1795

« La république des lettres enfantera des républiques »


Le 25 octobre 1795 est créé, à l’inspiration de Condorcet, un Institut national pour réunir tous les savants, gens de lettres et artistes du globe. Le rayonnement des sciences morales et politiques annoncera-t-il la paix universelle ou la domination impériale ?

« [T]andis que la végétation des diverses parties du globe s’acclimate dans chaque contrée malgré les résistances de la température du sol, les institutions les plus utiles à l’amélioration des corps politiques s’y naturalisent. » Présentant, le 7 germinal an IV (27 mars 1796), ses réflexions sur les moyens de perfectionner les sciences politiques, à l’occasion d’une séance publique de l’Institut, l’abbé Grégoire promettait l’acclimatation prochaine des principes de la Révolution française sur toute la planète. L’évêque de Blois, ancien député qui avait combattu pour l’émancipation des esclaves et l’universalisation de la langue française, désormais membre de la classe des sciences morales et politiques, ne cachait pas l’ampleur du travail à accomplir : « Les deux grands principes de la séparation des pouvoirs, et de la représentation, rappelait-il, n’ont encore pu se faire jour que dans quelques coins du globe ; ailleurs ils ne pénètrent que furtivement et comme des objets interlopes. » Mais, en cultivant la science des gouvernements, cette science que les despotes avaient volontairement négligée et dissimulée au profit des arts d’agrément, la morale finirait bien par rattraper les lumières.

Grégoire ne faisait que résumer les ambitions de l’Institut national créé quelques semaines plus tôt, en 1795, mais déjà annoncé dans la Constitution de l’an III. Le 3 brumaire an IV (25 octobre 1795), un décret inspiré par Condorcet, et rédigé par Daunou, avait tiré un trait sur l’académisme d’Ancien Régime en intégrant l’Institut à un projet radicalement neuf d’instruction publique. Les écoles primaires, centrales et spéciales y étaient reliées en un ensemble couronné par l’Institut et ponctué par des fêtes nationales. Au cœur de ce système se trouvait la classe des sciences morales et politiques, placée entre la classe des sciences mathématiques et physiques, et la classe de littérature et beaux-arts. Autour d’elle, l’Institut devait devenir le cœur battant d’un corps savant planétaire. Il faudrait pour cela réunir cette « famille éparse sur le globe » que constituaient les savants, les gens de lettres et les artistes, en organisant autour d’eux un « système combiné d’une vaste correspondance » qui permettrait « d’accélérer la circulation de la pensée et des découvertes » afin de préparer la fusion des langues. Ainsi, promettait Grégoire, « [l]a république des lettres enfantera[it] des républiques ».

Pour devenir véritablement universelle, et donc pour ne pas être mise au service des puissants, la nouvelle science de l’homme devait changer de contenu comme de forme. L’histoire ne serait plus un récit de conquêtes et de mariages princiers, elle parlerait du peuple et s’écrirait collectivement grâce au concours des correspondants locaux qui interrogeraient les anciens des villages. La métaphysique serait remplacée par une étude des sensations et des idées ancrée dans la physiologie et la méthode analytique. Le droit deviendrait science sociale et législation. La morale s’émanciperait de la théologie, et l’économie politique deviendrait économie publique en se républicanisant. Même la géographie, traditionnellement au service des conquérants, changerait son regard sur le monde. La description d’une île nouvelle, affirmait Buache le 22 floréal an IV, ne serait plus « un titre de propriété pour les puissances dont on y arbore le pavillon ». « Confédération inouïe dans l’histoire », l’Institut réorganiserait la république mondiale des lettres autour de Paris, mais Grégoire précisait que ceux qui prenaient cette initiative n’ambitionnaient aucune suprématie, la souveraineté littéraire et scientifique étant par nature partagée tout comme la souveraineté politique.

