En 1921, la modiste Gabrielle Chanel, figure du beau monde parisien, décide de diversifier son activité. Aidée par un émigré russe, elle lance un nouveau parfum, le No 5. Objet iconique du XXe siècle, célébré par Marilyn Monroe ou Andy Warhol, ce petit flacon devient l’incarnation du luxe à la française.
Si les sondes spatiales Pioneer ou Voyager lancées dans les années 1970 avaient dû embarquer un parfum pour faire connaître notre humanité à d’éventuelles civilisations extraterrestres, leur choix se serait sans doute porté sur le No 5 de Chanel. Parfum le plus vendu au monde jusqu’à une période très récente, produit mythique portant partout la renommée de la France sur le terrain du luxe, le No 5 est pourtant presque centenaire.
En 1921, Gabrielle Chanel a trente-huit ans, et son activité première de modiste, étendue depuis quelques années à la couture, connaît dans la France de l’après-Première Guerre mondiale un succès grandissant. L’orpheline de douze ans que son père a abandonnée jadis aux sœurs de l’abbaye cistercienne d’Aubazine, en Corrèze, tient commerce au 31 rue Cambon, a remboursé depuis plusieurs années à son protecteur Boy Capel (décédé en 1919) les sommes qu’il avait investies dans son affaire, et emploie plus de trois cents ouvrières. Elle est la maîtresse du grand-duc Dimitri Pavlovitch et fréquente José Maria et Misia Sert, qui comptent parmi ses plus proches amis, Pablo Picasso et Serge Diaghilev, avec lesquels elle a travaillé sur le ballet Parade, ou Igor Stravinski, qu’elle héberge ainsi que sa famille dans sa villa de Garches, Bel Respiro. Enfin et surtout, avec d’autres couturiers comme Jean Patou, elle insuffle un style à son époque, libère le vestiaire féminin par le recours au pantalon, au cardigan ou au tailleur, allonge et fluidifie la silhouette en utilisant le jersey.
En cette année 1921, Gabrielle Chanel décide de diversifier son activité dans la parfumerie. Ce marché est en effet particulièrement dynamique, et le couturier Paul Poiret s’y est ouvert avec succès dix ans plus tôt. Les grands noms de la parfumerie de l’époque sont Guerlain, Roger & Gallet, Piver et, depuis une quinzaine d’années, Coty. Son Chypre de 1917 signe un très grand succès populaire. L’Heure bleue (1912) et Mitsouko (1919) de Guerlain figurent également parmi les créations majeures du marché. La parfumerie française rayonne sans rivale dans le monde entier.
En 1920, sans doute par l’intermédiaire du grand-duc Dimitri, Gabrielle Chanel a rencontré le parfumeur Ernest Beaux. Composant pour la maison Rallet de Moscou, la plus grande maison de parfumerie russe, dont il était directeur technique, Ernest Beaux a fui la révolution de 1917. Son entreprise, rachetée en 1896 par la société grassoise Chiris, est alors rapatriée à La Bocca. En 1946, dans un article de la revue Industrie de la parfumerie, il relate les circonstances de la création du No 5 : « J’ai composé le No 5 à mon retour de la guerre. J’ai été amené à faire une partie de la campagne dans une région septentrionale de l’Europe au-delà du cercle polaire à l’époque du soleil de minuit, où les lacs et les fleuves exhalent un parfum d’une extrême fraîcheur. J’ai gardé cette note et l’ai réalisée, non sans peine, car les premiers aldéhydes que j’ai pu trouver étaient instables et d’une fabrication peu régulière. »
Le No 5 n’est pas, loin s’en faut, le premier parfum à faire entrer dans sa composition des matières premières de synthèse. Des molécules artificielles sont employées en parfumerie depuis une quarantaine d’années. L’originalité de ce parfum tient plutôt au dosage important de sa formule en aldéhydes, des corps odorants d’origine synthétique dont l’odeur en elle-même n’est pas à proprement parler agréable, mais qui présentent la particularité d’exalter les matières premières avec lesquelles ils sont utilisés. Gabrielle Chanel aurait souhaité « un parfum de femme à odeur de femme ». Les aldéhydes permettent à Ernest Beaux de faire entrer le bouquet floral qu’il compose dans une forme d’abstraction, où les matières premières naturelles, rose de mai, jasmin, ylang-ylang…, se mêlent plus étroitement, et sont moins directement identifiables : « Le No 5 avait le caractère surprenant d’une création abstraite », analyse Edmonde Charles-Roux. Olfactivement, sa création présente en effet une notable innovation, où les notes synthétiques jouent un rôle majeur. « Cette note nouvelle a eu et a encore un succès très marqué, peu de parfums ont été imités et contrefaits comme le No 5 de Chanel », commente Ernest Beaux dès 1946.
