CHAPITRE 4
C’EST UNE FEMME
Le goût du sang et l’odeur de loup réveillèrent Brid. D’habitude, c’était une odeur agréable, mais là, elle la mit mal à l’aise. S’ils étaient assez près pour qu’elle sente leur odeur, ils devaient l’être aussi pour l’appeler en esprit, ou du moins, pour la toucher. Mais Brid était seule, entourée d’une forte odeur de loup qui n’aurait pas dû être là.
Elle voulut s’asseoir. Sa vue se brouilla et la nausée lui donna mal au cœur. Elle reposa sa tête sur le sol frais. Refoulant la vague de panique, elle s’immobilisa. D’abord, les faits. Elle paniquerait une fois qu’elle saurait dans quel pétrin elle était.
Ouvrir les yeux fut douloureux, et elle fut prise d’un léger étourdissement. Une commotion cérébrale ? Le sang dans sa bouche ne lui paraissait pas frais : donc même si elle avait reçu un coup, cela faisait déjà un moment. Elle aurait dû être rétablie… Ce qui n’était pas le cas : soit elle était plus mal en point qu’elle ne l’imaginait, soit quelque chose était en train d’agir. Son estomac la brûlait, sa gorge était en feu, et puis il y avait cette odeur. De l’aconite ! Elle avait été droguée. Droguée et battue. C’était mauvais signe. Et puis elle avait froid. Mince alors ! Elle avait été droguée, battue et déshabillée. Ce qui, généralement, ne présageait rien de bon.
Brid roula prestement sur le flanc et rampa durant ce qui lui sembla une éternité. Quand elle se sentit prête, elle s’assit. S’agrippant aux barreaux en acier, elle ouvrit enfin les yeux.
Des barreaux. On l’avait mise en cage. Elle toucha le sol. En fer. Être enfermée ainsi la maintiendrait loin de ses épées. Pourtant elle pouvait tordre facilement l’acier. Il y avait quelques avantages à être une hybride. Elle se redressa, toucha le barreau le plus proche et fronça les sourcils. Là, au sommet, il y avait des runes{1} en argent gravées avec du feu froid. Elle sentit le frisson des symboles au bout de ses doigts et s’étonna. On n’avait pas seulement construit cette cage pour un loup-garou, mais précisément pour elle, ou pour quelqu’un comme elle.
Zut.
Au même instant, elle comprit. L’odeur de loup. Une flamme rouge, attisée par la haine, trembla au fond de ses pupilles. Un sifflement s’échappa d’entre ses lèvres serrées : « Michael ! » Puis elle sourit. En retournant la situation à son avantage, elle trouverait une occasion de se venger. Elle y voyait déjà plus clair.
Elle sommeillait, paupières fermées, le corps adossé aux barreaux. S’évader n’étant pas une option pour le moment, elle se reposait, attendant qu’une opportunité se présente. Si elle restait allongée sur le sol en fer, elle aurait une éruption d’urticaire. Évidemment, la cage étant entièrement en fer et Brid s’y trouvant nue et enfermée, elle n’avait guère le choix.
Elle avait inspecté la pièce autour d’elle : il s’agissait d’une cave sans fenêtres, au sol et aux murs de béton. Des menottes étaient suspendues aux parois, quelques-unes gravées des mêmes runes en argent que celles de la cage. Déplaisant. Dans un coin de la pièce trônait une lourde table en bois, avec des entraves, dont elle n’aimait pas l’aspect. Une autre table était appuyée contre le mur, derrière elle. Dessus étaient posées des éprouvettes en verre et, à côté, un bec Bunsen. Près de la table se trouvait un petit tableau d’écolier. Brid ne reconnut aucun des symboles dessinés sur l’ardoise. La lumière vive, fluorescente, donnait à l’ensemble une froide réalité. Il semblait qu’on avait hésité entre une chambre de torture ou un laboratoire pour finalement réaliser les deux en un seul lieu. Brid percevait une odeur de mort, d’encens et de sang usagé. Suffisamment de sang pour qu’elle comprenne que mieux valait sortir au plus vite de cette cave. La rigole dans le sol ne lui disait rien qui vaille non plus. C’était légèrement perturbant cette cave au sol facilement lavable…
Il y avait aussi des étagères remplies de vieux livres qui montaient jusqu’au plafond. Sous l’escalier, elle aperçut ce qu’elle pensa être un réfrigérateur. Sa taille correspondait à celle d’un petit frigo, et elle entendait le doux ronronnement d’un moteur.
