En 1947, à la première réunion du Kominform1, le PCF est en position d’accusé. Sa déviance est d’avoir versé dans une sorte de nationalisme, au détriment des intérêts du mouvement communiste international. Il est invité à rectifier ses positions et à placer au premier plan la défense du grand frère soviétique aux prises avec l’impérialisme américain, ligne stratégique adoptée par tous les autres partis communistes. Partout, dans le bloc soviétique comme chez les partis frères, l’ordre du jour est à l’épuration et à la mise en place de directions serviles, aux ordres de Moscou, prétendant représenter les intérêts du prolétariat international. Fini le temps où Mauriac pouvait s’asseoir aux côtés d’Eluard et d’Aragon et faire leur éloge. À l’heure du plan Marshall, qui voit les États-Unis tenter de consolider leur emprise sur l’Europe occidentale, l’URSS cherche à protéger ses intérêts nationaux en instrumentalisant les partis frères afin d’en faire des machines de guerre contre l’impérialisme américain.
La défense des idéaux communistes et la dénonciation de l’impérialisme américain et des traîtres qui s’y rallient exigent du PCF qu’il mette ses intellectuels au pas. Pour mener cette bataille idéologique, les communistes français procèdent par noyautage des différents milieux professionnels. Les médecins sont chapeautés par une commission nationale, qui va bientôt prononcer la condamnation de la psychanalyse, tandis que les intellectuels sont regroupés en fonction de leur discipline. Se créent ainsi des « cercles » spécifiques pour les biologistes, physiciens, médecins, historiens, linguistes, géographes, etc. Chaque cercle a en charge de traduire en langage vernaculaire, celui de sa discipline, la ligne du parti. Il revient aux intellectuels communistes de dénoncer la volonté impériale et la décadence morale de l’impérialisme américain, devenu un réservoir à venin pour « vipères lubriques », ou, dans les mots d’Hélène Parmelin (sous le pseudonyme de Léopold Durand), grand reporter à L’Humanité :
Un mélange de refoulement et de pornographie, de sentimentalité bête et d’insensibilité, de puritanisme et d’obscénité, de charité chrétienne et de cruauté légale caractérise cette société où fascisme, racisme, gangstérisme, alcoolisme de bon ton et prostitution déguisée font la loi2.
La littérature américaine incarnant l’immoralité, les dirigeants du PCF font cause commune avec la droite la plus moralisante pour dénoncer les livres d’un Henry Miller : « La littérature de Miller se présente comme un produit dérivé de la bombe atomique », écrit Laurent Casanova, membre du Comité central, chargé des relations avec les intellectuels3. Quant à Jean Kanapa, fondateur de La Nouvelle Critique en 1948, il se déchaîne contre les « tarés », « l’abjection », « les égoutiers de la culture », les « serviles valets de plume », les « escrocs littéraires franchement répugnants », les « fossoyeurs »4.
En ces années, la guerre entre les deux blocs paraît plus que probable. Le coup de Prague, en 1948, et les prises de pouvoir successives par les partis communistes en Europe centrale font craindre un processus semblable à l’Ouest, notamment là où les PC sont forts, comme en Italie et en France. André Malraux, persuadé de l’imminence de la menace, annonce à Georges Bernanos que les Soviétiques vont attaquer la France au plus tard au printemps 1947. Au début de la guerre de Corée, en 1950, Sartre et Camus devisent de la situation au Balzar : « Avez-vous réfléchi à ce qui arrivera quand les Russes seront ici ? », dit Camus (à en croire le journaliste américain Herbert Lottman), ajoutant : « Ne restez pas ! » Sartre riposte que jamais il ne pourrait lever la main contre le prolétariat5. En novembre 1948, l’hebdomadaire Carrefour publie même une enquête auprès des dirigeants des divers partis politiques sous le titre : « Si l’armée rouge occupait la France, que feriez-vous ? »
La direction du PCF veut mener campagne auprès des intellectuels sur l’opposition entre science « bourgeoise » et science « prolétarienne », selon la conception radicale défendue à Moscou par Andreï Jdanov et Trofim Lyssenko. Pour ce faire, il a besoin de relais et d’instruments. D’où le lancement de revues comme La Nouvelle Critique, chargée d’occuper les avant-postes. Le premier numéro considère que se priver de Staline reviendrait à « châtrer la doctrine d’avant-garde du prolétariat, et par là la lutte du prolétariat elle-même. […] Le véritable marxiste, enfin, ne se juge marxiste qu’à partir du moment où il lui semble pouvoir mériter l’épithète enthousiasmante de “stalinien”6. » Jean Kanapa, rédacteur en chef, est chargé de veiller sur la ligne en s’arrogeant au besoin le droit de réécrire les textes de ses collaborateurs. Il s’entoure d’une équipe constituée de Victor Joannès (membre du Comité central), Annie Besse (née Becker, épouse Besse, puis Kriegel), Pierre Daix, Jean Fréville (pseudonyme d’Eugène Schkaff), Jean-Toussaint Desanti, Victor Leduc et Henri Lefebvre. L’historien Jean Bruhat, qui était davantage investi dans La Pensée, écrit aussi quelques articles pour la revue. C’est lui qui descend en flammes la thèse de Fernand Braudel7, avec la collaboration, prétend-il dans ses Mémoires, de François Furet et Denis Richet, ajoutant : « [A]rticle d’une rare violence, auquel je ne songe pas sans effarement8. » Le combat idéologique n’épargne personne. Sartre, Malraux, Mauriac et Rousset sont considérés comme s’étant mis à la remorque des intérêts des industriels américains : « Ils mentent. Et savent qu’ils mentent9. » Jean Kanapa assume ses responsabilités de rédacteur en chef en faisant montre d’une égale violence envers Sartre et les Temps modernes. « Dans un petit livre, commente l’historien marxiste britannique Ian Birchall, il exécutait Sartre, Les Temps modernes — avec ses “petits excités trotskisants” — et à peu près tout ce qui bougeait. Il invoquait ainsi le “néofascisme de Combat”10. » Kanapa n’épargne pas non plus dans ses diatribes Albert Camus, qu’il traite de fasciste et de valet de la bourgeoisie11.
Sur ce terrain de la lutte idéologique, des organismes de permanents du parti sont mis en place pour contrôler les intellectuels et les artistes. En 1951, Annie Besse (Kriegel), en remerciement de la ligne stalinienne qu’elle a fermement appliquée dans les milieux étudiants, devient permanente au bureau de la fédération de la Seine, en tant que secrétaire à l’éducation et à la lutte idéologique. C’est à cette haute fonction qu’elle conduit des enquêtes individuelles au terme desquelles la direction peut excommunier ceux qui seraient considérés comme des brebis galeuses. La jeune Françoise Verny, qui deviendra l’éditrice renommée que l’on sait, et qui est alors une communiste (et catholique) convaincue et dévouée, se voit cooptée au comité de lutte idéologique d’Annie Kriegel. Celle-ci lui confie la tâche d’empêcher la parution d’un livre d’Henri Lefebvre jugé trop « idéaliste », et d’exclure du parti Marc Soriano, le grand spécialiste de la lecture savante des contes de Perrault, pour homosexualité. N’ayant pas l’âme inquisitoriale, Verny donne immédiatement sa démission de ce comité d’épuration d’un nouveau type.
Kriegel agit de concert avec Laurent Casanova, très proche du couple Thorez. Membre du Conseil mondial de la paix, il siège aux côtés des familiers de Staline, comme Aleksandre Fadeïev, chargé de mettre en musique la politique définie à Moscou. En ce début des années 1950, cette politique est paranoïaque : c’est celle d’une forteresse assiégée. Fils de cheminot installé en Afrique du Nord, où il est né en 1907, Casanova jouit d’un don d’orateur certain et, selon beaucoup de ses proches, d’une sensibilité extrême. Voici comment l’évoque Pierre Daix :
Ce Corse, né pied-noir, était un homme politique d’envergure. Avocat, il jouait du moindre de ses gestes, de sa stature imposante, des inflexions de sa voix d’orateur méditerranéen pour investir son interlocuteur, le séduire et lui en imposer tout à la fois. Il dénouait la tension en feignant de s’amuser de son côté romain — tribun antique ou homme d’Église, au choix. Kanapa ou moi, tous ses proches collaborateurs, nous l’appelions le Cardinal12.
Crayon en main, Annie Kriegel se doit de lire toute la presse communiste, les brochures, les publications, sans compter les multiples bulletins et circulaires des associations contrôlées par le parti. Après avoir pris connaissance de tout ce qui se publie, tâche titanesque, le permanent doit encore faire du zèle pour écrire à son tour rapports, articles, motions, résolutions, discours d’ouverture ou de clôture, communiqués dans un flux tendu de graphomanie. Telle est l’occupation du matin, qui laisse place, à partir de 14 heures, à une multitude de réunions, rencontres et rendez-vous. Cette activité fébrile n’a pour seul objectif que de mener la lutte idéologique, considérée par les dirigeants du parti comme un des fronts de la lutte des classes.
En plus des intellectuels engagés dans des disciplines universitaires, sont regroupés sous le vocable d’« intellectuels créateurs » les plasticiens, écrivains, architectes, musiciens et autres cinéastes, moins facilement contrôlables. Ils sont réunis dans des assemblées distinctes, et l’ensemble du dispositif est placé sous la responsabilité de la section centrale idéologique et de ses trois responsables, François Billoux, Georges Cogniot et Laurent Casanova. La responsabilité du suivi du travail des cercles revient à Victor Leduc. En 1929, ce dernier a adhéré, à peine sorti du collège, aux Jeunesses communistes puis s’est engagé dans la Résistance aux côtés de Jean-Pierre Vernant. Professeur de philosophie dans différents lycées, directeur d’Action dans l’immédiat après-guerre, il est affecté en 1947 par Maurice Thorez à la section idéologique du Comité central, avec le statut de permanent. À ce titre, il participe à toutes les réunions de la commission des intellectuels placée sous la responsabilité de Laurent Casanova. On y retrouve aussi Jean Kanapa, souvent Pierre Daix, André Voguet, Louis Baillot et, au gré des circonstances, des invités. Il n’y a pas vraiment discussion : « il s’agit plutôt, se souviendra Leduc, de longs monologues alternés de Laurent Casanova et de Louis Aragon13 ».
Les deux hommes s’expriment dans des registres très différents. Leduc évoque le style de grand inquisiteur de Casanova, tonnant contre les méchants, les tièdes, les hétérodoxes. Aragon, quant à lui, passe en revue les personnalités du monde littéraire jugées déviantes et nocives, et les voue aux gémonies dans une langue très poétique, quoique pleine de morgue. Leduc est ensuite chargé de passer les consignes à chacun des cercles. Il enjoint aux critiques spécialisés (littérature, cinéma, arts, théâtre) de faire l’apologie du réalisme socialiste et d’insister sur l’apport des Soviétiques. Ils doivent soutenir la bataille pour la littérature du parti et contre le formalisme, vanter Aragon, André Stil, Elsa Triolet, André Fougeron, Louis Daquin : « En ce qui concerne les philosophes (au sens large) je les engage à exalter l’apport de Staline au marxisme-léninisme, la science prolétarienne14. » En 1950, Aragon fait son entrée au Comité central, ce qui officialise son pouvoir au sein de la famille communiste. Précisons que la direction du PCF, tenant les intellectuels en suspicion de traîtrise, ne lui accorde que le titre de « membre suppléant ».
Les historiens doivent souligner la qualité des travaux de leurs confrères soviétiques et insister sur le rôle de l’URSS pendant la Seconde Guerre mondiale. Jean Bruhat publie en 1945 un « Que sais-je ? » sur l’URSS et une Histoire du mouvement ouvrier français en 1952. Dans l’après-guerre se constitue un cercle des historiens communistes rassemblant, autour du doyen Émile Tersen, Jean Bruhat, Claude et Germaine Willard, Jean Gacon, Jean Bouvier et quelques autres. Les sciences dures n’échappent pas au contrôle, et Victor Leduc ne manque jamais de demander aux physiciens de dénoncer l’interprétation idéaliste du deuxième principe de la thermodynamique. En 1985, il précise dans ses Mémoires : « Je serais incapable de donner de ce principe quelque interprétation que ce soit et même de l’exposer clairement, mais personne ne me pose la question15. » Au lieu de quoi, il s’en va tempêtant contre l’indéterminisme de la théorie des quanta. Il appartiendra aux chimistes de faire traduire et de diffuser la « théorie soviétique de la structure chimique » et de lutter contre celles de la « résonance » et de la « mésomérie ».
