CORRESPONDANCE

1. — FRANCIS PONGE À PASCAL PIA

Roanne1, 12 rue Émile-Noirot
27 août 1941, 2 heures du matin

Mon cher Pia2,

voilà la sept ou huitième nuit que je passe avec l’ABSURDE3, dont je ne puis me résoudre à me séparer au profit de Mlle Ballon. À vrai dire j’aurais besoin de le garder au moins trois ou quatre semaines encore. Le puis-je ? Sinon, il faudra que je vous supplie d’insister auprès de Camus pour qu’il nous en lâche une deuxième copie.

Au point où j’en étais avec « ma pensée » (s’il est permis de s’exprimer ainsi) ce livre tombe à pic, dans les abymes d’icelle, pour en précipiter la précipitation… Une pareille aubaine ne se retrouvera peut-être plus pour moi. Vous comprendrez donc que j’insiste.

Par exemple, jusqu’à présent je m’étais toujours instinctivement refusé à mettre le nez dans Kierkegaard, Husserl et consorts (ce refus fait partie des défenses derrière lesquelles je travaille) — malgré les invites de Groeth4 en particulier.

J’ai bien fait, puisque la thèse de Camus, qui les dépasse, me renseigne très suffisamment sur eux. Je m’aperçois que je les avais réinventés pour mon propre compte — du moins dans leur position initiale du problème, — pas du tout dans leurs inqualifiables conclusions (ou « sauts »). Des citations qu’en fait Camus j’ai senti plusieurs coups au cœur. Il y a notamment une phrase de Kierkegaard qui m’a fait bondir comme l’aurait fait un plagiat.

Don Juanisme, problème de la création artistique, tout ça aussi me touche à vif (je regrette — mais non je ne regrette pas car c’est le fondement sans doute de ma légère et nécessaire différence avec Camus — que la question de l’expression à proprement parler, et du langage en particulier, qui est bien l’un des thèmes les plus touchants de l’Absurde, ne soit pas traitée. (Mais ici nous allons avoir les Fleurs de Tarbes et nous avons déjà Jacob Cow et la préface aux Hain-Tenys5.)

Enfin, je pressens qu’à partir de ce texte, nous pourrions mettre au point dans une conversation à trois (je parle de vous, de Camus et de moi) — si elle durait le temps voulu pour que se dégageassent les harmoniques de nos positions respectives — un accord parfait en matière politique.

Combien je souhaite une telle conversation ! Si jamais Camus venait à Lyon faites moi aussitôt signe : il m’importerait tant de le rencontrer sous vos auspices. (Sans compter qu’on se contenterait peut-être de fumer, en silence, quelques paquets de Bastos !)

Bref, mon vieux, — et pardonnez-moi de ne vous parler d’autre chose ce soir — dites-moi d’un mot si je puis faire attendre Mlle Ballon pendant mettons trois semaines encore, et de toutes façons demandez donc à Camus s’il ne peut envoyer une deuxième copie.

Vous me suggérez de lui écrire directement. J’ai déjà essayé, ce m’est actuellement impossible. Vous, vous me connaissez déjà depuis longtemps, vous m’avez vu dans plusieurs rôles (comme il dit lui-même). Si mes expressions me trahissent, vous rétablissez de vous-même un peu les choses… Mais lui… Bref, j’aimerais qu’il me connaisse de visu avant que je lui envoie des paroles à travers la figure.

 

*

 

Octobre approche plus vite qu’on ne pense, mon vieux. Un de ces jours le front va se réveiller sous la neige, mon ami Pia en vacances, et mon amie Colette6 avec des visites qui lui feront bien plaisir…

Mais pourtant répondez-moi d’ici là, n’est-ce pas ?

Affections de nous trois à vous trois.

Francis Ponge

1. Démobilisé en juillet 1940, Francis Ponge trouve un emploi à Roanne dans un cabinet d’assurances ; « replié » alors dans cette ville avec sa famille, son épouse Odette et sa fille Armande, il va y séjourner du 15 septembre 1940 au début du mois d’avril 1942.

2. Pascal Pia (1902-1979), qui a débuté comme journaliste au Progrès de Lyon, rencontre André Malraux en 1920, avec qui il noue une amitié durable, puis Jean Paulhan en 1921 et Francis Ponge en 1923. Il publie ses premiers articles dans La NRF en 1922.

3. Pascal Pia a confié à son ami Francis Ponge une copie partielle du manuscrit d’un « Traité de l’absurde », qui deviendra en 1942 Le Mythe de Sisyphe.

