Cherchant une alliance de revers contre l’Empire ottoman et les autres puissances sunnites qui leur étaient hostiles, les princes séfévides de Perse découvrent à Versailles le crépuscule du Roi-Soleil. Saint-Simon en fera le récit et Montesquieu, plus tard, une fable politique.
C’est une des belles scènes du règne finissant de Louis le Grand. Au bout de la Grande Galerie de Versailles, au milieu de la cour de France assemblée, les ambassadeurs de Perse s’inclinent devant l’estrade aménagée pour accueillir le trône. Devant les Persans, voici le vieux roi, amaigri, les traits tirés, flottant dans son habit brodé de diamants, assis dans son fauteuil de bois doré. L’étiquette a placé deux princes aux côtés du trône : à droite, le dauphin Louis, âgé de cinq ans, enfant aussi joli qu’inexpressif ; à gauche, le duc d’Orléans, neveu du roi et futur régent. Le duc de Saint-Simon, présent à cette audience du 26 février 1715, rapporte que l’académicien Gros de Boze et le peintre Coypel étaient au pied du trône, l’un pour établir la relation de la cérémonie, l’autre pour en peindre le tableau.
Pour accueillir l’ambassadeur Mohammed Reza Beg et sa suite, la monarchie française a déployé tous ses fastes. Débarqué à Marseille le 23 octobre 1714, l’ambassadeur a fait dans la cité phocéenne une entrée solennelle, donné et reçu des collations et entendu les opéras de Lully Amadis et Bellérophon. Le lent voyage de Marseille à Paris a été ponctué de réceptions dans chaque ville, de harangues de notables et de cadeaux – nougat à Montélimar, confitures à Valence, bougies et fruits exotiques à Nevers. À Paris, où ils entrent en grande pompe le 7 février 1715, les Persans logent à l’hôtel des Ambassadeurs extraordinaires, rue de Tournon.
L’audience du 19 février renouvelle le cérémonial adopté pour la réception du doge de Gênes en 1685 et celle des ambassadeurs de Siam en 1686. Le cortège de Mohammed Reza est accueilli dans l’avant-cour du château de Versailles, où se tiennent 2 000 hommes des gardes-françaises et des gardes-suisses, leurs chapeaux ornés de cocardes et de plumets, dont les tambours battent en son honneur. Dans la cour royale, le Persan trouve les gardes de la Porte et ceux de la prévôté de l’Hôtel. Il gravit l’escalier des Ambassadeurs, traverse le Grand Appartement et la Grande Galerie avant de parvenir, en se frayant un chemin à grand-peine, jusqu’à Louis XIV, à qui il remet une lettre du chah de Perse Hossein. Mais l’ambassadeur embarrasse le roi en entrant en conversation avec lui au lieu de lui adresser la harangue accoutumée dans ce genre de cérémonie. Durant toute l’audience, les princes restent découverts, même si Mohammed Reza Beg, en bon musulman, ne saurait enlever son turban. L’audience de congé, dont le rituel est plus simple, a lieu le 13 août suivant, trois semaines avant la mort de Louis XIV, et c’est sa dernière action publique.
Saint-Simon aidant, l’ambassade des Persans demeure associée à la mort du roi. Tenue pour insignifiante en elle-même, elle est comme le prélude de cette mort, le « commencement de la fin », dans la composition du mémorialiste. Le duc n’est d’ailleurs pas seul à présenter l’événement sous un jour peu flatteur. Le bruit courut en 1715 que l’ambassadeur Mohammed Reza Beg était un imposteur, que les présents qu’il apportait à Louis XIV étaient dépourvus de valeur et que toute l’opération avait été montée par l’entourage du monarque déclinant pour le distraire. Le roi aurait été victime d’une mystification similaire à la cérémonie turque qui termine Le Bourgeois gentilhomme. Le séjour de l’ambassadeur à Paris, riche en épisodes drolatiques, donna également à douter du sérieux de la mission. Les badauds parisiens venaient admirer l’ambassadeur buvant son café ou son thé, dégustant ses sorbets, fumant sa pipe, prenant son bain, s’exerçant au lancer de javelot sur le rempart. Mohammed Reza eut une cour d’admiratrices et séduisit une demoiselle de bonne famille. Ainsi comprise, la mission persane de 1715 serait un non-événement annonçant un autre non-événement : le décès d’un prince qui n’est plus depuis longtemps le Roi-Soleil.
Le tableau crépusculaire brossé par Saint-Simon et quelques autres contemporains mérite tout de même des retouches. Sans doute le Louis XIV qui meurt le 1er septembre 1715 a-t-il dû rabattre de sa superbe depuis les décennies triomphantes 1670 et 1680. En 1697, par le traité de Ryswick, il a dû renoncer à plusieurs de ses conquêtes des belles années, mais la France est demeurée invaincue sur terre. En 1713 et 1714, aux traités d’Utrecht et de Rastadt, après des défaites militaires sans précédent, il a encore cédé du terrain mais a conservé la couronne d’Espagne à son petit-fils Philippe V. La France de 1715 n’est plus prépondérante, mais elle reste le pays le plus peuplé et la première puissance de l’Europe. Louis est usé – il s’endort parfois durant les Conseils –, mais non sénile, et il travaille désormais à préserver par la diplomatie ce qui fut jadis obtenu par la guerre. En mettant en scène une dernière fois les fastes de Versailles, en particulier ceux de sa Maison militaire, pour les ambassadeurs persans, le roi a entendu montrer à l’opinion française et européenne que la France n’était pas déchue de sa grandeur passée. Prudence et négociation, plutôt qu’aventure et politique de force : ce sera aussi le mot d’ordre de son neveu mal-aimé, Philippe d’Orléans, qui va assumer la régence après le trépas de son oncle.
