1961

Les Damnés de la terre pleurent Frantz Fanon


La mort de Frantz Fanon précède de quelques mois l’indépendance de l’Algérie. À rebours d’une vision nationale et identitaire de la libération des peuples, Fanon, entre philosophie et antipsychiatrie, a été, de Fort-de-France à Tunis, en passant par Saint-Alban, le porte-parole sans frontières d’une cause tiers-mondiste qui n’est pas encore « postcoloniale ».

C’est un nom qui claque comme l’aube des révolutions : Fanon à Alger, Fanon à Tunis ; une icône associée à un « tiers-monde » aujourd’hui obsolète, dans son lexique comme dans ses espoirs ; certes, on connaît Les Damnés de la terre, texte incandescent dont l’histoire a retenu la préface de Jean-Paul Sartre et ses formules à l’emporte-pièce surenchérissant sur la plume fiévreuse de son auteur – Fanon a alors trente-six ans et disparaît d’une leucémie foudroyante au moment où sort son livre, en décembre 1961, publié par le jeune éditeur François Maspero. Livre saisi par le pouvoir gaulliste comme l’avaient été ses précédents. La France est engagée depuis 1954 dans des « événements » en Algérie où l’euphémistique officielle est le miroir inversé de l’apologie de la violence, pensée comme nécessaire, émancipatrice, rédemptrice chez Fanon, mais qui, en 2017, nous laisse un goût de cendres.

Toute cette imagerie a occulté la richesse de son itinéraire de vie et de pensée. On a un peu trop oublié qu’avant d’être l’ami et l’allié des colonels de la wilaya 4, engagé dans la lutte d’indépendance algérienne, Fanon est antillais, qu’à dix-huit ans il est gaulliste… Et surtout qu’il est, en premier lieu, psychiatre de profession, menant main dans la main révolutions psychiatrique et politique. C’est de l’asile de Blida, puis de Tunis, qu’il réfléchit à ce que l’ethnologue Georges Balandier vient de nommer la « situation coloniale ». Au moment même où Michel Foucault rédige sa thèse de doctorat sur l’histoire de la folie à l’âge classique (soutenue et publiée en 1961), Fanon est en prise avec un autre « grand enfermement ». Comme le fou, le colonisé est exclu de la rationalité occidentale.

Fanon est un citoyen français des vieilles colonies antillaises. Né en 1925 du temps de la « plus grande France », il est originaire de Martinique, d’une famille de fonctionnaires dont la mère, mulâtresse, avait des ancêtres alsaciens. Fanon est donc noir, « africain-antillais » selon ses termes. « Sang-mêlé », il est familier de la hiérarchie pigmentaire qui, depuis deux siècles, régit une société antillaise complexe qui a inventé le préjugé de race et en a ordonné la classification jusqu’à l’obsession. Enfant, on l’emmène, comme tous les petits Antillais, rendre hommage au monument de Victor Schœlcher à Fort-de-France – la gloire de la Caraïbe française pour avoir, le 27 avril 1848, arraché au gouvernement provisoire de la République le second décret d’abolition de l’esclavage. Schœlcher est aussi le nom du lycée français de Fort-de-France que fréquente Fanon et où enseigne Aimé Césaire à partir de 1939. Mais l’atmosphère est lourde en Martinique depuis qu’y a débarqué la flotte de l’amiral Robert, porteuse de l’or de la Banque de France, et soumise à l’autorité du maréchal Pétain dès juin 1940. Le racisme de la société locale s’accommode fort bien de la révolution politique du régime de Vichy qui trouve dans les confins impériaux (Antilles, Réunion, Indochine) non seulement un appui pour une légitimité défaillante, mais également une forme de laboratoire idéal pour les réformes qu’il entend mettre en place.

