La Comédie humaine dont le programme est tracé par Balzac en 1842 fait du roman une effigie de la culture française mais aussi un genre littéraire mondial. Ouvrant grandes les portes de la description, la littérature définit les nations et se donne les moyens de rendre compte des sociétés que celles-ci prétendent incarner.
Au moment où Honoré Balzac se décide à devenir écrivain, dans les années 1820, le roman est un genre littéraire mineur. On apprécie alors plutôt, dans le sillage de Voltaire, la grave solennité de la poésie et de la tragédie où la vertu, la vérité, l’enthousiasme et l’espérance défilent en majuscules. Les romanciers, presque honteux de leur prose, publient parfois en prenant soin de dissimuler leur identité véritable : les hommes, parce qu’ils s’illustrent souvent dans une veine légère, anticléricale ou potache ; les femmes, parce que ce métier public d’écrire les exposerait à l’opprobre.
Dans ce genre que ne lisent pas encore les parlementaires, les juges et les savants, le roman sentimental domine avec aplomb. Adélaïde de Souza, Sophie Cottin, Germaine de Staël, la comtesse de Genlis et Mme de Krüdener se réclament de La Nouvelle Héloïse de Rousseau, qu’elles enrichissent néanmoins de procédés narratifs neufs dont tirera parti le roman réaliste. Elles analysent avec une précision remarquable les moindres mouvements de l’âme tiraillée entre l’aspiration à être libre et le devoir d’être conforme. Elles représentent surtout, à l’étranger, une inventivité toute française que les Anglais apprécient à l’aune de Samuel Richardson ou d’Ann Radcliffe et que les Allemands rapportent à leurs propres explorations de la tension entre Moralität et Sittlichkeit, morale individuelle et éthique collective. Ce qui s’exporte en Europe dans ces années-là, en matière de roman français contemporain, c’est d’abord le roman sentimental. Les histoires littéraires ont hélas réussi, depuis, à nous le faire oublier.
Entre Paris, Londres et Weimar, notamment, circule donc un genre romanesque dont la variante française, écrite avant tout par des femmes, résume mieux à l’étranger la particularité littéraire de la France que les œuvres singulières de François-René de Chateaubriand ou de Benjamin Constant. Une communauté d’âmes sensibles se reconnaît, aux quatre coins de l’Europe, dans le destin douloureux de créatures fictionnelles comme exilées de leur propre existence ; et elle goûte les inflexions qu’offre le roman français à cette humanité aussi noble que vulnérable. La littérature, dans ce premier tiers du XIXe siècle, se donne en effet pour tâche de peindre la nature des passions et des sentiments aux prises avec les normes sociales ; elle s’adresse à des lecteurs et, peut-être plus encore, à des lectrices que leur caractère définit davantage que leur condition. La sensibilité naturelle est un passeport littéraire.
Puis vint Walter Scott. Non pas tant le poète de The Lady of the Lake, ou le romancier de La Fiancée de Lammermoor, que « l’auteur de Waverley », comme on l’appellera très vite dans le monde entier. L’écrivain, déjà célèbre pour ses poèmes et ses contes, inaugure en 1814 avec Waverley une forme romanesque qui sera traduite et reprise tout au long du XIXe siècle, de la Suède au Portugal et du Brésil au Japon. Depuis Édimbourg se propage une « Waverleymania » difficile à imaginer aujourd’hui, sinon par analogie avec les succès récents de Harry Potter ou du polar scandinave.
La nouveauté de ce roman historique est triple. La trame de ses récits, pour commencer, est nationale. Scott met en scène le peuple d’Écosse ; il confie à la littérature la mission de suggérer par la fiction l’autonomie culturelle et sociale d’une nation qui pourrait prétendre à l’indépendance politique. Au lieu de l’humanité sans frontières du roman sentimental, Scott privilégie la communauté imaginée d’un État à venir. La littérature européenne se nationalise. Et elle le fait ensuite, dans les Waverley Novels, en privilégiant la longue durée d’un cycle romanesque dont les titres mis bout à bout – Ivanhoé, La Jolie Fille de Perth, Quentin Durward, Guy Mannering, Waverley, etc. – dépeignent l’histoire des Écossais du XIe au XIXe siècle. Le passé ainsi vectorisé vise à donner l’élan d’un avenir à une collectivité en quête d’elle-même. Mais le roman, en mode mineur, n’y parviendrait pas. Aussi Scott s’efforce-t-il en dernier lieu de rendre ses fictions crédibles en fixant pour cadre à ses intrigues les mœurs et les lois de l’époque considérée. La preuve documentaire, bien que discrète, dote la littérature d’une vraisemblance inédite : l’écrivain invente sur sources, pour ainsi dire ; il exprime la vérité historique des archives avec les moyens de son art.
Cette ambition enflamme en France l’esprit des historiens et des romanciers. Augustin Thierry, Prosper de Barante, Jules Michelet, mais aussi Alfred de Vigny, Prosper Mérimée ou Victor Hugo s’inspirent de cette exigence d’érudition patriotique. Balzac également, dès Les Chouans, en 1829. Chez ce dernier, toutefois, il y a une fidélité plus grande au modèle venu d’Édimbourg. Il est, avec Michelet, le plus attaché à la dimension sérielle des Waverley Novels. Mais ce sont les mœurs de son temps qui lui paraissent devoir être décrites. Un tableau de Paris et de la province est selon lui à refaire, un demi-siècle après celui de Louis-Sébastien Mercier : la nation française se cherche encore au lendemain de la Révolution et de l’Empire, et il revient à la littérature de l’éclairer sur ce qu’elle est devenue – d’offrir un espace symbolique à ses contemporains, où ils puissent s’assembler, repérer et réparer les injustices de la mobilité sociale, restaurer un semblant de communauté à l’intérieur de l’Hexagone.