Le choix de son nom, le No 5, symbole de perfection dans de nombreuses cultures, s’inscrit également en rupture avec les pratiques de l’époque, évoquant pour Paul Morand « un lendemain où les parfums ne seront plus Trèfle incarnat, Rêve d’automne, mais porteront un numéro matricule, comme des forçats ». Ernest Beaux en dévoile là encore l’origine : « Pourquoi cette dénomination ? Mlle Chanel, qui avait une maison de couture très en vogue, me demanda pour celle-ci quelques parfums. Je suis venu lui présenter mes créations, deux séries : de 1 à 5 et 20 à 24. Elle en choisit quelques-unes, dont celle qui portait le No 5 et, à la question “Quel nom faut-il lui donner ?”, Mlle Chanel m’a répondu : “Je présente ma collection de robes le 5 du mois de mai, le 5e de l’année, nous lui laisserons donc le numéro qu’il porte et ce numéro 5 lui portera bonheur.” Je dois reconnaître qu’elle ne s’était pas trompée. »
Pour autant, en 1921, les ingrédients du succès ne sont pas encore tous réunis pour le No 5. L’époque est en effet à la diversification des maisons de couture vers la parfumerie, et la concurrence s’intensifie : 1923 marque l’entrée de la maison de couture Jeanne Lanvin sur ce marché, avec un parfum nommé Irisé, composé par Mme Zed, et 1924 celle de Jean Patou, avec Amour amour, Que sais-je ? et Adieu sagesse, créés par Henri Alméras. Et si le No 5 existe, Gabrielle Chanel ne dispose pas des moyens nécessaires à sa production et à sa distribution à grande échelle. Sa rencontre, en 1923, avec les frères Wertheimer, est à cet égard déterminante.
Ernest Wertheimer est en effet propriétaire de la maison Bourjois & Cie depuis 1898. Fondée par Joseph-Albert Ponsin, et rachetée en 1868 par son employé Alexandre-Napoléon Bourjois, la maison de parfumerie est célèbre pour sa Poudre de riz de Java, dont 2,5 millions de boîtes sont vendues chaque année dans le monde dès 1912. Or la maison Bourjois possède depuis 1891 une usine et des terrains à Pantin. En 1923, Paul et Pierre Wertheimer, ses fils, rencontrent Gabrielle Chanel par l’intermédiaire de Théophile Bader, cofondateur, avec Alphonse Kahn, des Galeries Lafayette. Les conditions du succès sont dès lors réunies, avec la possibilité d’une production d’ampleur par l’usine Bourjois de Pantin, et une structure de distribution qui permette une large diffusion commerciale. L’année suivante, les Parfums Chanel sont fondés, avec pour directeur technique Ernest Beaux, selon un contrat qui attribue 70 % du capital aux frères Wertheimer, 20 % à Alfred Dreyfus et Max Grumbach, qui représentent Bader, et 10 % à Gabrielle Chanel. La collaboration, qui semblera vite inique à Gabrielle Chanel, connaîtra des heures houleuses. En 1947, Gabrielle Chanel obtient une renégociation qui porte sa part à 2 % du chiffre d’affaires annuel. En 1954 cependant, Pierre Wertheimer rachète les 20 % que détiennent les Galeries Lafayette, et, lors du retour de Gabrielle Chanel à la couture, les Parfums Chanel rachètent la maison de couture, ce qui permet à Pierre Wertheimer de devenir propriétaire de tout le groupe Chanel, à l’heure où la marque connaît de nouveau un immense succès.
