DONNE UN COUP DE FOUET À MON CŒUR
Pas question que j’ouvre les yeux. La semaine m’avait réservé de mauvais réveils. Entre le sol froid contre ma joue et la douleur dans ma tête, je pressentais que celui-ci ne vaudrait guère mieux.
Je soulevai les paupières pour les refermer aussitôt. J’avais la sensation que la lumière pénétrait jusque dans mon crâne. Ça promettait. Je déteste avoir raison.
— Mets ta chemise sur ta tête et ouvre les yeux, dit une voix féminine.
C’était une jolie voix, jeune et lumineuse. Je misais sur la maigre chance d’avoir été capturé par une nymphe ravissante et possessive. Il me fallait de l’espoir, et ce scénario était le plus plaisant qui se présentât à mon esprit.
Je passai mon T-shirt sur ma tête.
— Lentement, me prévint-elle.
Le redescendre doucement m’aida, et bientôt la lumière filtra à travers le tissu. Je profitai de la pénombre relative, essayant d’ignorer que l’intérieur de ma bouche était épais et cotonneux. Il y avait toujours quelque chose qui n’allait pas.
— Maintenant, ouvre les yeux, ordonna-t-elle. Une fois que tu seras habitué à la lumière, alors tu pourras ôter le T-shirt.
— Merci.
Je ne bougeai pas pendant un moment, et essayai de ne pas penser combien je devais avoir l’air stupide avec mon T-shirt Batman enroulé autour des oreilles. J’avais besoin de savoir où j’étais, et ce qui allait arriver.
— Tu sens bizarre.
— Merci, répondis-je. J’ai changé de déodorant.
— Non, dit-elle. Ce n’est pas ça. Il y a autre chose.
Je percevais le léger souffle de sa respiration.
— Épices, dit-elle.
J’entendis l’accent amusé de sa voix.
— Ils t’ont assaisonné pour moi, à moins que tu travailles en cuisine ?
Je refusais d’imaginer qu’elle me sentait, ni même qu’elle ne plaisantait pas en évoquant l’idée de me manger. Peut-être avait-elle dit cela pour rire. À moins qu’elle ne soit une créature se nourrissant de chair humaine ? Vu la tournure des événements, je m’attendais au pire, aussi me contentai-je de garder mes pensées pour plus tard.
— Les deux sont tout à fait plausibles, répondis-je, mais c’est plus sûrement l’onguent sur mon dos. Où suis-je ?
— Dans une cave.
— Je suppose qu’il ne s’agit pas d’une cave avec un réfrigérateur rempli de glaces parfumées et d’un vieux Nintendo, ou quelque chose de ce genre ?
— Hé non, pas de chance ! Il y a bien un freezer, mais connaissant le propriétaire, il n’y a certainement pas mis des glaces, pouffa-t-elle. Comment te sens-tu ?
— Mal, très mal. Mais comparé à il y a deux minutes, ça va déjà mieux.
— Essaie de soulever le T-shirt.
Je l’ôtai d’un coup. Trop vite. La lumière me fusilla, et je roulai sur le côté, ce qui était une erreur. Je vomis avant de m’évanouir. Et zut.
Cette fois, quand je me réveillai, ma tête reposait sur quelque chose de doux. Ce qui était agréable, parce que quelqu’un me donnait des gifles.
— Désolée, fit-elle. Mais je pense que tu as une commotion cérébrale. Tu dois rester conscient.
Je grognai et regardai en direction de la voix. Je vis une simple cuisse mate, la couleur qu’on prend après un coup de soleil. Je penchai la tête pour mieux voir : des épaules minces et un menton pointu.
Et nue. Sans aucune façon. Je devais être encore inconscient.
— C’est mon plus beau rêve.
Elle eut un rire sincère et bienveillant, grâce auquel je me sentis soudain plus léger.
Je sentis mon visage s’empourprer.
— Je ne dors pas, n’est-ce pas ?
Elle fit signe que non, toujours en riant. Ses cheveux auburn ondulèrent avec le mouvement. Ils étaient coupés courts sur la nuque, et plus longs sur les joues. Des bandes de vert et de pourpre s’entrelaçaient avec du rouge, tel un rideau coloré derrière lequel elle se cacha quand elle cessa de secouer la tête. Mais elle ne me parut ni timide ni nerveuse. Non, elle me faisait plutôt penser à un lion — à un prédateur en tout cas, guettant sa proie à travers les buissons. Dans son regard noisette, je me faisais surtout l’effet d’être un lièvre.
Je devais trouver un truc sympa à dire. En y mettant un peu d’esprit, l’idiotie que je venais de balancer serait sans doute oubliée.
