1659

L’Espagne cède à la France l’hégémonie et le cacao


Signé le 7 novembre 1659, le traité des Pyrénées permettait à la France de desserrer l’étau espagnol en entérinant ses conquêtes aux Pays-Bas. La paix est scellée par le mariage de Louis XIV et de l’infante Marie-Thérèse d’Autriche. La France de Mazarin triomphe de sa vieille rivale ; reste à relever son ambition coloniale.

1659 est la date la plus importante pour l’histoire du chocolat en France. Un certain David Chaillou, appartenant à la maison d’Eugène-Maurice de Savoie-Carignan comte de Soissons, époux d’Olympe Mancini nièce de Mazarin, avait voyagé en Espagne, en dépit de l’état de guerre entre les deux monarchies, et appris les méthodes de préparation de la précieuse boisson. Il devint le premier chocolatier de France : « Il a été accordé par Lettres Patentes du 28 novembre 1659, la permission pour 29 ans à David Chaillou de composer & vendre le Chocolat en Liqueur ou Pastille, Boëtes, ou autre maniere qu’il lui plairoit. » Mais les bureaux du chancelier Séguier ayant tardé à sceller ces lettres pour en rendre l’exécution effective, le secrétaire d’État Loménie de Brienne dut écrire au garde des Sceaux pour lui rappeler l’urgence de l’affaire. À cette date, 5 juin 1660, la cour au grand complet se trouvait entre Ciboure et Saint-Jean-de-Luz pour assister aux noces de Louis XIV et de l’infante María Teresa de Austria, célébrées quatre jours plus tard. Une fois son privilège enregistré, Chaillou ouvrait le premier débit de chocolat rue de l’Arbre-Sec, à mi-chemin entre le palais du Louvre et le quartier des Halles, entre trône et boutique.

Le chocolat, disait-on, était l’un des péchés mignons de la nouvelle reine de France. Fille de Felipe IV et d’Élisabeth de Bourbon, María Teresa était donc doublement cousine de Louis XIV. Élevée à la cour du roi d’Espagne, elle en avait acquis les manières et les goûts, à commencer par la passion pour certains produits venus des Amériques. Le mariage des deux cousins sur la frontière des deux monarchies scellait la fin de la guerre. En 1659, les plénipotentiaires désignés par Mazarin et par don Luis de Haro, favori du roi d’Espagne, avaient négocié les articles d’une paix depuis longtemps attendue. Les conversations avaient débuté trois ans plus tôt. Les Français, satisfaits par la prise de plusieurs villes et places fortes en Hainaut, Flandre, Artois et Luxembourg, pensaient que le temps était venu de consolider leurs gains. L’Espagne s’était résignée en 1648 à signer la paix avec les Provinces-Unies protestantes, et elle espérait encore pouvoir reconquérir le Portugal séparé de la monarchie hispanique depuis 1640. La fin des hostilités avec la France signifiait que l’Espagne concentrerait désormais ses efforts politiques et militaires sur la péninsule Ibérique et les possessions italiennes, tout en renforçant la sécurité en Méditerranée et dans les Amériques.

Le traité des Pyrénées de 1659 entérinait les conquêtes françaises aux Pays-Bas. La France s’engageait à ne plus prétendre à la suzeraineté sur le comté de Barcelone, ni sur les terres de Bourgogne et Franche-Comté. Mais en Catalogne, les territoires situés au nord et à l’est des crêtes pyrénéennes, soit la Cerdagne orientale et le Roussillon, entraient pour toujours dans le royaume de France. Selon le texte du traité : « Les Monts Pyrénées, qui avoient anciennement divisé les Gaules des Espagnes, seront aussi dorenavant la division des deux mesmes royaumes […] Et pour convenir de la division, seront presentement deputez des Commissiares de part & d’autre, lesquels ensemble de bonne foy declareront quels sont les Monts Pyrénées qui doivent diviser à l’avenir les deux Royaumes, & signaleront les limites qu’ils doivent avoir. » La méthode consistant à confier le bornage des limites à des commissions bipartites d’experts ouvrait la voie à des pratiques qui n’ont fait que s’amplifier et se préciser, jusqu’à nos jours.

Le mariage de la princesse espagnole amatrice de chocolat et du jeune roi Bourbon répétait le double mariage de 1615 de Louis XIII avec l’infante Ana de Austria, d’un côté, et de l’infant Felipe (futur IV) avec la princesse Isabelle de Bourbon, de l’autre. En 1659 comme en 1615, les pourparlers s’étaient tenus sur l’île aux Faisans (nom espagnol), ou île de l’Hospital (nom français), située sur la rivière Bidassoa. Les capitulations matrimoniales prévoyaient le versement par Felipe IV à sa fille d’une dot de 500 000 ducats. Les pénuries financières empêchèrent la monarchie hispanique de respecter cet article. En 1667, deux ans après la mort de Felipe IV, Louis XIV prenait prétexte de ce manquement pour revendiquer, au nom de la défense des intérêts de son épouse, les sommes que l’Espagne n’avait jamais versées. Le Roi-Soleil déclenchait alors la guerre dite de Dévolution, au terme de laquelle il annexait quelques villes et places supplémentaires dans les Pays-Bas du Sud, comme paiement de la dot oubliée.

