Le 10 juin 1793, la fondation du Muséum d’histoire naturelle à Paris, héritier du Jardin royal des plantes, s’inscrit dans le projet d’éducation morale et politique des Jacobins. Il assure le rayonnement de la France dans le champ des savoirs naturalistes pendant plusieurs décennies.
Comment faire de Paris la capitale universelle des savoirs naturalistes ? La création révolutionnaire du Muséum d’histoire naturelle, le 10 juin 1793, s’inscrit dans un paysage de recomposition des savoirs, tout en reprenant le message cosmopolite des Lumières. Les savoirs naturalistes, rassemblés et exposés au Muséum et dans son jardin, doivent signifier au monde l’importance de la France régénérée, et assurer son rayonnement.
Cette fondation s’inscrit dans une filiation, celle du Jardin royal des plantes, ou Jardin du roi, qui a acquis au cours du XVIIIe siècle une stature internationale et suscite de nombreuses répliques en Europe. Centre de collecte d’objets et de spécimens naturels, le Jardin est un symbole de l’universalisme des Lumières. Les voyageurs y rapportent des spécimens du monde entier. Georges-Louis Leclerc, comte de Buffon, intendant de 1739 à 1788, met en place un vaste réseau de correspondants européens. Comme il est d’usage de joindre aux lettres des sachets de semences, les échanges de plantes se multiplient. Plus encore, les projets d’acclimatation de plantes rares ou « exotiques » disent la volonté de faire du Jardin un microcosme rassemblant toutes les espèces vivantes du globe, en les classant, les étiquetant, les hiérarchisant. Dans cette logique, le Jardin du roi est aussi conçu comme outil de domination, manifestant la puissance du souverain sur les espaces lointains et leurs richesses.
Rien de tout cela n’est remis en question à la Révolution. Bien au contraire, la création du Muséum d’histoire naturelle poursuit l’entreprise, en la dédiant à l’utilité publique (l’accès au Jardin était auparavant réservé à quelques privilégiés). Pour les Jacobins, il s’agit de faire de la contemplation de la nature un projet d’éducation morale et politique. L’ambition est à mettre en parallèle avec la création du Muséum central des arts, au Louvre, quelques semaines plus tard, et avec l’ensemble des projets destinés à dispenser un savoir patriotique, œuvrant à la régénération de la France.
Doté d’une nouvelle organisation, de prérogatives plus étendues que celles de l’ancien Jardin royal, et d’une certaine autonomie, le Muséum devient une institution nationale, dans laquelle les cours sont ouverts au public. Les titulaires de chaires (qui passent de trois à douze) reçoivent des salaires égaux et vivent ensemble dans l’enceinte du jardin. Alliant les ressources des jardins botaniques et celles des anciens cabinets naturalistes, les savants de l’institution se consacrent aux trois règnes de la nature (minéral, végétal, animal). Grâce aux confiscations révolutionnaires, les collections s’enrichissent considérablement et la centralité du Muséum dans le monde des naturalistes devient manifeste. Les effets des confiscations sont aussi heuristiques. Georges Cuvier trouve ainsi dans la collection scientifique du stathouder de Hollande des crânes d’éléphants de Ceylan et du Cap, qui lui permettent de confirmer qu’il y a deux espèces distinctes d’éléphants vivants. Grâce à l’observation de ces spécimens venus du bout du monde, et en complétant ces observations par des échanges de dessins avec des naturalistes étrangers, il publie une série de travaux décisifs pour l’anatomie des fossiles. Plus largement, le modèle du Muséum se diffuse aussi au-delà des frontières : le Musée de zoologie de Naples, créé sous le gouvernement français en 1813, est ouvert en réalité en 1845, grâce à un élève de Lamarck et de Cuvier, Giosuè Sangiovanni, avec deux galeries conçues exactement sur le même plan que la galerie des oiseaux du Muséum parisien. Les élèves étrangers sont d’ailleurs nombreux à assister aux cours, au moins jusqu’aux années 1830-1840. Sous la Restauration, les étudiants anglais et italiens sont parmi les plus nombreux. Le rayonnement international du Muséum se mesure aussi à la manière dont certaines théories, comme celle du transformisme enseignée par Lamarck, vont se diffuser partout en Europe.