— Tu viens souvent ici ?
Aïe ! Autant mettre cela sur le compte de mon crâne commotionné, non ?
— Tous les trois mercredis. Tu te sens comment ?
Sa bouche grimaçait toujours de rire.
— Comme un idiot.
— Je veux dire, physiquement.
— Un idiot abusé. Ma tête me fait mal, et je crois que les blessures dans mon dos se sont rouvertes.
Je fis plusieurs fois le tour de ma bouche avec ma langue.
— Et ma bouche ressemble à une trappe graisseuse.
Son sourcil dessina un v minuscule. L’effet fut dévastateur.
— Une trappe graisseuse ?
— Le truc pour récolter la graisse de la grille, et toutes les saletés autour, tu vois ? Pas terrible, l’odeur. La graisse rôtie et tout ça.
Elle hocha légèrement la tête, dieu merci absolument pas dégoûtée par ce que je venais de raconter.
— Je vois.
Elle se pencha en arrière, les paumes sur le sol, les chevilles croisées, complètement indifférente à sa nudité. Elle saisit mon regard, et je me dépêchai de détourner les yeux. Pour me cogner le front directement sur un des barreaux en fer.
Elle rit de nouveau.
— Je suis contente que tu sois ici. Ça me change les idées.
— Merci, répondis-je en me frottant le front. C’est mon but, faire plaisir.
— Désolée, dit-elle. Ce n’est pas sympa de se moquer de la douleur d’un étranger.
— Parce que celui qui n’est pas un étranger est une cible légitime à tes yeux ?
— Bien sûr ! Qui sont les vrais amis si on ne peut pas être honnête avec eux ?
Elle se pencha en avant et se frotta les mains pour ôter la poussière.
— Assieds-toi. Je vais regarder ton dos.
Je me redressai en essayant de ne pas penser à ma tête. Je me tins bien droit et attendis. Elle suivit les longues traces de croûte, depuis l’épaule jusqu’en bas. Ses doigts étaient doux. Elle appuya par endroits, sans s’excuser. Quand elle s’arrêta, je crus que son examen était terminé, mais ses doigts s’attardèrent de nouveau le long des marques, chaque phalange effleurant une blessure en même temps.
— Qui a fait ça ? demanda-t-elle.
— Je ne sais pas.
— Je suis navrée…
Sa voix était teintée de regrets. Je venais à peine de la rencontrer, pourtant elle se sentait responsable de mes blessures. Étrange.
— Tu n’y es pour rien !
Je fixai mes chaussettes, me demandant pourquoi ils avaient pris mes chaussures. Les chaussures étaient donc dangereuses ?
— Non, mais je sais qui a fait ça.
Elle se positionna en face de moi, tirant mon menton avec sa main. Je remarquai combien ses doigts étaient fins et comment ses lèvres, quand elles étaient fermées, dessinaient un petit arc de cercle ferme.
— Tu t’appelles comment ?
— Sam, murmurai-je.
Entre ma bouche sèche et ses mains douces, c’était le mieux que je pus faire.
— Brid, dit-elle, et elle sourit.
On aurait dit « Bridge » quand elle le prononça.
— C’est le diminutif de Bridget ?
Mon cerveau cahotait comme une roue cassée pour hamster. J’avais le souffle court, la tête enfarinée.
— Bridin, déclara-t-elle, tánaiste du troupeau Blackthorn.
— Heu… C’est quoi ?
Je me détachai de ses yeux, de façon à la sonder. Elle brillait comme du cuivre autour d’un cœur d’émeraude. Son âme semblait en feu.
Je déglutis avec peine.
— Cela signifie que je suis la prochaine sur la liste à diriger le troupeau, dit-elle d’une voix neutre.
— Quel troupeau ?
— Loups et chiens de meute, pour la plupart, fit-elle avec un haussement d’épaules, comme si ce n’était pas grand-chose.
Elle aurait aussi bien pu parler du beau et du mauvais temps.
Je la fixai, puis respirai un bon coup : c’en était trop en une seule fois.
— Écoute, Bridin, tu es sans doute la plus jolie fille que j’ai jamais vue, et entre ça et ce que tu viens de dire, j’ai dû zapper un épisode.
Elle haussa un sourcil.
— Et par-dessus tout, tu es nue. Alors tant pis si j’ai des regrets après, mais est-ce que tu pourrais t’habiller, s’il te plaît ? Au moins un petit moment, ça me permettra de réfléchir. Puis après, tu te déshabilleras de nouveau. Aussi longtemps que tu voudras. Avec toute ma bénédiction.