Brid se redressa et s’étira ; ses muscles se détendirent. Elle examina l’étagère. Les livres étaient si vieux que les reliures en cuir étaient décolorées. Les mots que Brid réussit à déchiffrer ne lui apportèrent aucun réconfort. On aurait dit des grimoires, mais différents de ceux que Brid avait déjà vus. Elle n’en avait pas vus souvent, et la plupart se trouvaient entre les mains de sorcières qui avaient recours à la magie noire.
Brid s’immobilisa. Elle entendit des voix, masculines, dont celle rauque et grave de Michael. L’autre voix lui parut douce et agréable, même si elle ne la reconnut pas. L’étranger semblait en colère, pourtant sa voix lisse continuait de caresser son esprit et de la bercer. Brid s’efforça de maintenir sa tension interne. D’habitude, lorsqu’un inconnu lui parlait sur ce ton, c’est qu’il essayait de la séduire. Elle se lova rapidement sur elle-même. Les sens en alerte, elle fit mine d’être assoupie. Brid voulait en entendre le plus possible.
— Je ne comprends pas pourquoi tu es en colère.
C’était Michael.
— Si tu ne voulais pas que je le fasse, pourquoi as-tu fabriqué cette cage ?
— C’était prématuré. Prématuré et grotesque.
— Où est le problème ? Tu as ce que tu souhaitais, non ?
Michael avait un ton boudeur. Brid réprima un sourire.
— J’avais demandé un hybride ! cria l’étranger. Pas l’héritier du damné trône !
Sa voix s’apaisa.
— Personne de la lignée de Brannoc ! C’était pourtant clair, non ?
— Pauvre mec ! grommela Michael.
Brid entendit un coup sourd et un gémissement de Michael. Puis l’homme reprit la parole, d’une voix plus basse. Brid dut tendre l’oreille.
— Le problème, Michael, c’est que je serai le suspect numéro un sur la liste de Brannoc. Le problème, c’est qu’il fallait un hybride dont l’absence serait passée inaperçue pendant un bon moment.
Brid entendit un autre coup sourd et un autre gémissement.
— Le problème, c’est que tu t’es immiscé dans un plan parfaitement au point et que tu as tout fichu en l’air.
— Désolé… J’ai pas fait exprès…
— Tu ne fais jamais exprès ! Je vais rattraper tes bêtises, mais écoute-moi bien, je ne le répéterai pas : ne deviens pas plus problématique que tu n’en vaux la peine.
Il y eut un silence. Brid avait saisi ce que Michael ne comprenait pas. Elle ignorait la raison pour laquelle l’homme voulait un hybride, mais une chose était certaine : il n’en aurait pas fallu un aussi renommé qu’elle. Et puisqu’il ne désirait pas non plus ses frères, cela signifiait qu’il en cherchait un avec moins de pouvoirs. Plus facilement manipulable ! S’il croyait que l’enlèvement d’un autre hybride serait passé inaperçu, il se méprenait sur les habitudes du troupeau. Même avant la tentative de coup d’État, l’absence d’un membre attirait l’attention. Depuis, la sécurité avait été renforcée, et la disparition d’un membre plus faible était aussitôt remarquée. Les prédateurs choisissaient toujours le faible plutôt que le fort. Les autres hybrides étaient pour la plupart plus jeunes qu’elle. Des enfants. Le troupeau ne prendrait pas cela à la légère. Son père pourchasserait sans merci quiconque toucherait à l’un des siens. Et les « siens » s’entendaient bien au-delà de sa progéniture.
Brid perçut des cliquetis et des grincements de serrures en haut des marches. Des grommellements. L’homme avait-il piégé sa porte ? Un nuage de poussière tournoya tandis que des bruits de pas résonnaient dans l’escalier, se rapprochant de la cage.
