Un royaume de France qui rentre dans ses frontières naturelles et accomplit sa vocation maritime par le contrôle de sa façade littorale : tel est le récit qu’on a longtemps donné du règne de Louis XIV. Mais lorsqu’il met la main sur Dunkerque, ce nid de corsaires que les Hollandais surnommaient « l’Alger du Nord », c’est d’un port cosmopolite qu’il s’empare.
Guerres de succession, mariages et traités de paix ont permis, à partir de l’annexion de la Normandie en 1203, l’ajout d’une frange littorale à un État jusqu’alors exclusivement terrien. La propagande monarchique puis républicaine a décrit ces gains territoriaux comme l’entrée de la France dans ses frontières « naturelles ». Un tel récit masque cependant à quel point la construction du territoire français sur ses marges maritimes fut contingente. Si ces conquêtes se sont parfois faites par le fer et le feu, nombre de territoires ont été acquis par la négociation.
Le 27 octobre 1662, Dunkerque est achetée à l’Angleterre par Louis XIV, pour 5 millions de livres. La ville, sa citadelle, ses forts et ses redoutes, ses canons et munitions, repassent sous l’égide française – pour la dernière fois. Mais, en devenant française, Dunkerque ne cesse jamais d’être une ville-monde. La ville conserve, sur la longue durée, des spécificités « flamandes », au plan linguistique, religieux ou économique, et cultive des liens étroits avec l’Espagne, les Pays-Bas et l’Angleterre. Au cours des siècles, le port des Flandres a été baladé au gré des rivalités entre les puissances européennes. Un événement symbolise le destin à part de « l’église dans les dunes » (« Duinkerk » en flamand). Le 14 juin 1658, après la « bataille des Dunes », la ville alors espagnole se rend à l’armée franco-anglaise de Turenne et Lockhart. Quelques heures plus tard, elle est offerte à Cromwell par Mazarin, fruit de l’alliance négociée avec l’Angleterre contre l’Espagne. C’est la « folle journée », au cours de laquelle, selon la formule du premier historien de Dunkerque, Pierre Faulconnier, Dunkerque fut « espagnole le matin, française à midi, anglaise le soir ». Dunkerque est un carrefour de l’histoire de la France en Europe.
Presque immédiatement, on regrette d’avoir remis cette place maritime à l’Angleterre, mais les circonstances vont favoriser son retour dans l’escarcelle de Louis XIV. L’entretien de la garnison et de la forteresse est trop coûteux aux yeux de Charles II, revenu aux affaires en 1660, qui décide de vendre la ville au plus offrant : c’est donc la France, plutôt que l’Espagne ou les Provinces-Unies, qui hérite du port des Flandres. On rejoue en 1662 la même scène que quatre ans plus tôt, mais les acteurs ont échangé leurs rôles. Alors qu’en 1658 Louis XIV avait remis les clés de la ville à l’Angleterre, le 2 décembre 1662 il franchit triomphalement la porte de Bergues, à cheval, après le départ de la garnison anglaise. Outre-Manche, on déplore la cession honteuse de la dernière possession britannique en France. Le duc de Clarendon, qui a négocié la vente, est soupçonné de s’être personnellement enrichi : son palace londonien est même surnommé « Dunkirk’s House ». En France, la propagande royale s’empresse de célébrer le retour dans le giron catholique d’une ville opprimée par l’hérésie anglicane depuis quatre ans.