5. Lors de sa rencontre à la NRF en février 1923 avec Jean Paulhan et Jacques Rivière, après l’envoi de ses « Trois satires », Jean Paulhan avait remis à Francis Ponge un exemplaire de son livre Jacob Cow le pirate ou Si les mots sont des signes, paru en 1922 aux Éditions du Sans-Pareil. Les Hain-Tenys, poésie obscure, d’abord publiés à Monaco en 1930, ont fait l’objet d’un volume chez Gallimard en 1939. Les Fleurs de Tarbes, publiés dans La NRF de juin à octobre 1936 (n˚ 273 à 277), vont paraître en 1941 sous le titre Les Fleurs de Tarbes ou La Terreur dans les lettres.

6. La fille de Pascal Pia.

2. — FRANCIS PONGE À ALBERT CAMUS

Hôtel Comtet, Route de Lyon,
Bourg-en-Bresse, Ain
Bourg, le 20 janvier 19431

Cher Camus

inutile sans doute de vous redire le plaisir que j’ai pris à notre rencontre2.

J’espère que vous avez fait bon voyage jusqu’à Panelier3.

Vous trouverez ci-inclus votre exemplaire du Parti pris, une copie dactylographiée du Carnet du Bois de Pins (la seule que je possède : je vous demande donc de me la rendre après l’avoir lue). Puis, à propos du Mythe, des notes4 très rapidement jetées sur le papier après première lecture en 1941. Mais peut-être peuvent-elles servir de départ à notre débat ? Répondez-y toujours. Entre-temps je relirai votre essai, dès que Pia m’aura rendu mon exemplaire que je lui avais laissé pour que vous me le signiez (y aura-t-il pensé ?).

Autre chose, que je ne vous ai pas dite : moi, la lourdeur de mon rocher me décourage souvent, me rend très paresseux.

Est-il possible d’imaginer un Sisyphe paresseux ? Ne serait-ce pas le comble de l’absurde, ou serait-ce seulement contradictoire ?

Je vous serre très fort les mains.

Francis P.

1. En mai 1942, Francis Ponge est nommé responsable régional du Progrès de Lyon à Bourg-en-Bresse. Il y réside jusqu’en décembre. À la suite de l’entrée des Allemands en zone libre, Le Progrès cesse de paraître et Francis Ponge s’installe à Coligny, quartier de Fronville, où il réside jusqu’en mai 1944.

2. Le dimanche 17 janvier 1943, Albert Camus et Francis Ponge se rencontrent pour la première fois à Lyon, en compagnie de Pascal Pia.

3. Fin janvier 1942, Albert Camus, souffrant d’hémoptysie, est contraint de songer à se soigner en France. Avec son épouse Francine, ils quittent Oran et vont s’installer dans le hameau du Panelier, près du Chambon-sur-Lignon, dans le Vivarais, en moyenne montagne (960 mètres d’altitude). La pension de famille est tenue par Sarah Oettly, la mère de l’acteur Paul Oettly qui a épousé la sœur du père de Francine Camus. Ils s’installent au Panelier dans la troisième semaine d’août 1942 ; de là, Camus se rend à Saint-Étienne tous les douze jours pour un traitement spécifique (insufflations).

4. En 1942 paraissent simultanément chez Gallimard Le Parti pris des choses de Ponge (dans la collection « Métamorphoses » que dirige Jean Paulhan) et L’Étranger de Camus, suivis en octobre par la publication du Mythe de Sisyphe, dédié à Pascal Pia. C’est au cours de l’été 1940 qu’ayant rejoint sa femme et sa fille à La Suchère, Francis Ponge a écrit Le Carnet du Bois de pins ; ce carnet ne sera publié qu’en 1947 par l’éditeur suisse Mermod. Quant aux notes auxquelles il est fait allusion ce sont les notes qui, sous le titre « Réflexions en lisant l’essai sur l’absurde », en date du 26-27 août 1941, ouvriront les « Pages bis » des Proêmes (Gallimard, 1948). Elles seront suivies dans le volume des Proêmes par deux courtes séries de notes complémentaires datées, elles, de Bourg, printemps 1943.

3. — ALBERT CAMUS À FRANCIS PONGE

27 janvier 1943

Cher Ponge1,

Je vous remercie de votre envoi et de votre dédicace2. Avant de vous répondre j’ai pris le temps de relire attentivement Le Parti pris et de lire Le Bois de pins ainsi que vos notes3. Je vous dis tout de suite que je ne l’ai pas fait sans émotion puisque, vous avez raison, je rencontre chez vous, cristallisée sur un point précis et avec une constance que je ne peux pas revendiquer, la préoccupation qui m’est essentielle. Mais vous lui avez donné une expression qui n’appartient qu’à vous.

