CHAPITRE 5
JE VAIS RESTER DOUX COMME UN AGNEAU
Douglas appuya deux doigts sur le poignet de Brid, à la recherche de son pouls. Lent et régulier. Il fit signe à Michael d’ouvrir la porte de la cage, choisissant de porter l’hybride lui-même. Les dernières expériences lui avaient appris que mieux valait ne pas exposer le jeune Michael à la tentation. Sauf dans le cas où, bien sûr, cela lui convenait à lui. Il la maintint debout tout en gardant un œil vigilant sur Michael pendant qu’il enfilait ses gants et glissait les menottes aux mains de Bridin. Puis Douglas laissa le corps s’affaisser, uniquement retenu par ses fins poignets.
Il plaça ses propres mains sur les runes soigneusement gravées sur les menottes elles-mêmes. Travail de spécialiste, chacune ayant été exécutée à la main avec minutie. Du bon boulot. Il sourit et insuffla sa volonté aux runes, les invoquant pour que l’acier froid soit transformé en argent métaphysique. Les yeux clos, il les passa en revue dans son esprit, s’assurant que chacune était bien en place, que les nœuds de pouvoir étaient là où ils devaient être. Des symboles dessinés à la hâte demandaient des défauts dans le travail. Et les défauts étaient dangereux. Pire, ils étaient pleins de sensiblerie, et c’était tout ce qu’il n’était pas.
Michael ôta ses gants et tira une chaise vers lui. Il la fit pivoter, comme s’il était dans un amphi ou à la cafétéria plutôt qu’assis en face d’une fille enchaînée. Douglas comprit que l’expression de son assistant aurait été la même, quoi qu’il se passât. Il se carra dans son siège.
— Bon, alors, qu’est-ce qu’on fait ?
Douglas enfila des gants de latex.
— On ne fait rien.
Il prit une aiguille stérile, une seringue, et quelques tubes vides fermés par un bouchon.
— Je vais essayer de nous sortir au mieux du pétrin dans lequel tu nous as mis.
Il tint l’aiguille encapuchonnée entre ses dents et glissa un garrot autour du bras de Bridin. Il chercha la veine. Quand il l’eut trouvée, il enfonça l’aiguille. Les tubes firent de petits bruit de succion au moment où il les glissait dans la seringue. Le sang jaillit, remplissant rapidement les tubes. Douglas appliqua un morceau de coton sur la pointe de l’aiguille qu’il retira, ainsi que le garrot. Protégée de l’humidité régnant tout autour de la cage, la blessure se referma rapidement. Douglas rangea les fioles de sang dans le petit réfrigérateur, sous les escaliers. Il les analyserait plus tard.
Il se posta devant la bibliothèque et passa en revue d’anciens carnets de notes pour s’arrêter sur un vierge. Nouveau sujet, nouveau carnet. L’organisation, pensait Douglas, était une vertu.
Au stylo à bille, il inscrivit la date sur la première page, la quantité de sang qu’il avait retirée, la dose d’aconite qu’il avait administrée, et traça une colonne pour les résultats. Il tendit le carnet et le stylo à Michael, puis remonta ses manches. Ensuite il ôta son vieil athamé, le poignard à double tranchant qu’il avait pris à sa tante, et en testa le fil de son pouce. Il y avait peu de choses qu’il aimait autant que ce couteau. Tout en lui était si délicieusement familier, de son sang sur la lame jusqu’à la façon dont la rainure sur le manche mordait sa paume. Il sourit.
Il s’empara ensuite de sa règle millimétrée et de son chronomètre.
— Écris, s’il te plaît, « athamé », dans la colonne de gauche.
Douglas posa la règle sur le dos de Bridin.
— Nous allons commencer par une incision de quinze centimètres, superficielle.
Il ne quittait pas des yeux son travail. Il fit une incision le long de la règle, s’assurant qu’elle mesurait bien quinze centimètres, ni plus ni moins. Il cliqua le chronomètre et se pencha légèrement. Bien que ralentie par l’effet de l’aconite, la blessure de Bridin cicatrisait à une vitesse remarquable. Une fois que les bords de la peau se furent entièrement rejoints, Douglas détourna le regard. Il énonça des chiffres à Michael qui les nota avec application dans le carnet.
— Impressionnant, murmura Douglas.
Michael grogna, sans lever les yeux du carnet.
Douglas ignora le manque d’intérêt scientifique de son assistant et posa de nouveau la règle.