En ces années de guerre froide, la direction du parti a besoin de mettre à la tête de ses publications des hommes disciplinés, prêts à avaler toutes les couleuvres. C’est la raison pour laquelle Pierre Daix, inconditionnel de la ligne à l’époque, est nommé rédacteur en chef des Lettres françaises, imposé par Laurent Casanova à Claude Morgan pour prendre la succession de Loys Masson, communiste et chrétien, devenu suspect, car moins contrôlable et politique. Pierre Daix relate ce moment dans J’ai cru au matin :
Loys me passa ses pouvoirs avec sa gentillesse coutumière. Je ne découvris la vérité sur son éviction que plusieurs mois plus tard […]. Morgan me traita comme si j’avais été au courant et que j’eusse donc été volontaire pour prendre la place de Loys en tant que flic du parti16.
Le dispositif de ces publications intellectuelles couvre trois secteurs, « un pôle politique, un pôle de culture générale, un pôle très peu développé et surtout éphémère de revues spécialisées17 ». Le fer de lance du pôle politique est bien sûr le quotidien du parti, L’Humanité, avec ses cinq cent vingt mille lecteurs à la fin de 1945, qui subira de plein fouet l’isolement des communistes après la reprise en main stalinienne et verra sa diffusion chuter à cent soixante-neuf mille exemplaires en 1950. Cette même année, la rédaction en chef passe des mains de Georges Cogniot à celles d’André Stil. Dans ce même pôle politique, le quotidien Ce soir, qui reparaît en octobre 1944, est placé sous la direction d’Aragon, qui en confie la codirection à Jean-Richard Bloch. Après la mort de ce dernier, en mars 1947, Aragon reprend la main et le dirigera seul jusqu’à la disparition du journal en mars 1953. Son prestige littéraire vaut parfois à Aragon quelques avanies du côté des salariés, comme l’atteste, en décembre 1948, un incident rapporté par des agents des Renseignements généraux concernant deux militants du PCF qui, reprochant à l’écrivain de trop bien tirer les ficelles, notamment financières, de sa position, « décident de s’introduire dans le bureau d’Aragon et d’exprimer le mépris qu’ils lui portent en déféquant dans la corbeille à papier du poète18 ». L’hebdomadaire France nouvelle s’illustre lui aussi à la pointe du combat pour la défense de la ligne stalinienne. À ces organes de presse à grand tirage s’ajoutent les Cahiers du communisme, Démocratie nouvelle, Action, ainsi que la revue Europe, originellement extérieure au PCF, mais placée sous son contrôle avant guerre. Le PCF bénéficie en outre de la forte assise éditoriale que lui confèrent les Éditions sociales, auxquelles s’ajoutent en 1947 Les Éditeurs français réunis.
En 1947 également, la direction du parti dote les étudiants communistes d’une revue bimensuelle, Clarté, dont la responsabilité est confiée à Arthur Kriegel, Annie Besse (Kriegel) et Jacques Hartmann. Les étudiants communistes n’ont de cesse de se lancer des défis pour savoir quelle cellule en vend le plus d’exemplaires. À la revue s’adjoignent toute une série d’activités pour nouer des liens entre les diverses composantes du mouvement étudiant et les entretenir. Cela va de l’organisation de rencontres avec les écrivains soviétiques au Centre culturel France-URSS à des cycles de conférences, dont la première, de Pierre Courtade, se tient à la Mutualité le 5 février 1948 sur le thème « Qui pousse à la guerre ? ». À cela s’ajoutent des rituels plus festifs, comme le grand bal du Mardi gras organisé chaque année dans la salle des fêtes de la mairie du Ve arrondissement. L’objectif clairement assigné à Clarté est de monter à l’assaut du Quartier latin et du monde universitaire parisien pour conquérir une position hégémonique, ce qui implique une politique systématique de noyautage et de prise de pouvoir dans toute une série d’organisations représentatives, dont l’Unef (Union nationale des étudiants de France).
Les articles de Clarté représentent la quintessence de la guerre idéologique menée par les staliniens. Le coup de Prague de 1948, qui voit le PC tchécoslovaque mettre fin à la démocratie et au pluralisme politique, est salué par la revue étudiante de la façon suivante dans son numéro du 11 mars 1948 : « Les ouvriers de Prague ont fêté le centenaire de 1848 en instituant la démocratie populaire. » L’historien Jean Bruhat, en mission à Prague durant l’été 1947 pour la revue Démocratie nouvelle, avait cru découvrir que l’on y vivait plutôt bien, que les délégués français pouvaient se gaver de gâteaux au chocolat et à la crème et qu’en mai 1946 le parti communiste y recueillait 38 % des suffrages exprimés. Comme il l’évoquera dans ses souvenirs, en 1983 : « [J]e ne fus en rien choqué par “le coup de Prague” de février 1948 […]. Après tout, nous avions nous aussi nos journées populaires en 1793 et 179419. » Bruhat est choyé, invité à passer la fin de la semaine à Dobris, château de style baroque mis à la disposition des écrivains. Cela confirme à ses yeux, s’il en était encore besoin, la supériorité du socialisme soviétique : « J’en arrive à penser et à soutenir […] que le parti unique est un système plus démocratique que le multipartisme occidental20. »
Adossé à ces structures institutionnelles, le PCF peut lancer les campagnes les plus folles de la guerre froide, assuré qu’elles recevront un large écho et un profond assentiment, que ce soit la dénonciation des crimes titistes, la défense du réalisme socialiste comme seule forme d’art, l’adoption des thèses de Lyssenko et de Jdanov, le rejet de la psychanalyse ou, dans la foulée, la dénonciation des traîtres et agents de l’Amérique et le soutien à tous les procès instruits dans les pays de l’Est. Les représentants du PCF, qui avaient passé un mauvais moment à la première réunion du Kominform, en 1947, où on les avait soupçonnés de déviationnisme nationaliste bourgeois et rappelés à l’ordre, sont cette fois en ordre de bataille, la ligne politique étant désormais décidée à Moscou, et leurs intellectuels prêts aux combats de la guerre dite froide.
L’idéologue qui donne le ton est Andreï Jdanov, au passé d’épurateur dans les années 1930. Ses thèses, qui fournissent la matière même de la politique stalinienne officielle de l’après-guerre, survivront à sa mort, en 1948. Aragon lui rend un vibrant hommage :
Devant cette tombe ouverte, peut-être bien des intellectuels français qui n’avaient ni compris ni bien connu, il faut le dire, les thèses de Jdanov, ses vues si loin en avant plongeantes, auront-ils repris les textes sur la musique, l’art ou la philosophie, et au-delà du scandale qu’ils furent pour eux (juges et parties de ce même procès) auront-ils enfin vu quelle main secourable leur avait été tendue pour sortir de leurs contradictions21.
Ce qu’évoque Aragon est la lutte contre le « décadentisme occidental » pour lui substituer les valeurs du réalisme socialiste qui concernent au premier chef les écrivains. Toutes les formes d’expression doivent être évaluées à l’aune des intérêts qu’elles représentent pour la cause communiste. Depuis 1946, à Moscou, on se livre à une chasse aux sorcières. Jdanov fait exclure de l’Union des écrivains la poétesse Anna Akhmatova et le romancier Mikhaïl Zochtchenko. Comme le rappelle l’historienne et politiste Ariane Chebel d’Appollonia,
il contraint Fadeïev à réécrire ses romans d’une manière plus conforme à la ligne du parti, puis se tourne contre Eisenstein accusé d’avoir déprécié le glorieux Ivan le Terrible. Un jour de l’été 1946, Jdanov convoque Prokofiev et Chostakovitch pour leur enseigner l’art de la musique communiste22.
En janvier 1948, Jdanov préside une conférence de plus de soixante-dix musiciens, compositeurs, chanteurs, musicologues, chefs d’orchestre, critiques, se donnant pour objectif de dénoncer « le rôle dirigeant de ce groupe qui paralysait l’activité critique de l’Union des compositeurs soviétiques en soutenant “la tendance formaliste en musique”23 ». Jdanov excommunie aussi les partisans de la musique atonale, qui lui est « antipathique comme la roulette du dentiste ».
Le jdanovisme est introduit en France par le PCF comme doctrine officielle des communistes. On assiste à un petit moment de flottement lorsque, en novembre 1946, Roger Garaudy, qui est alors responsable des intellectuels, publie dans Arts de France un article intitulé « Artistes sans uniformes24 ». Il y affirme que le PCF n’impose aucune esthétique. L’équipe d’Action se sent confortée dans son point de vue, ce que confirme Pierre Hervé : « Il n’y a pas d’esthétique communiste. » Mais Aragon y met immédiatement bon ordre : tout le parti doit se ranger derrière la théorie jdanovienne : « Parlant en mon nom, je considère que le parti communiste a une esthétique et que celle-ci s’appelle réalisme socialiste25. » Soutenu par Thorez, c’est bien Aragon qui exprime la ligne du parti. Claude Roy dépeindra l’équilibrisme fragile d’Aragon en ces temps de guerre froide :
Exécré par les surréalistes, méprisé par les sartriens, maudit par les anticommunistes, flairé par les prolétaires comme une princesse endiamantée égarée chez les mineurs de fond, odieux aux communistes critiques ou oppositionnels, vomi par les trotskistes dont il avait insulté les martyrs, il déposait en hommage aux pieds d’Elsa l’aigrette en forme de chat à neuf queues de ces haines — des haines dissemblables et convergentes26.
Laurent Casanova, très lié à Aragon, et Jean Kanapa se font les chantres de la défense et illustration de la ligne jdanovienne. Ce sont eux qui doivent acculturer la doctrine auprès des intellectuels et artistes du parti : « En vérité, écrit le premier en 1949, lorsque les masses sont en mouvement, les valeurs culturelles essentielles ont leur source dans la lutte des masses27. » L’adoption du jdanovisme permet à la bureaucratie dirigeante du parti de faire le ménage en se débarrassant des intellectuels les plus autonomes et en leur substituant aux postes de commande des « intellectuels-du-parti », dociles, mobilisés contre la culture bourgeoise et glorifiant les beautés du réalisme socialiste.
Le PCF fait le choix de son peintre officiel : ce sera André Fougeron, qui représente dans ses œuvres une classe ouvrière qui souffre. Aragon soutient ce choix et préface en 1947 un de ses albums de dessins. Voilà Fougeron enrôlé dans la croisade pour le réalisme socialiste et contre l’art abstrait. Aragon fait même le panégyrique de l’artilleur pictural du parti : « André Fougeron, dans chacun de vos dessins se joue aussi le destin de l’art figuratif, et riez si je vous dis sérieusement que se joue aussi le destin du monde28. » En 1950, le parti, à l’initiative d’Auguste Lecœur, veut faire de la peinture un instrument d’édification populaire et commande pour cela à Fougeron une série de tableaux qui donneront lieu à une grande exposition sur le thème du « pays des mines ». Même Édouard Pignon, peintre communiste et ancien mineur, est tenu à distance : si ses motifs d’inspiration sont la classe ouvrière, sa représentation reste trop formaliste et trop peu mobilisatrice au goût de l’appareil. En 1952, sa grande toile Les Ouvriers, présentée au Salon de mai, figure bien un ouvrier mort d’un coup de grisou, mais, autour de lui, ses camarades se tiennent impassibles derrière le cadavre. Commentaire de Francis Cohen dans L’Humanité :
Il y a là un effort sérieux, sincère, profondément réfléchi d’un peintre communiste pour exprimer les valeurs à la fois nouvelles et traditionnelles dont la classe ouvrière est porteuse, et sur lesquelles le parti communiste a attiré l’attention des artistes comme sur la source d’inspiration la plus propre à donner vie, force et jeunesse à leur art […]. Le résultat ne peut manquer d’engager Pignon à prolonger la réflexion29.