— La chienne était en train de flairer à moins d’un mètre de moi, dit Michael. Que voulais-tu que je fasse ? Que je me planque ? ajouta-t-il avec dédain. J’étais au vent. Elle aurait couru droit retrouver sa monstrueuse famille.
— Arrête de geindre, tu veux bien ?
Michael referma la mâchoire avec bruit.
Brid fouilla dans sa mémoire, tâchant de se rappeler sa dernière action. Elle faisait du jogging dans le parc, attentive à brûler un trop-plein d’énergie. Une des conditions de son père pour qu’elle vive en ville était qu’elle fasse de l’exercice tous les jours. Elle avait choisi de courir parce que la gymnastique provoquait une sueur nauséabonde, et si elle ne faisait pas attention à ce genre de chose, les gens la remarqueraient. Surtout aux haltères. Elle avait donc pris l’habitude de courir. À défaut, elle serait obligée de se métamorphoser davantage, ce qui n’était pas évident en milieu urbain. Elle ne se souvenait pas de Michael. Elle s’était arrêtée à cause d’une étrange odeur. Elle avait couru sur place, essayant d’en saisir l’origine. Puis elle avait fait mine de lacer sa chaussure. Après… plus rien.
L’étranger parla de nouveau, cette fois tout près de la cage.
— Tu as eu de la chance. J’ai appris que la dernière fois que tu t’es bagarré, la fille a essuyé le sol avec toi !
Brid perçut une légère trace de moquerie dans la voix de l’étranger. Il provoquait Michael. Elle entendit ce dernier cracher.
— Elle se fichait de moi.
— Comment ça ? fit l’inconnu, cette fois en riant franchement. En se montrant plus forte ?
Michael grommela et s’avança vers la cage. Il saisit Brid par la nuque, repoussant son corps avant de le tirer et de le plaquer violemment contre les barreaux. Elle le laissa faire. Même avec ce peu d’élan, cela lui fit atrocement mal. La drogue la fit chanceler vers l’avant, entraînant Michael à sa suite. À son tour maintenant.
Brid attrapa le bras de l’homme et le mordit avec force, tout en l’attirant vers elle. Un morceau lui resta entre les dents, et elle roula au centre de la cage. Elle ouvrit les yeux et cracha le bout de chair par terre, une insulte que Michael comprendrait fort bien. Les loups ne gâchaient jamais la nourriture. Seuls les humains tuaient pour le sport. En refusant sa chair, elle signifiait que Michael avait quelque chose de peu appétissant. Comme de la faiblesse.
Michael hurla et retira son bras. Le sang coulait. Il déchira un morceau de son T-shirt et l’enroula autour de la blessure, sans quitter Brid des yeux.
Elle lui adressa un grand sourire, révélant toutes ses dents. Elle savait combien ce sourire s’apparenterait à un masque sanguinaire — avec son sang à lui. Elle avait beau être nue, blessée et enfermée dans une cage, elle avait pris le meilleur de lui. Et il le savait.
Michael s’approcha de nouveau de la cage.
— Michael ! lança l’étranger d’un ton qui n’admettait pas de réplique.
Il n’était pas imposant physiquement. De taille moyenne, les cheveux noirs coiffés à la Jules César. Sa peau était pâle — à croire qu’il sortait peu et ne se souciait guère de l’apparence qu’il aurait eu à la plage. Rasé de près, doté d’une belle bouche et d’une forte mâchoire. Même ses ongles étaient lisses et bien coupés. Brid songea que tout, au sujet de cet homme, évoquait sa beauté, et pourtant, elle n’était pas séduite. Au contraire, il la mettait sur les nerfs. Cet individu rayonnait de pouvoir, et Brid était certaine qu’il ne manquait pas de compagnie féminine.
Le ton de l’homme fit s’immobiliser Michael, qui fixa Brid de ses yeux marron.
— Sale petite chienne ! cracha-t-il.
Brid laissa échapper un soupir et ramena ses jambes sous la poitrine. Puis elle roula les yeux, comme pour se moquer de son infantilité. Exactement ce qui mettait Michael hors de lui, elle le savait.
