En 1889, au lendemain de l’Exposition universelle et du centenaire de la Révolution française, le Brésil devient par un coup d’État militaire une République. Son nouveau drapeau est orné d’un globe, et sa devise est issue de la pensée d’Auguste Comte, devenue outre-Atlantique une véritable religion de l’humanité. C’est un moment fondateur d’intenses échanges intellectuels franco-brésiliens.
Entre mai et octobre 1889 se tient à Paris la dixième et plus monumentale Exposition universelle des temps modernes. Sur près de 100 hectares, des édifices gigantesques mettent en scène la diversité des milieux naturels, des modes de vie et des arts humains, tout en portant au pinacle la civilisation occidentale et sa marche vers la science et le progrès. Triomphe de la modernité technique, l’exposition doit aussi permettre de célébrer en grande pompe le centenaire de la Révolution française et l’avènement définitif de la République. « La France glorifiait hier l’aurore d’un grand siècle qui a ouvert une ère nouvelle dans l’histoire de l’humanité, proclame le président Sadi Carnot le 6 mai au pied de la colossale tour métallique érigée par Gustave Eiffel. Dans l’atmosphère fortifiante de la liberté, l’esprit humain retrouve son initiative, la science prend son essor ; la vapeur et l’électricité transforment le monde » (Le Petit Journal, 8 mai 1889).
Point de progrès sans République, point de République sans progrès : la tonalité donnée à l’exposition ne plaît guère aux monarques européens, qui n’appuient pas, ou discrètement, l’installation de pavillons nationaux, confiée à des mécènes ou des industriels. Le Brésil fait exception. La construction d’un petit palais, entouré de serres, de jardins tropicaux et d’un bassin garni de nénuphars géants venus d’Amazonie, est appuyée par l’empereur Pedro II en personne. « C’est le seul souverain qui ait fait cela », nous dit le Guide Bleu du Figaro de 1889. Vieux roi bourgeois, éclairé et francophile, Pedro prend le risque d’exhiber sa nation agraire, dernière monarchie des Amériques, et (jusqu’en mai 1888) dernière société esclavagiste d’Occident, à la grand-messe de la modernité libérale et industrielle. La conquête de marchés, l’attrait de main-d’œuvre et surtout la participation au grand mouvement de la civilisation seraient à ce prix.
Pedro II est dans l’esprit du temps. Il laissera d’ailleurs derrière lui l’image d’un souverain convaincu de l’inéluctabilité de son propre renversement, imminent : le 15 novembre, quinze jours à peine après la clôture de l’exposition, la République est proclamée au Brésil. Pour annoncer la nouvelle, le Journal de Paris s’amuse de la lettre imaginaire que l’empereur déchu aurait pu adresser à Louis Pasteur, depuis le bateau qui l’emmène en exil à Paris : « Alors que j’étais occupé par des observations astronomiques du plus haut intérêt, certains esprits peu philosophiques se sont emparés de mon gouvernement et ont renversé la chaise qu’ils appelaient mon trône. […] Qu’ils ne prétendent pas avoir fondé la République au Brésil. Le véritable fondateur de la République des nouveaux États-Unis c’est moi. C’est moi qui peu à peu ai habitué le peuple aux idées de liberté. Et c’est à moi qu’il doit d’avoir connu les grands principes de votre pays » (20 novembre 1889).