Jdanov ne s’étant pas vraiment étendu sur les arts plastiques et n’ayant pas énoncé de théorie appropriée, le PCF se sent le devoir d’en construire une. Victor Leduc est chargé de réunir une assemblée de plasticiens à laquelle il convie plusieurs hautes personnalités intellectuelles, au rang desquelles Paul Eluard. Leduc l’évoquera bien plus tard avec une vive ironie :
J’en arrive à l’indispensable critique des hérésies esthétiques et je liquide en une phrase les trois grands écueils qui risquent de faire dévier le peintre communiste de sa juste voie : le formalisme, le naturalisme, le misérabilisme […]. Je n’oublie pas non plus de pourfendre l’abstraction30.
Cette esthétique contrainte finira pourtant par convaincre les militants communistes. On peut en juger par la crise interne que traverse le parti lorsque, à la disparition de Staline, en 1953, à l’âge de soixante-quatorze ans, Aragon demande à Picasso un portrait dessiné du « petit père des peuples » pour Les Lettres françaises. Chez les communistes français, qui pleurent la disparition de leur chef, l’émotion est à son comble. Aragon attend donc avec une grande impatience le dessin de Picasso, mais celui-ci tarde à s’exécuter. Quand Aragon reçoit enfin le dessin, il découvre un Staline revivifié, suggérant une éternelle jeunesse. Il a un bref moment d’hésitation, tant ce n’est pas la représentation attendue, mais le journal est en bouclage, et il faut le porter à clicher. Très vite, le dessin fait scandale, à la surprise de Picasso. La marée des indignés monte et s’exclame qu’on a porté atteinte à l’image de Staline. Rien, en effet, dans le dessin, ne renvoie à l’icône du communisme international. Dans les locaux mêmes où se fabriquent Les Lettres françaises, les rédacteurs de L’Humanité et ceux de France nouvelle brandissent le portrait en parlant d’une agression intolérable. Dominique Desanti rapporte une anecdote piquante dans Les Clés d’Elsa :
Ce 12 mars 1953, quand Daix appelle rue de la Sourdière, elle [Elsa Triolet] répond : « Oh oui, je sais déjà ! J’ai déjà reçu des coups de téléphone d’injures […]. Mais vous êtes fous, Louis et vous, de publier une chose pareille ! — Mais enfin, Elsa, Staline n’est pas Dieu le Père ! — Justement si, Pierre31. »
Quand Daix réussit à avoir Aragon au téléphone, il le trouve en état de choc : « Je prends tout sur moi, petit, tu entends. Je t’interdis de faire quelque autocritique que ce soit. Toi et moi avons pensé à Picasso, à Staline. Nous n’avons pas pensé aux communistes32. » Le peintre Fougeron, qui qualifiera ce dessin de profanation, participe à la fronde, et s’adresse directement au secrétariat du parti : « Je vous écris pour vous faire connaître mon indignation et ma tristesse devant le dessin de notre camarade Picasso33. »
Les lettres affluent de communistes scandalisés s’adressant à Auguste Lecœur, qui a alors la charge du parti, et à François Billoux, le responsable des intellectuels. L’émoi est tel que, le 17 mars 1953, le secrétariat publie une déclaration sur ce qui est devenu une « affaire » : il désapprouve la publication du portrait, précisant qu’il ne remet pas en question les sentiments du grand artiste qu’est Picasso, dont chacun connaît l’attachement à la cause ouvrière. En revanche, il « regrette que le camarade Aragon, membre du Comité central et directeur des Lettres françaises, qui, par ailleurs, lutte courageusement pour le développement de l’art réaliste, ait permis cette publication34 ». Lecœur exploite à fond l’affaire pour marginaliser Aragon, en l’absence de son protecteur Thorez, en convalescence à Moscou. Aragon, qui a pourtant fait preuve d’une servilité exemplaire, est vertement tancé par la direction du parti. Il vit si mal cette semonce, qu’Elsa Triolet va trouver Billoux pour lui demander s’il est possible d’intervenir en faveur de son époux, qui menace de se suicider. Selon elle, il aurait déjà fait plusieurs tentatives. C’est l’intervention de Jacques Duclos, invitant Aragon à passer le voir au plus vite, qui l’aurait dissuadé de mettre fin à ses jours. En définitive, l’affaire n’ira pas plus loin, et Aragon se tirera d’affaire par une autocritique modérée prenant la défense de Picasso, qui sera publiée dans L’Humanité le 29 avril 1953. Une autre raison à cette résolution rapide de la crise est avancée par Dominique Desanti. Laurent Casanova serait allé voir Aragon dans sa propriété du Moulin de Villeneuve, à Saint-Arnoult :
Il a dit ce qui n’avait été mentionné par personne. C’est que Maurice Thorez — qui devait revenir le mois suivant — avait télégraphié au secrétariat du PCF pour désapprouver, non le dessin, mais le blâme. Et ceux qui avaient exigé de publier les désaveux, puis l’autocritique, le savaient35.
Aragon, délaissant ses débuts surréalistes, mais aussi ses romans trop « bourgeois », comme Aurélien, publie entre 1949 et 1951 Les Communistes, grande fresque historique à la gloire du parti et de ses militants, que son biographe Pierre Juquin présentera de la façon suivante :
Après Barrès, Aragon veut refaire le roman de « l’énergie nationale ». Où la puiser aujourd’hui, cette énergie ? La bourgeoisie est en décadence. Les Communistes propose l’image d’une relève des classes : la classe ouvrière devient le grand gisement d’énergie française. Et autour d’elle, les intellectuels et l’ensemble du peuple36.
En 1952, André Wurmser loue les mérites et la richesse du monde dépeint par le roman d’Aragon, le comparant favorablement à l’œuvre de Proust, qualifiée elle de « pourrie » et renvoyant au « monde des morts »37. Alors que le premier volume trouve son public avec quatre-vingt mille exemplaires vendus, la fresque restera inachevée.
André Stil, à qui Aragon a confié la direction de Ce Soir, conduit une croisade antiaméricaine en trois volumes dans Le Premier Choc, avec lequel il remporte le prix Staline, à Moscou, en 1952. L’année suivante, il publie Vers le réalisme socialiste. Stil échappe désormais à son mentor tant il correspond au profil rêvé par la direction du parti : enfant du Nord, de milieu très modeste, ancien résistant, il doit tout au parti, qui, à partir de 1950, lui confie la rédaction en chef de L’Humanité. « En une scène théâtrale », écrit Philippe Forest dans sa biographie d’Aragon, celui-ci essaie de dissuader Stil d’accepter une telle fonction : « Usant d’un chantage au suicide familier chez lui, il menace de se jeter par la fenêtre de son bureau s’il ne parvient pas à convaincre son disciple de décliner l’honneur que son parti lui fait38. » L’argument utilisé par Aragon se veut altruiste puisqu’il explique à Stil que ses nouvelles responsabilités vont nuire à son talent littéraire, mais il ne le convainc pas.
Au congrès de 1950, Maurice Thorez avait recommandé aux écrivains et aux peintres de s’inspirer du réalisme socialiste. À la fin de l’année, la ligne du parti s’était encore durcie. Elle était jusque-là dans le sillage soviétique, mais tempérée par le duo Thorez-Aragon, très attaché à la tradition nationale française. En octobre 1950, Thorez est victime d’une hémiplégie qui, sans affecter son activité cérébrale, l’empêche temporairement de parler et de se mouvoir. Transporté en URSS pour s’y faire soigner, il finira par récupérer ses facultés. Entre-temps, l’autorité de numéro un du parti est déléguée à Auguste Lecœur, qui, n’ayant aucune conception de l’art, s’aligne simplement sur les directives soviétiques.
Pour orchestrer le succès de cette nouvelle esthétique, le PCF lance ce qu’il appelle les « Batailles du livre », évoquant ainsi une manière de faire la guerre par d’autres moyens. La première d’entre elles se tient en mars-avril 1950 à Marseille et dans les environs. Le PCF y loue la plus grande salle de cinéma de la ville. « On l’avait ornée, se souvient Dominique Desanti, couverte de banderoles à se croire dans une capitale de démocratie populaire. C’était plein39. » Le mois suivant, la « bataille » est lancée en région parisienne. L’organisation est confiée à Elsa Triolet, qui oppose à l’écrivain bourgeois solitaire l’écrivain qu’elle qualifie de « public », qui sait atteindre ses lecteurs et dialoguer avec eux, tout en occupant une position avant-gardiste. « L’artiste d’avant-garde, écrit-elle, a le bonheur d’être une sorte d’écrivain public. L’écrivain public, celui qui exprime ceux qui ne savent pas écrire, l’écrivain public, celui qui, comme le magicien d’autrefois, exorcise la foule40. » Dans le contexte de guerre idéologique de l’époque, ces batailles sont autant de contre-offensives opposées à la domination de la culture américaine.
De 1950 à 1952, seize « Batailles du livre » sont orchestrées selon une partition bien rodée conjuguant expositions, conférences, séances de dédicaces, tables rondes et ventes sur les marchés et aux portes des usines. Les écrivains du parti sont mobilisés sous l’étendard « écrivains-combattants ». Les séances sont minutieusement contrôlées, et des « volontaires » sont désignés par l’appareil pour étudier les romans des auteurs présents et leur poser des questions.
Parmi ces petits soldats, Dominique Desanti participe à sept « batailles » :
Je nous revois à la sortie d’une mine, sur le carreau, juste devant les grilles, avec les copains de la section criant nos livres en ch’timi comme ils auraient distribué des tracts. Les hommes marqués de charbon, exténués par huit heures de fond s’arrêtaient pourtant, nous regardaient et serraient nos mains dans leurs paumes où « l’karbon » dessinait les lignes de cœur, de la tête, de la chance, de la vie41.
Par ce biais, le PCF fait la promotion nationale de ses auteurs et en profite pour diffuser les publications du grand frère soviétique, notamment des vedettes du réalisme socialiste, Nikolaï Ostrovski, Aleksandre Fadeïev, Ilia Ehrenbourg, etc., mais l’étoile des étoiles reste Fils du peuple, de Maurice Thorez, dont la première édition a paru en 1937. La nouvelle édition mise à jour de 1949 accompagne le culte de la personnalité dont bénéficie le secrétaire général du parti, sur le modèle du culte de Staline. Il s’en vendra sur l’année plus de trois cent quatre mille huit cents exemplaires. À ces opérations coups de poing, le parti adjoint des structures plus pérennes avec les BBL (Bibliothèques des Batailles du livre), qui permettent d’emprunter pour un prix modique des ouvrages préalablement sélectionnés par le parti.
Le théâtre n’est pas épargné par les combats idéologiques de la guerre froide. La pièce Le colonel Forster plaidera coupable (1952) tourne en boucle dans les circuits communistes, auréolée de ses multiples interdictions. Pour avoir monté en février 1953 à Chaillot La Mort de Danton de Büchner, Jean Vilar, qui dirige le TNP (Théâtre national populaire), pourtant souvent accusé d’être communisant, subit les foudres du PCF. « [A]ccusé de lèse-robespierrisme, explique l’historienne Emmanuelle Loyer, Vilar est de plus condamné pour la légèreté avec laquelle il présente une image indigne du peuple, grossier et roublard, velléitaire42. »
Toujours suspectés de trahir la cause prolétarienne à la moindre occasion, les intellectuels empruntent un chemin de croix qu’a parfaitement décrit Henri Lefebvre, qui a beaucoup œuvré dans l’abnégation bureaucratique. En 1959, juste après son exclusion du parti, il écrit, après trente années de bons et loyaux services : « Il faut leur taper sur les doigts sans arrêt, pas trop, juste assez, avec art, et entretenir leur mauvaise conscience, leur reprocher sans cesse leur péché originel, leur genre de vie, bref renforcer leur sentiment de culpabilité43. » Au sein de l’appareil, Lefebvre a joué un jeu complexe, fait de concessions à la stalinisation, tout en réussissant à préserver une certaine singularité. Lorsqu’il écrit, en 1949, au plus fort de la vague jdanoviste, sa Contribution à l’esthétique, il « y introduit, explique son biographe Rémi Hess, quelques idées auxquelles il tient. […] Les pages où il oppose le corps d’une femme nue à la Vénus de Milo, l’une représentant la beauté finie et l’autre l’ouverture sur l’infini, sont très exaltées44 ». Bien qu’il se montre très prudent et appuie sa démonstration sur les textes de Marx et Engels, son manuscrit, soumis au responsable de la section idéologique du parti, fait l’objet de multiples coupes. « Pas une page, dit-il, qui n’ait été subodorée, flairée, palpée, tâtée et retâtée par les douaniers de l’intelligentsia45. » Alors que le livre risquait de ne pas voir le jour, Lefebvre trouve le subterfuge qui lui permet de passer en force : il insère en épigraphe deux citations, dont une de Jdanov en personne, d’une platitude absolue, qui renvoie au nom de famille du censeur de Lefebvre, un certain Plat : « La musique ne donne du plaisir que lorsque tous ses éléments : la mélodie, le chant, le rythme — se trouvent dans une certaine union harmonieuse46. » L’autre citation, prétendument de Marx, est en fait inventée par Lefebvre : « L’art est la plus grande joie que l’homme se donne à lui-même. » Sous les auspices de ces deux phrases, les censeurs lèvent l’embargo, et le livre peut paraître en 1953. Devenant vite une référence, il sera traduit en vingt langues. La citation inventée suscite d’ailleurs un véritable engouement des lecteurs, qui demandent à Lefebvre ses sources exactes dans l’œuvre de Marx. L’affaire connaîtra un rebondissement puisque l’appareil prendra en 1956 prétexte de la « falsification » pour suspendre son auteur du parti pendant un an. Edgar Morin décrit bien l’ambivalence d’un Lefebvre, qui échappa
à la crétinisation des Kanapa, Caveing, Desanti [mais] paya sa petite autonomie dialectique d’une servitude politique totale. Il donna volontairement des gages, piétinant le cadavre de Nizan, dénonçant la « sociologie policière » de Georges Friedmann. Ah ! pourquoi ce papillon a-t-il rampé comme une chenille pendant des années47 ?