Il retroussa les lèvres, montra les dents, désireux de marquer sa domination, même maintenant. Mais ici, le loup dominant, c’était elle, et elle l’afficha clairement sur son visage. Michael céda le premier. Ses yeux marron se détournèrent, et une boucle châtain retomba sur son front. Ce n’était pas la première fois que Brid se demandait pourquoi la déesse avait gâché une telle beauté pour un parfait abruti.
L’étranger s’adossa au mur, visiblement satisfait d’assister à la scène.
Michael évita le regard de Brid.
— J’aurais dû être le suivant dans la lignée.
Brid relâcha ses genoux et se redressa, paumes sur le sol.
— Ben, voyons. Déjà que tu n’étais pas le second. Ni le troisième.
Elle fit mine de réfléchir.
— Peut-être dans les dix premiers. Et encore.
Elle tapa légèrement sa dent de devant avec l’ongle de son pouce.
— De justesse.
Michael avait toujours fait marcher ses biceps au détriment de son cerveau. Brid observa les muscles de sa mâchoire. Il n’avait jamais compris que dans les troupeaux de loups, de loups-garous ou autres, ce n’était jamais le plus gros qui dirigeait. La force ne signifiait pas grand-chose quand chacun en avait. Ses frères étaient capables de changer tous les pneus du camion de son père sans un cric.
Brid ne tressaillit même pas quand Michael s’élança de colère contre la cage. Il n’avait qu’une idée en tête, prendre sa gorge dans sa gueule, elle le savait. Elle lui tira la langue.
— Tu n’auras pas ce que tu veux. Allez, courage ! dit-elle. Ouvre la porte. Qui sait, avec la quantité d’aconite que tu m’as donnée, tu auras peut-être une chance.
Michael serra les poings et poussa un hurlement. De la bave s’échappa des commissures de ses lèvres. L’homme s’approcha de lui et posa une main sur son épaule. Au lieu de réagir comme Brid l’aurait imaginé — attraper le poignet et ôter la main de l’homme —, Michael se calma soudain. Ses yeux marron s’adoucirent et perdirent leur fixité. Intéressant.
— Je crois, dit l’homme, que le moment est venu de nous laisser seuls, qu’en penses-tu ?
Michael hocha la tête, l’air absent. Puis il se leva et se dirigea vers la porte.
C’était la première fois que Brid voyait Michael si docile. Même avant qu’il ne devienne un bandit. Seul un chef de troupeau aurait pu le dominer si rapidement, et encore, il aurait mis plus de temps. Brid ne bougea pas. Elle conserva une attitude ouverte et indifférente, son cerveau examinant une à une toutes les informations qu’elle possédait. Chacune plaçait l’homme sur le plus haut échelon de sa peur. Michael avait peut-être le don de créer des problèmes, pourtant Brid ne le craignait pas. À plus d’une reprise, elle lui avait botté les fesses pour cela. En revanche, l’homme en face d’elle l’inquiétait. Énormément.
Il prit ce qui ressemblait à une vieille chaise sculptée en bois. Le décor en filigrane lui conférait une certaine valeur, cependant il la gardait à la cave. Il ôta sa veste grise qu’il suspendit avec précaution au dossier. Il prit le même soin à s’installer sur son siège, lissant de la main des plis invisibles. Finalement, il croisa les mains sur ses genoux et maintint tranquillement le contact avec elle du regard.
La plupart des gens sont incapables de regarder droit dans les yeux plus de quelques secondes sans se sentir mal à l’aise. Très peu y parviennent sans parler. L’homme s’arrangea pour faire les deux sans que cela lui pose le moindre problème. Brid avait toujours pensé que les gens détournaient le regard parce qu’ils prenaient trop au sérieux l’idée que les yeux étaient les « fenêtres de la conscience ». Elle se demanda si son interlocuteur avait suffisamment de conscience pour seulement s’inquiéter.
Elle flaira légèrement l’air autour de lui. Son odeur était faible, masquée par celle du sang usagé, mais elle parvint à la saisir. Il s’était lavé, mais le soupçon de poivre frais et de sel qu’elle distingua parlait à ses sens. Il avait probablement tué, et même récemment.
L’homme avait apparemment terminé son examen.
— Êtes-vous bien installée, mademoiselle Blackthorn ?
— Je suis nue et dans une cage en fer.