D’un geste, elle balaya la pièce autour de nous.
— Et que voudrais-tu que je mette, exactement ?
La cage dans laquelle nous étions était totalement vide. J’inspectai la cave autour de nous. Des étagères remplies de vieux livres, des murs en béton, une belle chaise en bois au milieu de la pièce, des éprouvettes, et une table avec des lanières dont je n’aimais pas l’aspect. Au sol, je distinguai une tache à l’aspect désagréable sur laquelle je préférai ne pas m’attarder. L’ensemble m’évoqua un petit donjon.
— Mouais…
Bridin atterrit dans mon T-shirt et mon caleçon. Ce qui paraissait équitable, puisque mon pantalon ne lui allait pas. En ôtant mon T-shirt, je remarquai qu’il me manquait quelque chose. Je vérifiai mes poches, au cas où, mais pas trace de ma poche à pouvoirs. J’espérais qu’elle n’avait pas été jetée.
— Bon, dit Bridin en glissant sa longue mèche de cheveux derrière l’oreille. Maintenant que je t’ai montré la mienne, à toi de me montrer la tienne.
— Si c’est ça que tu veux, tu n’avais qu’à regarder pendant que j’étais à poil !
— Bien sûr que je t’ai regardé ! Ce n’est pas ce que je voulais dire.
— Attends, je comprends pas, là. Tu peux m’expliquer ?
Elle posa la main sur son cœur.
— Loup-garou chien de meute.
Puis elle fit un geste dans ma direction.
Je faillis dire « presque humain ». Puis je me rendis compte que ce n’était pas la bonne réponse. Plus maintenant. Ma main était froide tandis que je la posais sur mon cœur, comme l’avait fait Bridin.
— Nécromancien. Enfin, c’est ce qu’on n’arrête pas de me répéter. Mais je ne suis pas très doué.
Je m’étirai et regardai alentour, faisant mine de ne pas vouloir observer ses jambes. Elle avait de jolis genoux. Pouvait-on dire de genoux qu’ils étaient jolis ? Je supposais que oui, puisque tels étaient les siens.
— Je me sens idiot de me présenter en tant que nécromancien.
— Pourquoi ?
— Je ne sais pas. Soit parce que je n’y suis pas encore habitué, soit parce que ça me fait penser à Donjons et Dragons.
Je glissai mes mains le long des barreaux. Je ne savais pas ce que je cherchais. Je n’étais pas MacGyver ! Impossible de briser une cage en fer à l’aide d’un chewing-gum et d’un lacet de chaussure. Non pas que j’eus de chewing-gum sur moi. Ni de lacet de chaussure. En sentant quelque chose de froid sous ma paume, je sursautai et retirai promptement ma main. On aurait dit un pic de glace.
Brid s’étendit sur le sol.
— Et comment voudrais-tu qu’on t’appelle alors ? Maître des spectres ? Le cow-boy mort ? Major de Zombiville ?
— Pas bête ! Le cow-boy mort, c’est pas mal, non ? Et j’ai toujours rêvé d’être le Major de quelque chose. Voire Président de la vie !
J’écartai ma main de l’endroit froid et je fermai les yeux. Je vis un symbole tracé de l’autre côté de mes paupières, comme si j’avais passé un diamant sur un motif avant de fermer les yeux. Je ne reconnus pas les signes. Je ne m’y attendais pas.
— Sais-tu ce que signifient ces symboles ? demandai-je.
— Non, mais je devine leur intention.
Je rouvris les yeux. Je rentrai ma main dans la cage et la frottai sur mon jean. Brid s’était tue, je l’invitai à s’expliquer.
— Cette cage est en fer. L’acier froid paralyse les fées, et je suis à moitié fée.
Devant mon air ahuri, Brid grimaça.
— Fée de chez les fées, précisa-t-elle.
— Alors pourquoi ne dis-tu pas tout simplement : « je suis une demi-fée ? »
— Parce que, répondit sèchement Brid, quand ils entendent le mot fée, les Américains se représentent la fée clochette. Je ne suis pas la fée clochette !
Elle me regarda jusqu’à ce que je lève les mains en signe d’abandon. Puisque j’avais apparemment saisi son point de vue, elle poursuivit :
— L’acier froid ne serait pas un problème si les runes n’étaient pas en argent. Les loups-garous sont allergiques à l’argent.
Je repensai à ces films de loups-garous que j’avais vus avec des histoires de balles en argent.
— Alors cette cage est en train de te tuer ?
Brid haussa un sourcil de façon amusée :
— Est-ce que j’ai l’air d’agoniser ?
— Touché{1}.