La première pilule internationale difficile à avaler pour les communistes français est la condamnation à l’infamie du maréchal Tito. Ayant eu le tort de se libérer seule, sans l’aide de l’Armée rouge, la Yougoslavie communiste représente un risque potentiel pour les Soviétiques, qui ont besoin d’un glacis soudé, d’un camp socialiste uni, pour conduire leur politique d’affrontement avec les États-Unis. Après le coup de semonce adressé par le Kominform au PCF, qui a suffi à lui faire redresser sa ligne, la seconde réunion du Kominform à Bucarest, à l’été 1948, produit un rapport sévère sur la situation du parti communiste de Yougoslavie. C’est la stupéfaction dans le monde communiste. « Rien, ni personne, remarque Claude Roy, ne permettait de pressentir que les partisans yougoslaves étaient depuis des années des agents de Himmler et des espions de Churchill ; que Tito, dirigeant de la lutte nationale, n’était que “le maréchal des traîtres”48. »
À la réunion qui suit, en 1949, le parti yougoslave est présenté comme infesté d’« assassins et d’espions », et tous les partis communistes sont sommés de participer à sa dénonciation et à celle de son chef. Tito, transformé en figure diabolique, s’oppose symboliquement à la figure divine de Staline, en une symétrie parfaite, et le titisme est considéré comme une maladie contagieuse capable d’infecter n’importe quel communiste sain d’esprit. Le 9 juin 1950, Annie Kriegel, dans un de ses hauts faits de militante irréprochable, intervient avec des camarades pour perturber une réunion publique sur la Yougoslavie à l’Hôtel des sociétés savantes, au Quartier latin. Les trente-cinq blessés et quinze arrestations qui en résultent sont justifiés le lendemain par Pierre Courtade dans L’Humanité :
Lorsque nous disons que Tito et sa bande sont des fascistes, des hitlériens, au sens plein du mot, nous ne l’entendons pas comme une simple analogie […]. Nous voulons dire très précisément que le régime de Belgrade a toutes les caractéristiques d’un régime fasciste et cela au sens scientifique, historique du terme49.
Jean Kanapa dénonce en Tito l’organisateur de tout le réseau d’espionnage américain qui sévit dans les démocraties populaires. Pour Pierre Courtade, il est aux ordres de Wall Street et n’est pas plus socialiste que Mussolini. L’appareil met en circulation livres et brochures dénonçant le régime titiste, comme La Yougoslavie sous la terreur de Tito, vendue à quarante-huit mille exemplaires. Le frère d’Annie Kriegel, l’historien Jean-Jacques Becker, lui aussi entré au PCF en 1945 par fascination pour l’URSS et par conformisme, n’est pas davantage ébranlé par les dénonciations soudaines des méfaits du titisme. Il avale tranquillement la couleuvre et contribue à son petit niveau à l’épuration requise :
Je me souviens de cette jeune et jolie étudiante d’histoire qui avait adhéré à notre cellule et qui faisait preuve d’une fraîcheur dans ses convictions nouvelles qui était tout à fait réconfortante […]. Quand nous apprîmes qu’elle s’était amourachée d’un « titiste » […]. Malgré ses protestations et ses pleurs, nous l’exclûmes dans l’instant50.
Jean Cassou a fait à ses dépens l’expérience du virage brutal de l’Internationale communiste. En 1947, l’éphémère directeur de la revue Europe, conservateur en chef du musée national d’Art moderne, résistant, écrivain et compagnon de route du PCF, publie avec Claude Aveline, André Chamson, Georges Friedmann et Louis Martin-Chauffier L’Heure du choix, un ouvrage collectif visant à justifier le compagnonnage avec les communistes. Cassou reçoit avec stupeur la résolution de juin 1948 condamnant Tito. L’année suivante, il accepte une invitation de l’ambassadeur Marko Ristitch à passer ses vacances d’été en Yougoslavie. Constatant sur le terrain qu’il ne s’agit nullement d’un régime fasciste, il rentre en France convaincu de l’ineptie des accusations antititistes : « À mon retour de Yougoslavie, je reçus la visite d’Aragon : “Vous nous avez mis dans de beaux draps !” me dit-il51. » Aragon lui enjoint de ne faire aucune déclaration publique avant de prendre connaissance du dossier qu’il lui prépare. Cassou passe alors devant une sorte de tribunal constitué par le Mouvement des combattants de la liberté et de la paix, dont il est exclu52. Se tournant vers Esprit, il raconte sa mésaventure. Emmanuel Mounier, directeur de la revue, organise une réunion dans la communauté des Murs blancs à Châtenay-Malabry. Diverses personnalités y assistent, dont Jean-Paul Sartre, François Fejtö et Claude Bourdet. Cassou fait part de ses impressions et de son analyse sur ce que l’on appelle, indûment selon lui, le titisme et en titre un article publié dans Esprit en décembre 1949. André Wurmser lui répond, et L’Humanité riposte par une caricature représentant Jean-Marie Domenach et Jean Cassou « dans un petit rafiot voguant derrière un énorme dreadnought américain et repêchant les dollars que ce dernier jetait dans les flots53 ».
L’affaire titiste ébranle la conviction d’un certain nombre d’intellectuels communistes, mais sans les conduire à contester la direction du parti. Jean Bruhat témoignera bien plus tard de cette ambivalence : « Je suis étonné quand, le 28 juin 1948, le Kominform condamne le parti communiste de Yougoslavie et que commence la période de rupture avec le “traître” Tito. Mais, dans l’état d’égarement où j’étais alors, j’approuve la décision sans discuter et sans m’informer54. »
Un deuxième front ouvert par les communistes est celui dit des « deux sciences » : la science prolétarienne, progressiste, qui va dans le sens de l’histoire, et la science rétrograde, bourgeoise. Cette distinction éclate au grand jour avec l’« affaire Lyssenko », qui débute à la fin de l’été 1948. Trofim Lyssenko est un technicien agricole devenu la référence scientifique de Staline après quelques purges. En 1926-1927, il a expérimenté en Azerbaïdjan une technique de transformation du blé d’hiver en variété de printemps. Il a ensuite essayé d’étendre l’expérience à tout le territoire soviétique, mais les résultats se sont révélés catastrophiques. Il en faudrait plus pour décourager le volontarisme du régime stalinien, alors en pleine collectivisation forcée des terres, au moment même où les Américains ont mis au point une technique d’hybridation des semences de blé qui multiplie les rendements par huit. Le progrès ne pouvant, par principe, provenir d’Amérique, cette méthode est rejetée comme « antidialectique », et les piètres résultats obtenus par Lyssenko sont mis au passif des traîtres et « koulaks malfaisants ». Fort du soutien de Staline, l’ex-technicien s’en prend aux vrais spécialistes du domaine, les ingénieurs agronomes et les généticiens, ainsi qu’à leur formation théorique, dérivée des lois de Mendel et de Morgan, et les envoie se faire rééduquer au Goulag. Les théories génétiques qui mettent en avant le caractère héréditaire des chromosomes sont contestées par Lyssenko, qui crée en 1935 une revue pour étayer et diffuser ses thèses sur la « vernalisation ». Dans sa lutte contre les néo-mendéliens, qualifiés de trotskistes puis de cosmopolites, il s’appuie sur les idées de l’agronome russe Ivan Mitchourine. Ainsi que l’écrit Ariane Chebel d’Appollonia : « La session spéciale de juillet 1948 de l’Académie Lénine des sciences agronomiques marque le triomphe de Lyssenko. Avec une ingéniosité qui frôle la roublardise, celui-ci exploite la distinction jdanovienne entre science bourgeoise et science prolétarienne55. »
En France, Lyssenko est relayé par un article retentissant de Jean Champenoix qui s’exclame en première page des Lettres françaises, le 26 août 1948 : « Un grand événement scientifique : l’hérédité n’est plus commandée par de mystérieux facteurs. » Il annonce ainsi la naissance d’une nouvelle biologie, venue d’URSS, qui prend le contre-pied de la génétique « bourgeoise et métaphysique », Lyssenko récusant les théories de Mendel sur la transmission et la modification des caractères héréditaires acquis. Alors que les spécialistes jugent les assertions de Lyssenko totalement incongrues au regard des acquis de la génétique, les biologistes et, au-delà, tous les intellectuels sont sommés de prendre parti pour sa théorie, faute de quoi ils se retrouvent dans le camp de l’impérialisme américain, des traîtres à la classe ouvrière et des héritiers du nazisme. Le communiste Marcel Prenant, biologiste de réputation mondiale et auteur de Biologie et marxisme, est tiraillé entre ses convictions scientifiques et son engagement militant56. Il esquive le dilemme en renvoyant dos à dos les vulgarisateurs peu informés et ceux dont la critique a priori des thèses de Lyssenko est malveillante et cherche à définir une ligne médiane qui puisse réconcilier génétique et lyssenkisme. Sa position, jugée modérantiste par la direction du PCF, ne parvient pas à se faire entendre. En 1949, Prenant se rend en Russie pour expliquer ses positions et tenter de rencontrer Lyssenko, dont des portraits en grand nombre sont placardés dans les rues de Moscou. Alors qu’il n’espérait plus pouvoir le rencontrer, il est convié à ce qu’il croit être une rencontre privée :
Aussi fus-je plus que surpris quand on me fit entrer dans une immense salle carrée et nue, au centre de laquelle s’élevait une estrade avec une grande table où siégeait le maître […]. À part nous […], bien en évidence sur la tribune, la mise en scène se complétait d’une centaine de figurants muets assis sur des chaises alignées le long des murs57.
L’échange est proprement ubuesque. Lyssenko va jusqu’à présenter sur un ton doctoral deux petites enveloppes contenant des grains pour que son interlocuteur réalise la différence entre des grains de blé et des grains de seigle !
J’avais une furieuse envie de le gifler, car il avait évidemment monté toute cette mise en scène pour me présenter à ses collaborateurs comme un ignorant à qui il fallait enseigner la différence entre le blé et le seigle. Mais comment pouvais-je relever publiquement cette grossièreté alors que je ne parlais pas russe58.
De retour en France, Marcel Prenant, encore plus convaincu d’avoir affaire à un charlatan, confesse ses doutes à l’appareil, tout en promettant de ne rien dire qui puisse contrarier la politique du parti. Le grand biologiste n’en est pas moins étroitement surveillé et subit même un harcèlement aggravé. Aragon, chargé de défendre Lyssenko, injurie ceux qui contestent sa théorie — notamment Jacques Monod, Jean Rostand et le Prix Nobel américain Hermann Muller. Tout en prenant soin de préciser qu’il n’est pas biologiste et ne peut donc juger sur le fond, il ajoute que,
sans prendre parti entre les deux tendances, il est permis à un philistin de constater que la première décrète l’impuissance de l’homme à modifier le cours des espèces, à diriger la nature vivante, que la seconde prétend fonder le pouvoir de l’homme à modifier le cours des espèces, à diriger le cours des espèces, à diriger l’hérédité59.