— En effet, et je vous présente mes excuses à ce sujet, dit-il. J’avais cru comprendre que les louves vivaient le plus naturellement possible.
Brid lui fit son large sourire.
— Je me fiche pas mal que vous voyez mes seins, mais je suis assise sur un socle en fer, ce qui est inconfortable, c’est le moins qu’on puisse dire.
— De nouveau, toutes mes excuses, mais je ne peux vous laisser aller à votre guise dans ce lieu. Ce serait…
Il fit une pause et retroussa les lèvres.
— … problématique.
— Bel euphémisme.
— Je m’y essaie. Bridin, je peux vous appeler Bridin ?
— Pourrais-je vous en empêcher ?
Il gronda comme une vieille maîtresse d’école.
— Tâchons de rester aimables, voulez-vous ?
Elle haussa les épaules.
— Savez-vous qui je suis ?
— J’ai une petite idée… répondit-elle.
En vérité, la liste des hommes qu’il pouvait être était relativement courte. Le pouvoir, le sang, la cage. Peu d’individus savaient faire cela. Elle n’avait jamais vu Douglas Montgomery parce que son père ne l’avait encore jamais emmenée aux réunions du Conseil, mais elle était prête à parier une jolie somme que l’homme qui se tenait en face d’elle était à la tête du Conseil du Nord-Ouest. Son attitude renseignait Brid. Les autres Conseils, s’ils avaient un nécromancien, n’étaient pas dirigé par lui.
— Alors pourquoi ne pas la dire ? interrogea-t-il.
Elle perçut la moquerie dans sa voix.
— Puisque vous insistez, dit-elle. Monsieur Montgomery.
— Très bien. Maintenant que les présentations sont faites, parlons affaires, comme on dit.
— Est-ce ici que vous allez me révéler votre plan diabolique ? Je veux juste savoir si je peux me mettre à l’aise.
Si sa remarque suscita sa colère, il n’en laissa rien paraître.
— Désolé de vous décevoir, dit-il. Voilà ce que je vous propose : si tout se passe bien, dans quelques jours vous serez libre.
Il sourit, sans aucune chaleur.
— Pour aller à l’essentiel, mademoiselle Blackthorn, disons que si vous restez sage, vous n’aurez pas d’inquiétude à avoir.
Il se leva, lui faisant clairement comprendre que la conversation était terminée.
Brid n’était pas d’accord.
— Je crains qu’il n’y ait un problème, monsieur Montgomery.
Il enfila sa veste et vérifia ses poignets de chemise.
— J’ai beaucoup de qualités, mais la sagesse n’en fait pas partie. La stupidité non plus. Vous ne me libérerez pas.
Elle avait été élevée pour diriger, et elle savait que certains prisonniers étaient relâchés et d’autres non. Brid sentait qu’elle appartenait à cette dernière catégorie. Cette seule pensée lui donnait la chair de poule. Soit elle s’échapperait, soit, espérait-elle, si elle échouait, son troupeau la trouverait à temps.
Il lissa sa veste de la main.
— C’est dangereux de me garder ici, certes, mais ça l’est bien plus de me laisser partir.
Douglas rit, d’un rire tonitruant et caverneux qui donna envie à Brid de redresser l’échine.
— Parce que le troupeau me traquera et me tuera pour ce que j’aurai fait ? J’en attendais plus de vous, Bridin. Votre père n’a pas le cran de me défier.
À ces mots, il tressaillit légèrement. L’évocation de son père semblait le mettre mal à l’aise. Une bonne chose. Bridin pencha la tête.
— Oh, il ne s’agit pas de politique. Non, je vous tuerai moi-même pour m’avoir kidnappée, je vous le garantis. Mais…
Elle montra la cage, paumes levées.
— … quand on découvrira que vous avez confectionné une cage exprès pour me séquestrer… ou pour enfermer mon père ! Vous n’avez que de mauvaises raisons d’avoir fait cela. Chaque loup-garou au monde vous traquera. Vous êtes un homme mort, Douglas.
Douglas sourit et lui fit un petit salut avant de remonter l’escalier.
— Je doute fortement que votre prédiction se réalise, dit-il. Mais comme vous-même l’avez fait remarquer, il y a trop de danger à vous rendre la liberté. Bonne nuit.
