1965

Astérix dans les étoiles


Au moment où Astérix fait son Tour de Gaule en bande dessinée, le héros donne son nom au premier satellite français, pour un premier tour du monde, le 26 novembre 1965. Cette autonomie spatiale revendiquée doit pourtant beaucoup à la coopération internationale antérieure. La puissance française serait-elle aussi mise sur orbite ?

Le 26 novembre 1965, la France a rejoint officiellement le cercle prestigieux des premières puissances spatiales. Avec le lancement de son premier satellite artificiel Astérix depuis la base militaire d’Hammaguir en Algérie, perdue dans le paysage aride du Sahara, la France est devenue le troisième pays, après l’URSS (1957) et les États-Unis (1958), à posséder sa propre agence spatiale, le CNES (créé en 1962), et son propre accès à l’espace circumterrestre. Cet exploit est d’autant plus surprenant que, jusqu’à la fin des années 1950, la France ne s’était guère engagée dans les activités spatiales.

Cet événement marquant montre que la France a su rapidement mettre en place un nouveau terrain d’innovation, accompagné par de nouveaux modes d’organisation du travail scientifique ainsi que de nouvelles institutions pour coordonner ces travaux. Sur un plan purement technique, ce succès reposait en grande partie sur le développement d’une fusée capable de placer une charge utile sur orbite, un lanceur donc, baptisé Diamant-A et issu du programme « Pierres précieuses ». Le lanceur était équipé du satellite A-1 que le public connaîtra un peu plus tard sous le nom beaucoup plus parlant d’Astérix. Il s’agissait d’une petite capsule technologique d’une quarantaine de kilogrammes dont le rôle principal consistait à communiquer au sol différentes informations sur le lancement. Même si cette capsule cessa rapidement de fonctionner, c’est par cette voie pionnière que l’Hexagone devint une force importante en Europe pour un accès autonome à l’espace circumterrestre.

Pendant longtemps, et cela est particulièrement vrai pour les activités spatiales, de nombreux historiens ont renforcé le cadre interprétatif binaire qui consistait à réduire la guerre froide à la confrontation bien connue entre les États-Unis et l’URSS. Or, comme le montrent bien le cas du satellite Astérix et de façon plus générale les activités spatiales françaises, malgré le poids indéniablement important des deux grandes puissances mondiales pendant la guerre froide, on a tort de perdre de vue les pays européens dans le domaine spatial. Une perspective transnationale et donc plus globale permet de donner une place plus juste à la circulation des acteurs et des techniques qui a joué un rôle clé dans le partage et la transmission des savoirs. L’historien des activités spatiales Asif Siddiqi l’a bien noté : comme dans le domaine nucléaire, « chaque nation impliquée [dans l’élaboration de missiles balistiques et de technologies spatiales] a été un proliférateur et a profité de la prolifération ». Dans le domaine spatial, des réseaux internationaux et informels se sont formés en Europe et aux États-Unis dès les années 1920, et le développement un peu plus tard de missiles balistiques en Allemagne a largement bénéficié de ces échanges de technologies et de savoirs. À l’issue de la Seconde Guerre mondiale, les ingénieurs et scientifiques allemands ayant contribué à la construction des fusées V-2 ont aidé à bâtir les programmes spatiaux des deux superpuissances, et notamment la France et la Grande-Bretagne ont également pu bénéficier de ce savoir-faire. Par la suite, ce sont la Chine et le Japon qui ont profité respectivement de transferts de technologie et de savoir de l’URSS et des États-Unis. Ainsi, seulement dix ans après la mise sur orbite d’Astérix, l’ensemble de ces pays a fait partie du club prestigieux des puissances spatiales, rejoint un peu plus tard (dans les années 1980) par l’Inde et Israël qui ont profité à leur tour du soutien offert par l’Europe de l’Ouest, les États-Unis et l’Union soviétique.