— Dix-huit centimètres.
Il attendit le bruit du stylo sur la page. Puis il baissa une fois de plus son poignard.
Douglas ignora la pancarte « Fermé » sur la porte fraîchement repeinte du Tongue & Buckle et frappa. Il savait pertinemment que la porte s’ouvrirait. Il attendit poliment, la main refermée sur son poignet, comme s’il pouvait patienter là indéfiniment.
La porte s’entrebâilla.
— Vous ne savez pas lire, monsieur ?
Si Douglas n’avait pas perçu le léger accent irlandais d’Aengus, il ne l’aurait peut-être pas reconnu. Il ajusta ses manchettes et attendit que le vieil homme le reconnaisse.
— Votre mère était-elle négligente ou simplement trop occupée avec le laitier pour être dérangée ?
— Il n’y a plus de laitiers, Aengus.
Un juron se fit entendre derrière l’épaisse porte en chêne, qui s’ouvrit à la hâte.
— Désolé, Douglas ! dit le vieil homme. Je ne t’avais pas reconnu.
Il paraissait plus ennuyé que désolé.
Douglas hocha la tête et s’avança dans la pénombre du bar. The Tongue & Buckle semblait plus ancien que la ville même de Seattle. Les tables et les chaises étaient finement sculptées, sans rembourrage, et patinées par le temps. Elles avaient bien vieilli, comme savent le faire les meubles. Nombre de gens croyaient que le bar était une superbe reproduction d’un pub irlandais rustique. Mais Douglas savait qu’il s’agissait du vrai McCoy, bien qu’il ignorât comment la famille d’Aengus l’avait fait venir jusqu’ici. Il s’était bien gardé de poser la question. La plupart des feys{1} évitaient tant que possible de répondre directement. Aengus n’aurait pas menti — il ne pouvait pas —, mais il avait le don de joliment tordre la vérité.
À peine Douglas était-il entré qu’un homme grand et solidement bâti surgit de la pénombre, mains levées pour le fouiller, ceci malgré l’heure matinale et la pancarte « Fermé ». Aengus haussa les épaules avant de se faufiler derrière le bar. D’après son expression, Douglas comprit que c’était davantage un test plutôt que le signe d’une réelle inquiétude qu’il camouflât une arme. Il tendit les bras vers le vigile, signifiant qu’il était d’accord pour la fouille. Après tout, il n’avait rien à cacher, du moins rien que ce rustre pourrait trouver. L’homme hésita un instant et lança un coup d’œil à Aengus. Visiblement, aucun des deux n’avait prévu que Douglas céderait si facilement.
— Vas-y, Zeke, dit Aengus. Il a promis qu’il ne mordrait pas.
Aengus remplit à ras bord une pinte de bière et prit comme d’habitude une bouteille d’eau pour Douglas.
— Mais moi, je n’ai rien promis, fit Zeke.
Douglas lui adressa un sourire bienveillant. Zeke, en retour, montra les dents. « Bienveillant », c’était le mieux qu’il puisse faire. Cela faisait un bail qu’il avait abandonné son air innocent. Chaque fois qu’il en mimait l’expression, un pli au coin de ses yeux le trahissait. Il avait laissé tomber.
Zeke observa Douglas d’un air sévère, qui fixa ses yeux bleus sans difficulté. Le vigile grogna de nouveau.
— Souriez tant que vous voulez, mais gardez vos mains près de vous.
— Pourquoi ? Tu as peur ? demanda Douglas d’un air moqueur.
Zeke ne releva pas son insolence. Douglas révisa légèrement à la hausse l’estime qu’il portait au videur.
— C’est pas mon boulot d’avoir peur.
Zeke le palpa avec fermeté, exprimant par là qu’il n’avait pas besoin de faire ses preuves, du moins physiquement.
— C’est mon boulot de protéger cet endroit.
D’un mouvement de la tête, il montra Aengus.
— Cet homme, et les invités.
Pendant que Zeke fouillait les poches de Douglas, ses yeux ne lâchaient pas ceux du nécromancien.
— Ensuite je m’occupe de moi.
Il s’agenouilla et fit signe à Douglas de se déchausser. Ses yeux allaient et venaient de la chaussure à Douglas, tandis qu’il examinait les semelles à la recherche d’un quelconque élément dangereux. Puis il rendit ses chaussures au nécromancien.
— Un homme avisé ne doit jamais se surestimer.
Zeke se redressa et s’étira de toute sa longueur.