Si Aragon ne donne qu’un bonus à la théorie qui met en avant le volontarisme de l’homme pour vaincre les lois de la nature, les intellectuels du parti trouveront mieux avec la ligne des « deux sciences ». Sa définition théorique est présentée dans un ouvrage collectif, où Jean-Toussaint Desanti évoque « une science bourgeoise et une science prolétarienne fondamentalement contradictoires », ajoutant : « [C]ela veut dire avant tout que la science est elle aussi affaire de lutte de classes, affaire de parti60 ». Le quotidien du parti L’Humanité est bien sûr aux avant-postes dans la bataille pour défendre Lyssenko, avec, entre autres, des articles de Francis Cohen, Ernest Kahane ou Roger Garaudy, qui débouchent sur un soutien admiratif de Maurice Thorez en personne. Dans un discours au Vél’d’Hiv de 1948, le secrétaire général salue « le triomphe, avec l’appui de tout le peuple et du parti bolchevique, des principes du grand savant Mitchourine, définis et développés brillamment par l’académicien Lyssenko61 ».
La théorie de Lyssenko prétend parvenir à des records de production en zones à l’abandon. Selon lui, la biologie prolétarienne permet de modifier plus rapidement que prévu les formes animales ou végétales selon le bon vouloir de l’homme et de la direction du parti. Cette thèse folle, devenue la doctrine officielle d’un mouvement communiste international qui se réclame du rationalisme, finit par être adoptée par des spécialistes pourtant convaincus de sa nullité. Dans Les Lettres françaises, Pierre Daix prétend que, grâce à Lyssenko, « l’homme n’est pas un loup pour l’homme », et ajoute : « Quoi d’étonnant que ça ne fasse pas plaisir à tout le monde »62. Marcel Prenant aurait préféré rester muet, mais la direction du parti le pousse à légitimer la cause de Lyssenko. Il ne peut que s’exécuter et se retrouve au cœur du débat en tant que spécialiste : « J’étais harcelé d’invectives qui se ramenaient toutes à ceci : “Tu es le seul biologiste membre du Comité central, c’est donc à toi de prendre la tête de la lutte pour faire accepter en France les thèses lyssenkistes”63. » À l’extérieur du parti, les spécialistes crient au délire, et Jacques Monod, chef de laboratoire à l’Institut Pasteur, dénonce la supercherie. Prenant se décide à monter au créneau pour défendre Lyssenko dans La Pensée, mais son ton n’étant pas assez enthousiaste, Laurent Casanova le rappelle aux responsabilités de l’intellectuel communiste. Il réitère alors sa défense en tentant de concilier mendélisme et lyssenkisme, ce qui n’est guère apprécié des dirigeants du parti, pour lesquels l’opposition ne peut qu’être absolue entre les deux sciences.
En 1950, Prenant est finalement écarté du Comité central pour manque de zèle. Il faudra attendre 1966 pour que le PCF abandonne officiellement les thèses de Lyssenko, longtemps après l’URSS elle-même. En ces années 1950, la thèse des deux sciences ne concerne pas seulement la biologie, mais prévaut dans toutes les disciplines. Débattue et adoptée dans les cercles idéologiques du parti, elle est publiquement mise en avant par Laurent Casanova en février 1949, à l’occasion d’un meeting salle Wagram, devant une salle comble :
Oui ! Il y a une science prolétarienne fondamentalement contradictoire avec la science bourgeoise, qui peut se satisfaire d’approximations aussi grossières […]. Oui ! Il y a une science prolétarienne fondamentalement contradictoire avec la science bourgeoise, qui bâillonne de la sorte les savants […] il y a une grande différence entre la qualité humaine du kolkhozien lisant la Pravda et la qualité humaine de M. Monod écrivant dans Combat64.
Comme l’analyse Jeannine Verdès-Leroux, les responsables du parti se répartissent les tâches afin de jouer sur des registres différents, mais complémentaires. Jean-Toussaint Desanti est chargé de donner une épaisseur épistémologique à la thèse des « deux sciences », et Jean Kanapa, de la mettre en musique65. Quant à Louis Aragon, il y voit la réalisation de ses rêves eschatologiques. Le 6 décembre 1950, prenant la parole à la Mutualité à l’occasion d’une soirée d’amitié franco-soviétique, il s’exclame à propos de la Russie qu’elle est « le siège non d’une Renaissance, mais d’une naissance qui est celle de l’homme nouveau66 ».
Le combat idéologique enjoint de ne pas laisser les biologistes ferrailler seuls et d’ouvrir de nouveaux fronts. Les chimistes entrent en scène en novembre 1952, quand Georges Cogniot se fait l’écho de découvertes soviétiques qui mettent en pièces la théorie de la résonance, qualifiée de pseudo-théorie réactionnaire. En physique, il s’agit de dénoncer les tenants de l’interprétation non déterministe de la physique quantique, dans la lignée des travaux de Bohr et Heisenberg. Même si la technicité des débats ne les met guère à la portée des grandes masses de militants, la démultiplication des fronts joue un rôle important dans le contexte de la guerre idéologique en cours. À l’occasion des « Journées nationales d’études des intellectuels communistes », en mars 1953, Cogniot se félicite de voir que les physiciens du parti ont « réglé son compte à l’indéterminisme67 ». On venait d’y célébrer la première grande victoire du matérialisme dialectique en physique !
Les sciences humaines ne sont pas épargnées, d’autant qu’elles touchent un plus large public. La discipline historique est alors écartelée entre un « événementialisme » classique et la montée de l’école des Annales, qui rénove les études historiques, notamment par l’ouverture à l’économie. Cette voie nouvelle, incarnée par Fernand Braudel, est fortement récusée par les intellectuels du PCF, qui dénoncent en elle une justification du Pacte atlantique et une approche bourgeoise. Jacques Chambaz, sous le pseudonyme de Jacques Blot, mène la bataille dans La Nouvelle Critique. Même Ernest Labrousse, grand spécialiste de la Révolution française et de l’histoire sociale et économique, est accusé de réintroduire « les thèmes les plus réactionnaires, les plus obscurantistes ». Annie Kriegel incrimine pour sa part « les trahisons du marxisme perpétrées par le “marxien” Labrousse68 ». À l’histoire embourgeoisée et décadente s’oppose bien sûr l’édifiante histoire soviétique, étayée sur le matérialisme dialectique : l’avenir a un sens déjà-là, et doit, par étapes, conduire au communisme.
Jean-Jacques Becker, encore étudiant, est à la manœuvre pour régler son compte à la thèse de Braudel sur la Méditerranée dans le journal de la cellule des étudiants d’histoire, dont il est membre : « L’ennui pour accomplir ma mission, c’est que je n’avais pas lu alors ce très gros ouvrage et que je me sentais parfaitement incapable de rédiger le factum qui m’avait été demandé69. » Il ne s’arrête toutefois pas à ces considérations éthiques et appelle à la rescousse son camarade Maurice Agulhon en vue de la publication d’un article incendiaire commun, article évidemment anonyme puisque Braudel est président du jury de l’agrégation d’histoire. L’article sera repris et plus largement diffusé sous la signature G. O. dans un numéro de Clarté en 1950.
Pour le PCF, la sociologie n’a pas lieu d’être puisque le marxisme conjoint l’économique et le social. Henri Lefebvre, moins prudent qu’envers le jdanovisme, sonne la charge contre la notion même de sociologie, qui, loin d’être la science qu’elle prétend être, n’est qu’une fine pellicule de superstructure idéologique du mode de production capitaliste. Contre cette science bourgeoise, il faut croiser le fer avec ses représentants et ses maîtres à penser : Émile Durkheim, Georges Gurvitch et Georges Friedmann. Quant à la psychanalyse, elle fait l’objet d’un débat d’autant plus virulent que le PCF compte en son sein nombre de psychiatres. Le parti ayant condamné la pratique psychanalytique, son sort est réglé. En décembre 1948, la direction convoque le milieu médical communiste pour lui signifier, par la voix de Jean Kanapa, le rejet complet de la psychanalyse. Le numéro de décembre de La Pensée comporte encore deux articles contradictoires, celui d’un rejet total du freudisme par Victor Lafitte et un article plus pondéré de Serge Lebovici, qui invite à distinguer une « thérapeutique de grande valeur » et ses mésusages mystificateurs. L’Humanité du 27 janvier 1949 adopte un tout autre ton, de condamnation officielle et sans appel, sous le titre évocateur : « La psychanalyse, idéologie de basse police et d’espionnage ». Chacun, jusqu’aux médecins psychiatres, est sommé d’y voir une invention aliénante du capitalisme, une pseudo-science bourgeoise. Les psychanalystes du parti doivent se soumettre à une autocritique collective, publiée sous le titre « La psychanalyse, une idéologie réactionnaire » dans La Nouvelle Critique70. Il faudra attendre le milieu des années 1960, avec le texte de Louis Althusser « Freud et Lacan », pour voir le procès de la psychanalyse se rouvrir.
Avec l’affaire Kravtchenko, les procès de Moscou se déplacent à Paris. Ancien haut fonctionnaire soviétique d’origine ukrainienne, Kravtchenko passe à l’Ouest en avril 1944, à l’occasion d’une mission d’achats de matériel de guerre à Washington. Installé aux États-Unis, il raconte dans un livre le mode de fonctionnement du système bureaucratique qu’il a fui. J’ai choisi la liberté, sous-titré La vie publique et privée d’un haut fonctionnaire soviétique, fait un triomphe : traduit en vingt-deux langues, il se vend à quelque cinq millions d’exemplaires. Si cette autobiographie n’apporte pas beaucoup d’éléments nouveaux par rapport à la littérature oppositionnelle des années 1930, elle intervient dans un climat de guerre froide propice à une curiosité renouvelée sur ce qui se passe à l’Est et qui va contribuer à son succès. Publié en 1947 en France et vendu à plus de quatre cent mille exemplaires, il obtient le prix Sainte-Beuve contre Pierre Klossowski.
En cet automne 1947 de rupture du PCF avec le tripartisme (SFIO-PCF-MRP), Les Lettres françaises attaquent Kravtchenko en dénonçant un faux qui ne peut être qu’une manipulation provenant d’Amérique. Sous le titre « Comment fut fabriqué Kravtchenko », Claude Morgan, le directeur de la revue communiste, fait passer un article du journaliste André Ulmann (sous le pseudonyme de Sim Thomas) accusant Kravtchenko de mensonge et d’ivrognerie. Ce dernier ne serait qu’un piètre agent des services secrets américains, joueur et épris de boisson, qui, pour éponger ses dettes, se serait engagé à publier un livre à sensation. Comme il ne sait pas vraiment écrire, on lui aurait demandé d’endosser la responsabilité d’un ouvrage préparé par des « amis mencheviks71 ». En janvier 1948, Kravtchenko riposte à ces propos calomnieux en assignant en justice le directeur des Lettres françaises et son rédacteur en chef, André Wurmser. Morgan relève le défi et annonce qu’il apportera les preuves des allégations de son journal. « En revendiquant la nécessité d’un affrontement, écrit le journaliste Guillaume Malaurie, le parti communiste donne en fait sa véritable envergure à un banal petit procès en diffamation72. »
L’audience s’ouvre le 24 janvier 1949 devant la 17e chambre correctionnelle de la Seine, dans un palais de Justice bondé. Malgré les propos liminaires du président du tribunal, neveu du grand sociologue Émile Durkheim, qui précise que c’est aux Lettres françaises de faire la preuve de ce qu’avance l’article incriminé, le PCF réussit à renverser le rapport de force en transformant le procès en diffamation à l’encontre du journal en une mise en accusation de Kravtchenko. Les communistes essaient de mettre ce dernier en difficulté. Il se serait fait aider dans la rédaction du livre par Eugène Lyons, un ancien communiste journaliste au New York Times. André Wurmser pense la partie gagnée lorsqu’il demande comment se termine la pièce d’Ibsen La Maison de poupée, dont il est question dans le livre. Il faut tout le talent de l’avocat de Kravtchenko, Me Georges Izard, pour le sortir de ce mauvais pas. La personnalité du transfuge ne convainc pas vraiment et ne suscite ni empathie ni compassion. Un témoignage majeur et irrécusable intervient toutefois en sa faveur en la personne de Margarete Buber-Neumann, qui a connu les camps des deux totalitarismes, nazi et bolchevique. « Son histoire, écrit Malaurie, ressemble à un véritable voyage au bout du totalitarisme73. » Elle était la femme d’Heinz Neumann, un membre influent du Komintern, qui avait été désavoué par le secrétaire du parti communiste allemand Ernst Thälmann. Après la prise de pouvoir par Hitler, le couple avait gagné Zurich, où Neumann s’était fait arrêter le 15 décembre 1934. Hitler exigeait son rapatriement en Allemagne, mais Staline le protégea et autorisa le couple à rejoindre Moscou en passant par Le Havre, où un bateau leur permit d’échapper aux nazis. Dans le climat des procès de Moscou et des purges en tous genres, Neumann fut arrêté en avril 1937, condamné à mort en novembre et aussitôt exécuté.