Le jeune Fanon entre en dissidence. À dix-huit ans, il quitte son île en passant par la Dominique (anglaise) voisine et est intégré dans un bataillon qui débarque au Maroc, puis en Algérie et enfin au sud de la France pour en effectuer la remontée vers le nord jusqu’en Alsace. Ces jeunes Martiniquais venus en France pour délivrer les Européens de Hitler souffrent du froid et d’un racisme larvé – contrairement aux GI noirs américains fêtés par les Françaises et les Français. À vingt ans, Fanon, avec ses médailles et ses blessures, est un vieux grognard de la France libre – comme le général Salan, dira-t-il plus tard ! C’est un héros de guerre mélancolique. De retour aux Antilles en 1945, il retrouve son professeur Aimé Césaire, devenu la même année maire de Fort-de-France et député sous étiquette communiste à la Chambre. Mais Fanon ne partage pas les convictions intégrationnistes de son aîné qui porte avec succès le projet de départementalisation des Antilles françaises en 1946.

Fanon quitte donc ce qui est devenu un département français – comme l’Algérie – pour rejoindre la métropole où il entame, à partir de 1946, des études de médecine à Lyon, achevées par une spécialisation en psychiatrie. L’expérience décisive est alors le séjour de quinze mois qu’il effectue à la clinique de Saint-Alban, un haut lieu d’innovation thérapeutique (« psychothérapie institutionnelle »), où le personnel soignant et les fous expérimentent un vivre-ensemble révolutionnaire à l’époque. L’institution est dirigée par François Tosquelles, un psychiatre émigré espagnol antifranquiste, ayant accueilli durant les années noires de nombreux proscrits et réfugiés dans sa clinique isolée en Lozère. Désormais, la psychiatrie asilaire imprime fortement sa marque au penseur de la domination coloniale que devient Fanon lorsqu’il publie, en 1952, Peau noire, masques blancs. Le livre, dans sa forme comme dans son fond, est en rupture avec l’anticolonialisme de la gauche. L’accent mis sur la subjectivité blessée, au détriment des considérations socio-économiques habituelles, choque. Il s’oppose aussi au « complexe de dépendance » mis au jour par le psychologue Octave Mannoni comme structure psychologique matricielle du colonisé. Ce dernier avait déjà été épinglé dans un autre texte fondamental du début des années 1950, le Discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire. Ce n’est sans doute pas un hasard si ce sont deux Antillais qui écrivent les deux textes majeurs et précoces qui serviront de base aux études postcoloniales plusieurs décennies plus tard.

En attendant, Fanon s’inscrit intellectuellement dans le pôle dominant de l’époque dont il emprunte le langage philosophique : l’existentialisme et la phénoménologie. Il est publié à plusieurs reprises dans Les Temps modernes ou Esprit, préfacé par Francis Jeanson pour Peau noire… avant de l’être par Jean-Paul Sartre pour Les Damnés de la terre. Le penseur des marges est donc rapidement inséré au centre du monde intellectuel de la gauche parisienne, sans pourtant y participer. Il s’inscrit également, mais toujours en porte-à-faux, dans une sociabilité intellectuelle noire, une sorte de Black Atlantic à la française qui se construit depuis 1947 autour de la revue Présence africaine et connaît son point d’orgue en 1956 avec le premier Congrès des écrivains et artistes noirs réunissant à la Sorbonne outre Fanon, Amadou Hampâté Bâ, Richard Wright, James Baldwin et bien sûr Aimé Césaire et Léopold Sédar Senghor, ses deux grands aînés de la « négritude ». Face à ces derniers, agrégés de lettres, poètes de langue française et politiques officiels de la Quatrième République, le psychiatre antillais fait entendre un son de cloche plus subversif. Il faut dire qu’à cette date, depuis trois ans en Algérie, il a rejoint le théâtre des opérations. Et, du même coup, déplacé sa réflexion sur le colonialisme dans un environnement algérien conflictuel, bientôt en guerre ouverte contre la France.

Comme les Antilles, l’Algérie c’est la France… et ce n’est pas la France. Dans une Algérie française peuplée de 9 millions de musulmans non citoyens (jusqu’en 1947), d’un million de Français citoyens et de 130 000 juifs qui le sont depuis le décret Crémieux de 1870, le statut de la citoyenneté est ambivalent et le suffrage universel bafoué par le système de double collège mis en place en 1947. La société est ultra-segmentée, et la ségrégation, tacite mais visible. Comme les Antillais, les juifs algériens qui entourent Fanon à l’hôpital de Blida où il devient médecin psychiatre sont des citoyens, mais de seconde zone. C’est donc une société coloniale à l’état pur qu’il observe, répercutée dans le microcosme de l’hôpital psychiatrique de Blida-Joinville, une ville dans la ville : 2 000 malades et de nombreux infirmiers, au centre du conflit, et considéré comme un « nid de fellaghas ».