Les années 1950 marquent un autre jalon du rayonnement du No 5. À la question d’un journaliste, qui lui demande ce qu’elle porte pour dormir, Marilyn Monroe répond : « Quelques gouttes de No 5. » Bien qu’il n’existe aucune trace de l’interview originelle, dans les années qui suivent Marilyn est à plusieurs reprises photographiée avec le parfum, notamment lors d’une séance où elle pose nue dans un lit, ainsi que sur un portrait particulièrement célèbre où on la voit se parfumer, les paupières baissées et tenant contre elle un grand flacon de No 5. Dans un enregistrement datant de 1960, enfin, retrouvé en 2013 par Chanel, elle évoque l’interview originelle et en répète les propos. Cette association récurrente de l’actrice et du parfum contribue de façon très significative à sa renommée internationale, et le hisse au rang de mythe. En termes d’image, l’aura de Marilyn, blonde, pulpeuse, pétillante, américaine, vient compléter efficacement celle de Gabrielle Chanel, brune, froide, cérébrale et européenne, pour faire du No 5 le parfum de toutes les femmes, l’essence même de la féminité.
Le choix pour nom d’un numéro, ne serait-ce que parce qu’il ne pose pas de problème de traduction, mais aussi parce qu’il reste relativement transparent en termes d’imaginaire, facilite en effet cette pluralité de lectures et de projections dans des univers culturels différents. Le même parti pris de sobriété qui a présidé au choix de l’emballage du parfum lui permet de traverser les époques et de séduire les marchés du monde entier : loin de la surenchère artistique des flacons de son temps, le No 5 opte pour la sobriété d’un flacon qui aurait été inspiré par les flasques à vodka de la garde impériale russe. « Ce qu’il y avait de remarquable dans le bloc à angles vifs que mettait en circulation Gabrielle, c’est qu’il soumettait l’imaginaire à un nouveau système de signes. Ce n’était plus le contenant qui suscitait l’envie, mais le contenu. Ce n’était plus l’objet qui faisait vendre, mais le sens seul qui était concerné : l’odorat, confronté avec ce liquide d’or, prisonnier d’un cube de cristal nu et rendu visible à seule fin de désir. » En 1959, le No 5 et son flacon entrent dans les collections permanentes du Museum of Modern Art de New York et, en 1985, Andy Warhol en fait l’objet de l’une de ses sérigraphies, le consacrant comme objet iconique du XXe siècle.
La sobriété de son flacon, doublée de l’abstraction de son nom, fait ainsi du No 5 une toile vierge où puisse s’exprimer l’essence même de la marque Chanel. En plaçant ce produit sous le signe du style qu’elle incarne, minimaliste et élitiste, mais sans l’ancrer, en termes de communication, dans une histoire particulière comme ce peut être le cas pour Shalimar, Arpège, L’Air du temps, Opium, Poison, ou d’autres parfums majeurs du XXe siècle, Gabrielle Chanel a témoigné d’une intuition très sûre : le parfum n’a de valeur que dans l’image qu’il projette. Incarner cette image dans une histoire, c’est donner au temps une prise sur le produit. Situer a priori le produit hors de toute narration, c’est au contraire se donner la possibilité d’en faire le support de toutes les narrations, et de les faire évoluer au fil du temps, pour mieux séduire les femmes de chaque époque, et de toutes les aires géographiques. Les campagnes publicitaires du No 5 reflètent ce parti pris : de façon paradoxale, depuis les années 1970, si l’égérie qui incarne le parfum est souvent française (Catherine Deneuve, Carole Bouquet, Audrey Tautou, mais pas uniquement : Nicole Kidman, Gisele Bündchen…), ce n’est jamais l’image de la France qui s’y projette comme un idéal, mais bien plutôt celle des marchés que le No 5 se donne pour ambition de conquérir, des gratte-ciel américains dans les années 1980 à ceux de Shanghai dans la campagne de 2012 où figure Brad Pitt. Un jeu de miroirs à l’équilibre subtil où le No 5 projette au monde l’idéal d’un luxe à la française, et à la France celui d’une femme capable de mettre le monde à ses pieds.
EUGÉNIE BRIOT
Ernest BEAUX, « Souvenirs d’un parfumeur », Industrie de la parfumerie, vol. 1, no 7, octobre 1946.
Edmonde CHARLES-ROUX, L’Irrégulière. L’itinéraire de Coco Chanel, Paris, Grasset, 2016 [1974].
Paul MORAND, L’Allure de Chanel, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2009 [1976].