— L’acier annule mes pouvoirs, et me donne des allergies. Les runes en argent m’empêchent de tordre le fer.
Elle fit une grimace.
— Et de cicatriser.
Mon doigt tapotait d’un barreau à l’autre.
— Ils ont donc prévu de te garder ici un certain temps.
— Du moins suffisamment longtemps pour avoir pris la peine de construire une cage.
— On m’a sans doute mis ici par hasard, après coup.
— Difficile à savoir. Ton dos n’a pas l’air d’être le résultat du hasard…
— Je ne comprends pas.
— C’est un loup-garou qui t’a fait ça. J’ignore lequel précisément, même si j’ai une petite idée. En tout cas, ce n’est pas un membre de mon troupeau.
— Tu en es certaine ?
— Sûre. Et dans ce territoire, les truands ne courent pas les rues. D’un côté, tu dois bien avoir une certaine valeur ; d’un autre, tu es déjà mort.
— T’a-t-on déjà dit que tu étais une personne très rassurante et positive ? demandai-je.
— Jamais.
— Je comprends pourquoi.
Je fis quelques pas dans la cage.
— Tout à l’heure, tu as parlé de loups-garous. Qu’est-ce que ça signifie exactement ?
Je fis une halte.
— Enfin, si ma question ne te gêne pas. Je ne sais absolument pas si c’est une question impolie ou non. J’en ai simplement par-dessus la tête de ne rien savoir.
— Pas de souci, fit-elle. Je suis plutôt du genre direct. Ça signifie que je suis une hybride.
Puisque nous n’avions rien d’autre à faire, Brid me donna toutes les explications. Sa mère était un loup-garou, son père une sorte de chien de meute fée. Je n’étais pas certain d’avoir bien compris de quoi il retournait, mais j’évitai de l’interrompre. Je compris que son troupeau avait été divisé. Le mariage entre ses parents avait été quelque peu motivé par des raisons politiques. Son père avait de quoi renforcer le troupeau. La plupart lui en avaient été reconnaissants. D’autres, m’informa Brid, avaient moins bien accepté l’idée de mélanger les deux races.
— Des loups-garous racistes. Génial.
— Ils y ont vu un affaiblissement de l’espèce, dit-elle.
— Mais, biologiquement parlant, plus un patrimoine génétique est varié, plus l’espèce est forte. Les hybrides sont génétiquement supérieurs.
— Tu sais quoi ? Tu me plais, toi.
J’arrêtai de marcher et m’assis en tailleur face à elle.
— Et alors, que s’est-il passé ?
Elle ramena ses jambes sous sa poitrine, et posa son menton sur ses genoux.
— En fait, le troupeau a changé d’opinion.
Elle grimaça.
— Les bébés ont tendance à faire cet effet, et ma mère a eu un tas de bébés.
— Combien ?
— J’ai quatre frères plus grands que moi.
— Waouh ! Et c’est quand même toi la prochaine sur la liste ?
— Il se trouve que je suis la candidate la plus qualifiée, dit-elle. Non pas que ça me dérange, mais c’est un gros morceau…
Brid lâcha un soupir.
— De toute façon, dès que le troupeau a constaté que les enfants étaient en bonne santé, la plupart des loups-garous ont épousé des chiens de meute fées. Surtout quand ils ont vu les bénéfices au fur et à mesure que les enfants grandissaient.
Je haussai un sourcil.
— Quand un loup-garou se métamorphose, ça prend du temps. Tout dépend du loup. C’est douloureux aussi. Très douloureux. Pour les chiens de meute fée, cependant, la métamorphose est instantanée, et indolore. Il y a d’autres avantages encore. J’ai une immunité partielle à l’argent, par exemple. Mais, bien sûr, il y a des inconvénients.
Elle tapota le sol avec sa main.
— Dans cette cage, je ne peux pas me métamorphoser. Pourtant n’importe quel loup-garou en serait capable. C’est ce à quoi les opposants à la mixité tenaient.
Elle resserra son étreinte autour de ses genoux. Ses yeux noisette s’assombrirent.
— Le frère de mon grand-père, celui qui voulait être le prochain sur la liste, en faisait partie.
Je n’aimais pas cette ombre dans son regard. Si je l’avais mieux connue, j’aurais passé un bras autour d’elle, ou un truc de ce genre. Brid continua de me raconter ce qui s’était passé, notamment le coup d’État raté de son grand-oncle.
— Ça nous a coûté, dit-elle. Beaucoup sont morts, dont ma mère.
— Je suis désolé.
Brid se cacha derrière sa frange.
— C’est OK.
— Et les rebelles ?