— Mais il ne doit pas non plus sous-estimer le petit gars qu’il a devant lui.
— Es-tu un homme avisé ?
— Suffisamment pour ne pas vous laisser me toucher.
Zeke recula d’un pas.
— Alors tu es sur la bonne voie, souffla doucement le nécromancien.
Zeke acquiesça et frappa la pancarte posée derrière lui, sur laquelle il était écrit : « Bagarre interdite, vols et négoces interdits, nous nous réservons le droit de vous mettre à la porte à tout moment. La Direction. »
— Je vous souhaite un agréable moment au Tongue & Buckle, monsieur, dit Zeke, avant de disparaître dans la pénombre de la porte.
Douglas ne répondit rien. Il se contenta de hocher la tête et suivit Aengus dans la pièce de derrière. Il ne put s’empêcher de remarquer que, comme son garde du corps, Aengus gardait une distance saine entre eux.
Certains trouvaient les réunions du Conseil ennuyeuses. Ce qui n’avait jamais été le cas de Douglas, mais, bien entendu, c’était lui qui tenait les rênes, au sens métaphorique du terme. Toutefois, il ne s’asseyait jamais au centre du demi-cercle. Il préférait s’asseoir au bout de la table : de là, il voyait chaque membre présent. Évidemment, Brannoc s’assit à l’autre extrémité, de façon à garder un œil sur lui.
Douglas se demanda à qui Bridin ressemblait le plus : au chien de meute fey qu’était son père, ou à la louve-garou qu’était sa mère ? Il ne percevait guère de similitude entre Brannoc et la fille enfermée dans sa cage. Pas physiquement.
L’un et l’autre adoptaient la même attitude, exigeant que chacun s’assied et écoute quand ils prenaient la parole. Douglas ne savait pas si cette exigence l’ennuyait ou non. Une partie de lui la respectait. Pourtant, il aurait aimé en savoir plus sur Brannoc. Celui-ci était peu enclin à répondre aux questions et, pour des raisons évidentes, Douglas hésitait à le jeter dans une cage.
À son tour, il fixa Brannoc, ignorant le brouhaha des autres qui attendaient Pello, en retard. Il était prêt à commencer sans lui — Pello était inefficace, incompétent —, mais les autres auraient saisi n’importe quel prétexte pour l’accuser de trahison. Ariana semblait guetter le moindre faux pas de Douglas. La Furie était nouvelle au Conseil et, visiblement, elle ne lui faisait pas confiance. Une brève rencontre avec elle lui avait fait comprendre qu’elle ne se fierait sans doute jamais à lui. Mais à moins qu’elle ne trouve quelque chose au-delà de la rumeur selon laquelle Douglas aurait mal agi, elle était impuissante. Elle se contentait de l’observer. Comme elle le faisait à présent, une main jouant avec le bout de sa tresse sur son épaule tandis qu’elle parlait à Kell. Fouillée à l’entrée ou non, Douglas aurait parié qu’elle cachait une arme. Non pas qu’une Furie en ait besoin, mais elle en portait certainement une plus camouflée.
Ione, quant à elle, ne parlait à personne. Un regard furtif derrière son épaisse chevelure noire et elle sourit légèrement à une remarque d’Aengus. Douglas se détourna. À son avis, Ione n’était pas assez puissante pour être au Conseil. Il suspectait qu’elle avait obtenu ce siège parce que personne ne voulait avoir sa place. Ce qui lui convenait très bien comme ça. En fonction du choix, il prendrait une gentille sorcière un de ces jours.
Kell était le seul autre membre qui avait consciemment choisi son siège, bien qu’il ait fait en sorte que la décision paraisse arbitraire. Douglas remarqua qu’il s’installait toujours loin de lui. La plupart des membres gardaient leurs distances, mais Kell, plus que les autres. C’était un réflexe. Si Douglas activait son pouvoir sur celui-ci, il n’en sortirait pas indemne, quelle qu’en soit l’intensité. Les vampires étaient davantage la spécialité de Douglas que les humains, car, comme lui, ils étaient connectés à la mort. Et malgré la croyance populaire, les vampires avaient une conscience. Imaginer le contraire était une idée ridicule. Les vampires étaient beaucoup de choses, mais ils n’étaient pas vraiment des morts. Ils n’étaient pas non plus de vrais humains. Ce qui intriguait Douglas. Mais il n’avait pas encore rencontré de vampire qui accepte d’être expérimenté. Une fois qu’il en aurait fini avec Bridin, Douglas réviserait peut-être le concept de sa cage pour une nouvelle proie.