Surtout, en dépit des revers récents, les milieux d’affaires et l’administration royale abondent en projets d’expansion commerciale et coloniale. Même si la flotte de guerre française est sortie bien diminuée de la guerre de Succession d’Espagne, les bureaux de la Marine et des Affaires étrangères lorgnent en direction de l’Amérique espagnole comme de l’océan Indien. Les milieux dirigeants français cherchent à tirer les leçons de la guerre, pendant laquelle la puissance financière anglaise et hollandaise a pesé lourd dans la balance. Le temps n’est pas loin de l’ascension de John Law et des visions mirifiques du Système.
L’initiative de l’ambassade revint pourtant aux Persans eux-mêmes. Officiellement, il s’agissait de conclure un traité d’amitié et de commerce, qui était en négociation depuis une quinzaine d’années. En fait, il semble bien que l’objet de la mission ait d’abord été politique et militaire. La Perse séfévide, dont le chiisme était la religion officielle, était entourée de puissances sunnites hostiles, avec qui la paix était fragile : Empire ottoman, Empire moghol, khanat de Boukhara, imamat d’Oman. Dans le golfe Persique, la piraterie omanaise s’attaquait au commerce de la Perse, voire à certaines de ses villes côtières. Les Persans projetaient de nouer une alliance avec les Français contre ces pirates omanais. En échange d’avantages commerciaux, la flotte française aurait eu la charge de conquérir le port de Mascate, place disputée depuis le début du XVIe siècle entre les Portugais, les Ottomans, les Persans et les imams d’Oman. Établie dans ce port, la flotte française aurait assuré la police maritime dans le Golfe.
L’ambassade persane de 1715 prend place dans une série de missions expédiées par des souverains musulmans en Europe au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles (ambassade ottomane de 1669, ambassade marocaine de 1699, ambassade ottomane de 1721). Cette activité s’inscrit d’abord dans la diplomatie traditionnelle des « alliances de revers ». Elle tient aussi à un début de prise de conscience, dans le monde musulman, de la supériorité technique que sont en train d’acquérir les Occidentaux, en particulier dans le domaine de l’art militaire. Les potentats de l’Orient cherchent à se renseigner sur les innovations en cours en Europe et songent à faire venir des experts chrétiens dans leurs États. Les voyages de Pierre le Grand en Europe de 1697-1698 et 1716-1718 relèvent d’un constat analogue.
Mais l’initiative persane vint trop tard. Les négociations, fort difficiles à conclure en raison de la lenteur des communications et du renouvellement du personnel politique dans chaque pays, traînèrent jusqu’en 1722. À cette date, les Afghans, révoltés contre le pouvoir central séfévide, lancèrent un grand raid sur Ispahan, la capitale de l’Empire. Ils écrasèrent l’armée impériale, pourtant supérieure en nombre et dotée d’une artillerie dont le commandant adjoint était un Français, et, après un long siège, se rendirent maîtres de la métropole. La Perse allait sombrer dans le chaos et disparaître pour près d’un siècle des préoccupations des puissances européennes.
Du côté français, les résultats de l’ambassade de 1715 ne furent ni diplomatiques, ni militaires, ni commerciaux, mais philosophiques et littéraires. Après la lecture des Voyages de Tavernier et de Chardin, l’observation des mœurs de l’ambassade persane administra aux sujets de Louis XIV une leçon très directe de relativisme. Découvrant Mohammed Reza Beg assis en tailleur près de sa cheminée, le baron de Breteuil, introducteur des ambassadeurs, lui trouva d’abord l’air d’« un gros singe qui était couché auprès du feu ». « Je ne doute pas, ajoute le courtisan, que la première fois que les Persans voient un Européen assis sur une chaise, ils ne trouvent la posture aussi ridicule que celle de l’ambassadeur me l’a semblé dans cette première apparition. » La curiosité suscitée par le séjour de l’émissaire du chah à Paris allait bientôt engendrer un des monuments du premier âge des Lumières : les Lettres persanes de Montesquieu, parues en 1721, où le procédé de l’œil neuf permet moins à l’Occident de réfléchir sur l’Orient que de méditer sur lui-même.
THIERRY SARMANT
Maurice HERBETTE, Une ambassade persane sous Louis XIV, d’après des documents inédits, Paris, Perrin, 1907.
Rudi MATTHEE, Persia in Crisis : Safavid Decline and the Fall of Isfahan, Londres / New York, Tauris, 2012.
Thierry SARMANT, 1715 : la France et le monde, Paris, Perrin, 2014.
Anne-Marie TOUZARD, Le Drogman Padery, émissaire de France en Perse (1719-1725), Paris, Geuthner, 2005.