L’absorption de Dunkerque illustre le rôle accru qu’occupe la mer dans la stratégie et l’économie françaises à partir de cette période. À la jonction de la Manche et de la mer du Nord, c’est aussi une borne extrême du royaume de France. En l’annexant, Louis XIV est parvenu à « reculer » la frontière septentrionale de son royaume. Dunkerque protège la France du côté de la route des Flandres, celle des invasions. Sitôt achetée, la ville devient un maillon clé dans la ceinture défensive conçue par l’ingénieur militaire Vauban aux frontières du royaume. Entourée de remparts de tous côtés, facilement isolée de son arrière-pays par l’inondation des plaines environnantes, elle devient aussi l’un des fers de lance de la politique maritime de Colbert. Des travaux titanesques sont engagés pour transformer un port ensablé, qui ne laissait entrer que les navires d’un faible tirant d’eau, en port de guerre et de commerce de premier plan. Entre 1670 et 1680, 30 000 soldats percent canaux et bassins, tracent un chenal pour limiter l’ensablement du port, et érigent une citadelle imprenable, selon un plan que Vauban décrit comme « le plus beau et le plus grand dessein de fortifications du monde ». Témoignant de l’importance du projet pour la monarchie, le Roi-Soleil vient superviser les travaux en personne à plusieurs reprises. Louis XIV fera d’ailleurs, au cours de son règne, plus de séjours à Dunkerque (six) que dans n’importe quel autre port du royaume. Lors de son ultime visite, en 1680, il écrit à Colbert : « Dunkerque sera le plus beau lieu du monde. » C’est un port modèle, une vitrine que l’on exhibe fièrement aux ambassadeurs du Siam en 1685. Il est vrai que les ingénieurs ont surmonté d’immenses difficultés techniques, érigeant par exemple le fort Risban sur un banc de sable mouvant.
La question des fortifications de Dunkerque ne cessera d’empoisonner les relations avec la Grande-Bretagne. Le philosophe et théologien irlandais John Toland s’alarme ainsi : « Autant laisser les Français fortifier Douvres, que laisser en l’état les fortifications de Dunkerque. » Le traité d’Utrecht de 1713 oblige la France à raser les murailles, faire sauter les forts et bastions, combler le port et détruire les écluses et jetées de Dunkerque, et à ne jamais les reconstruire. Au fil des guerres, les fortifications et le port seront rebâtis, détruits, puis érigés à nouveau.
Nid de corsaires, Dunkerque est déjà surnommée « l’Alger du Nord » par les Hollandais au XVIe siècle, par analogie avec les pirates barbaresques et en raison des ravages que leur infligent ses corsaires, alors au service de la couronne espagnole. La monarchie française ne met pas fin à cette activité, qu’elle encourage au contraire, comme à Saint-Malo ou Bayonne. Avec Vauban, une politique de course de grande envergure est entreprise, qui se substitue au combat d’escadre dit « en ligne » à la fin du XVIIe siècle. Cette économie mixte mobilise la marine de commerce au profit de l’effort de guerre royal. Roturier né à Dunkerque de parents hollandais, Jean Bart (1650-1702) est le plus connu de ces marins. Il gravit rapidement l’échelle de la renommée et de la reconnaissance monarchique. Lors de la guerre contre les Provinces-Unies (1672-1678), ses vaisseaux légers, faciles à manier dans des eaux peu profondes, capturent quatorze navires de guerre et quatre-vingt-un vaisseaux marchands. Vauban devient son protecteur, et le fait entrer dans la Royale, au rang de lieutenant de vaisseau. Pendant les vingt années qui suivent, de Bergen en Norvège à Lagos au Portugal, Bart mène le combat, attaquant les pirates de Salé, rançonnant harenguiers et rouliers des mers hollandais, et coulant bas des dizaines de vaisseaux ennemis. À la bataille du Texel, en 1694, il reprend au contre-amiral de Frise un convoi de cent vingt navires chargés de blé. Il est anobli par le roi. Dès 1789, le corsaire est célébré comme un héros français, humble fils de marchand ayant servi le despotisme presque à son corps défendant, exemple pour la patrie émancipée de sa noblesse. Une statue à la gloire du grand homme est érigée au cœur de la ville en 1845, et ses exploits sont célébrés dans les histoires de France écrites au XIXe siècle. Pourtant, Jean Bart, de son nom de naissance Jan Baert, s’exprime en flamand, qui reste la langue parlée par les Dunkerquois sous la Révolution.