Pello se pointa enfin. Il salua d’un geste joyeux l’assemblée et lança un regard d’excuse à Douglas. À peine franchi le seuil, il quitta son aura. Celle-ci lui avait été offerte, ou bien dérobée à quelqu’un d’autre. Car Pello en était quasiment dépourvu et en avait besoin pour accéder à la réunion, quel que soit l’endroit où il se trouvait les jours précédents. Avec elle, il ressemblait à n’importe quel hippie. Ses cheveux pendouillaient en longues tresses, et sa chemise tachée et déboutonnée révélait sa petite bedaine à quiconque voulait ou non la voir. Sans elle, il restait le même, certes, mais l’illusion du short et des tongs disparaissait, et Douglas pouvait voir ses pattes de chèvre et ses hanches saillantes sous sa chemise.
— Salut, lança Ariane en se détournant et en masquant la vue de Pello de sa main ouverte. Satyre immonde ! Tu ne peux pas porter de pantalon comme tout le monde ?
Pello lui fit un clin d’œil.
— Je suis comme la nature m’a fait.
Il tendit les bras.
— Pourquoi, bébé, je ne te plais pas ?
— Non, répondirent en chœur Ariane et quelques autres. Et je n’aime pas l’odeur que je sens, ajouta-t-elle. Qu’est-ce qui t’empêche de te laver et de t’habiller proprement avant une réunion ?
— Qu’as-tu fait de ton héritage si la nudité t’incommode, sœurette ! répliqua Pello.
Il prit le siège vacant.
— Ce n’est pas la nudité en général qui m’incommode, mais la tienne en particulier, grimaça-t-elle. Je ne veux pas m’asseoir là où tu auras posé ton sale cul.
— Les pantalons serrent trop, grommela Pello.
La moue d’Ariane se transforma en une expression d’impatience.
— Et si je t’achetais un kilt ou quelque chose de ce genre ? Tu le mettrais juste pour nos réunions.
— Ça marche ! accepta Pello.
Il lui lança un regard en biais.
— Est-ce que je peux te le dessiner ?
Ariana lâcha un soupir et tira sur sa natte.
— Satyre !
Aengus et Kell pouffèrent, et Ione esquissa un autre sourire.
— Assez de temps perdu ! gronda Douglas.
Les rires cessèrent, et chacun dans la salle se figea. À l’exception de Brannoc qui but une longue gorgée de sa bière. Puis il reposa doucement la pinte sur le dessous-de-verre.
— Et si nous commencions la réunion ? proposa-t-il.
Douglas contempla d’un œil paresseux la louve-garou venue faire sa requête. Elle était mince, svelte, et n’avait pas une once d’Alpha en elle. Elle se tenait devant le Conseil, presque tremblante.
— Donc, commença Douglas, tu veux notre accord concernant le transfert de ton frère de New Jersey à Seattle ?
La fille acquiesça.
— Oui.
Elle s’arrêta avant de poursuivre, les yeux rivés sur Douglas. Et se mit à bégayer.
— Il va m’aider pour la location. Je… j’aimerais reprendre mes études.
Douglas la regardait fixement, maintenant son regard prisonnier, observant sa suée. Il sourit.
— Que voulez-vous étudier ? demanda Brannoc.
La fille se tourna vers lui, visiblement soulagée. Son tremblement s’apaisa.
— L’art. Je veux enseigner l’art.
— Pour quelle tranche d’âge ?
Brannoc lui adressa un sourire rassurant et posa son menton dans sa main. Il lança un coup d’œil à Douglas, ce qui élargit encore son sourire.
La fille se détendit, de toute évidence plus à l’aise avec ce sujet.
— Les enfants.
— Intéressant, répondit Brannoc.
Douglas s’éclaircit la gorge pour ramener l’attention vers lui. Pas question de laisser Brannoc mener la réunion. Certes, celui-ci aurait davantage affaire à elle que Douglas. Certes, elle était faible, et il n’avait pas vraiment d’inquiétude à avoir concernant l’emménagement de sa famille en ville. Mais il refusait d’offrir une quelconque ouverture à Brannoc. Il fit un rapide tour de la pièce du regard. À voir l’expression des membres présents, il savait à l’avance ce que chacun allait voter. Il ne tirerait aucun avantage à exercer son pouvoir dans ce cas particulier. Mais s’il s’arrangeait pour donner l’impression que c’était lui qui acceptait la requête de cette fille, eh bien, cela s’avérerait utile. Surtout qu’un autre loup faible sur le territoire de Brannoc viendrait gonfler les ressources de ce dernier. Et Douglas souhaitait que Brannoc s’étende le plus possible, il passerait ainsi plus de temps à reconstruire son troupeau. Franchement, que lui importait qu’une louve-garou de Jersey emménage dans un loft à Belltown ?