La France triomphait de la rivale qui l’avait dominée depuis la captivité de François Ier au temps de Charles Quint. Cette revanche prenait un tour particulier : Louis XIV l’emportait sur l’Espagne tout en aspirant à occuper sa place. Le Roi Très-Chrétien, effaçant progressivement toute trace de protestantisme chez lui, voulait devenir de surcroît Roi Catholique, au détriment de son cousin de Madrid. La France n’était plus enserrée entre les terres du Habsbourg ; l’Espagne désormais subissait les conquêtes françaises. Desserrer l’étau espagnol en Europe avait son pendant : déployer la présence française dans les domaines coloniaux, et en particulier dans les territoires et les circuits de l’Atlantique. Depuis le XVe siècle, l’Espagne et le Portugal prétendaient bénéficier d’un monopole aux Amériques comme sur les côtes de l’Afrique. Toute entreprise engagée par une puissance rivale, et tard venue dans l’expansion maritime, était comprise comme une intolérable intrusion. Pourtant, les deux monarchies ibériques étaient incapables de contrôler les immensités territoriales sur lesquelles elles prétendaient jouir de l’exclusivité.

Depuis 1654, après que le royaume de Portugal eut reconquis les territoires du Pernambouc tenus par les Hollandais, les îles françaises, en particulier la Martinique, reçurent quelques familles juives qui fuyaient le rétablissement de l’Inquisition au Brésil. Parmi ces exilés, le négociant portugais Benjamin da Costa de Andrade joua un rôle important dans la conversion des cultures locales à la canne à sucre. On lui attribue également la responsabilité d’avoir fait planter à la Martinique la première cacaoyère française, vers 1660, soit au moment exact où David Chaillou ouvrait boutique à l’Arbre-Sec. La mise en valeur des Antilles françaises reposait sur les contrats d’engagement, forme de travail non libre mais à durée négociée et limitée, ainsi que sur la traite négrière en provenance d’Afrique.

Entre 1655 et 1660 s’opère le basculement vers l’économie sucrière. À partir de 1660, en effet, l’imposition est payée en sucre – et non plus en tabac – à la Martinique. La population esclave augmente de façon spectaculaire, d’abord à la Guadeloupe mais également à la Martinique et à Saint-Christophe. Pour la traite négrière, il était indispensable de s’affranchir de la dépendance par rapport aux négociants ibériques. Il fallait donc, comme avaient commencé de le faire les marchands anglais et hollandais, que des Français court-circuitent les comptoirs portugais sur les côtes de l’Afrique occidentale et dans le golfe de Guinée. Sur ce front, 1659 est également une date très importante. Cette année-là, Colbert a relancé une Compagnie du Cap-Vert et du Sénégal. Aussitôt est édifié le fort qui constitue le noyau de la ville de Saint-Louis, sur l’île de Ndar, à l’embouchure du fleuve Sénégal. Cette création résultait de négociations conduites auprès du brack de Waalo, souverain du royaume wolof des maremmes de l’estuaire.

C’était l’aboutissement, encore incertain, d’un long processus entamé plus de quarante ans auparavant. En 1612 déjà, des entrepreneurs rouennais avaient tenté sans succès de s’installer en Gambie, là où des négociants anglais et hollandais détournaient les anciens circuits marchands portugais. Bien plus tard, en 1638, deux Dieppois, le capitaine Thomas Lambert et Claude Jannequin de Rochefort, mandatés par la Compagnie normande d’Emmery de Caen, avaient construit un bâtiment, entre magasin et fortin, sur la pointe de Brieur à l’embouchure du fleuve Sénégal. Cinq années plus tard, ce premier fort Saint-Louis fut emporté par un raz-de-marée. De même, en 1658 Louis Caullier, dépêché par la Compagnie du Cap-Vert et du Sénégal, voyait s’effondrer un bâtiment dont il avait conduit la construction sur l’île de Bokos. Après l’établissement du nouveau fort Saint-Louis sur l’île de Ndar, la Compagnie des Indes occidentales prit le relais, à partir de 1664. Les Français imitaient les Portugais qui avaient préféré s’installer sur des îles à proximité des littoraux africains, plutôt que de s’implanter sur le continent. Comme eux, ils ont commercé l’or du Soudan, l’ivoire, un peu plus tard la gomme arabique et, surtout, les esclaves à destination des plantations antillaises.

Comme les Espagnols et les Portugais avant eux, les colons français d’Afrique occidentale organisaient un commerce triangulaire pour satisfaire la demande de main-d’œuvre servile dans l’économie de plantation caribéenne. Comme leurs prédécesseurs ibériques, ils affrontèrent des environnements auxquels ils n’étaient guère préparés, ni sur le plan culturel ni sur le plan physiologique. La hantise de l’ensauvagement, la peur de s’écarter des standards de conduite jugés convenables en France, habitaient ces pionniers, bien qu’accompagnés de gens d’Église. « Je crûs voir des gens qui venaient je jouër a la paulme, estant tous en caleçons et en chemises, ce que je trouvay ridicule », notait Michel Jojolet de La Courbe dans le Premier voyage fait à la coste de l’Afrique, pour décrire les résidents français de Saint-Louis en 1685. La dégradation ne concernait pas seulement la tenue vestimentaire. D’autres témoignages contemporains constataient, avec répulsion, la promiscuité sexuelle des colons européens avec les femmes africaines et l’apparition indésirable d’un peuple de métis. Ce n’était pas la propension à brutaliser les Africains pour en faire des marchandises qui marquait la chute dans la barbarie, mais bien la faculté de s’approcher d’eux.

La France, à l’image de l’Espagne sa rivale de toujours, devenait à son tour coloniale.

JEAN-FRÉDÉRIC SCHAUB