Il éteignit la lumière.
Brid entendit la porte se refermer et plusieurs tours de clé dans la serrure. Le bruit des pas s’estompa. Alors elle se redressa et se secoua, relâchant tous ses muscles. Puis elle s’étira et fit le tour de la cage plusieurs fois, avant de se lover sur elle-même, dans la position la plus confortable et chaleureuse possible. Quand, enfin, elle se détendit, elle passa en revue toutes les informations qu’elle avait obtenues. Elle trouverait une solution. Elle espérait juste qu’elle la trouverait à temps.
L’aconite l’entraîna dans des songes fiévreux. Des pans de souvenirs flottaient, une conversation venait en brouiller une autre, jusqu’à ce que la scène s’éclaircisse. Dans les rêves, au moins, elle était en dehors de la cage et courait dans les prairies familières de son territoire.
Elle se revit en train de tourner autour de son frère Sean, attendant qu’il bouge. L’odeur de l’herbe piétinée effleurait ses narines, et son sang ne fit qu’un tour. À croire que l’anticipation du combat valait mieux que le combat en lui-même. Enfin, presque. Sean s’esquiva prestement sur le côté. Plutôt que de se précipiter sur lui, elle l’observa attentivement afin d’appréhender son prochain mouvement. Malgré l’obscurité, elle percevait ses moindres muscles. Elle se laissa faire quand il l’attrapa, roulant avec lui au lieu de se débattre et de le prendre par surprise. Ils heurtèrent tous deux le sol avec un bruit de craquement d’os, Brid amortissant en grande partie l’impact. Mais elle s’en servit pour rebondir sur ses pattes et envoyer Sean en l’air, jusqu’au pied d’un arbre.
— Explique-moi… murmura Sean, prostré sur le sol couvert d’épines. Explique-moi comment tu fais ça.
Brid grimaça un sourire. Avec sa langue, elle essuya le sang sur son front tout en aidant son frère à se relever. Elle évalua rapidement ses blessures, puis d’un mouvement sec du poignet, elle remit en place l’épaule de son frère. Sean lâcha un cri.
— Waouh !
— C’est fini !
Elle posa un baiser sur son nez avant qu’il ne fasse une remarque d’un goût douteux.
— Papa t’aurait fait attendre.
L’aconite la brûla de nouveau et la scène disparut.
Elle n’avait pas eu le temps de se baisser, juste de s’agripper et de faire tournoyer son adversaire en espérant bien retomber. Ils roulèrent sur plusieurs mètres. Brid prit rapidement le dessus, la main sur la gorge de Sean.
— Stop ! lança Bran.
Il titilla son frère du bout de sa botte.
— Tu dois être plus vigilant sur ce qui se passe autour de toi.
Il sépara les deux combattants.
— Et toi, Brid, sois prudente quand tu fais ça. Un type plus grand t’expédierait vite fait bien fait.
— Je ne ferais pas ça avec un type plus grand, rétorqua-t-elle en se secouant pour chasser la poussière.
— Si tu restes trop concentrée sur ta position, tu risques de ne pas remarquer un complice, ajouta Bran.
Brid haussa les épaules.
— Ça a bien marché, non ?
Son frère secoua la tête.
— Tu dois réfléchir à ce que je te dis, Brid.
Sean se leva et passa son bras autour des épaules de sa sœur.
— Allez, c’est bon, dit-il.
— Mais elle doit s’en souvenir, insista Bran, les sourcils froncés.
Brid étreignit le bras de Sean.
— Difficile d’oublier quand tu le lui rappelles toutes les dix secondes.
Les traits de Bran se détendirent.
— Tu as raison.
Il se pencha en avant et embrassa sa sœur sur le front.
— Désolé, Brid.
— Moi aussi, dit-elle.
Sean l’embrassa.
— Tu seras une grande tánaiste.
Bran hocha la tête.
— Le troupeau a besoin de toi. Il lui fit une chiquenaude sur le nez. D’ailleurs, je serai toujours là pour te sortir d’affaires.
Brid haussa un sourcil.
— On remet ça ?
Bran leva les mains en signe d’abandon.