Je voudrais vous en parler un peu longuement ici, faute de pouvoir le faire ailleurs et publiquement. Je pense que Le Parti pris est une œuvre absurde à l’état pur — je veux dire celle qui naît, conclusion autant qu’illustration, à l’extrémité d’une philosophie de la non-signification du monde. Elle décrit parce qu’elle échoue. Mais ce qui me paraît inappréciable chez vous, c’est que sur le plan que vous avez choisi (ou qui vous a choisi), celui de l’expression, c’est votre maîtrise même qui rend convaincant votre aveu d’échec. Je veux dire ceci : les romantiques ne me persuadent pas — et surtout ils ne m’émeuvent pas — lorsqu’ils me parlent de sentiments ou de situations ineffables, indicibles, infinis. Ces préfixes privatifs sont seulement les signes de leur pauvreté personnelle. Ils m’affirment que tel sentiment est indicible, ils ne me le font pas sentir. C’est en cela qu’ils sont généralement de foutus artistes, l’artiste n’étant pas celui qui dit mais qui fait dire. Au contraire quand un écrivain fait la preuve d’une admirable maîtrise de l’expression, c’est alors que son aveu d’échec devient enseignant. Ce n’est pas l’impuissance à parler ou le balbutiement qui me convaincront du mutisme auquel nous sommes condamnés, ce sont les réussites relatives du langage dont vous parlez. Quand on a fini Le Parti pris on a justement consenti au relatif mais par des moyens supérieurs. Cela est bien dans la dialectique de l’absurde. Comme Kafka fait consentir au fantastique avec du naturel, Melville4 au symbole avec du quotidien, vous faites accepter le mutisme par une science prestigieuse du langage. C’est cette modestie tragique que j’admire dans Le Parti pris. Elle fait que vous résumez en 84 pages non pas plusieurs années de réflexion, ce qui ne serait rien, mais une réflexion de plusieurs années. Elle fait aussi que vous résumez paradoxalement en tableaux fragmentaires cet esprit d’insistance dont vous parlez avec grandeur. Vous avez tiré un beau parti de cette image du flot et de la parole qu’il profère inlassablement sur les grèves. C’est justement cette parole « parfois par temps à peine un peu plus fort clamée » qui soutient votre œuvre et lui donne sa vraie perspective.

Mais, en somme, vous auriez pu, pour les décrire, choisir par exemple le cœur humain ou les passions politiques qui sont choses aussi réelles que le granit. Votre originalité au contraire est d’avoir élu plus particulièrement l’objet, le « monde qui se voit ». Car les sens autres que la vue n’ont qu’une place restreinte dans votre travail de description (vous vous en expliquez d’ailleurs, p. 39). J’entends bien que vous ne vous êtes pas détourné des hommes. Les textes sur Hachette et sur le Restaurant sont des réussites, peut-être relatives, mais sûrement étonnantes. Mais ce qui personnellement me frappe le plus dans votre livre, c’est la nature sans hommes, le matériau, la chose comme vous dites. C’est la première fois, je crois, qu’un livre me fait sentir que l’inanimé est une source incomparable d’émotions pour la sensibilité et l’intelligence (nouvelle coïncidence : j’ai écrit des pages — assez lyriques malheureusement — sur les pierres. Elles devaient paraître à Alger). En lisant votre livre, je puis dire déjà : si ce sont là les choses, que les choses sont passionnantes. Mais vous ne seriez alors qu’un poète (et vous vous y refusez). Ce qui m’intéresse aussi bien c’est que vous me démontrez que l’illustration, l’imagerie dernière du monde absurde, c’est l’objet. Le sens du monde est comme l’eau (« elle m’échappe, échappe à mes définitions »), le végétal c’est l’esprit d’insistance qui répète son échec (« malgré tous leurs efforts pour s’exprimer, ils ne parviennent jamais qu’à répéter un million de fois la même expression, la même feuille… »), la servitude humaine a la figure du cristal (« une volonté de formation et une impossibilité de se former autrement que d’une manière »). Ainsi l’homme, chez vous, cherche par le parti-pris sa parenté avec le monde. Et en réalité quoique vous vous dirigiez vers le relativisme humain (et humaniste) dont vous parlez dans vos notes, il y a dans vos textes poétiques un message plus catégorique et moins conciliant. J’y découvre les signes de ce qui, aujourd’hui, me préoccupe et me presse : qu’une des fins de la réflexion absurde est l’indifférence et le renoncement total — celui de la pierre. Je pourrais en plaisanter et vous dire que Sisyphe devient alors rocher lui-même et qu’il faut trouver quelqu’un d’autre pour le pousser, d’où tête des dieux. Mais je le prends avec sérieux. Car s’il y a dans vos pages une curieuse nostalgie de ce qu’on appelle stupidement les formes inférieures de la vie, c’est dans la mesure même où Schopenhauer attribue la paix qui tombe des arbres, au contraste qui existe entre notre vouloir vivre tumultueux et celui plus ralenti, plus endormi, qui circule dans le végétal. En fait, il y a dans votre pensée, comme dans toute pensée absurde, la nostalgie de l’immobilité (vous en parlez p. 68). Il est significatif à cet égard que votre livre se termine par le texte sur le galet, où j’ai lu avec un grand sentiment cette phrase qui (avec son contexte) figure à mon sens la dernière tentation de l’esprit absurde : « Dans un décor qui a renoncé à s’émouvoir et songe seulement à tomber en ruine, la vie s’inquiète et s’agite de ne savoir que ressusciter. » Oui, c’est là un point d’aboutissement attirant, au moins pour moi. Mais je reconnais que c’est une extrémité de la pensée où, si l’on est sincère et « engagé », on ne s’aventure pas sans la crainte et le tremblement dont parle Kierkegaard.