Buber-Neumann fut déportée en Sibérie en juin 1938. Condamnée à cinq ans d’internement en camp, elle en sortit au printemps 1940, avant la fin de sa peine, pour être renvoyée en Allemagne, dans le camp nazi de Ravensbrück ! Quand paraît le livre de Kravtchenko, elle ne peut que souscrire à ce qu’il décrit. Elle est particulièrement bien placée pour attester, en tant que témoin et victime, la réalité des camps soviétiques. En 1949, elle vit en Allemagne, à Schawnheim, où elle reçoit du consul français une convocation à venir témoigner à l’audience à Paris. Son récit, dans ce procès à grand spectacle, fait figure d’événement :
Cette mince femme tout en noir force le respect. Chaque mot allemand claque net et juste. La maigreur de ce visage jeune impressionne. C’est avec « l’âme qu’on l’entend » pourra-t-on écrire. Tranquillement, elle confirme les procédures d’exception soviétiques mises au jour au cours des audiences précédentes74.
Ce qu’elle dit est accablant et l’émotion est à son comble. Aux abois, la défense du PCF laisse la parole au seul avocat non communiste des Lettres françaises, Me André Blumel, qui ose répondre à Buber-Neumann que s’il n’y a pas de murailles, ce ne peut être un camp, ce à quoi elle lui rétorque que, dans la steppe où se situait son camp, sans cesse parcourue par les troupes du NKVD, l’évasion était strictement impossible : « J’habitais dans une hutte d’argile, peuplée de millions de punaises. Elle donnait sur une rue d’un kilomètre. Si je m’en éloignais de cinq cents mètres, on me tirait dessus75. »
L’issue du procès donne raison à Kravtchenko. Le 4 avril 1949, le tribunal lui accorde 150 000 francs (moins de 5 000 euros) de dédommagements et condamne Claude Morgan et André Wurmser à 5 000 francs chacun, mais en appel la 11e chambre admet dans son verdict que s’il y a bien eu diffamation de la part des Lettres françaises, celles-ci ne sont plus condamnées qu’à verser un franc symbolique, alors que le plaignant a dépensé entre 20 millions et 25 millions de francs (plus de 700 000 euros) pour son action en justice. Le témoignage de Margarete Buber-Neumann reste un temps fort dans la prise de conscience du totalitarisme, bien que, sur le moment, le PCF gagne la bataille de la crédibilité pour dénier toute réalité à l’existence des camps à une échelle massive dans la patrie du socialisme. Le crédit conquis par l’URSS durant la guerre est encore intact et joue comme un écran pour empêcher l’éclatement de la vérité sur la nature totalitaire du régime.
La gauche non communiste reste elle-même sceptique à l’égard des révélations du procès. Dans Esprit, Albert Béguin invoque la vénalité de Kravtchenko pour jeter le soupçon sur ses révélations. Combat renvoie les protagonistes dos à dos en arguant que la confrontation des deux impérialismes n’a rien révélé. En définitive, peu nombreux sont ceux qui soutiennent Kravtchenko, et même Camus reste mystérieusement silencieux. Claude Lefort, qui anime avec Cornelius Castoriadis le groupe Socialisme ou barbarie, est un des rares à croire à la véracité de l’autobiographie, comme il l’écrit dans Les Temps modernes, sous la rubrique « Opinions ». Les autres soutiens de poids sont ceux de Maurice Nadeau, qui publie dans Combat une défense de Kravtchenko, et de René Char, résistant incontestable, chef de maquis dans les Basses-Alpes en 1944, qui n’hésite pas à affirmer : « Kravtchenko n’est pas un traître, mais seulement divorcé d’un régime […]. Si, dans l’ensemble, la plupart des témoins du procès sont plus émouvants que lui, leur vérité l’emporte sur les circonstances de leur situation76. » Bouleversé par la déposition de Margerete Buber-Neumann, il écrit dans Combat à propos des Lettres françaises : « Leur position est intenable et leur mélasse irrespirable. Voilà où mène l’usage d’une dialectique affolée au service d’une cause qui n’a pas d’assise morale77. »
François Fejtö, un exilé hongrois aux convictions sociales-démocrates travaillant à l’AFP, connaît bien le ministre de l’Intérieur hongrois László Rajk, qui, à l’occasion d’un de ses passages à Paris, l’a invité à revenir dans son pays. En mars 1949, on apprend l’arrestation de Rajk, à peine sorti de son ministère. Son procès débute en septembre : « Je décidai de ne pas rester passif, écrit Fejtö, de me battre pour mon ancien ami78. » Dès lors, il multiplie les déclarations et les commentaires sur le procès, dans divers organes de presse en France. Mais là encore, la vérité aura bien du mal à percer.
Fejtö est entendu par ceux qui ont compris l’imposture de la dénonciation de Tito — Jean Cassou, Louis Dalmas, Claude Bourdet, Édith Thomas, Paul Rivet —, mais il se heurte pour l’essentiel au mur du silence et à de grandes déconvenues. C’est le cas avec la réaction de Julien Benda, avec lequel il a une longue conversation. Fejtö lui démontre savamment l’analogie avec les procès de Moscou des années 1930 et les invraisemblances manifestes de la procédure judiciaire. Il ne reçoit pour toute réponse que ces mots : « Vous ne m’avez pas convaincu79. » Au lendemain de l’entretien, Benda apporte son soutien aux thèses du PCF, qui fait applaudir à la Mutualité, sous la présidence de Jacques Duclos, l’exécution de Rajk et de ses compagnons.
Emmanuel Mounier, qui conduit avec Esprit une politique de compagnonnage avec les communistes depuis la Libération, se montre à l’inverse profondément ébranlé par cette affaire. Fejtö lui propose d’écrire une analyse de l’affaire Rajk. Esprit prépare un numéro sur « La crise des démocraties populaires », pour lequel Fejtö a proposé, sous le titre « L’Affaire Rajk est une affaire Dreyfus internationale80 », un article qui suscite la perplexité, même chez Mounier. Celui-ci hésite un moment. L’appareil du PCF fait pression pour empêcher sa publication, allant jusqu’à dépêcher Pierre Courtade pour expliquer à Mounier que « Fejtö était un ancien fasciste, agent de la police hongroise et collabo81 ». Mounier demandant des informations précises, Courtade fait le voyage à Budapest et revient, dit-il, avec des preuves certaines et un énorme dossier sur les activités de Fejtö, dossier qu’il ne communiquera jamais à Mounier, car il est tout simplement imaginaire. Faute du dossier en question, Mounier publie l’article : « La signification historique du procès Rajk était, selon moi, que l’URSS ne tolérait plus en Hongrie, ni dans les autres pays occupés, une quelconque démarche originale dans la construction du socialisme82. »
Peu nombreux sont ceux qui ouvriront les yeux à partir du procès Rajk. On muselle ceux qui se posent des questions : « À André Breton qui exprimait ses doutes sur la justice du procès Rajk, Eluard répondait : “J’ai trop à faire pour les innocents qui clament leur innocence pour m’occuper des coupables qui clament leur culpabilité”83. » Quant aux étudiants communistes, ils retrouvent dans Clarté un subterfuge de pur style stalinien : Annie Kriegel et Jacques Hartmann considèrent que Rajk est coupable, sans aucun doute possible. Ne pouvant le démontrer par une enquête, ils se replient sur la notion du vraisemblable : « S’ériger en nouveau tribunal pour juger de la vérité des pièces du dossier conduit en fait à une impasse. Par contre, féconde est la méthode — et c’est en réalité la seule question posée parce que seule soluble — qui consiste à juger de la vraisemblance de l’affaire84. »
En ces années de guerre idéologique, le peu de liberté toléré par le centralisme démocratique est brutalement supprimé. Ceux qui veulent préserver un espace critique doivent se soumettre ou se démettre. Laurent Casanova, assisté de Jean Kanapa, veille à faire appliquer la règle de l’unanimité. Le petit cercle de la rue Saint-Benoît réuni autour de Marguerite Duras, militante exemplaire, est réduit à néant. Duras a le tort de s’inquiéter et de demander des explications sur Jdanov à ses responsables. Un soir, Claude Roy introduit dans le groupe un écrivain communiste italien, ancien résistant, Elio Vittorini, dont la rencontre est décisive pour Duras. Après avoir assumé de très hautes fonctions à la Libération comme rédacteur en chef du quotidien du PCI (parti communiste italien) L’Unità, il dirige à présent sa propre revue, Il politecnico. Hostile à la stalinisation et partisan d’une culture ouverte à des auteurs non communistes, il perd le soutien du PCI et rejoint ses amis de la rue Saint-Benoît.
À l’occasion d’un de ses voyages parisiens, Vittorini donne un long entretien à Edgar Morin et Dionys Mascolo. Publié dans Les Lettres françaises, il fait bondir les responsables des intellectuels du PCF, Laurent Casanova et Jean Kanapa. Vittorini conforte bien sûr Duras et ses amis dans leur hostilité au jdanovisme : « Marguerite et avec elle Edgar Morin, Dionys Mascolo, Robert Antelme continuent à penser qu’ils vont imposer au parti une autre conception de la morale, de la politique, de l’amour. Dans ce but est fondé le Groupe d’études marxistes, rue Saint-Benoît85. » La liberté de ton y est exceptionnelle et on ne se gêne pas pour ridiculiser les petits chefs les plus jdanoviens. Ce cénacle est de trop pour la direction du PCF, qui ne veut y voir qu’une entreprise fractionniste. En plus de ses prises de position hérétiques, le groupe accueille des non-communistes, comme Maurice Merleau-Ponty, Raymond Queneau ou Jacques-Laurent Bost, mais jamais Jean-Paul Sartre : une forte antipathie oppose Duras et Simone de Beauvoir. En habile stalinien, Casanova demande un rapport sur Vittorini à Morin, ce qui oblige celui-ci à dévoiler ses positions en faveur d’une liberté culturelle.
En avril 1948, c’est au tour de Mascolo et d’Antelme de décider d’écrire un rapport critique sur la politique culturelle du parti. Le texte, discuté en mai, est violemment rejeté par Aragon et Casanova. Morin reprend alors l’initiative en rédigeant une lettre adressée à Kanapa, « signée par Claude Roy, Jean Duvignaud, Pierre Kast, Robert Antelme, Dionys Mascolo et Jean-François Rolland. Tous espéraient obtenir la signature des “grands”, mais déchantent rapidement. Eluard refuse. Courtade se rétracte. Picasso reste sourd86 ». Dans Les Cahiers du communisme de septembre 1948, Casanova s’en prend vivement à l’initiative de ces intellectuels qui, pour conserver leur « quant-à-soi », seraient prêts à trahir les intérêts du prolétariat. Impuissante face à l’appareil et n’ayant plus l’illusion d’en redresser la ligne intangiblement jdanovienne, la rue Saint-Benoît plie l’échine, se considérant désormais en « démission intérieure », comme l’écrira Edgar Morin.