— Pas aujourd’hui. Papa vient de passer une heure à m’entraîner dans le noir.
— Tu as besoin de t’entraîner.
Leur père surgit de l’obscurité. Il leva la main.
— À propos, ce n’est pas encore le tien.
Bran tendit l’arc ancien à son père. Brannoc le prit avec tendresse, ferma les yeux, voulant que l’arc disparaisse. Pour Brid, c’était comme si l’arc avait été là une seconde et disparu la suivante.
— On ferait mieux de rentrer.
Brannoc traversa la clairière en direction du bois, Bran sur ses talons. Sean marchait à côté de Brid, quelques pas derrière. Celle-ci observait le dos de son père tandis qu’il se déplaçait à travers les arbres.
— Je regrette qu’il entraîne déjà Bran. C’est trop tôt.
Autour d’eux, les animaux se déplaçaient tranquillement, leurs mouvements furtifs masqués par la pénombre.
— Faut-il vraiment qu’il le prépare si tôt ?
— Même papa ne vivra pas éternellement, souffla Sean. Comme maman.
— Je sais, répondit-elle. Mais j’aimerais tant qu’il en soit autrement.
La scène se brouilla de nouveau, et son esprit s’évada vers une autre nuit.
— Hooo ! s’exclama Brid.
Elle s’accroupit d’un coup. Sean l’imita et lentement se déplaça sur le côté. Tous deux tournaient en rond, soudain les sourires avaient disparu. Cette fois, Brid bougea la première. Elle s’élança en avant pour asséner un coup à la cheville de Sean. Il recula promptement et elle le manqua. Il se précipita sur elle avant qu’elle ne se redresse, et la projeta à terre. Brid resta un moment le visage dans la poussière puis se retourna. Agrippés l’un à l’autre, ils se retrouvèrent dans leur position du début, Brid maintenant au sol son frère avec ses genoux.
Elle entendit seulement un léger bruissement à sa droite, mais elle sut que c’était Bran avant même de le voir. À peine eut-elle le temps de se retourner qu’il la mit K.O. Bran la retint quelques secondes avant de la laisser aller. Il n’avait pas besoin de souligner le fait qu’il avait gagné. Chacun d’eux le savait. Il l’aida à se relever, la dépoussiérant en même temps.
— Désolé, dit-il. Mais papa a insisté.
— C’est bon, murmura-t-elle.
Brid se sentait ridicule. Et elle détestait cela. C’était inutile, ça ne servait qu’à se sentir impuissant.
Brannoc les rejoignit.
— Ça suffit pour aujourd’hui.
Il regarda Brid et son visage s’adoucit.
— Les garçons, pourquoi ne rentreriez-vous pas à la maison ? Allez donc voir vos frères et vérifier si tout va bien…
Sean et Bran acquiescèrent et prirent congé. Sean jeta un regard chargé d’excuses à sa sœur par-dessus son épaule.
Au fur et à mesure que ses frères s’éloignaient, le bois devint silencieux. Brannoc se contenta de croiser les bras pour laisser Brid prendre la mesure de ses erreurs. Comme il l’avait toujours fait.
— Dois-je m’excuser ?
Brid secoua la tête.
— Et Bran ?
Brid sentit ses yeux s’humidifier, ce qui lui déplut profondément.
— Non, dit-elle en secouant de nouveau la tête. Il avait raison d’agir ainsi, tous deux, vous aviez raison. Il le savait. Moi aussi.
Elle sentit les larmes rouler sous ses paupières, et elle détesta cela aussi. Un tánaiste devait mieux se maîtriser. Son père essuya ses joues de son doigt.
— Alors, pourquoi s’est-il excusé ?
— Parce qu’il sait que je déteste prendre une leçon.
Brannoc l’attrapa par les épaules.
— Et parce qu’il sait que tu seras trop dure avec toi-même.
— C’était une erreur idiote.
— Alors autant la faire en entraînement, tu ne crois pas ?
— Je ne peux pas me permettre de faire de telles erreurs, papa.
Elle sentit la colère monter dans sa voix.
Brannoc rit.
— Pourquoi ça ? Parce que tu es la prochaine sur la liste, tu n’as pas droit à l’erreur ?
Brid leva les yeux vers lui.
