En mai 1949, Simone de Beauvoir publie le premier volume du Deuxième Sexe qui fait aussitôt scandale. Intellectuels et écrivains prennent parti pour ou contre, tandis que les associations féministes et féminines se taisent. Le livre connaît rapidement un succès international et inspire un renouveau du féminisme.
L’importante polémique qui accueille la parution du Deuxième Sexe peut surprendre. Ordinairement, un ouvrage écrit par une femme sur la condition féminine passe largement inaperçu. Celui-ci sort en deux gros volumes dans la collection « Blanche » chez Gallimard en mai et octobre 1949, et fait aussitôt scandale.
François Mauriac lance la controverse en mai 1949 dans le supplément littéraire du Figaro : « L’initiation sexuelle de la femme est[-elle] à sa place au sommaire d’une grave revue littéraire et philosophique ? » Il vise la littérature de Saint-Germain-des-Prés qui atteint « les limites de l’abject » et invite la jeunesse chrétienne à réagir. Une quarantaine de lettres sont publiées dans les numéros suivants du Figaro littéraire.
Cette enquête au long cours suscite des articles dans bien d’autres périodiques. En un peu moins d’un an, la plupart des revues intellectuelles réagissent ainsi que plusieurs quotidiens : la presse engagée à droite (Le Figaro, Aurore, Liberté de l’esprit) comme à gauche (les revues communistes Les Lettres françaises ou La Nouvelle Critique ; les périodiques de gauche comme Esprit, Combat, Les Temps modernes, Franc-Tireur), la presse protestante (Réforme, Les Cahiers protestants, le Bulletin Jeunes Femmes), la grande presse (Le Monde, Samedi-Soir, Paris-Match), les revues littéraires (Les Nouvelles littéraires, Noir et blanc, Empédocle, la Revue du Caire, la Revue de Paris, Hommes et mondes, La Table ronde, La Nef).
Des intellectuels en vue, des littérateurs de tous bords prennent la plume pour ou contre l’essai de Beauvoir : François Mauriac, grand écrivain catholique membre de l’Académie française, résistant, devenu éditorialiste au Figaro ; Jean Kanapa, agrégé de philosophie, ancien élève de Sartre, fondateur et directeur de la revue communiste La Nouvelle Critique ; Julien Benda, ancien dreyfusard, compagnon de route du PC depuis la Libération ; Julien Gracq, professeur agrégé d’histoire-géographie, romancier, critique littéraire opposé à la littérature engagée ; de même que Roger Nimier, romancier et collaborateur à Carrefour et La Nef ; Emmanuel Mounier, fondateur du personnalisme et de la revue Esprit ; Jean-Marie Domenach, secrétaire de cette même revue ; Francis Jeanson, collaborateur des Temps modernes et d’Esprit, membre du comité de lecture du Seuil, et bien d’autres beaucoup moins connus.
Les hommes dominent cette production, mais plusieurs femmes se signalent, telles Colette Audry, agrégée et professeure de lettres, scénariste et dramaturge, amie du couple existentialiste ; Françoise d’Eaubonne, jeune romancière et essayiste ; Jeannette Prenant, agrégée de philosophie et communiste ; Dominique Aury, éditrice, traductrice, chroniqueuse aux Lettres françaises ; ainsi que Claudine Chonez, journaliste à la RTF qui donne l’occasion à Simone de Beauvoir de répondre à ses détracteurs.
Les associations féministes, fortement marginalisées et vieillies depuis la fin des années 1930, ne disent mot des débats. Les associations féminines, plus dynamiques, se taisent pareillement. L’Union des femmes françaises, communiste, n’aborde pas le livre contre lequel se mobilisent des intellectuels communistes. La seule exception est le Mouvement Jeunes Femmes, proche de la mouvance des protestants réformateurs inspirés de Karl Barth, qui au même moment s’interroge sur le couple et l’amour. Né après la guerre, ce mouvement représente les jeunes générations, beaucoup moins réticentes à aborder les questions sexuelles.