Douglas fit la moue, comme s’il réfléchissait.
— Bon, dit-il enfin lentement. Je ne sais pas ce qu’en pense le reste du Conseil, mais je ne vois aucune raison d’empêcher la venue de votre frère.
La fille cligna des yeux, surprise. Elle se tourna vers les autres membres, qui hochèrent la tête. Brannoc se leva et sourit, tendant la main. La fille laissa échapper un court sanglot avant de tomber à genoux devant Brannoc et de prendre son poing entre les siens. Elle baissa la tête et posa son front contre ses phalanges. Il la releva et lui chuchota quelque chose. Puis il se tourna vers Aengus, qui l’escorta jusqu’à la porte.
— Demandez à Zeke de vous offrir à boire, dit Aengus en passant un bras autour des épaules de la jeune fille. Il faut fêter cela. Et recouvrer votre calme, bien sûr.
Il amena la jeune fille reconnaissante au garde du corps.
La réunion se poursuivit normalement. Quelques escarmouches à traiter, et une ou deux demandes d’emménagement dans le territoire, auxquelles Douglas mit son veto, bien que le demandeur soit faible. Il ne pouvait pas faire grand-chose contre les quelques membres forts présents, mais il pouvait empêcher que d’autres viennent. Personne ne discuta son point de vue, à part Brannoc. Cela aussi était normal. Pour tout dire, ce jour-là, Douglas ne chercha pas trop à argumenter, davantage intéressé à observer les effets de la disparition de Bridin sur son père.
Il ne perçut guère d’indices. Brannoc devait être au courant maintenant. À la pause — Pello avait besoin de « drainer le lézard » —, Douglas ne put s’empêcher de s’approcher de lui. Il lui fallait mesurer les soupçons de Brannoc. Leur manquait-elle déjà ? Il se faufila près de Brannoc, installé au bar.
— Alors, quand vas-tu nous présenter ton successeur ? demanda-t-il.
Brannoc prit la bière que lui tendait Aengus et but une gorgée avant de répondre.
— Je ne vois pas en quoi cela te regarde, Douglas.
— Je suppose qu’elle viendra prendre ta place au Conseil un de ces prochains jours. N’est-ce pas normal que j’en sois curieux ?
— Rien en ce qui te concerne n’est normal, Douglas.
Brannoc but une autre gorgée de bière, indiquant que le sujet était clos. Mais Douglas ne put s’empêcher de poursuivre.
— Tu ne vas tout de même pas garder pour toujours cette jolie fille dans une cachette secrète ?
Brannoc releva d’un coup la tête de son verre de bière, mais Douglas fit mine de ne rien remarquer tandis qu’il achetait une bouteille d’eau à Aengus.
— Je ne savais pas que ma fille t’intéressait à ce point, répondit lentement Brannoc.
— Comme je te le disais, l’avenir du Conseil et de son territoire me préoccupe énormément.
— Je vois… Alors sache que mon siège au Conseil sera entre des mains très compétentes, car ma fille me ressemble beaucoup.
Des yeux, Brannoc suivit une goutte de condensation qui glissait sur la paroi du verre.
— Moins chaleureuse, peut-être, et moins frisée, ajouta-t-il.
À ces mots, Aengus éclata de rire.
— Comme sa mère, indiqua Brannoc, en regardant enfin Douglas.
Il posa d’un geste sec quelques dollars sur le bar.
— Sa mère t’arracherait la jugulaire à l’instant où elle te verrait.
Il resta songeur un moment.
— À moins que tu ne sois de son côté, bien sûr. Alors, pas de souci.
Il sourit avant de se diriger vers l’arrière-salle.
— Mais alors, peu de gens seraient de son côté. Et très peu seraient du côté de ma fille, aussi.
Même pour Douglas, la fierté dans la voix de Brannoc était manifeste.
{1} Fey : mot écossais désignant une personne qui a des pressentiments de mort, des visions de l’au-delà, qui est douée de seconde vue.