poussent des milliers d’entre eux à se réfugier en Angleterre ou en Allemagne. Dès le début du XVIIe siècle, les chemins de l’exil se mondialisent. L’Institution est embarquée, avec les Pères pèlerins, à bord du Mayflower (1620) et touche l’Amérique, où le premier livre imprimé, le Bay Psalm Book de 1640, n’est autre qu’un psautier calviniste. Avec la révocation de l’édit de Nantes, en 1685, 180 000 calvinistes français fuient le royaume et s’éparpillent en Europe, vont jusqu’en Amérique, en Afrique du Sud ou en Russie.

On arrêtera là l’histoire de cette diaspora, à l’aube de la mondialisation. Aujourd’hui, quelque 75 millions de fidèles à travers le monde se réclament du message de l’Institution, de la Corée du Sud au Nigeria en passant par le Massachusetts, l’Indonésie, l’Ouganda ou le Brésil. Si d’innombrables facteurs expliquent ce succès mondial, Calvin n’y est pas étranger. Le calvinisme est la « réformation des réfugiés » (Heiko Oberman). L’exil lui est consubstantiel. Calvin se considère à Genève comme un soldat en cantonnement, pasteur d’une armée dont la paroisse est mondiale (Patrick Cabanel). Inlassable, il appelle les élus à quitter leur ville, laisser leur pays, à devenir des voyageurs pour se retrouver dans des congrégations, prêts à prendre le pouvoir ou à vivre clandestinement, cellules dormantes de l’Évangile. La prédestination est aussi le réconfort des réfugiés : elle donne au croyant la certitude du salut « à partir du moment où il est sûr d’appartenir à l’aristocratie du salut formée du petit nombre des élus » (Max Weber). Composé d’élus, l’empire du calvinisme ne peut être d’un bloc ; il est fait d’archipels, prêts à l’immersion comme à l’insurrection. C’est aussi cette identité déracinée qui explique le succès mondial des idées de Jean Calvin, né à Noyon, en Picardie, en 1509 : « Car si le ciel est notre pays, qu’est-ce autre chose de la terre qu’un passage en terre étrangère ? » (Calvin, Institution de la religion chrétienne).

JÉRÉMIE FOA