— Leur chef a été exécuté. Les autres…
Elle repoussa sa frange, lassée de se cacher.
— Mon père a eu pitié. Il s’est dit qu’il y avait eu assez de morts comme ça. Il a mené ceux qui pouvaient se réhabiliter dans d’autres troupeaux. Certains enfants ont été autorisés à rester, si tel était leur choix.
— Tu n’as pas l’air d’approuver.
Brid leva la tête vers moi. L’ombre dans son regard avait disparu. Un petit feu brûlait à la place.
— Je comprends ses choix. J’approuve même certains d’entre eux. Mais maintenant que l’un de ces enfants nous a enfermés dans cette cage, je ne suis pas certaine que je referais la même chose.
— Tu les tuerais tous ? demandai-je sur le ton de la plaisanterie.
Mais Brid le prit très au sérieux.
— Je ferais tout pour sauver la vie de mon troupeau. Si cela signifie tuer, alors oui, je tuerais.
Brid se tut. Je compris qu’elle avait tout dit. J’en avais assez entendu pour savoir que, même si je n’encourais aucun risque pour l’instant, jamais je ne porterais de menace sur le troupeau de Brid. Elle avait bien dit qu’elle les tuerait tous. Par devoir. Ce n’était pas un mot que j’entendais souvent, mais je compris la façon dont Brid le concevait. Et non sans un léger choc, je me rendis compte que je partageais son ressenti. Douglas était entré dans mon univers, mettant en danger ma famille et mes amis, et il avait pris la vie de quelqu’un qui m’était proche. Serais-je capable de le tuer si cela signifiait assurer la sécurité des miens ? La réponse vint un peu trop vite. Oui. Sans aucun doute possible. Le fait que je n’avais pas eu besoin d’y réfléchir me fit peur. Et si ma mère avait raison ? Quelque chose de vraiment sombre et effroyable vivait peut-être au fond de moi.
Je jetai un regard à Brid. J’essayai de l’imaginer en train de se transformer en une créature immense et assoiffée de sang. Ressemblait-elle à un loup-garou de type hollywoodien, ou à autre chose ? J’essayai de me la représenter en furie, tuant tout le monde sur son passage. C’était dur. Elle semblait si menue, si douce. Mais quand elle me regarda, je vis le monstre émerger. Je lus la détermination et la volonté dans ses yeux. Est-ce que je lui ressemblais ? Un squelette enveloppé de muscles et d’innocence, couvant au fond de lui démon et violence ? Seul le temps le dirait. Je préférais ne pas y penser. Malheureusement, que faire d’autre quand on est enfermé dans une cage, à part penser, justement ?
Je titillai Brid avec mon orteil.
— Tu ne veux pas te remettre nue ?
Brid ne se dénuda pas, non par modestie, mais parce que la température de la cave chutait. Dieu, s’il y en avait un, me détestait.
Personne ne vint nous apporter de couvertures. Comme il faisait de plus en plus froid, je pris Brid dans mes bras, sans le lui demander. Au début, son corps était raide. Mais puisque je ne tentai rien, elle se détendit contre moi. Je ne sais pas combien de temps nous restâmes collés l’un à l’autre dans cette cage, mais vu la façon dont elle était nichée contre ma poitrine, j’ai eu l’impression que cela a duré des jours. Malgré notre conversation, je savais peu de choses d’elle. Si elle avait quelque chose en commun avec de vrais loups-garous, alors elle devait avoir envie de dévorer. Les loups vivant en troupeau, Brid devait sans doute manquer à ses compagnons. Je posai mon menton sur sa tête, et d’une main frottai distraitement son dos. Elle trembla légèrement, comme si elle retenait un sanglot. Je n’y pris pas garde. Brid avait juste besoin de lâcher un peu la pression. J’avais passé une mauvaise semaine. J’étais tout chamboulé, et j’aurais donné cher pour que quelqu’un entre et me dise que ça se passerait bien, et que je pouvais me détendre. Brid avait sans doute connu une semaine pire que la mienne. C’était à elle de pleurer en premier.
Nous avons dû nous endormir ainsi, malgré la luminosité de la cave.
Le bruit des clés dans les serrures me réveilla. Brid se dégagea pour voir ce qui se passait.
Douglas descendit les escaliers en bois. Les marches sonnaient creux sous ses pas.
— Sam, quel plaisir de te retrouver ! dit-il.
Il nous dévisagea avec une curieuse expression, Brid et moi.
— Et je vois que tu as fait la connaissance de mademoiselle Blackthorn.
— Vous étiez sensé me donner une semaine.
— Certes, mais la tournure des événements ne m’a pas plu. Disons, pour paraphraser Dylan Thomas, que tu ne semblais pas aller sagement dans cette bonne nuit{2}.
