À l’occasion des fiançailles de l’héritier de la couronne en 1771, la représentation de Zémire et Azor célèbre la justesse des sentiments chère aux Lumières et entérine la promotion sociale de l’opéra-comique, dont la postérité assure une diffusion mondiale au récit publié en 1740 par Gabrielle-Suzanne Barbot de Villeneuve.
« La scène est en Perse ». Venu du golfe d’Ormuz, un négociant cueille une rose dans le jardin du monstrueux Azor. Pour expier cette faute, le marchand doit sacrifier l’une de ses trois filles, Zémire. La belle rejoint la bête en son palais… Si l’intrigue nous est aujourd’hui familière, elle n’était pas nouvelle non plus pour la cour du roi Louis XV, lorsque cette dernière découvrit le 9 novembre 1771, au château de Fontainebleau, Zémire et Azor, le spectacle imaginé par le librettiste et essayiste Jean-François Marmontel et le compositeur André Grétry. Cette œuvre qui célèbre la justesse des sentiments chère aux Lumières entérine la promotion de l’opéra-comique, non seulement en France mais en Europe. Sa postérité contribue à terme à la diffusion d’un modèle narratif archétypal à l’échelle mondiale.
Puisant dans le répertoire antique des Métamorphoses d’Apulée et notamment son Âne d’or, deux ouvrages à succès parus au milieu du XVIIIe siècle ont fait connaître le conte. En 1740, Gabrielle-Suzanne Barbot de Villeneuve a publié un petit récit féerique intitulé La Belle et la Bête dans son recueil La Jeune Américaine et les contes marins : une jeune créole éduquée en France métropolitaine retourne à Saint-Domingue chez ses riches parents planteurs ; son long périple transatlantique est animé par les histoires, « les contes marins », que livrent tour à tour les passagers et le capitaine pour la distraire. Proposé par la femme de chambre de la jeune héroïne, La Belle et la Bête ouvre la série des contes. Nivelle de La Chaussée s’en inspire pour sa pièce Amour pour amour programmée en 1742 à la Comédie-Française. Jeanne-Marie Leprince de Beaumont en donne une version abrégée retentissante, mais édulcorée et moralisante, dans son ouvrage pédagogique Le Magasin des enfants, qu’elle fait paraître à Londres en 1757. C’est cette variante que reprennent Marmontel et Grétry pour mettre en scène et en musique ce récit initiatique teinté de féerie.
Au début des années 1770, le choix d’un tel livret pour un spectacle musical n’est pas en soi surprenant. Le merveilleux a souvent été exploité aussi bien par la tragédie lyrique française proposée sur les scènes exclusives de l’Académie royale de musique, que par le théâtre de foire, qui y trouvaient des ressorts dramaturgiques et allégoriques inépuisables. Les résonances orientales de l’histoire ne pouvaient par ailleurs que charmer un public lettré, déjà largement conquis par les mirages du Livre des Mille et Une Nuits qu’Antoine Galland avait traduit au début du siècle.
En revanche, en novembre 1771, il est assurément audacieux de proposer à la cour un genre musical encore rattaché, symboliquement, à la foire, en l’occurrence un opéra-comique caractérisé par l’alternance de parties dansées et chantées, et de le faire entièrement interpréter par la troupe de la Comédie-Italienne. L’effronterie peut paraître d’autant plus grande que le spectacle est donné à Fontainebleau dans le cadre des cérémonies princières célébrant les fiançailles du dauphin, le futur Louis XVI, et de Marie-Antoinette, née archiduchesse d’Autriche. Certes les ambitieux tableaux chorégraphiques qui scandent la pièce et la richesse des costumes et des décors conçus pour sa création masquent les origines peu aristocratiques du spectacle, certes la première édition imprimée du livret évoque sobrement une « comédie-ballet », s’insérant ainsi dans la tradition du ballet français et dans l’héritage du théâtre moliéresque. Mais le Zémire et Azor de Marmontel et Grétry fait définitivement entrer l’opéra-comique dans le plus prestigieux des espaces culturels. Car les temps changent pour la vie musicale française telle qu’elle est polarisée et structurée dans et autour de la capitale.
