1984

« Michel Foucault est mort »


Terrassé à cinquante-huit ans par une épidémie qui n’a pas encore de nom, Michel Foucault a incarné une nouvelle forme d’engagement arc-boutée sur la manière dont le pouvoir politique s’exerce sur les corps. En autopsiant l’universalisme du pouvoir, il contribue à faire de son œuvre un vecteur de mondialisation intellectuelle.

« Michel Foucault est mort » ; rarement l’usage grammatical du présent n’a été à ce point aussi juste que ce 26 juin 1984 à la « une » du quotidien Libération. L’annonce de la disparition, la veille, du philosophe professeur au Collège de France fait en effet événement ; on a grand tort de polémiquer sur le fait qu’il n’ait pas déclaré qu’il était atteint du sida. On ne sait encore presque rien de l’ampleur de la pandémie à VIH, on parle encore du « cancer gay », des « quatre H (homosexuels, hémophiles, Haïtiens, héroïnomanes) », des « singes verts ».

Foucault meurt en quelques semaines et, « le vrai scandale, c’est la mort » qui interrompt brutalement un travail intellectuel singulier, sans équivalent, alors que sortent en librairie les deuxième et troisième tomes de son Histoire de la sexualité : L’Usage des plaisirs et Le Souci de soi. Cette mort amène Daniel Defert, son compagnon, à fonder l’association Aides pour lutter contre le sida dès l’automne 1984. Foucaldienne est la lutte contre le sida avant même la mort du philosophe : jamais le concept de biopouvoir ne sera autant pertinent.

Par cette brutale disparition, on comprend vite que plus rien ne sera désormais pareil. Foucault, depuis son retour de Tunis au lendemain de 1968, a modifié radicalement la conception de l’intellectuel. Plutôt que de parler à la place des autres – des dominés, des vaincus, des silencieux –, il s’est constitué en relais : il a développé tout au long des années 1970 un nouveau rapport de la théorie à la pratique. Au sein du Groupe d’information sur les prisons, dès 1971, il fait un pas de côté par rapport aux maoïstes qui l’entourent ; loin de voir les détenus en révolte comme des révolutionnaires, il les a pris au sérieux comme sujets ; il a écouté et transmis leurs revendications ; il n’a pas vu en eux un nouveau front mais le lieu d’un discours tu, l’espace d’un silence. Pour autant, il a dénoncé l’intolérable de la prison de droit commun des années Pompidou ; il a relayé le discours de la psychiatre de la prison de Toul Édith Rose relatant l’usage des ceintures de contention et les mauvais traitements dans Le Nouvel Observateur du 27 décembre 1971.

Après être allé à Madrid avec Yves Montand pour protester contre l’exécution de militants antifranquistes, après avoir accueilli – avec notamment Gilles Deleuze et Roland Barthes, Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, Simone Signoret, mais aussi André Glucksmann – au théâtre Récamier, le soir où Leonid Brejnev est reçu à l’Élysée, des dissidents soviétiques dont Vladimir Boukovsky et Leonid Pliouchtch, ou encore avoir soutenu la cause du docteur Stern objet d’un procès antisémite, il écrit dans Le Monde des 11 et 12 mai 1979 : « Ma morale théorique […] est “antistratégique” : être respectueux quand une singularité se soulève, intransigeant dès que le pouvoir enfreint l’universel. Choix simple, ouvrage malaisé : car il faut tout à la fois guetter, un peu au-dessous de l’histoire, ce qui la rompt et l’agite, et veiller un peu en arrière de la politique sur ce qui doit inconditionnellement la limiter. Après tout, c’est mon travail ; je ne suis ni le premier ni le seul à le faire. Mais je l’ai choisi. » Ce que Foucault formule au retour de ses deux séjours en Iran qui donnent lieu à une série de reportages d’idées dans un quotidien italien marque en effet une rupture ; tel Voltaire évoquant le tremblement de terre de Lisbonne, Foucault ouvre son premier article du Corriere della sera, le 28 septembre 1978, par ces mots : « Aux confins des deux grands déserts de sel qui s’étendent au centre de l’Iran, la terre vient de trembler. Tabass et quarante villages ont été anéantis. » Devant les événements qui surviennent sous ses yeux, le renversement du chah d’Iran, Mohammad Reza Chah Pahlavi, et les manifestations des étudiants chiites, il propose en effet une nouvelle posture de l’intellectuel mais surtout il acte un changement de paradigme historique. Il n’est plus question en effet de décrire ce qui survient en Iran, ou plus tard en Pologne, avec le mouvement Solidarność et les grandes grèves aux chantiers navals de Gdańsk, en termes de « révolution », mais plutôt comme un « soulèvement », soit le surgissement nietzschéen d’une force individuelle ou collective, d’une subjectivité inédite. Ce changement est d’importance. Ce dont Foucault fait le diagnostic, c’est bien de la fin de l’actualité de la notion de révolution.

