1633

Descartes, c’est le monde !


La condamnation de Galilée en juin 1633 ébranle l’Europe savante. Descartes y réagit depuis Amsterdam, au cœur d’un réseau épistolaire qu’agitent les bruits du monde. Une longue tradition fait du cartésianisme une sorte de génie français ? Pourtant, René Descartes fut d’abord un philosophe itinérant.

Descartes fut longtemps considéré comme l’incarnation du « génie » français et la décennie des années 1630-1640 comme le moment inaugural d’une « révolution philosophique » symbolisée par le Discours de la méthode (1637). Dès le XIXe siècle, les usages politiques de Descartes mettent au jour contradictions et tensions autour de la question nationale : condamné par l’Action française au nom de son rationalisme, Descartes se verra récupérer après guerre par le Parti communiste comme philosophe de la liberté. Mais la référence est loin de circuler uniquement dans les limites hexagonales. La mondialisation de la référence cartésienne est nette durant les années 1950 dans le sillage de la décolonisation, mais aussi en Amérique du Nord comme en Asie identifiant Descartes à la culture technocratique française. Cette représentation patiemment construite sur plusieurs siècles dit cependant peu de l’excentricité cartésienne entendue comme une expérience risquée et une position décentrée dans le monde intellectuel et savant du XVIIe siècle. L’association présente de Descartes à un universalisme à la française dissimule mal ainsi le statut hautement problématique de sa situation de savant exilé aux Pays-Bas. Sans tomber dans la célébration d’un nomadisme intellectuel qui sied mal à l’Ancien Régime philosophique, on peut néanmoins se dépendre de la généalogie d’une passion française (François Azouvi) pour explorer une perspective qui prend au sérieux la mobilité, les espaces, la multiplicité des points de vue. Aborder la philosophie sous l’angle de la circulation permet d’éviter le fétichisme du roman national et autorise à comprendre les échelles larges de la problématisation. Descartes aurait-il été Descartes sans cette mobilité ? Sans parler de république des lettres, Descartes par ses voyages, son installation dans les Provinces-Unies, voit les grands problèmes intellectuels de son temps à partir d’une grille de lecture qui construit l’enquête philosophique par comparaison avec d’autres espaces.

Après s’être engagé dans l’armée du protestant Maurice de Nassau, stathouder de Hollande (1618), Descartes effectue entre 1619 et 1628 plusieurs voyages qui le conduisent du Danemark en Italie, en passant par l’Allemagne et par Paris où il séjourne de 1625 à 1627, fréquentant les cercles mondains et savants autour de Guez de Balzac et du père Marin Mersenne. À partir de 1628, il s’installe définitivement aux Provinces-Unies où il entreprend la constitution d’une philosophie complète abordant l’ensemble des domaines de savoirs, de la géométrie à la musique, des traités de physique jusqu’aux réflexions métaphysiques et morales, en passant par la mécanique ou les questions relevant de la médecine ; seule la politique échappe en apparence à sa réflexion. Attaqué aux Provinces-Unies et en France dans les années 1640, il entre en correspondance avec la princesse Élisabeth de Bohême à partir de 1645. Enfin, à l’invitation de la reine Christine, Descartes est accueilli à la cour de Suède en 1649, et y mourra le 11 février 1650 d’une pneumonie. Le savant itinérant développe ainsi une autre vision du monde social, une compétence tirée de sa mobilité et de son absence d’attaches. En sortant d’une vision hexagonale ou d’une célébration anachronique de la gloire française, on donne ainsi à voir la force et les contraintes exercées par cette circulation internationale des idées au milieu du XVIIe siècle. Une première incertitude vient de la culture de la mobilité elle-même à l’époque moderne qui commande, selon D. Roche, « de rompre avec une stabilité fondamentale qui exige des uns et des autres d’avoir feu et lieu, de pouvoir être avoué, de se ranger dans les cadres d’une société, classé selon les apparences et les conditions admises ». Rupture avec le temps ordinaire, la mobilité se présente aussi comme un dérèglement moral, comme une mise en tension entre le voyage et l’enracinement. Descartes est ainsi tiraillé entre son désir de communication à distance par la lettre et son goût pour la sociabilité et l’entretien direct, le rituel de la visite, comme il l’exprime dans une lettre à Chanut du 6 mars 1646 : « Je me plains de ce que le monde est trop grand, à raison du peu d’honnestes gens qui s’y trouvent : je voudrois bien qu’ils fussent tous assemblez en une ville, et alors je serois bien aise de quitter mon hermitage, pour aller vivre avec eux, s’ils me vouloient recevoir en leur compagnie. Car encore que je fuie la multitude, à cause de la quantité des impertinens et des importuns qu’on y rencontre, je ne laisse pas de penser que le plus grand bien de la vie est de jouir de la conversation des personnes qu’on estime. » Cette représentation cartésienne de l’échange savant est très importante puisqu’elle modifie le topos habituel d’une accélération de la communication internationale au sein de la république des lettres. Arrivé aux Pays-Bas, Descartes écrira : « Quel autre lieu pourrait-on choisir au reste du monde, où toutes les commodités de la vie, et toutes les curiosités qui peuvent être souhaitées, soient si faciles à trouver qu’en celui-ci ? » La mobilité est une mobilité qui demeure sous contraintes et dangereuses dans une Europe déchirée par la guerre de Trente Ans alors que le lieu, en l’occurrence la ville hollandaise, reste propice à la liberté de philosopher.