En effet, la hiérarchie des genres théâtraux et musicaux que le système de privilèges entérinait depuis le règne de Louis XIV vacille. Le théâtre français dont la Comédie-Française est la scène attitrée, et la tragédie lyrique française telle qu’elle avait été conçue par le Florentin Giovanni Battista Lulli à la tête de l’Académie royale de musique, et dont les opéras de Jean-Philippe Rameau étaient devenus emblématiques, ne font plus l’unanimité. Des genres plus légers, souvent inspirés par la comédie et les opéras-bouffes italiens, remportent un succès de plus en plus vif. Cela n’est pas qu’une affaire de goût ; il s’agit aussi d’une question éminemment politique qui interroge la construction discursive d’une certaine identité française. Ravivant dans le champ musical la polémique entre les Anciens et les Modernes, la querelle des Bouffons qui a éclaté après la représentation de La Serva Padrona de Pergolèse par une troupe italienne à l’Académie royale de musique, et non sur une scène secondaire, a ainsi opposé entre 1752 et 1754 les partisans de la musique française et ceux de l’opéra italien. Rousseau, subjugué par l’allégresse de la partition de Pergolèse, assure dans ses Confessions que la confrontation entre l’opéra-bouffe italien et la tragédie lyrique française « déboucha les oreilles françaises ». La controverse dépassait le débat sur la répartition symbolique et hiérarchique des genres de spectacle entre les scènes à privilège parisiennes : à travers le débat sur la supériorité culturelle de la musique et de la prosodie françaises, elle interrogeait l’identité même de la France, son « génie national ». Fallait-il vraiment placer l’identité française du côté de la raison, de la noblesse virile, censément illustrée par son art dramatique donnant la primauté au verbe et à la prosodie, en opposition au caractère exubérant et désordonné attribué à la « nation italienne » telle qu’elle s’exprimerait à travers sa langue et sa musique ?
Or, depuis la création à la foire Saint-Germain le 3 février 1715 du Télémaque de Lesage et Fuzelier qui parodiait la tragédie lyrique de Destouches, alors programmée par l’Académie royale, l’opéra-comique déjouait ces filiations nationales, comme il détournait les assignations dramatiques traditionnelles en intégrant des morceaux chantés dans les parties parlées, et inversement. Les opéras de Charles-Simon Favart qui parodient à leur tour les opéras français des années 1730 et 1740 puis ceux d’Antoine Dauvergne, notamment ses Troqueurs donnés le 30 juillet 1753 à la foire Saint-Laurent, sur un livret de Jean-Joseph Vadé, entérinent le succès public. Grétry, formé dans une manécanterie de Liège mais qui a perfectionné pendant plusieurs années son talent à Rome, s’insère parfaitement dans cette généalogie de musiciens qui ont su mêler les influences musicales et exploiter les opportunités de la capitale française.
Dans la géographie musicale européenne encore marquée par la suprématie des théâtres d’opéra italien, Paris est certes un pôle secondaire mais attractif, comme en témoignent les deux séjours de Wolfgang Amadeus Mozart, l’un enfant (1763-1764), l’autre au début de sa carrière (1778). La ville est animée par le dynamisme de l’édition musicale, la multiplication des lieux de consommation musicale et par la vitalité des débats intellectuels autour de la musique. Grétry est arrivé à Paris en 1767, suivant en cela les conseils de Voltaire qui le reçut à Ferney : « C’est là que l’on vole à l’immortalité. » Dès 1768, Grétry s’associe avec Marmontel : membre de l’Académie française, encyclopédiste, auteur reconnu des Contes moraux, ce dernier est déjà une figure de la vie littéraire. Le premier opéra-comique né de leur collaboration, Le Huron, monté par la Comédie-Italienne en 1768, est un succès public. Le jeune compositeur signe « un coup d’essai […], le chef-d’œuvre d’un maître qui élève l’auteur sans contradiction au premier rang », relève la Correspondance littéraire de septembre 1768, insistant sur son style « purement italien ». D’autres triomphes suivent, avec Marmontel encore, puis avec Michel-Jean Sedaine à qui Grétry doit notamment le livret d’un opéra-comique « historique », Richard Cœur de Lion (1784). Par ses œuvres mais aussi par ses propres écrits sur sa carrière et la musique en général, par ses échanges fréquents avec les encyclopédistes, dont son ami Denis Diderot, qui considéraient la musique comme un objet philosophique et politique, Grétry a contribué à la légitimation de l’opéra-comique.