Le monde de La Comédie humaine n’est plus celui du roman sentimental. Les récits ne s’y déroulent pas en Russie, en Orient ou aux Amériques, mais à Tours, Angoulême, Douai ou Paris. L’exotisme est casanier et le contact des cultures s’éprouve entre voisins. Lorsqu’un soldat s’égare en Haute-Égypte, comme dans Une passion dans le désert, il s’éprend d’une panthère : l’amour franchit plus facilement la barrière des espèces que les frontières culturelles des nations. C’est dire que les liens, dans cet univers romanesque, se tissent entre des groupes sociaux dont les membres se savent compatriotes. Les réseaux de banquiers, de commerçants, de juges, de médecins, de militaires, d’élus, d’artistes ou de savants s’interpénètrent à l’horizon d’une évidence indiscutée : l’espace dense où ces rencontres se produisent, par un hasard quelquefois dû à l’exiguïté des villes et des bourgs, est un territoire commun chargé d’histoire et riche d’un avenir souvent collectif. Le roman fait communauté, dans les limites strictes d’un pays rêvé, et il invite ses lecteurs à se reconnaître dans l’un ou l’autre des « types » dont il peuple la France postrévolutionnaire : l’arriviste, le parvenu, le failli, le traumatisé, le génie, l’amoureuse abandonnée, la mère de famille, la séductrice sans scrupule, la fille soumise, la cousine trahie, etc.
Le personnel du roman, lorsqu’il n’est pas français, est le plus souvent allemand, anglais, italien, espagnol ou brésilien. La nationalité se marque dans la manière des personnages et, jusqu’à la caricature, dans leur accent. Ainsi du baron de Nucingen : « Ne bleurez boind », dit-il à une jolie courtisane qui minaude pour le séduire, car il est richissime : « Che feux fus rentre la blis héréize te duddes les phâmes… Laissez fûs seilement aimer bar moi, fus ferrez. » La farce exagère une altérité dont les critères de définition sont nationaux. L’humour joue de l’écart au bien commun implicite de l’histoire, de la culture et de l’esprit français. On nous propose de rire de l’Allemand, parce qu’il n’est pas français (même s’il a, par ailleurs, d’autres qualités).
Le succès de Scott à l’échelle de la planète déclenche des nationalisations en cascade dans le domaine du roman. L’œuvre de Balzac assume ce programme fixé à la littérature d’assembler ou de réassembler une nation. Elle le consolidera à son tour, quand les écrivains du monde entier se déclareront « réalistes » – par quoi il faudra entendre : soucieux d’explorer les tensions contemporaines d’une communauté nationale à l’aide des procédés du roman balzacien. Ce que la littérature française accueille et préfigure de mondial en 1842, au moment où paraît le premier volume de La Comédie humaine, c’est en somme ce découpage des cultures en nations. Elle éclaire le processus naissant de mondialisation des imaginaires littéraires confinés aux États.
Et pourtant… un cosmopolitisme littéraire se réinvente durant les mêmes années entre les murs de l’Université. En 1830, Claude Fauriel occupe la première chaire de littérature étrangère à la Sorbonne. Polyglotte, traducteur, devenu chercheur sur le tard, il prolonge dans ses travaux la grammaire comparée des Lumières en direction de la philologie allemande préromantique. S’il y a des peuples qui font de la littérature, c’est à l’anthropologie d’en fournir les raisons ; non pas cependant à partir de spéculations philosophiques sur l’origine des langues et de la poésie, mais par des recherches historiques rigoureuses sur les échanges littéraires. La notion de « littérature mondiale » (Weltliteratur), que conçoit Goethe entre 1827 et 1832, engage les mêmes convictions : la nationalité littéraire est une exception dans l’histoire de l’humanité, et elle ne doit pas masquer ce fait majeur que, en fait et en droit, les échanges précèdent les frontières.
Fauriel a consacré un chapitre de son Histoire de la poésie provençale à l’influence des Arabes sur la littérature française. Personne n’a formulé une telle hypothèse après lui. Il serait pourtant à souhaiter, aujourd’hui, que de tels chapitres deviennent tout simplement pensables.
JÉRÔME DAVID
Margaret COHEN, The Sentimental Education of the Novel, Princeton, Princeton University Press, 1999.
Jérôme DAVID, Balzac, une éthique de la description, Paris, Honoré Champion, 2010.
Geneviève ESPAGNE et Udo SCHÖNING (dir.), Claude Fauriel et l’Allemagne. Idées pour une philologie des cultures, Paris, Honoré Champion, 2014.
Franco MORETTI, Atlas du roman européen (1800-1900), trad. par J. Nicolas, Paris, Seuil, 2000 (plus particulièrement le chap. 3).
Marie-Ève THÉRENTY (dir.), « Les mystères urbains au prisme de l’identité nationale », dossier thématique de la revue Médias, no 19, 2013 (en ligne).