Or, les Provinces-Unies ne sont pas un lieu ordinaire. Amsterdam correspond bien à ce « magasin de l’univers » où sont publiés tous les livres, ou à cet « entrepôt du monde » (Harold Cook) ouvert sur les espaces lointains de l’Amérique du Sud aux mondes insulindiens. Magasin de l’univers, certainement si l’on songe à la prospérité de l’économie de l’imprimé dans les Provinces-Unies à cette époque. Descartes n’aura de cesse de travailler avec imprimeurs, graveurs et libraires hollandais. Entrepôt du monde, car de New Amsterdam (créée en 1626) à Batavia, la Compagnie hollandaise des Indes a soin d’élargir les horizons hollandais. Déjà, en 1587 à l’université de Leyde, avant 1610 à Amsterdam, à Utrecht, les savants puisent dans les richesses rapportées d’Indonésie par la Compagnie des Indes orientales à partir de 1602. Souvent minorées, ignorées ou réduites à un lieu de controverse par l’histoire de la philosophie, les Provinces-Unies ne sont donc pas un cadre inerte, un décor à l’arrière-plan duquel le philosophe français tisse son œuvre. L’ouverture précoce au monde, le goût pour l’exotisme sont encore plus affirmés dans les cabinets des Provinces-Unies qu’en France. Les liens entre Provinces-Unies et Espagne passent par les correspondances épistolaires attestées autour de Carolus Clusius. Krzysztof Pomian y voit même une des caractéristiques des Provinces-Unies par rapport à l’Italie que d’attirer l’attention sur des naturalia exotiques des zones tropicales. Là où le naturaliste italien cherche avant tout à comparer ses observations avec un savoir livresque tiré des autorités de l’Antiquité, le savant hollandais est confronté à un savoir inconnu, à la nouveauté. Le séjour de Descartes se situe dans ce contexte d’agrandissement du monde qui fait des Provinces-Unies un point de passage obligé et qui questionne la certitude d’un savoir appris dans le collège jésuite de La Flèche.

La dernière incertitude qui pèse sur cette aventure intellectuelle consiste dans la perception d’une prise de risque, d’un contrôle de la mobilité intellectuelle. La position excentrée du point de vue français se traduit par une interrogation qui décentre l’universalité catholique ravivée par la Contre-Réforme. L’universalité catholique a été dès le XVIe siècle mise en porte à faux par rapport aux normes du monde protestant ou aux dynamismes des diasporas juives très actives à Amsterdam. Contre la multiplication des censures royales ou religieuses, la « révolution » cartésienne se fonde sur un principe de précaution. La condamnation de Galilée en juin 1633 pour son Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, où il fait l’apologie de l’héliocentrisme et fustige l’aristotélisme, a eu un retentissement très vif dans toute l’Europe savante. L’affaire Galilée allait durablement marquer les esprits, au point d’être à l’origine d’un infléchissement notable dans les pratiques d’écriture et de publication du philosophe français. Écoutons-le commenter l’événement auprès de son ami, le père Mersenne : « Je m’étais proposé de vous envoyer mon Monde pour ces étrennes, et il n’y a pas plus de quinze jours que j’étais encore tout résolu de vous en envoyer au moins une partie, si tout ne pouvait être transcrit en ce temps-là ; mais je vous dirai, que m’étant fait enquérir ces jours à Leyde et à Amsterdam, si le Système du Monde de Galilée n’y était point, à cause qu’il me semblait avoir appris qu’il avait été imprimé en Italie l’année passée, on m’a mandé qu’il était vrai qu’il avait été imprimé, mais que tous les exemplaires en avaient été brûlés à Rome au même temps, et lui condamné à quelque amende : ce qui m’a si fort étonné, que je me suis quasi résolu de brûler tous mes papiers, ou du moins de ne les laisser voir à personne. […] Car je ne me suis pu imaginer, que lui qui est Italien, et même bien voulu du Pape, ainsi que j’entends, ait pu être criminalisé pour autre chose, sinon qu’il aura sans doute voulu établir le mouvement de la Terre, lequel je sais bien avoir été autrefois censuré par quelques cardinaux, mais je pensais avoir ouï dire, que depuis on ne laissait pas de l’enseigner publiquement, même dans Rome ; et je confesse que s’il est faux, tous les fondements de ma philosophie le sont aussi, car il se démontre par eux évidemment. […] Mais comme je ne voudrais pour rien du monde qu’il sortît de moi un discours, où il se trouvât le moindre mot qui fût désapprouvé de l’Église, aussi aimé-je mieux le supprimer, que de le faire paraître estropié. »

À de nombreuses reprises à la suite de cet épisode, il s’inquiétera de la réaction des jésuites ou des théologiens protestants. En 1642, au philosophe Constantin Huygens, il déclare encore : « Peut-être que ces guerres scolastiques seront cause que mon Monde se fera bientôt voir au monde. » La pression de la censure exprimée à plusieurs reprises, la multiplication des controverses, constituent bien l’horizon d’attente d’une pratique philosophique cartésienne qui n’est pas adossée à une institution. Descartes est, comme les mystiques de son temps, un philosophe en prise avec la logique des lieux où s’exerce une police des savoirs. Cette inquiétude est à la fois omniprésente et fondatrice d’une nouvelle économie des savoirs en tout point contraire aux dogmatismes des scolastiques. Dissémination et inscription sont les deux faces d’un même processus qui permet à la philosophie cartésienne d’être reconnue, mais qui reste aussi fragile et incertain. Comme l’avait pressenti André Glucksmann en 1987, dans son Descartes c’est la France, l’histoire de la « révolution » cartésienne n’est donc pas celle d’une défense et illustration de la philosophie française. Descartes est le témoin et l’acteur d’une Europe en recomposition et ouverte sur le monde. Moins maître de vérité que voyageur du doute.

STÉPHANE VAN DAMME