À Blida, de 1953 à 1956, puis à l’hôpital de Tunis, de 1957 à 1961, le médecin-chef Fanon tente de promouvoir une « social-thérapie » qui rompe avec le modèle pénitentiaire des asiles de l’époque. Isolé dans un pays en guerre, l’asile de fous est en même temps la caisse de résonance pathétique de toutes les déchirures de l’Algérie coloniale. C’est de l’asile et par l’asile que Fanon entre dans la lutte active. C’est d’ailleurs comme médecin qu’il est contacté par la Révolution algérienne (il faut soigner les troubles psychiques des combattants) – avant de l’être comme penseur et comme ambassadeur quasi officiel du gouvernement provisoire de la République algérienne en Afrique noire, dont il est un zélé compagnon de route à Tunis de 1957 à 1961.

En effet, la lutte engagée par les intellectuels français (Pierre Vidal-Naquet notamment) contre l’usage de la torture par l’armée en Algérie ne lui suffit pas. En décidant de quitter la métropole début 1957, il lie son sort à l’Algérie combattante tout en se distinguant assez nettement des leaders du FLN dont il sous-estime le nationalisme arabe et le substrat religieux. Pour lui, la cause algérienne est un levier pour l’indépendance de toute l’Afrique noire – ce qu’elle sera en effet. À Accra en 1959, à Tunis en 1960, auprès des futurs grands noms de l’Afrique indépendante, Fanon est déjà de l’autre côté : il alerte le tiers-monde encore uni contre les bourgeoisies corrompues, le culte des héros, la lutte des clans qui pourraient dévoyer la décolonisation. Le colonialisme a sciemment ethnicisé les cultures. C’est aussi de cet héritage qu’il faut s’émanciper, clame-t-il, dans un livre ultime, écrit dans l’urgence de sa propre mort, à corps perdu, pour s’adresser aux nouveaux « damnés de la terre », non plus les prolétaires des pays industrialisés mais les peuples pauvres des nouvelles nations indépendantes. Le tableau est sombre et hélas visionnaire. Archange de l’indépendance, Fanon quitte la scène juste avant.

Fanon est-il encore lu et par qui ? Dès 1963, une première traduction en anglais met le texte à la disposition du mouvement noir américain ainsi que de l’Afrique anglophone. Malcolm X, Eldridge Cleaver mais aussi Amílcar Cabral (Guinée) et Kwame Nkrumah (Ghana) le lisent. Si la violence révolutionnaire des années 1960 s’empare de l’œuvre de Fanon, celle-ci devient plus encore une référence centrale des postcolonial studies qui s’épanouissent dans les années 1980-1990. Ses nouveaux lecteurs, universitaires et étudiants, y trouvent une critique des savoirs importés du contexte colonial mais aussi les notions d’ambivalence, d’hybridité, de négociation qui vont fonder ce courant théorique. Plus qu’une arme de justification de la violence, la pensée de Fanon apparaît dans toute la singularité de sa démarche : il s’agit d’établir une critique de la colonisation au niveau intellectuel le plus profond, méthodologique et épistémologique, et de reconfigurer l’ensemble des concepts « pollués » par l’exploitation coloniale. Penser à neuf, faire peau neuve.

En 2004, une nouvelle traduction, agrémentée d’un texte d’Homi Bhabha, consacre cette actualité, tout en en enregistrant une forte dilatation spatiale, puisque la parole fanonienne est désormais portée sur les campus par la géographie proliférante des postcolonial studies. De l’Inde aux universités anglo-saxonnes, en Europe et également en Afrique (via Achille Mbembe), on médite désormais les écrits de ce révolutionnaire plongé dans la guerre, de cet acteur vivant de l’anticolonialisme de son temps en qui on lit aujourd’hui un testament de la critique postcoloniale dont l’héritage est à partager entre tous. L’auteur toujours inspirant d’un Tout-Monde donc, pour reprendre l’expression d’Édouard Glissant.

EMMANUELLE LOYER