L’image est erronée, car le « Second Empire » brésilien fut en fait un régime très autoritaire, gardien d’une société profondément raciste et hiérarchisée. Mais il plane bien sur les premières années de la République tropicale une ombre française. La « révolution au Brésil », telle que l’acclame alors la presse hexagonale, n’a pourtant pas grand-chose à voir avec les soulèvements populaires qu’a connus la France au cours du long XIXe siècle : il s’agit d’un coup d’État mené par de jeunes officiers républicains et consenti par l’élite latifundiaire déçue par l’Empire. Les classes populaires n’y prennent presque aucune part. Les républicains les plus radicaux, dits « jacobins », rêvent pourtant de revivre la Grande Révolution à l’occasion de son centenaire. Ils imaginent leur peuple dans les rues, fondent des clubs, ornent leurs libelles de Marianne et de bonnets phrygiens, s’appellent Citoyens. « Nous parlions de la France bien-aimée, de l’influence de la culture française, dans les plus petites choses de nos luttes politiques nous rappelions la France. La Marseillaise était notre hymne de guerre, et nous connaissions par cœur les épisodes de la grande révolution. À notre cri “Vive la République” s’ajoutait presque toujours “Vive la France !” », se souvient quelques années plus tard un officier de la Marine (O Paiz, 20 novembre 1912).
Si les jacobins sont minoritaires dans la nébuleuse républicaine, leur fascination pour la France des Lumières et des libertés est plus largement partagée. Pour les élites progressistes, au moins depuis les années 1860, la France c’est le cœur de la civilisation et le « cerveau du monde », comme l’écrit l’éditorial du Courrier du Brésil le 1er décembre 1889 : un modèle d’urbanité et d’étiquette, foyer des plus grandes figures scientifiques – dont certaines, comme le botaniste Auguste de Saint-Hilaire, firent du Brésil leur terrain de recherches –, littéraires, philosophiques. Des intellectuels et artistes brésiliens y cherchent le sens de l’histoire, l’inspiration pour guider leur nation vers le progrès, la justice sociale et la liberté. C’est, en partie, la raison de la considérable influence au Brésil de Victor Hugo, vu à la fois comme le porteur d’un nouveau souffle romantique et comme prophète de la révolution.
Cette image de la France construite tout au long du XIXe siècle a fait le lit d’une adoption passionnée, à partir des années 1870, par une nouvelle élite d’ingénieurs, de militaires, de médecins et de professeurs brésiliens : celle du positivisme d’Auguste Comte (1798-1857). Au cœur de la conspiration républicaine, notamment depuis l’École militaire, ils parviennent à imposer sa devise au nouveau régime, « Ordre et progrès », qui apparaît depuis lors dans le globe étoilé qui orne le drapeau national.
Comte est l’auteur, dans la première phase de sa carrière, d’une philosophie de l’histoire selon laquelle les populations humaines évolueraient inéluctablement vers un rapport scientifique et expérimental au monde, renonçant aux révélations religieuses et aux introspections métaphysiques. Cette pensée « positive », appliquée en politique, permettrait la réforme graduelle des sociétés, leur sécularisation, républicanisation, intégration et développement technique et économique. À partir de 1845, la pensée de Comte prend un tournant religieux : suite à une passion amoureuse avec une jeune femme catholique, Clotilde de Vaux, il fonde la « religion de l’humanité », un étonnant culte des morts et de sa propre pensée supposé créer entre les hommes une « affection » rendant possible l’établissement définitif de « l’état positif ».
Le positivisme scientifique a eu un impact considérable sur la pensée occidentale du second XIXe siècle, parce qu’il a fait de l’optimisme ambiant et de la confiance dans le progrès scientifique une loi de l’histoire. Mais il n’y a qu’en Amérique latine, en particulier au Brésil, que sa version religieuse se soit à ce point épanouie, par l’entremise de médecins et grâce au prosélytisme de Pierre Laffitte, successeur de Comte et défenseur d’une interprétation littérale de ses derniers textes. Sous la férule de Miguel Lemos et Raimundo Teixeira Mendes, leaders et « apôtres » de la religion de l’humanité, le courant positiviste brésilien s’est étendu, organisé, hiérarchisé, et a joué un rôle central dans le débat public à la fin de l’Empire et au début de la République. Parallèlement, l’Église positiviste du Brésil a sauvé de l’oubli le culte fondé par Comte, dont le siège demeure aujourd’hui la « chapelle de l’Humanité », rue Payenne à Paris, ancienne maison de la muse Clotilde rachetée en 1903 par les positivistes brésiliens.