Comment expliquer une telle tempête médiatique ? La position hégémonique occupée par Sartre et Les Temps modernes dans le champ culturel de l’après-guerre fournit une première clé. Véritable parangon de l’intellectuel engagé et principal représentant du courant existentialiste français de l’après-guerre, Jean-Paul Sartre multiplie les prises de position tranchées et les critiques virulentes. Normalien, agrégé de philosophie, il réussit aussi bien dans le théâtre, le roman que dans la création philosophique. Sa revue Les Temps modernes, fondée en 1945, occupe très vite une position centrale. Entre mai 1948 et juillet 1949, huit livraisons de la revue publient en avant-première des chapitres ou des fragments du livre à venir, ce qui ne pouvait pas manquer d’attirer l’attention.
Beauvoir est également connue de la critique avec une œuvre variée (à cette date, elle a commis trois romans, une pièce de théâtre, deux essais philosophiques, un récit de voyage). Elle reste cependant dans l’ombre de Sartre. Les chroniqueurs la qualifient de « disciple existentialiste », de « Notre-Dame de Sartre » ou de « grande sartreuse ». À travers Beauvoir, c’est l’entreprise et le succès de Sartre qui sont visés par les attaques.
Une seconde explication réside dans la virulence de la guerre froide. La France, dotée d’un Parti communiste puissant et influent, se déchire. Le procès Kravtchenko, les appels de Malraux et de Laurent Casanova aux intellectuels, les « batailles du livre » des militants communistes montrent assez la profonde division des milieux culturels qui doivent choisir leur camp. Or, justement, Sartre et Les Temps modernes se font les champions du libre engagement et ne ménagent pas leurs critiques des deux blocs, formant une troisième voie entre les deux camps. Sans hasard, ce sont les milieux de droite (Mauriac en tête) et les communistes (guidés par Jean Kanapa) qui se montrent les plus agressifs envers Le Deuxième Sexe, avec d’ailleurs des arguments assez similaires. À l’inverse, les chrétiens progressistes et la gauche non communiste soutiennent, ou du moins commentent plus fidèlement, les thèses de Beauvoir. Sans surprise, les collaborateurs des Temps modernes sont les plus laudateurs.
Il y a bien sûr des exceptions à cette distribution politico-culturelle. Certains écrivains de droite reconnaissent les mérites des thèses beauvoiriennes, comme François Nourissier qui publie sans doute là un de ses premiers textes, en réponse à l’enquête de Mauriac, ou Thierry Maulnier, romancier, collaborateur de L’Action française et du Monde. Des communistes esquivent les directives de leur parti, Dominique Desanti par exemple, tandis qu’Albert Camus, tout progressiste qu’il soit, accuse (oralement) Beauvoir de « ridiculiser le mâle français ».
Car, en sous-main, c’est aussi une autre guerre qui se joue. Une guerre contre la modernisation des rapports de genre. C’est à l’occasion et à propos des trois chapitres publiés dans les numéros des Temps modernes de mai, juin et juillet 1949, intitulés « L’initiation sexuelle de la femme », « La lesbienne » et « La mère », que la critique s’enflamme. D’article en article, Le Deuxième Sexe devient un « manuel d’égoïsme érotique », un manifeste d’« égotisme sexuel », rempli de « basse pornographie ». Dans ces chapitres, Beauvoir questionne en effet frontalement l’ordre sexuel.
Elle commence son chapitre « La mère » par un plaidoyer de quinze pages en faveur de la contraception et de l’avortement, elle dénie toute existence à l’instinct maternel, elle dévalorise la fonction maternelle qui aliène les femmes et affirme que les crèches et garderies seraient plus profitables aux enfants. Or, depuis les années 1930, une politique familiale tente de redresser la natalité tout en favorisant le maintien des mères au foyer. Le baby-boom, pourtant très vigoureux, n’apaise pas toutes les craintes et renforce encore l’idéal de la mère au foyer. De la gauche communiste jusqu’à la droite, le natalisme règne sans contestation depuis que les néomalthusiens, durement censurés par la loi de 1920 (qui interdit tout à la fois l’importation, la fabrication, la vente et l’information sur les contraceptifs), ont disparu de la scène publique.