L’importance de la perspective transnationale ne doit cependant pas faire oublier le cadre national comme cadre analytique puisque, dans le cas de la France d’après guerre, les technologies acquises dans le milieu spatial ont joué un rôle clé dans la construction d’une nouvelle identité nationale. L’essor de la recherche spatiale à la fin des années 1950 était fortement marqué par un contexte de modernisation générale et d’une réinvention profonde de la France en tant que puissance technologique – notamment dans le but de gagner une plus grande autonomie diplomatique et militaire. C’est, autrement dit, l’impératif militaire qui a marqué dès le début cette nouvelle volonté politique introduite par de Gaulle après son élection en 1958. Cela s’est traduit par la construction d’armes nucléaires comme nouvelle force de frappe ainsi que l’élaboration de différentes technologies spatiales. Ainsi, la course aux armes et la course à l’espace ont conféré une portée politico-symbolique à l’ensemble des avancées technologiques françaises des premières décennies d’après guerre.

Le lanceur Diamant reflétait bien évidemment aussi cette tension profonde entre visées militaires et applications civiles. Même s’il s’agissait d’un lanceur civil, une bonne partie de son inspiration technologique venait du domaine militaire, c’est-à-dire du programme « Pierres précieuses » que la France avait mis en place au début des années 1960. Pour atteindre ses objectifs stratégiques, et persuadée qu’elle ne pourrait pas se fier dans le cas d’une nouvelle guerre aux États-Unis ou à la Grande-Bretagne, la France, sous la présidence du général de Gaulle, misait principalement sur sa propre capacité de dissuasion nucléaire ainsi que sur ses propres moyens techniques pour pouvoir lancer des têtes nucléaires. Quand les ingénieurs du consortium SEREB (Société pour l’étude et la réalisation d’engins balistiques) ont reçu l’accord de De Gaulle pour continuer à développer un lanceur en 1961, ils venaient de tester avec succès des missiles à poudre grâce à des véhicules d’essai. En combinant un missile à poudre avec un étage à propulsion à liquides, ils ont obtenu en 1965 un missile guidé appelé Saphir. Ce dernier constitua la base du lanceur Diamant qui a mis sur orbite Astérix le 26 novembre 1965.

Cependant, même si la presse française fêtait cela comme un événement national de grande envergure, la France s’était aussi engagée dès ses premières entreprises spatiales dans de nombreuses coopérations, notamment sur le plan scientifique, à commencer par le programme de recherches dénommé « Année géophysique internationale » en 1957-1958. Le lancement du premier satellite français s’est effectué en complément d’un deuxième satellite posé sur un lanceur de la NASA. En effet, la NASA invitait dès sa création en 1958 d’autres nations à participer à la conquête de l’espace, et la France (comme d’autres pays européens) n’a pas hésité à saisir cette opportunité et à envoyer des ingénieurs et scientifiques aux États-Unis pour acquérir de nouveaux savoirs et pour apprendre à gérer des projets techniques complexes, ce qui a permis finalement d’établir un « langage commun » dans le domaine des activités spatiales des deux côtés de l’Atlantique.

En Europe aussi, grâce aux initiatives de scientifiques influents comme les physiciens Edoardo Amaldi et Pierre Auger, les efforts dans le domaine des activités spatiales commençaient à se mutualiser au début des années 1960. Ainsi, la France participa à la création d’ESRO (European Space Research Organisation) qui fut instituée en 1962 dans l’esprit du Centre de physique des particules, le CERN à Genève, pour mettre en commun au niveau européen les ressources spatiales dédiées au développement d’expériences scientifiques et de satellites. La question beaucoup plus sensible du lanceur, exclue explicitement d’ESRO, fut, quant à elle, confiée à un autre consortium européen institué en mars 1962 sous le nom d’ELDO (European Launcher Development Organisation), et pour lequel la France s’engagea à construire un des trois étages du premier lanceur européen baptisé Europa. Même si l’ESRO a connu de nombreuses crises et l’ELDO fut finalement un échec, c’est par cette double voie que la France a découvert et activement construit dans le domaine spatial son leadership au sein de l’Europe, notamment en militant en faveur de la mise en place de l’Agence spatiale européenne au milieu des années 1970 qui réunira ces deux secteurs d’innovation et de recherche (lanceur et satellites) au sein d’un même organisme. Astérix, cette modeste capsule technologique, restera ainsi le symbole historique de l’entrée de la France dans ce vaste champ des activités et des politiques spatiales auxquelles elle a largement contribué dès la fin des années 1950.

SEBASTIAN GREVSMÜHL