À la fonction pédagogique, qui dépasse donc largement le cadre national, fait écho une fonction politique. Comme l’avait souligné Bernardin de Saint-Pierre dès 1792, dans son Mémoire sur la nécessité de joindre une ménagerie au Jardin national des plantes de Paris : « Nos relations politiques nécessitent l’existence d’une ménagerie. » En mai 1794, la création de la ménagerie du jardin répond donc au besoin d’avoir un lieu pour accueillir dignement les cadeaux des grands princes du monde. En 1827, une girafe offerte par le pacha d’Égypte à Charles X, premier spécimen de l’espèce à entrer en France, trouve refuge à la ménagerie, où elle vivra dix-huit ans, inspirant la mode, le design et quelques pamphlets politiques, avant d’être naturalisée au Muséum.
L’histoire naturelle est conçue aussi comme une science utile, permettant le développement de l’agronomie et le progrès de l’agriculture. André Thouin, nommé « professeur des cultures » en 1793, œuvre tout spécialement à l’introduction des plantes exotiques au Jardin et dans les jardins botaniques provinciaux, dans un souci d’économie rurale. Le Muséum se fait le réceptacle de plantes lointaines et les redistribue dans les jardins botaniques coloniaux. En 1798, le directeur du Jardin botanique de Cayenne, Joseph Martin, ancien élève du Jardin du roi, rapporte au Muséum des plants d’arbres à pain originaires de Tahiti, qu’il a réussi à acclimater dans les Caraïbes. Modèle de plante utile, censé assurer l’autonomie alimentaire des colonies, l’arbre à pain circule ainsi à travers le monde, de jardin botanique en jardin botanique, pour finalement trouver place au Muséum. C’est par la collecte et par les tentatives de naturalisation ou d’acclimatation d’espèces exotiques que le Muséum participe en effet d’une vaste entreprise de contrôle du monde, alors que, au moment où le premier empire colonial se délite, il devient urgent d’acclimater pour ne plus dépendre des liens coloniaux.
L’enthousiasme de la période révolutionnaire, le dynamisme d’un Thouin ou d’un Cuvier, l’enrichissement réel des collections permettent au Muséum de conserver une place de premier plan quelques décennies. La position centrale de l’institution dans le monde des savoirs naturalistes est cependant celle d’un moment, d’une génération. Les institutions étrangères ne se contentent pas d’envoyer des échantillons ou de recevoir les travaux des naturalistes parisiens : elles se les approprient, innovent. Ainsi, le Museum of Comparative Anatomy de Londres, dirigé par Richard Owen, doit beaucoup à Cuvier et au modèle de la galerie d’anatomie comparée. Lorsque le naturaliste américain Jeffries Wyman, professeur à Harvard, visite Paris en 1841, il trouve cependant les collections de Cuvier dans un état de quasi-abandon, et constate que le Muséum londonien est devenu le plus important d’Europe. Dans de nombreux domaines de l’histoire naturelle, les institutions anglaises et allemandes, à partir des années 1830, prennent le dessus.
Plus encore, à l’âge des empires, il semble bien que le Muséum, entièrement tourné vers la science, et bien moins vers le commerce, marque le pas. Individuellement, des professeurs du Muséum s’impliquent dans les affaires coloniales, par le biais de la Société de géographie dans laquelle Armand de Quatrefages joue un rôle important, ou de la Société d’acclimatation dont Isidore Geoffroy Saint-Hilaire est un membre fondateur. Des professeurs participent à des missions scientifiques, des représentants du Muséum siègent dans la Commission des voyages du ministère de l’Instruction publique, et assurent ainsi la continuité du système de patronage (garantissant l’enrichissement des collections par les explorateurs). En 1889, à l’occasion de l’Exposition universelle, la construction de la grande serre dans le jardin permet de mettre en scène la nature exotique et sa maîtrise. En 1895, une « Exposition zoologique, botanique et géologique de Madagascar » est organisée au Muséum, en soutien à la conquête. La France, comme les autres puissances impériales, multiplient les jardins d’essais dans les colonies : à Alger dès 1832, à Saigon en 1863, à Libreville en 1887, à Tunis en 1891 ou encore à Madagascar en 1897, pour ne donner que quelques exemples. Certains ont des liens étroits avec le Muséum, d’autres beaucoup plus lâches en réalité.