Je le regardai, l’air ahuri.
Il lâcha un soupir de façon théâtrale et remonta les manches de sa chemise, lentement et méthodiquement, gardant l’ourlet bien plat.
— Voyons si je peux trouver un terme qui sied mieux à ta compréhension. Je ne pensais pas que tu serais allé voir de l’autre côté du miroir. Et ne m’insulte pas en m’assurant que ce n’était pas le cas.
— Vous me surveilliez.
— Bien sûr que non. Je suis bien trop occupé pour cela. Disons que j’ai des contacts, des indics, appelle-les comme tu veux, qui travaillent pour moi.
Son expression devint lugubre.
— Tu n’es pas l’axe autour duquel mon univers tourne, Sam.
— Vous savez comment vous y prendre pour qu’un type se sente important.
— J’essaie.
Il me lança un rapide coup d’œil.
— Tu ne croyais pas que j’allais te laisser sans laisse ? En liberté, comme ça ?
Il rangea la chaise contre le mur, découvrant le sol taché.
— Je suppose que si.
Douglas sortit quelques bricoles d’une boîte que je n’avais pas remarquée sur l’étagère. Il choisit un grand morceau de craie et se tint debout devant moi, comme un professeur. Un jour comme un autre pour Douglas.
— Je te donne le choix, dit-il. Deviens mon apprenti.
— Ou bien ?
Il haussa les épaules.
— Ou je te tue maintenant.
Je ruminai cette joyeuse proposition.
— Et si vous échouez ? Si vous essayez de m’apprendre et que ça ne marche pas ?
— Alors je te tuerai. Je crois en la motivation de mes élèves.
— Très bien. Dans ce cas, apprendre paraît fantastique !
Douglas s’approcha de la porte de la cage. Il lança un regard entendu à Brid.
— Ce n’est pas le moment de faire des bêtises, on est bien d’accord ? murmura-t-il.
Brid leva les mains. Je me dirigeai vers la porte. Douglas grommela encore, et je sentis le pouvoir de la cage s’éteindre. Ça ressemblait au sifflement à bas niveau d’une chaîne stéréo. De la même façon, on ne prend conscience qu’au moment où on éteint les appareils électroniques des petits bruits qu’ils émettent en continu. Tant qu’ils sont allumés, on ne les remarque pas.
Douglas me tendit la craie.
— Dessine un cercle.
Je regardai autour de moi avant que Douglas ne désigne le sol.
— Ah.
Tandis que je faisais de mon mieux pour retourner à la maternelle et dessiner un cercle correct, Douglas commença sa leçon.
— Il y a plusieurs niveaux de nécromancien, allant du faible au fort. À l’extrémité du faible, là où tu te trouves certainement, tu n’es guère plus qu’une parabole. Tu peux invoquer n’importe quel esprit ou fantôme autour de toi. L’étape suivante consiste à les contrôler. Pour l’essentiel, on communique avec des entités de bas niveau, autant qu’on en convoque. Après seulement, ça devient intéressant.
Il prit une boîte.
— Trop petit, gronda-t-il. Recommence.
J’effaçai en grande partie le cercle et en esquissai un autre. Brid s’approcha du bord de la cage.
— Un nécromancien avec suffisamment de pouvoir et un entraînement correct peut agir comme un ambassadeur entre le monde et le suivant. Il peut convoquer des créatures plus grandes, lire les âmes des êtres humains et potentiellement les influencer. Il peut invoquer la mort.
Douglas examina le cercle et hocha la tête à contrecœur.
— Passable.
— Vous voulez dire comme ce panda ?
Je me levai et m’étirai. Je m’écartai de mon cercle pour l’examiner. Pas si mal. Mon instituteur de maternelle aurait été fier de moi.
— Oui, répondit-il. Comme le panda. Cependant, la forme de la créature dépend complètement de l’éleveur. Je ne dis pas que tu parviendras à la transformer en autre chose.
Il s’essuya les mains sur un chiffon.
— C’est un monde de magie complètement différent. Il peut connaître plusieurs étapes de réanimation.
— La même différence qu’entre les zombies du film Thriller et ceux de Resident Evil ?
Douglas réfléchit.
— Oui et non. L’exemple de Thriller n’est pas mauvais étant donné ton champ limité d’expériences, mais l’autre bout de la gamme reste proche de l’état de vie. Ling Tsu ressemblait aux autres pandas, non ?
— Sans doute.
— Quelle différence, alors, entre Ling Tsu et les créatures de Resident Evil ?