L’heure des départs et des exclusions a sonné : « Kanapa veut la peau de Marguerite, Robert et Dionys. Considérés comme gêneurs, incontrôlables, le parti les isole progressivement et méthodiquement87. » Les attaques se font ignominieuses, notamment celles qui visent Duras. La direction du PCF s’en prend d’abord à sa réputation de résistante en prétendant qu’elle a travaillé pendant l’Occupation pour le compte de la censure allemande et dénonce en elle une petite-bourgeoise décadente, chienne de garde du capitalisme. Duras signifie aussitôt par lettre qu’elle ne reprendra pas sa carte pour l’année 1949 : « On la traite de plus en plus ouvertement de putain88. » Mascolo la suit dans la rupture, ce qui n’empêche pas le parti de les exclure tous les deux officiellement en mars 1950. Antelme se montre particulièrement ébranlé par cette exclusion, comme le notera Pierre Daix :
Je n’oublierai jamais le visage bouleversé d’Antelme le jour où il vient m’annoncer que sa cellule l’avait exclu. Je lui ai tendu la main pour lui signifier que cela ne changeait rien entre nous. Il hésita avant de la prendre. « À quoi bon, c’est fini », me dit-il les larmes aux yeux89.
Daix intervient au sommet de la hiérarchie pour obtenir sa réintégration, mais elle est refusée à cause des « coucheries de Marguerite et son obscénité90 ». Duras évoque ses sentiments dans son Journal au moment de l’exclusion. Laure Adler écrit : « Elle se sent coupable et orpheline, parle de “traumatisme”, de “problème douloureux”91. » Dans ce processus d’exclusion, il semble que Jorge Semprún ait joué un rôle en rapportant les propos sarcastiques tenus lors d’une soirée bien arrosée en mai 1949 au café Bonaparte : « On boit, on se moque, on s’esclaffe de tout et de rien, on rigole. Les avis divergent sur le sujet de la conversation, selon plusieurs témoins, Mannoni aurait lancé, maniant l’humour corse à la perfection, que le camarade Casanova était un maquereau — Casa est un grand mac — et qu’en Corse nul ne l’ignorait92. » Semprún, rapportant ces propos aux instances supérieures du parti, aurait précipité l’exclusion de Duras.
Quant à Edgar Morin, lui aussi dans le collimateur, il ne reprend pas sa carte pour l’année 1950. S’il déserte sa cellule, il se considère cependant toujours membre du parti et se laissera surprendre par son exclusion, qui intervient à la suite d’un compte rendu qu’il publie dans L’Observateur à propos d’une semaine d’études de sociologie sur le thème du rapport des villes et des campagnes. Cet article anodin, même pas oppositionnel, mais dans un journal considéré comme ennemi, lui vaut l’indignation de Dominique Desanti et de Kanapa. Morin ne pense pourtant pas que l’affaire ira au-delà. C’est faire fi de la nature d’une organisation stalinienne : une enquête est décidée sur son cas, et il est convoqué par Annie Kriegel (alors encore Annie Besse) à la Fédération de la Seine :
Je ne connaissais pas cette jeune Walkyrie. Elle était blonde, un peu plantureuse, l’air glacé et innocent. Elle avait un très beau regard bleu de militante. Tu devines pourquoi je t’ai convoqué ? Ma foi non. J’étais étonné. Elle dut penser que j’étais habile. — Que penses-tu d’un communiste qui écrit dans le journal de l’Intelligence Service93 ?
Pour elle, Claude Bourdet, directeur de l’hebdomadaire, est un agent britannique patenté. Morin convient qu’un bon militant communiste ne devrait pas écrire dans L’Observateur, mais plaide qu’il a ainsi pu faire bénéficier de ses compétences professionnelles un public plus large. Kriegel prend des notes, et Morin se rassure, pensant avoir été écouté. Quelques jours plus tard, un de ses camarades de cellule, Sylvain Tousseul, vient le chercher à son domicile pour lui signifier que sa présence à une réunion est indispensable. Arrivé dans un hangar, il découvre de nouvelles têtes au milieu des habitués de la cellule qu’il a désertée depuis un moment. Lorsque Kriegel (Besse) fait son entrée, il comprend immédiatement que le piège s’est refermé. Il en a confirmation sur-le-champ : « On donna […] la parole à Annie Besse. Elle en vint aussitôt au fait : — Camarades. Au nom de la fédération de notre parti communiste, je viens soumettre à votre cellule le cas du camarade Edgar Morin94. » Son sort est d’autant plus vite scellé qu’on ne l’avait pas vu militer depuis longtemps. Les larmes aux yeux, Morin proteste de sa bonne foi et de l’absence de désaccord politique avec la direction du parti, même s’il reconnaît quelques divergences d’ordre idéologique. Il demande de surseoir à la décision dans la mesure où personne n’a lu l’article incriminé. Si les militants de base semblent quelque peu ébranlés, ce n’est nullement le cas de Kriegel qui, en bonne bureaucrate, enfonce le clou en affirmant que le parti se renforce en s’épurant et qu’il convient donc de se débarrasser du camarade Morin, ce qui sera chose faite, à main levée et à l’unanimité, après qu’elle aura lancé à l’accusé en le regardant fixement : « Je ne sais pas si tu n’es pas un ennemi du parti95. »
Morin s’en souviendra comme d’un grand moment de solitude :
Ce fut comme un malheur d’enfant. Énorme et très court. On m’avait arraché du parti qui concentrait en lui les puissances paternelles et maternelles, et j’en étais devenu orphelin. Le parti, c’était la communion cosmique, l’amour de l’humanité, le placenta maternel et aussi la réprimande sévère, l’autorité implacable, la sagesse du père. C’était ma famille96.
La guerre idéologique passe aussi par la défense d’un ordre moral incarné par Jeannette Vermeersch, femme de Maurice Thorez. En premier lieu, la vie sexuelle doit être conforme à ce qui est considéré comme normal. L’adversaire désigné est Simone de Beauvoir, qui, avec Le Deuxième Sexe, suscite la réaction violente de La Nouvelle Critique, qui y dénonce des revendications faussement égalitaires se limitant à porter des pantalons et à fumer des cigarettes. Vermeersch lance alors une vaste propagande contre le contrôle des naissances et l’utilisation de la pilule, qui représente pour elle la quintessence de la décadence bourgeoise, une forme d’apologie du vice. En ces années 1950, le PCF exalte la famille comme entité naturelle et magnifie le rôle de la mère, à la fois courageuse et vaillante. On condamne l’homosexualité comme une perversion ignorée de la classe ouvrière, et Léo Figuères, qui s’est déjà fait connaître pour son livre Le Trotskisme, cet antiléninisme, affirme sans rire qu’« un Américain sur deux est un inverti97 ».
En 1952, éclate l’affaire Marty-Tillon, qui met aux prises deux figures héroïques du PCF, membres du bureau politique, et les autres membres de la direction. André Marty s’est illustré comme mutin de la mer Noire, refusant de combattre le nouveau pouvoir bolchevique au sortir de la Grande Guerre. Charles Tillon, dirigeant des FTP pendant l’Occupation, s’est retrouvé à la tête de la résistance intérieure communiste en France contre le nazisme. En 1952, ces deux personnalités ont le tort de jouir d’une légitimité qui risque de ne plus dépendre de l’appareil stalinien. Il faut donc détruire leur réputation et les accuser de trahir la cause prolétarienne. C’est le moment des procès intentés à des dirigeants des partis communistes d’Europe, comme celui de Rudolf Slánský en Tchécoslovaquie. Jacques Duclos, qui assume la direction du PCF en l’absence de Thorez, en convalescence à Moscou, réussit à convaincre le PC soviétique qu’il existe aussi des traîtres à démasquer en France, faisant ainsi la preuve de sa détermination dans le combat idéologique.
Marty et Tillon sont accusés de s’être rencontrés dans une réunion fractionnelle pour fomenter un complot. Une enquête est confiée à Léon Mauvais, qui remet son rapport au Bureau politique, lequel décide d’exclure les deux illustres camarades accusés de soutenir depuis longtemps une ligne oppositionnelle au sein des instances dirigeantes. La calomnie prend ensuite de l’ampleur, et l’on finit par dénoncer en eux des policiers masqués. La direction est félicitée d’avoir épuré le parti de ses brebis galeuses. Entre-temps, les pressions se resserrent sur les deux condamnés pour, selon le schéma classique de l’aveu, obtenir la confession de leurs fautes. Tillon se laisse convaincre de publier une autocritique dans L’Humanité, pensant pouvoir s’expliquer devant les instances du parti : « Le chantage à l’autocritique s’accompagna de nouvelles accusations, assaisonnées de délations exigées de militants par dizaines, avec qui j’avais travaillé sous l’Occupation et depuis la Libération98. » Ayant reçu à la Libération la médaille américaine de la liberté, la Freedom, en tant que chef des FTP, Tillon est dénoncé en 1952 comme un agent américain, un Tito français ! Toutes les difficultés du PCF, dont son reflux dans l’opinion depuis 1947, sont mises au passif des deux traîtres qui ont saboté de l’intérieur la ligne du parti. En décembre 1952, au nom des principes démocratiques de Staline, Duclos se félicite dans un meeting à Bordeaux de « la grande victoire remportée à Prague par l’exécution des onze condamnés à mort du procès Slánský » et associe à ce procès édifiant « la juste campagne contre Marty-Tillon99 ».
Au-delà du cercle des militants convaincus, il faut enrôler les compagnons de route et leur trouver une cause dans laquelle ils se reconnaissent. Le Kominform a trouvé dans la défense de la paix un combat international qui, parce qu’il concerne tout le monde, peut apporter à l’URSS le soutien dont elle a besoin pour préserver son statut de grande puissance hégémonique. L’Union soviétique se présente aux yeux du monde comme le seul pays capable de garantir la paix mondiale, tandis que l’impérialisme américain est à la tête des forces de guerre. C’est en Pologne, à Wrocław, ville d’origine slave annexée par la Prusse en 1743 et portant alors le nom de Breslau, que se tient, du 25 au 28 août 1948, le Congrès mondial des intellectuels pour la paix. Préparé par un comité franco-polonais, il réunit des personnalités célèbres des deux pays, notamment Frédéric Joliot-Curie, Georges Duhamel, Julien Benda, Tadeusz Lehr-Spławiński, Tadeusz Kotarbiński, que viennent rejoindre des intellectuels en provenance d’autres pays100. La délégation française est conduite par Laurent Casanova101.
Le Congrès, qui se voulait ouvert, se transforme vite en un réquisitoire contre les États-Unis. Trois cent trente-sept des trois cent cinquante-sept délégués décident de créer un comité de liaison, chargé d’organiser le premier Congrès mondial des partisans de la paix, qui doit se tenir dès l’année suivante simultanément à Paris et à Prague. Alors que l’objectif était de rassembler le plus largement, Aleksandre Fadeïev prononce un discours d’une rare violence contre les agents littéraires de la réaction impérialiste : « Si les chacals pouvaient taper à la machine et si les hyènes savaient manier le stylo, ce qu’ils composeraient ressemblerait sans doute aux livres des Miller, des Eliot, des Malraux et autres Sartre. » Cette provocation suscite de vives réactions, qu’Ilia Ehrenbourg tente de calmer en expliquant que Fadeïev est en état de surmenage. Picasso, scandalisé, arrache ses écouteurs de traduction simultanée ; « Eluard, raconte Dominique Desanti, griffonne des petits dessins. Nous avons passé les trois quarts de la nuit dans le hall de l’hôtel, tuant notre désenchantement à coups de dérision et de vodka102. » Aldous Huxley quitte le congrès, et Irène Joliot-Curie menace de lui emboîter le pas. On sent même de l’accablement chez Casanova !
La défense de la paix fait naître des initiatives autonomes, comme, en France, celle d’Yves Farge qui, pour préserver l’esprit de la Résistance, lance le mouvement Les combattants de la paix, en compagnie d’une soixantaine de personnalités de la Résistance103. Ce mouvement, qui tient ses premières assises nationales en novembre 1948, s’organise à partir d’initiatives locales à l’échelon des municipalités. Il réussit à drainer largement au-delà de la sphère des militants communistes, comme l’atteste la création d’un groupe animé par Jean-Marie Domenach à Châtenay-Malabry, autour de la communauté d’Esprit. Très vite, la puissante machinerie communiste parvient à noyauter le mouvement et à l’annexer au Mouvement de la paix. L’URSS dispose dès lors d’un instrument efficace et influent pour lancer ses grandes campagnes internationales.