La définition même du « national » et de l’« étranger », dans ces périphéries maritimes, est complexe. Pour s’assurer de la fidélité de populations dont les familles sont écartelées entre plusieurs États, privilèges économiques, fiscaux ou religieux leur sont concédés par la monarchie. Les marins, français ou étrangers, échappent au recrutement dans la marine royale, la ville est exemptée de la taille et de la gabelle, tandis que le clergé, « réputé étranger », n’y perçoit pas la dîme. Vins de Bordeaux, sel de La Rochelle, étoffes du Levant ou toiles des Flandres s’empilent bientôt dans les entrepôts dunkerquois, et la population de la ville fait plus que doubler entre 1662 et 1685. Le commerce prospère en effet grâce à la franchise concédée par Louis XIV dès novembre 1662, seulement abolie sous la Révolution. Comme Marseille et Lorient, Dunkerque est un « pays étranger effectif ». Ses marchands peuvent commercer avec l’étranger duty free, tandis qu’une frontière douanière sépare la ville du territoire français. Ce statut stimule tout au long du XVIIIe siècle une contrebande considérable.
Les formes sociales que prend cette activité à Dunkerque sont originales. Localement connue sous le nom de « smogglage » (traduction française de l’anglais smuggling et du flamand smokkelen), la contrebande mobilise des marchands de toutes origines établis dans le port, ainsi que des milliers de fraudeurs anglais et irlandais, appelés « smoggleurs ». Entre 1765 et 1785, ce sont ainsi neuf cents navires smoggleurs par an en moyenne qui entrent à Dunkerque, et mille deux cent quatre-vingt-cinq à la veille de la Révolution. Par ce biais, thé de Chine ou des Indes, café de Saint-Domingue, cognac ou eau-de-vie sont achetés en France et réexportés frauduleusement de l’autre côté de la Manche. Selon le colbertisme qui imprègne la pensée économique française de l’époque, le commerce est le nerf de la guerre : tandis que les guinées d’or anglaises coulent à flots en France, les douanes britanniques sont privées de millions de livres de droits de douane.
Loin d’être rejetées comme ennemies, ces communautés étrangères sont protégées par la municipalité et les puissants intérêts marchands de la ville, organisés dans la première chambre de commerce créée en France, en 1700. La marine de guerre française les défend contre les corsaires dunkerquois, au nom de l’intérêt national. Un temps interrompu par la Révolution française, cette activité repart de plus belle sous l’Empire. Napoléon autorise ainsi à partir de 1810 les smoggleurs à entrer à Dunkerque et Gravelines en échappant aux dispositions du Blocus continental. Tout au long du XVIIIe siècle, les États européens rivalisent pour attirer les marchands étrangers, leur offrant subventions, droits de bourgeoisie et privilèges fiscaux. Ces situations d’extraterritorialité compliquent les appartenances nationales. Se jouant des frontières étatiques, les réseaux marchands se redéploient d’un port à l’autre.
Les heures glorieuses de l’épopée de la France sur mer doivent beaucoup à des hommes nés hors de ses frontières. Le refrain nostalgique sur la « vocation maritime de la France » passe trop souvent sous silence la contribution de milliers d’étrangers, pêcheurs, corsaires ou contrebandiers, à la prospérité de sa façade littorale.
RENAUD MORIEUX
Alain CABANTOUS, Dix mille marins face à l’Océan, Paris, Publisud, 1991.
Pierre FAULCONNIER, Description historique de Dunkerque, ville maritime & port de mer très-fameux dans la Flandre Occidentale, Bruges, 1730.
Clyde L. GROSE, « England and Dunkirk », The American Historical Review, vol. 39, no 1, 1933, p. 1-27.
Louis LEMAIRE, Histoire de Dunkerque, des origines à 1900, [1927], rééd. Dunkerque, Westhoek-Éditions, 1980.
Renaud MORIEUX, Une mer pour deux royaumes. La Manche, frontière franco-anglaise, XVIIe-XVIIIe siècles, Rennes, Presses universitaires de Rennes.