La réalité s’avéra plus délicate dans un contexte où la France entendait aussi défendre la République par les armes. Car c’est par la guerre que les sciences morales et politiques se diffusèrent d’abord. Caffarelli du Falga, général de l’armée républicaine et membre non résident de la section d’analyse des sensations et des idées, mourut le sabre à la main au siège de Saint-Jean-d’Acre en 1799. Avec d’autres membres de la deuxième classe, il avait contribué à organiser l’Institut d’Égypte, dont il fut aussi titulaire, occupant le premier siège de la section d’économie politique. Au sein des républiques sœurs du continent européen, qu’il avait fallu conquérir, introduire les sciences morales et politiques supposait de trouver des intermédiaires suffisamment dévoués à l’envahisseur. Tel était le cas, au sein de la République cisalpine, du traducteur de Locke Francesco Soave. Membre de la classi di scienze morali e politiche de l’Instituto Nazionale Italiano, décrété dès 1797 et fondé à Bologne en 1802, il y présenta en 1804 ses réflexions sur le projet d’Idéologie de Destutt de Tracy.

De tels intermédiaires n’étaient pas dénués de tout esprit critique. Imposer les sciences morales et politiques par la force contredisait de façon criante le projet de Grégoire pour qui tout devait découler de la communication scientifique. La seule diffusion des connaissances pouvait-elle d’ailleurs suffire à convertir les peuples ? Analysant l’échec de la révolution napolitaine, Vincenzo Cuoco opposait dès 1799 une école française trop universalisante et rationaliste, à la scuola delle scienze morali e politiche italiana de Machiavel, Gravina et Vico, plus attentive aux circonstances et aux émotions populaires. En 1808, la Società Reale di Napoli, fondée pour le nouveau royaume de Naples par Joseph Bonaparte, et présidée par le même Cuoco, comportait une troisième classe de scienze morali, politiche, ed economiche, fondée alors même que son équivalente française avait été dissoute en 1803.

Instruments de domination impériale, les sciences morales et politiques ne s’acclimataient loin de Paris qu’en se provincialisant. La Faculté des sciences morales et politiques, créée en 1803 au sein de la nouvelle université impériale de Vilnius, héritait d’une ancienne université polonaise, désormais sous domination russe et refondée par Alexandre Ier. À travers son intitulé, elle affirmait son souci d’ouverture occidentale, en invitant par exemple le Genevois Sismondi à y enseigner l’économie politique, ou en faisant la publicité de ses concours dans les périodiques français. Mais elle demeurait fort différente de la deuxième classe parisienne, puisqu’elle incluait la théologie.

Paradoxalement, la Grande-Bretagne, où Malthus écrivit son célèbre Essai sur le principe de population (1798) contre l’idée « française » de perfectibilité indéfinie, fut un lieu majeur d’élaboration et de diffusion de sciences morales alternatives au modèle parisien. Réagissant au projet éducatif de la Révolution, les universités d’Oxford et de Cambridge, proches des élites gouvernantes, s’empressèrent de restaurer l’étude des humanités classiques dès la fin des années 1790, ou plutôt de les réinventer au profit d’une théologie naturelle qui fit dès lors fonction de science morale anglicane. Au contraire, les philosophes radicaux comme Godwin ou Bentham faisaient écho au projet français d’une science de la perfectibilité humaine. En Écosse, la philosophie du sens commun de Thomas Reid et Dugald Stewart proposait quant à elle une moral science qui, tout en se rapprochant des idéaux de l’an III, servait les intérêts du parti whig et des promoteurs de l’expansion commerciale. En 1848, un Moral Science Tripos fut fondé à Cambridge, d’abord dans un cadre strictement anglican, mais pour s’ouvrir progressivement à ces différentes traditions après 1860.

Ce modèle institutionnel, qui s’inscrivait dans l’enseignement supérieur plutôt que dans la république des lettres, avait été expérimenté en Amérique avant de s’implanter en Angleterre. De l’autre côté de l’Atlantique, dès la fin du XVIIIe siècle, les collèges destinés à la formation des nouvelles élites républicaines avaient fabriqué un curriculum empruntant aux différentes traditions européennes. Quand Bernardino Rivadavia, alors ministre des Provinces-Unies du Río de La Plata, refonda le Collège royal de Buenos Aires pour en faire le Colegio de Ciencias Morales en 1823, c’était en s’inspirant à la fois des idées de Destutt de Tracy et de celles de Jeremy Bentham, tous deux ses amis. Ce collège devait devenir le foyer de la future « génération de 1837 » qui lutta pour s’émanciper de l’héritage culturel espagnol, suite logique de la révolution de 1810. Aux États-Unis, l’espoir d’une fraternité commerciale et philosophique avec la France avait été balayé dès l’élection du peu francophile John Adams en 1797. Aussi, dans les colleges de la côte Est, le cours de moral science, qui était professé en quatrième et dernière année des études, le plus souvent par le président du college, s’inspirait, selon l’orientation religieuse de ce dernier, de sources surtout anglaises et écossaises.