Difficile de ne pas associer à ce diagnostic l’écho de la déflagration que l’annonce de sa disparition provoque dans le monde entier. On pensait Foucault français mais c’est de Tunisie, de la Californie, du Brésil ou encore à l’Est – en Pologne notamment – que parviennent les hommages les plus nombreux. On le pensait philosophe, publiant des livres, mais c’est sa façon de lire l’actualité par son analyse du pouvoir qui n’est plus centrée sur un individu mais sur de nombreux dispositifs, dont certains minuscules, qui en a fait un extraordinaire diagnosticien du présent. Foucault propose une échappée possible, une porte de sortie au marxisme, une autre manière de lire les sociétés humaines contemporaines qui ne nie pas la domination mais qui la pense sans dehors.

La réception posthume de Foucault est de ce point de vue un véritable révélateur ; il est le premier penseur de la mondialisation. Dès la chute du mur de Berlin, dans les ex-Républiques démocratiques mais aussi dans de nombreux pays d’Amérique latine où la référence marxiste était dominante, notamment en Argentine, au Brésil ou encore au Chili, ses livres mais également ses conférences et enseignements se diffusent comme une traînée de poudre. Pour les vingt ans de sa disparition, en 2004, des symposiums se tiennent à Rio ou encore à Bogotá qui rassemblent à la fois des chercheurs mais aussi des acteurs de la vie sociale – syndicalistes, militants ou artistes.

À la différence d’un Jean-Paul Sartre, sa pensée n’a aucune visée universelle ; nul besoin de l’importer. Il s’agit d’en user comme d’un outil (la fameuse « Toolbox » foucaldienne). Elle est bien sûr fondamentalement inscrite dans des sociétés historiquement déterminées, l’Europe occidentale de l’après-guerre. Mais elle n’est pas énoncée en surplomb, ni même de biais. Elle cherche sans cesse à se déprendre du point où elle a été énoncée, échappe aux schémas de pensée jusqu’alors enseignés. À certains égards, elle permet à des sujets de se constituer pour la première fois. Le discours de l’intellectuel foucaldien est spécifique à l’image des médecins des mines qui dénoncent avec leur savoir les maladies professionnelles qu’ils observent. « Les intellectuels ont pris l’habitude de travailler non pas dans l’universel, l’exemplaire, le juste-et-le-vrai-pour-tous, mais dans des secteurs déterminés, en des points précis où les situaient soit leurs conditions de travail, soit leurs conditions de vie (le logement, l’hôpital, l’asile, le laboratoire, l’université, les rapports familiaux ou sexuels). Ils y ont gagné à coup sûr une conscience beaucoup plus concrète et immédiate des luttes. Et ils ont rencontré là des problèmes qui étaient spécifiques, non universels, différents souvent de ceux du prolétariat ou des masses. Et cependant, ils s’en sont rapprochés, je crois pour deux raisons : parce qu’il s’agissait de luttes réelles, matérielles, quotidiennes, et parce qu’ils rencontraient souvent, mais dans une autre forme, le même adversaire que le prolétariat, la paysannerie ou les masses (les multinationales, l’appareil judiciaire et policier, la spéculation immobilière). »

En 1984, Foucault meurt donc dans l’espace du monde. Bien sûr, le philosophe n’a cessé de parcourir le globe, d’abord pour les services culturels du ministère des Affaires étrangères sous de Gaulle (en Suède, en Pologne et en Allemagne de l’Ouest), puis en enseignant dans une colonie devenue indépendante – la Tunisie –, avant de repartir à partir des années 1970 dans de longs séjours d’enseignement au Brésil ou encore aux États-Unis.

Mais cette dimension mondiale de la pensée foucaldienne n’est pas seulement l’une des premières et des plus spectaculaires manifestations de la mondialisation des sphères académiques des dernières décennies du XXe siècle, elle a ses raisons ailleurs, dans sa capacité à être utilisée, transformée, tordue aussi, on l’a dit, mais aussi dans ce qui caractérise non seulement Foucault mais l’ensemble de ceux qu’on a rassemblés depuis les années 2000 sous le nom de French Theory. Qu’est-ce qui réunirait les pensées de Jacques Derrida, Michel Foucault, Gilles Deleuze, Félix Guattari et encore Jean-François Lyotard ? Les thèses sont nombreuses à avoir voulu trouver des points communs à ces penseurs. Sans doute, ce qui rassemble ces pensées, ce qui les rend familières les unes avec les autres, c’est un certain rapport à la langue française, un rapport aigu qui fait d’elles des objets intraduisibles ou qui lorsqu’ils le sont deviennent autres. Il y aurait ainsi dans la French Theory quelque chose d’absolument français qui ne pourrait être traduit que par un geste non de trahison mais de translation. Cette translation modifie à tel point l’œuvre qu’on peut désigner un Foucault américain par exemple. Moment essentiel dans l’histoire de la vie intellectuelle française où une identité se constitue dans la distorsion. Le 25 juin 1984, Michel Foucault meurt dépossédé de son propre travail, comme il aimait lui-même à en rêver, comme il l’écrivait dans la préface à la première édition chez Gallimard de son Histoire de la folie à l’âge classique en 1972, devenu les armes de ses lecteurs.

PHILIPPE ARTIÈRES