— Il n’était pas couvert de sauce barbecue ?
Douglas me gifla avec nonchalance. Il n’avait même pas regardé dans ma direction. L’effet sur mon visage tuméfié fut phénoménal. Je tins ma mâchoire d’une main et j’essayai de nouveau.
— La différence, eh bien… il n’essayait pas de s’échapper de l’enclos et de manger tout le monde. Je suppose que ça fait une différence. Je n’ai pas vu non plus de sang. Vous savez, comme preuve de son état de non-mort. Et ça peut fournir une indication sur la façon dont il est mort, non ?
Douglas approuva, à croire qu’il ne m’avait pas giflé une seconde plus tôt.
— C’est mieux, oui. Bien que Ling Tsu ait la capacité de s’autogérer et de prendre ses décisions par lui-même, je contrôle sa volonté première. C’est un des principaux pouvoirs que tu dois cultiver et entretenir en tant que nécromancien. Chaque fois que tu élèves ou convoques un être, tu dois t’assurer que ta volonté est plus forte que la sienne. Si ce n’est pas le cas, au mieux il repartira d’où il vient, au pire il te déchiquettera en morceaux. Tout dépend de la créature, bien entendu.
Il prit une petite boîte, ôta les fermoirs, et l’ouvrit lentement.
— Et si par hasard Ling Tsu avait souffert de blessures externes, j’aurais pu les camoufler.
Il sortit ce qui ressemblait à un poignard en argent.
— Ça, c’est ce qu’on peut faire avec du talent et de l’éducation.
Il avait accentué ce dernier mot, le rendant menaçant.
Je dus prendre beaucoup sur moi pour ne pas reculer. Je me demandai si je pouvais contourner Douglas en courant, esquiver son couteau, et atteindre le haut des marches. Mais cela signifierait abandonner Brid dans la cage. En outre, Douglas n’était pas stupide. Quelque chose m’attendait à coup sûr au sommet de l’escalier. Et puis serais-je capable d’esquiver le couteau ? La situation n’était décidément pas à mon avantage.
Douglas balaya d’un geste la pièce, coupant l’air avec la lame.
— Un autre pouvoir de base est le cercle protecteur.
Il indiqua le sol.
— Tu peux le dessiner avec n’importe quoi : craie, sel, sang. Dans la poussière si besoin. Tout dépend de ce que tu convoques, du matériel dont tu disposes, et de l’urgence de la situation.
Il me regarda.
— Le principe fondamental étant : plus le cercle est fort, mieux c’est. Surtout si tu essaies d’élever une de ces créatures susceptibles de te dévorer, comme j’ai évoqué tout à l’heure.
— Dévorer tout cru ?
— Exactement. Le cercle peut être modifié par le praticien pour inclure des symboles importants. Un simple cercle comme celui-ci est bien, tant que tu l’actives correctement.
Il se fit une petite incision au bras et avança d’un pas. Une goutte de sang tomba. L’air ondoya jusqu’à effleurer le bord du cercle qui s’illumina d’un éclair bleu. Douglas sortit un morceau de gaze de sa poche et le noua autour de sa blessure, sans pour autant baisser le poignard. Il avait de la pratique.
— Ça s’illumine toujours ainsi ?
Cette fois, je reculai d’un pas.
— Oui, mais ce cercle n’est qu’une bagatelle. Beaucoup de sang usagé peut provoquer cet effet, parfois. C’est pourquoi la plupart des praticiens possèdent un cercle permanent. Une bonne dose de pouvoirs dans un endroit peut laisser une trace.
Il haussa les épaules.
— Maintenant que je suis dans le cercle, invoqué grâce au sang et à ma volonté, je suis protégé.
Douglas ferma les yeux, murmurant doucement pour lui-même. La température dans la pièce chuta, et j’enroulai mes bras autour de moi. Je ne pouvais m’empêcher de m’interroger : si lui était protégé à l’intérieur du cercle, ne devrais-je pas l’être, moi aussi ? Serais-je vraiment plus en sécurité si je me rapprochais de Douglas ? Quand je voulus bouger, il me fit signe de rester là où j’étais, sans même ouvrir les yeux. Je fronçai les sourcils. Si j’avais bien compris, l’intérieur du cercle, en principe, était bon, et l’extérieur, mauvais. Je repensai aux mots « dévorer tout cru », en espérant que Douglas n’était pas en train de convoquer quoi que ce soit qui me boufferait tout cru.
Il cessa soudain de murmurer, et d’un coup rouvrit les yeux. Ils étaient d’un bleu solide et glacé. Aussi effrayants que l’enfer. Puis il cria un dernier mot. J’essayai d’entendre de quoi il s’agissait, mais en vain.