Le Muséum d’histoire naturelle suit le mouvement de l’expansion impériale au XIXe siècle, donc, mais avec une certaine retenue. Le magnifique jardin de Buitenzorg, création hollandaise dans la colonie de Java, accueille en résidence des savants du monde entier. On y trouve des laboratoires et une revue, d’ailleurs publiée en français, qui font référence. La Grande-Bretagne, surtout, avec son réseau exceptionnel de jardins botaniques autour de Kew Gardens, et du fait de son emprise impériale, concentre les atouts. Le plus riche herbier du monde, un musée de botanique appliquée et un réseau sans commune mesure permettent aux Britanniques d’imposer leurs normes taxinomiques, notamment.
Au Muséum, le tournant impérial ne semble pas avoir eu lieu. À la fin du siècle, avec la nomination de Maxime Cornu à la chaire des cultures (1884), un « Service des cultures coloniales » est bien mis en place, mais sans grand dynamisme. Le modèle de Kew, qui centralise et dirige tous les jardins coloniaux, en y nommant des directeurs formés en métropole, n’est pas réplicable dans le contexte français. Les savants du Muséum sont peu enclins à suivre les injonctions utilitaristes des groupes de pression coloniaux, et entre l’Instruction publique, dont dépend le Muséum, et le ministère des Colonies, la jonction est difficile. En 1899, la création d’un nouveau jardin colonial, à Nogent, sur des terrains appartenant au Muséum, mais financé par le budget des Colonies, en est une manifestation. La simple existence de ce nouveau lieu manifeste le décrochage entre le Muséum et le monde colonial. C’est à Nogent que vont désormais être formés les futurs directeurs des jardins d’essais des colonies, et que croissent dans des serres de multiplication des plantes destinées aux mondes tropicaux.
Entre 1793 et la fin de la Restauration, le Muséum d’histoire naturelle croit et fait croire au rôle moteur de la France dans les savoirs naturalistes. Il rayonne. Mais alors que le monde change, les rôles sont redistribués. Au cours du XIXe siècle, l’histoire naturelle perd de sa prestance, quand de nouveaux savoirs, comme la biologie, tendent à reconfigurer le champ des savoirs sur la nature, et à marginaliser quelque peu le modèle du Muséum d’histoire naturelle. D’autres institutions en Europe affirment leur prééminence, notamment en matière de botanique et d’acclimatation. Le dynamisme de Kew Gardens dans la seconde moitié du XIXe siècle signale les orientations nouvelles prises par les savoirs naturalistes (notamment l’importance de l’utilité économique des plantes à l’échelle impériale), et finalement la fugacité de la centralité des institutions savantes dans un monde qui change.
HÉLÈNE BLAIS
Claude BLANCKAERT, Claudine COHEN, Pietro CORSI et Jean-Louis FISCHER (dir.), Le Muséum au premier siècle de son histoire, Paris, Éd. du Muséum national d’histoire naturelle, 1997.
Marie-Noëlle BOURGUET et Christophe BONNEUIL (dir.), « De l’inventaire du monde à la mise en valeur du globe. Botanique et colonisation (fin XVIIe siècle-début XXe siècle) », dossier thématique de la Revue française d’histoire d’outre-mer, vol. 86, nos 322-323, 1999.
Marie-Noëlle BOURGUET et Pierre-Yves LACOUR, « Les mondes naturalistes : Europe (1530-1802) », in Dominique PESTRE (dir.), Histoire des sciences et des savoirs, de la Renaissance à nos jours, t. 1 : De la Renaissance aux Lumières (Stéphane VAN DAMME, dir.), Paris, Seuil, 2015.
Pierre-Yves LACOUR, La République naturaliste. Collections d’histoire naturelle et Révolution française (1789-1804), Paris, Éd. du Muséum national d’histoire naturelle, 2014.
Emma C. SPARY, Le Jardin d’utopie. L’histoire naturelle en France, de l’Ancien Régime à la Révolution, Paris, Éd. du Muséum national d’histoire naturelle, 2005.