L’opposition entre ces deux grands modèles, académique et universitaire, se prolongea au cours du XIXe siècle. Guizot, alors ministre de l’Instruction publique, voulut revenir à l’esprit du 3 brumaire an IV en fondant en 1832 l’Académie des sciences morales et politiques, bientôt secondée par la loi d’instruction publique de 1833 et par la fondation du Comité des travaux historiques et scientifiques (CTHS) en 1834. Il s’agissait moins de conquérir l’Europe que de civiliser la France. Les sciences morales et politiques privilégiaient désormais un objectif national, perdant une partie de leur ambition cosmopolite. Pourtant, le modèle académique français, fondé sur l’instauration d’une caste hiérarchisée de membres titulaires et de correspondants, fit l’objet de multiples imitations, connaissant une diffusion au moins égale à celle de la période révolutionnaire. Des académies ou des sections académiques consacrées aux sciences morales et politiques furent ainsi fondées à Bruxelles (1843), Genève (1853), Madrid (1857), Naples (1864) ou Rome (1874).

Dans le même temps, la version universitaire des sciences morales connaissait une diffusion maritime depuis la Grande-Bretagne où l’économie politique, la logique, la philosophie morale et le droit occupaient désormais une place centrale dans la formation de l’administration civile et coloniale. La moral science devint ainsi, dans la seconde moitié du XIXe siècle, un enjeu important des institutions d’enseignement supérieur destinées à la formation des élites indiennes. Dès les années 1830, des missionnaires écossais comme Alexander Duff en avaient fait un terrain de combat contre les « superstitions » de l’hindouisme et pour la régénération de l’Inde. En 1860, le manuel du médecin-philosophe écossais John Abercrombie fut introduit dans le curriculum de l’université de Calcutta. Les conceptions qu’il résumait sur les facultés intellectuelles du sujet occidental étaient déjà familières aux classes indiennes lettrées des grandes villes portuaires qui, depuis la fin du XVIIIe siècle, suivaient l’évolution de la pensée européenne et savaient la mobiliser pour mener leurs propres combats en faveur des libertés. S’ouvrait ici la possibilité de retourner les sciences morales contre leurs promoteurs européens. En 1898, Kishori Lal Sarkar, juge à la Haute Cour de Calcutta, écrivit un Hindu System of Moral Science dans lequel il proclamait l’existence non seulement d’une métaphysique, mais également d’une philosophie morale indépendante au sein de l’hindouisme.

Tout ne se passait certes pas à l’intérieur de la dynamique institutionnelle déclenchée en 1795. La réception d’auteurs tels que John Stuart Mill ou Auguste Comte, qui jouèrent un rôle central dans la constitution de ce champ savant, fit l’objet d’appropriations en dehors des institutions explicitement consacrées aux sciences morales. En Allemagne, la traduction du Système de logique déductive et inductive de Mill (1843) prépara le grand débat sur les Geisteswissenschaften de la fin du siècle. En Chine, lieu mythique d’invention des sciences morales pour Voltaire ou Quesnay, Mill et Comte furent traduits au début du XXe siècle, à une époque où l’on tentait d’intégrer l’héritage intellectuel chinois à un cadre institutionnel universitaire importé d’Occident. Mais jusqu’à la fin du XIXe siècle, époque où elle fut marginalisée par l’essor des « disciplines » adossées aux universités de recherche allemandes et américaines, la nébuleuse institutionnelle des sciences morales constitua, malgré son hétérogénéité, un espace majeur de circulation pour les sciences de l’homme. Si la république mondiale des sciences morales exista, c’est d’avoir su oublier ses origines parisiennes.

JULIEN VINCENT