Des silhouettes fantomatiques commencèrent à ramper sur le sol et à flotter le long des murs. Je distinguai des visages, des habits. Des gens de différents âges, de formes variées. Leur point commun semblait être la mort violente. Des gorges tranchées, des cous béants, à l’image d’un poisson évidé. Certains portaient comme des marques de brûlure, d’autres des coupures sur tout le corps. La plupart des blessures avaient pu être causées par le couteau de Douglas.
Je comptai dix personnes. Et toutes se dirigeaient vers moi, chacune évitant le cercle. Je n’aurais su dire si c’était celui-ci qui les effrayait, ou Douglas. Je reculai jusqu’à heurter la cage. Douglas observait, les yeux toujours bleu acier, le visage impassible. Il ne fit pas un geste pour m’aider. Je sentis une petite main toucher la mienne. Je l’attrapai, sans un regard vers Brid. Cela m’aida à me sentir un peu mieux.
Les esprits convergèrent dans ma direction avant de se jeter sur moi en une masse solide. Certains disent que les fantômes ne sont pas réels, qu’ils ne peuvent pas faire de mal. Eh bien, ceux-là ont tort.
Les esprits se déversèrent sur moi, leurs mains m’attrapant, me coupant, me cognant. La douleur me fit tomber à genoux. Je lâchai la main de Brid. Les yeux fermés, j’essayai de me mettre en boule. Je ne sais pas combien de temps je hurlai ni combien de temps je restai recroquevillé sur le sol. Tout ce dont je me souviens, c’est que lorsque Douglas les rappela, la souffrance prit fin. J’étais incapable de me relever. Je restai là, le visage trempé de larmes et de sueur, le corps entier secoué de tremblements. Impuissant, je regardai Douglas tandis qu’il franchissait le cercle et le brisait. Il prit son temps pour venir jusqu’à moi. Ses chaussures noires brillaient, même après tout ce qu’il venait de faire. Je vis une minuscule goutte de sang dessus.
— Vous avez du sang sur votre chaussure, fis-je en claquant des dents.
D’un air absent, Douglas essuya sa chaussure sur mon jean. Puis il se pencha pour voir mon visage. Ses yeux étaient redevenus d’un marron glacial.
— La leçon est terminée pour aujourd’hui.
Je ne répondis rien.
Il se redressa.
— Debout !
À cet instant, je ne désirai qu’une chose : rester en boule. Pourtant je me hissai lentement, jusqu’à appuyer mon dos contre la cage. Un peu plus tôt, je désirais ardemment sortir de la cage. À présent, je voulais retourner à l’intérieur. N’importe quel endroit me convenait, pourvu que ce soit loin de Douglas. Je rampai de l’autre côté et m’effondrai. Brid s’approcha et posa ma tête sur ses genoux.
Douglas partit sans un mot.
— Pourquoi ne s’en sont-ils pas pris à moi ? demanda-t-elle.
Son ton était étrangement doux, mais la tension dans son corps trahissait sa colère.
— Parce que c’était ma leçon, fis-je en claquant des dents. Il contrôlait tout, et il les a envoyés contre moi.
Brid effleura mes cheveux d’un air absent.
— Non, dit-elle. La leçon valait pour tous les deux. Et je crois que nous l’avons comprise.
— Ma mère sera tellement contente quand elle verra ma note sur mon livret scolaire.
Brid eut un rire léger et se détendit. Je me sentis mieux. Si nous pouvions en rire, peut-être que ça irait, après tout.
— Je suis sûr que June va bientôt m’envoyer l’aide dont elle m’a parlé.
Brid passa la main dans mes cheveux.
— Un autre Cow-boy de la mort.
— Tu ne crois pas qu’on en a assez vu, non ?
Une minute plus tard, un grand type vint m’apporter une couverture. Je ne pus voir qui c’était, mais je sentis Brid se raidir à sa vue. Quand il partit, Brid m’enveloppa dans le lainage et s’enroula autour de mon dos, protectrice. Je ne bougeai pas. La couverture sentait la lavande, une odeur à laquelle je ne m’attendais pas, provenant du linge de Douglas. Elle n’avait rien d’apaisant. D’un geste sec, Brid ôta la couverture et glissa un bras autour de mon corps. Je sentis alors l’air du dehors — le soleil sur la terre, le vent dans les arbres, l’éclosion de la nature, le parfum de la vie. Brid. Je me détendis et laissai le sommeil m’envahir.
{1} En français dans le texte.
{2} « Do not go gentle into that good night », célèbre vers du poète Dylan Thomas (1914-1953).