Si le comtisme a rencontré un tel succès au Brésil, c’est qu’il donnait à ce pays « périphérique » une place dans l’histoire universelle, et confiait à de nouvelles élites la mission, et les outils, pour lutter contre les « absurdes particularismes » – esclavage, monarchie catholique, régime aristocratique – qui leur en barraient l’accès. Le mouvement positiviste de la fin du XIXe siècle constitua d’ailleurs une force essentiellement progressiste, radicalement abolitionniste, républicaine, favorable à la séparation de l’Église et de l’État et à l’éducation populaire. Ces combats furent fortement associés à une image idéalisée de la Troisième République française, où la liberté et le progrès semblaient advenir dans le respect de l’ordre, valeur cardinale de la pensée comtiste, car ils y étaient menés par une avant-garde éclairée. Un rôle que ces techniciens en redingote, convaincus de leur supériorité intellectuelle et morale, se verraient bien exercer.
1889 n’est pourtant pas une année de greffes de la France vers le Brésil : ni d’un modèle républicain, ni d’une pensée de l’histoire universelle, ni des théories positivistes. Les acteurs politiques brésiliens puisent à leur manière dans le répertoire de modernité que leur offre la France, à la recherche d’outils concrets plus que de systèmes de pensée, lisant Littré ou Laffitte plus que Comte, Leroy-Beaulieu plus que Marx, adaptant, négociant avec les traditions nationales et des imaginaires contraires. De plus, ce sont les vieilles élites latifundiaires qui gagnent finalement la bataille politique et constitutionnelle, imposant au tournant du siècle le modèle d’une République fédérale et oligarchique, très peu inclusive politiquement et socialement.
Cette influence fondatrice a pourtant eu des effets au long cours. Elle a, d’abord, nourri une relation privilégiée entre les milieux scientifiques des deux côtés de l’Atlantique. Les intellectuels français n’étaient plus seulement auréolés, au Brésil, par les « Lumières » de leur mère patrie : ils portaient également Comte sur leurs épaules, c’est-à-dire la science à l’âge de la maturité, et l’invention de la sociologie. Les sciences sociales brésiliennes sont d’ailleurs nées sous forte influence hexagonale : le rôle de l’historien Fernand Braudel et de l’anthropologue Claude Lévi-Strauss dans la création de l’université de São Paulo, dans les années 1930, en reste un témoignage flagrant. En retour, le séjour au Brésil, la visibilité du passé esclavagiste, la fréquentation de populations indiennes furent vécus comme des expériences bouleversantes par ces chercheurs. « Je suis devenu intelligent au Brésil, disait Braudel. Le spectacle que j’ai eu devant les yeux était un tel spectacle d’histoire, un tel spectacle de gentillesse sociale que j’ai compris la vie d’une autre manière. » La France fut enfin, au XXe siècle, le pays d’exil et de formation privilégié des intellectuels brésiliens, depuis l’Estado Novo (1937-1945) jusqu’à la dictature militaire (1964-1985), quand le sociologue Fernando Henrique Cardoso, le géographe Milton Santos et l’économiste Celso Furtado choisirent de fréquenter les bancs de la Sorbonne. Aujourd’hui, les auteurs de référence en salle de classe et dans les milieux universitaires, en sciences humaines, continuent d’être majoritairement français.
Par ailleurs, au Brésil, la lecture positiviste de l’histoire a assis la conviction que le pays, entravé par des oligarchies conservatrices, ne serait entré qu’à demi dans l’histoire du XXe siècle, celle du premier monde industriel, ordonné, « civilisé » ; et que seul un pouvoir central fort et éclairé pourrait le guider vers la grandeur à laquelle sa nature le destine. Cet idéal étatiste et modernisateur fut partagé par des mouvements politiques très différents, de la gauche « populiste » de Getúlio Vargas aux militaires putschistes des années 1960 et 1970.
MAUD CHIRIO
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