En mars 1950, à l’occasion de la réunion du Mouvement de la paix à Stockholm, s’ouvre une pétition pour la dissolution des pactes militaires et la suppression de la bombe atomique — que les États-Unis sont seuls à détenir. L’appel de Stockholm mobilise non seulement les militants communistes, mais de très nombreux compagnons de route mis largement à contribution. Cette campagne internationale connaît une ampleur et un succès certains puisque l’appel recueillera quelque six cents millions de signatures, dont quatorze millions en France. En avril 1950, le XIIe congrès du PCF est consacré à « La paix, tâche primordiale ». Le Mouvement continue de ratisser large, s’adressant à tous les hommes de bonne volonté, alors même qu’il est totalement noyauté par la direction du PCF et par le Kominform. En décembre 1952, il connaît un nouveau temps fort avec le congrès de Vienne. Quelque mille six cent soixante-quatorze délégués venus de quatre-vingt-cinq pays adoptent à la quasi-unanimité des résolutions fixant la ligne à observer. Jean-Paul Sartre, présent en qualité de compagnon de route du PCF, est enthousiaste. Il considère que le congrès est un des trois grands événements à lui avoir redonné l’espoir, après le Front populaire et la Libération. Par sa présence et le discours qu’il prononce au cours de la séance inaugurale, il donne tout son lustre à l’événement, comme l’a senti Dominique Desanti :
Le congrès dépasse toute attente […]. C’est sans doute la présence de Jean-Paul Sartre, le philosophe existentialiste, jadis héros du New York Time Magazine, qui personnifiait le plus grand changement venu à maturité en Europe occidentale […]. Il appelait les « honnêtes gens » à abandonner « le no man’s land de l’anticommunisme »104.
Avec le déclenchement de la guerre de Corée, le 25 juin 1950, l’influence communiste franchit un nouveau palier. De nombreux compagnons de route se rallient, laissant au vestiaire leurs dernières réticences pour entonner des chants de louange à l’Union soviétique. En 1952, le PCF durcit le ton en reprenant les accusations contre les États-Unis sur l’utilisation d’armes bactériologiques dans le conflit. Selon André Fontaine, « l’affaire prit les dimensions d’une immense hallucination collective105 ». Bien que la communauté scientifique ne prête aucun crédit aux rumeurs, le PCF reste inflexible dans ses accusations. En juin 1953, alors même que l’on n’en parle déjà plus en URSS, Paul Noirot dénonce encore dans Démocratie nouvelle les « croisés de la peste » : « La Corée est devenue le vaste champ d’expériences de l’arme microbienne. Arme idéale pour ceux qui veulent exterminer un peuple106. » Dans le camp communiste, l’indignation est à son comble, entraînant celle des compagnons de route.
Le cas de Jean-Paul Sartre est exemplaire. Lui qui avait été traité d’« hyène » peu avant considère à présent que le PCF incarne la juste marche de l’humanité et que tout anticommuniste est un « salaud ». On l’a dit, il est ébranlé par la violence de la répression qui s’abat sur la manifestation parisienne du 28 mai 1952 contre la venue du général Ridgway, qui dirige alors les troupes de l’ONU en Corée (voir chap. 3). Cette manifestation est restée mémorable, au point qu’Aragon écrit dans Blanche ou l’oubli : « J’ai presque tout oublié de ce temps-là. Mais pas la manifestation Ridgway, le 28 mai 1952. » Les communistes ont l’impression de vivre un moment historique, au point que L’Humanité en célèbre l’anniversaire en mai 1953 : « Paris, dressé contre Ridgway, écrivait une page glorieuse de son histoire », lit-on dans le quotidien du PCF. En dépit de son interdiction par la préfecture de police, la manifestation rassemble près de vingt mille personnes. Minutieusement préparée et encadrée, elle réalise la jonction de plusieurs colonnes en un même point. Les militants communistes sont pour beaucoup armés de massues et autres objets contondants, clamant leur opposition à « Ridgway la peste107 ». L’affrontement est programmé avec les forces de police, auxquelles les militants communistes s’attaquent à coups de gourdin. Des corps à corps se produisent, des casques sont défoncés, et, au terme de six heures d’affrontements, on relève de nombreux blessés. Les affrontements se terminent pourtant en farce, avec l’arrestation de Jacques Duclos, alors numéro un du parti en l’absence de Maurice Thorez. On trouve dans sa voiture un pistolet et une matraque professionnelle, ainsi que, sur la banquette arrière, des pigeons, présentés comme voyageurs et chargés d’apporter des messages secrets au secrétaire du parti à Moscou. Selon Duclos, il ne s’agit que de pigeons comestibles offerts par un camarade, qu’il s’apprêtait à manger accommodés de petits pois. Inculpé d’atteinte à la sûreté de l’État, le dirigeant communiste est incarcéré à la Santé. La thèse grotesque du ministre de l’Intérieur s’effondre vite : les pigeons avaient bien été tués à la chasse et n’étaient donc plus guère en état de… voyager.
Pour Sartre, la coupe est pleine. De Rome, où il apprend les événements parisiens, il décide de s’engager aux côtés des communistes :
Les derniers liens furent brisés, ma vision fut transformée : un anticommuniste est un chien, je ne sors pas de là, je n’en sortirai plus jamais […]. Je vouais à la bourgeoisie une haine qui ne finira qu’avec moi. Quand je revins à Paris, précipitamment, il fallait que j’écrive ou que j’étouffe. J’écrivis, le jour et la nuit, la première partie des « communistes et la paix »108.
Sartre se mue en compagnon de route. Choyé dès lors par le parti, il est exhibé de tribunes en colloques et bombardé, en décembre 1954, vice-président de l’Association France-URSS. Son revirement lui vaut de douloureuses ruptures avec ses proches109, en même temps qu’une véritable lune de miel avec le mouvement communiste international. Fini les injures contre le putois, le chacal, l’hyène… Sartre est redevenu un intellectuel à visage humain, au point de prendre place aux côtés de Jacques Duclos lors du meeting du Vél’d’Hiv consacré au bilan du congrès de Vienne. Comme l’écrit sa biographe Annie Cohen-Solal : « Il mit donc le pied dans le réseau des écrivains communistes et procommunistes, s’inséra dans le Mouvement de la paix, et puis ce fut l’engrenage : happé, avalé, sollicité, incapable de refuser invitations, propositions et autres110. »
En 1954, malgré un diagnostic d’hypertension artérielle et des consignes de repos, il accepte une invitation pour ce qui sera son premier voyage en URSS. Son organisme ne parvient pas à suivre le rythme qui lui est imposé, et il doit être hospitalisé une dizaine de jours à Moscou. Avant cela, on lui a fait admirer les grandes réalisations du socialisme soviétique. Comme l’indique Cohen-Solal, le retour d’URSS est devenu depuis les années 1930 un genre en soi, auquel Sartre sacrifie. Au contraire de nombre d’écrivains qui, comme lui, avaient été royalement traités, mais pas dupes, à l’instar d’André Gide, c’est un Sartre mystifié, crédule et sans réserve qui se livre à un panégyrique de l’Union soviétique. L’entretien qu’il accorde à Libération en cinq livraisons, du 15 au 20 juillet 1954, est coiffé des titres suivants : « La liberté de critique est totale en URSS » ; « Ce n’est pas une sinécure d’appartenir à l’élite » ; « Les philosophes soviétiques sont des bâtisseurs » ; « La paix par la paix ». Méconnaissable, Sartre déclare à son interlocuteur Jean Bedel :
[L]e citoyen soviétique possède une entière liberté critique, mais il s’agit d’une critique qui ne porte pas sur les hommes, mais sur des mesures. L’erreur serait de croire que le citoyen soviétique ne parle pas et garde en lui ses critiques. Cela n’est pas vrai. Il critique davantage et d’une manière beaucoup plus efficace que la nôtre. L’ouvrier français dira : « Mon patron est un salaud ! » L’ouvrier soviétique ne dira pas : « Le directeur de mon usine est un salaud ! », mais « Telle mesure est absurde. » La différence, c’est que le Français le dira dans un café ; le Soviétique, lui, s’engagera publiquement, engagera sa responsabilité dans la critique111.
Désormais, Sartre donne des gages aux communistes, fait interdire toute représentation de sa pièce Les Mains sales et met son talent au service des Soviétiques et du PCF, notamment en écrivant la pièce Nekrassov. Sa représentation suscite une petite bataille d’Hernani à Paris et débouche sur ce que l’on appellera l’« affaire Nekrassov ». Sartre s’en prend violemment à la presse dite bourgeoise et au premier chef à Pierre Lazareff, qui dirige France-Soir : « Ma pièce est ouvertement une satire sur les procédés de la propagande anticommuniste112. » La profession se solidarise avec France-Soir, et Nekrassov est étrillée par la critique : « Une farce qui s’avance à pas d’éléphants, écrit Pierre Marcabru dans Arts, des répliques lourdes comme des menhirs, une finesse de rhinocéros : la pièce de Jean-Paul Sartre piétine les spectateurs durant quatre heures d’horloge. C’est une épreuve surhumaine113. » Seuls la presse communiste et quelques rares avocats, tels Gilles Sandier, Jean Cocteau ou Roland Barthes, défendent Nekrassov.
Cette nouvelle passion pour l’URSS se double naturellement d’une détestation symétrique des États-Unis. En 1953, l’opinion publique internationale suit avec émotion le procès pour espionnage des époux Ethel et Julius Rosenberg à New York. Dans le climat tendu de la guerre froide et de ce que l’on a appelé la chasse aux sorcières aux États-Unis, au cours de laquelle s’est illustré le sénateur Joseph McCarthy, on traque un peu partout, notamment dans les milieux intellectuels progressistes, que l’on qualifie de libéraux, les communistes masqués. Un climat de suspicion généralisée fait pendant à la terreur qui règne en Union soviétique. C’est dans ce contexte qu’à la fin de 1950 Julius Rosenberg est accusé de travailler pour le NKVD, puis arrêté et condamné à mort avec sa femme Ethel pour « espionnage atomique ». Sur le moment, le verdict ne soulève aucune indignation, mais, au fil des mois d’attente avant l’exécution des condamnés, des voix de plus en plus nombreuses s’élèvent pour dénoncer la faiblesse du dossier judiciaire. Tandis que les protestations vont croissant, les communistes se mobilisent à leur tour pour les époux Rosenberg, dont la cause leur fournit de nouvelles armes pour combattre l’Amérique. Une campagne internationale est menée pour demander leur grâce : le PCF y voit une nouvelle affaire Dreyfus, le pape Pie XII intervient discrètement, et chacun pense que le président Eisenhower va prendre une mesure de grâce. En dépit de l’ampleur de la protestation internationale, les époux Rosenberg sont électrocutés le 19 juin 1953. Sartre écrit dans Libération :
C’est un lynchage légal qui couvre de sang tout un peuple et qui dénonce une fois pour toutes et avec éclat la faillite du Pacte atlantique […]. Décidément, il y a quelque chose de pourri en Amérique […]. Attention, l’Amérique a la rage. Tranchons tous les liens qui nous rattachent à elle, sinon nous serons à notre tour mordus et enragés114.
Si le dogme stalinien a pu rassembler de grands intellectuels tels que Sartre et perdurer au mépris de toute vérité et de toute logique, c’est en grande partie grâce à ses vertus messianiques, qui faisaient de ses adeptes les détenteurs du sens de l’histoire. Au nom des exigences de celle-ci, le réel était systématiquement nié, même s’il se montrait têtu. Avec cette manière de penser, la vérité ne pouvait être attestée factuellement, mais dépendait de l’institution, du lieu, de la place hiérarchique de celui qui en faisait état. À ce titre, la vérité prolétarienne s’opposait à la vérité bourgeoise et n’avait pas le même poids si elle était énoncée par un militant de base, un compagnon de route ou un dirigeant du Bureau politique, a fortiori par le secrétaire général du parti, qui ne pouvait se tromper. Comme l’écrit Edgar Morin :
Ce qu’il y a de très beau dans le marxisme stalinien, c’est qu’à la fois il était ouvert sur l’histoire, c’est une philosophie de l’histoire, et qu’il était immobile, puisque tout était déjà défini, classé, prévu, si bien qu’il ne se passait rien, rien en URSS qui altérait le caractère absolument pur et authentique du socialisme en construction115.