— En tant que taoiseach, mes erreurs peuvent blesser d’autres personnes.
Brannoc lâcha ses épaules et écarta les mèches de cheveux devant son visage.
— Tu n’es pas encore taoiseach. Cela viendra un jour, désolé… Mais avec un peu de chance, ce sera dans longtemps.
Brid ouvrit la bouche, mais il la fit taire.
— Tu dois cesser de te mettre une telle pression. Certes, j’apprécie que tu prennes ta place au sérieux, mais si tu continues de te flageller à cause de petites erreurs de jugement, tu ne deviendras jamais le chef du troupeau. Nos erreurs sont nos meilleurs guides.
— Je croyais que la douleur l’était.
— La douleur est sans aucun doute un bon guide, mais pas le meilleur. Essaie d’envisager ta nouvelle position comme un terrain d’entraînement. Mieux vaut que tu fasses des erreurs ici, quand tu peux encore apprendre, au risque de te blesser.
— Oui, papa.
Brannoc se pencha légèrement et la regarda dans les yeux.
— Y a-t-il autre chose qui te soucie ?
Brid savait qu’il était inutile de mentir ou de cacher quoi que ce soit. Son père ne la lâcherait pas tant qu’elle ne se serait pas confiée à lui. Elle regarda dans la direction du champ de tir à l’arc, même si la forêt le masquait. Tout ce qu’elle pouvait voir, c’étaient la lune et les constellations d’étoiles dans le ciel, chaque fois que les arbres bougeaient.
— Hum… fit son père. Tu te demandes si j’ai pris la bonne décision.
Elle le regarda droit dans les yeux et hocha la tête.
— Je t’assure que je ne me suis pas trompé.
— N’ai-je pas été choisie par défaut ? Nous sommes quasiment à égalité.
— Toi et Sean ?
— Ce n’est pas drôle, papa.
Brannoc passa son bras autour des épaules de Brid. Elle s’appuya contre lui, s’imprégnant de son odeur mêlée à celle des aiguilles de pin.
— Tu n’as pas été choisie par défaut.
Sans lui laisser le temps de répondre, il anticipa ses questions :
— Je sais ce que tu vas dire… Eh bien oui, c’était un facteur. Mais ce n’était pas le seul non plus. C’est tout ce que tu as besoin de savoir pour l’instant.
— Crois-tu qu’il est déçu ?
D’un air absent, elle poussa du pied une pomme de pin.
— Secrètement soulagé, je pense.
— Je l’espère.
— Comment ça va, les études ?
Brid le laissa changer de sujet. Elle en avait assez, comme lui aussi, d’ailleurs.
— Bien. Chargé, mais bien.
— Tu manges assez ? Tu cours régulièrement, comme on avait dit ? Tu fais attention à ton niveau de stress ?
Brid sourit.
— Tu sais, pour un Alpha, tu ressembles beaucoup à une mère poule.
Il fit un pas en avant et lui tira l’oreille. Elle s’écarta en pouffant, mais revint dans ses bras.
— Je vais bien, papa. Je prends garde à ne blesser personne.
— J’ai surtout peur qu’on te fasse du mal à toi.
Ils empruntèrent le sentier et, après le virage, elle aperçut la maison. Autant Brid aimait la ville et adorait aller à l’école, autant sa maison lui manquait. L’odeur des épines et de l’herbe. Le silence que rompaient uniquement les geais bleus ou les corbeaux. Personne à part son troupeau durant des kilomètres. Elle sourit face à la lueur chaleureuse des lampes et regarda des enfants qui se poursuivaient dans la cour. Ils se chamaillaient et criaient à tue-tête, leurs voix s’élevant tandis qu’ils se battaient et se roulaient dans l’herbe. Un adulte accourut et les fit rentrer pour le dîner. Brid ferma les yeux et se concentra sur l’odeur et le bruit. S’attardant sur les traces de Bran et Sean qui venaient se mélanger à l’odeur de son père. Sa maison.
— Au fait, dit-elle, en ouvrant les yeux, qui me voudrait du mal ?
Son père ne répondit pas, mais il resserra son étreinte.
{1} Caractères des anciens alphabets germaniques et nordiques.