Dans le chapitre « La lesbienne », qui fait « l’apologie de l’inversion » selon ses détracteurs, Simone de Beauvoir récuse les interprétations des sexologues et des psychanalystes pour mettre l’homosexualité et l’hétérosexualité presque sur le même plan existentiel : des « choix en situation ». Enfin, dans le chapitre « L’initiation sexuelle de la femme », elle montre combien les rapports hétérosexuels sont inégalitaires et empreints de violence. Ces thèmes (avortement, lesbianisme, violences sexuelles) seront au cœur de la deuxième vague féministe, plus de vingt ans plus tard.
Appâté par cette réputation sulfureuse, le grand public s’intéresse à ce gros essai de près de 1 000 pages. 22 000 exemplaires sont achetés dès les premières semaines, les rééditions se succéderont, au total 1 million d’exemplaires sont vendus en quarante ans.
L’ouvrage entame sa carrière internationale. Dans un premier temps, il est porté par les milieux francophiles attentifs à l’existentialisme. Les lignes de fracture observées en France se retrouvent au niveau européen. Les dictatures catholiques du Sud interdisent l’ouvrage. Les traductions passent par l’Argentine (1954) et le Brésil (1960). En 1968, après deux échecs, une édition catalane est autorisée à Barcelone. Dans le bloc de l’Est, il faudra attendre la chute du Mur, à l’exception d’une traduction en serbo-croate éditée dès 1982. Les parutions sont moins problématiques en Europe de l’Ouest. Il sort en RFA dès 1951. La traduction en langue anglaise (1953) vient des États-Unis grâce à l’éditrice Blanche Knopf et au professeur de zoologie à la retraite Howard Parshley. Il Saggiatore publie Il secondo sesso en 1961. Une génération d’intellectuelles émerge qui s’emploie à relancer le féminisme à partir des thèses de Beauvoir : Françoise d’Eaubonne, Colette Audry, Andrée Michel en France ; Betty Friedan et Kate Millett aux États-Unis ; María Campo Alange et Maria Aurèlia Capmany, la « Beauvoir catalane », en Espagne ; Alice Schwarzer en RFA ; Irene Selle en RDA, etc.
À partir des années 1990, avec l’institutionnalisation des études et réseaux féministes, l’ouvrage poursuit sa diffusion en Europe de l’Est et du Nord. Il est traduit en RFA (1989) ; en Bulgarie (1996) ; en Russie (1997) ; en Roumanie (1998) ; en Suède (2002). Il pénètre l’Afrique francophone et anglophone ; l’Asie par le Japon (où une traduction a lieu dès 1953) et Taïwan (1972) puis la Chine (1988). Les premières traductions sont critiquées pour leurs lacunes ou imprécisions, et de nouvelles traductions, plus fidèles à l’original, sont réalisées, en allemand (1992), en japonais (1997), en castillan (1998), en anglais (2009), en chinois (2012), etc.
Depuis 1983, la Simone de Beauvoir Society et sa revue Beauvoir Studies rendent compte du foisonnement des études beauvoiriennes.
SYLVIE CHAPERON
Sylvie CHAPERON, Les Années Beauvoir (1945-1970), Paris, Fayard, 2000.
Christine DELPHY et Sylvie CHAPERON (dir.), Cinquantenaire du « Deuxième Sexe », Paris, Syllepse, 2002.
Ingrid GALSTER (dir.), « Le Deuxième Sexe » de Simone de Beauvoir, Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2004.
Éliane LECARME-TABONE, « Le Deuxième Sexe » de Simone de Beauvoir, Paris, Gallimard, 2008.
Site de la Simone de Beauvoir Society : < http://beauvoirfr.weebly.com/ >