Cette promotion culturelle a été attestée et parallèlement consolidée par l’institutionnalisation progressive du genre. En 1715, la troupe de forains de Catherine Baron et Gauthier de Saint-Edme avait été la première à obtenir un privilège pour présenter un « opéra-comique » et prendre un nom de compagnie éponyme ; en 1762, l’attribution du statut de « théâtre royal » accélère le mouvement d’accréditation culturelle, à l’occasion de la fusion de la Comédie-Italienne avec la troupe de l’Opéra-Comique des foires, et de leur installation conjointe à l’hôtel de Bourgogne. C’est justement sur la scène de l’hôtel de Bourgogne qu’est programmée la seconde représentation de Zémire et Azor le 16 novembre 1771, une semaine après la première à la cour.
Dans le sillage de ce succès parisien, l’opéra connaît une large et rapide diffusion européenne, accompagnant souvent les traductions du livret de Marmontel. Alors qu’il sillonne l’Europe pour en dresser l’inventaire des pratiques musicales, Charles Burney assiste le 15 juillet 1772, lors d’un séjour à Bruxelles, à une représentation proposée en français. Le 6 août suivant, il entend à nouveau l’opéra-comique à Mannheim, mais cette fois-ci en allemand. En 1774, Zémire et Azor est présenté à la cour de Saint-Pétersbourg. Le 22 juillet 1778, l’opéra est donné pour la première fois en suédois au palais de Drottningholm devant la famille royale. L’année suivante, le public du King’s Theater découvre à son tour le spectacle.
Régulièrement reprise jusqu’aux années 1860 sur les scènes françaises, l’œuvre de Marmontel et Grétry n’a été ensuite plus que rarement produite. Au XXe siècle, c’est plutôt le cinéma qui met sa technique et sa puissance visuelle au service du merveilleux et du conte imaginé par Mme de Villeneuve. Dès 1899, les frères Charles et Émile Pathé présentent un court-métrage inspiré du récit fantastique. Avec une audience internationale nettement plus considérable, Jean Cocteau réalise en 1946 La Belle et la Bête avec Josette Day et Jean Marais dans les rôles-titres. Le film, qui reçut le prix Louis-Delluc, impose durablement dans l’imaginaire du public occidental la crinière léonine et l’excessive pilosité d’Azor comme marqueurs de sa monstruosité. Ce modèle iconique a inspiré toutes les adaptations ultérieures mondialisées, qu’elles soient destinées au public enfantin de Walt Disney (1991) ou aux spectateurs plus âgés, amateurs d’un fantastique mêlé d’érotisme, récemment servis par le réalisateur Christophe Gans (2014) et qui attendent déjà la production de Bill Condon annoncée en 2017 avec Emma Watson et Dan Stevens. Mais c’est sans doute encore un opéra qui demeure le plus fidèle à la vision de Cocteau, créé en 1994 par le compositeur américain Philip Glass et qui a conçu une partition directement inspirée des images du film. Circulant à travers les âges et entre les genres, voyageant de la cour de France aux studios hollywoodiens, les amours de Zémire et Azor continuent de célébrer la sincérité des sentiments, que les encyclopédistes prisaient tant.
MÉLANIE TRAVERSIER
David CHARLTON, Grétry and the Growth of Opéra-Comique, Cambridge, Cambridge University Press, 1986.
Bruno DEMOULIN et Françoise TILKIN (dir.), « Grétry, un musicien international dans l’Europe des Lumières », dossier thématique de la revue Art & Facts, no 32, 2013.
« La Belle et la Bête ». Quatre métamorphoses (1742-1779), textes établis et annotés par Sophie Allera et Denis Reynaud, Saint-Étienne, Publications de l’université de Saint-Étienne, 2004.
Mélanie TRAVERSIER, « Musique virile et airs futiles. Génie national et genre musical au miroir de la rivalité entre deux capitales lyriques, Paris et Naples (vers 1750-vers 1815) », in Olivier FORLIN (dir.), Anticléricalisme, minorités religieuses et échanges culturels entre la France et l’Italie. De l’Antiquité au XXe siècle, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 219-249.
Philippe VENDRIX (dir.), Grétry et l’Europe de l’opéra-comique, Liège, Mardaga, 1992.