C’est pour tout cela, mon cher Ponge, que je me suis permis, au début de cette lettre, de parler d’émotion. J’ai souvent entendu parler ou lu des hommes qui faisaient état de leur pensée. Mais je n’ai que très rarement eu l’impression que, pour eux, cette pensée était vivante : je veux dire qu’ils en souffraient et qu’ils l’aimaient à la fois. Je vous dois cette impression aujourd’hui et je vous en remercie très amicalement. Cela me met en particulier tout à fait à l’aise pour répondre à quelques-unes de vos observations sur le Mythe.

Je ne pose pas en effet le problème qui nous intéresse sur le plan de l’expression. Je l’ai posé seulement sur le plan qui m’est le plus intime, celui des idées et des passions, ou si vous voulez de la connaissance (qui se fait par l’idée autant que par la passion). Mais notez que le problème de l’expression n’est si utile pour vous que parce que vous l’identifiez à celui de la connaissance (page 22 du Bois de Pins : « Mais mon dessein est autre : c’est la connaissance du Bois de pins »). Pour vous, dans une certaine mesure, trouver le mot juste, c’est pénétrer un peu plus au cœur des choses. Et si votre recherche est absurde, c’est dans la mesure où vous ne pouvez trouver que des mots justes et jamais le Mot-Juste ; comme la recherche absurde parvient à se saisir de vérités et jamais de la Vérité. Il y a ainsi, dans tout être qui s’exprime, la nostalgie de l’unité profonde de l’univers, la nostalgie de la parole qui résumerait tout (quelque chose comme « Aum », la syllabe sacrée des hindous), du verbe enfin qui illumine. Je crois ainsi qu’en réalité le problème du langage est d’abord un problème métaphysique5, et que c’est comme tel qu’il est voué à l’échec. Il exige lui aussi un choix total, un « tout ou rien ». Vous avez choisi le vertige du relatif, selon la logique absurde. Mais la nostalgie du maître-mot, de la parole absolue, transparaît dans tout ce que vous faites. Ceci n’est pas du tout pour vous mettre dans le même vilain sac que moi, car vous me semblez en même temps très heureusement différent. Vous touchez juste dans vos observations : il est vrai que je reste l’homme « énervé » et que je ne puis me laver du souci métaphysique. Je me garderai d’aller là contre, puisque je ne prétends pas à penser nouvellement, mais à penser honnêtement. C’est pour cela que j’ai multiplié les précautions pour montrer le caractère provisoire de la position définie dans le Mythe. C’est que je me méfie de moi-même — et je veux me réserver la possibilité d’être tout à fait personnel, c’est-à-dire de penser en marge de ce nihilisme moderne dont le Mythe est très exactement un essai de définition passionnée. Quoiqu’il n’y paraisse pas, cette étude a un aspect historique et pour bien la juger, il faut aussi se placer sur ce plan. Je l’ai dit dans ma prière d’insérer : « Il s’agit de savoir si l’on peut définir un bon nihilisme. » Il me semble que vous du moins avez démontré qu’on le pouvait. Si j’en juge par vos notes, la définition serait celle-ci : « Le bon nihilisme est celui qui conduit au relatif et à l’humain. » C’est là que je vous rejoins, malgré mon goût de l’ontologie. Car sur le point précis de notre destin historique, j’ai assez le goût de l’homme et de son bonheur, pour éviter toutes les contradictions. En matière politique du moins, la notion de relatif ne m’est pas étrangère, croyez-le. Je regrette d’avoir laissé en Algérie le seul écrit politique que j’ai commis et qui (coïncidence supplémentaire) faisait état de ce que j’appelais « la révolution pessimiste » ou « la révolution sans métaphysique ». Vous auriez été surpris de voir que j’ai rencontré, vous ignorant, exactement les mêmes formules que vous. Cette communauté de vues me paraît un signe. Si je n’étais pas un français incorrigible, et si je n’avais pas une peur bleue des magnifiques généralisations à la Nietzsche, je vous dirais : « Le sentiment de l’absurde, c’est le monde qui est en train de mourir. La volonté de l’absurde, c’est le monde nouveau. » Mettons que cette formule contienne 30 % de vérité et ce serait déjà assez pour exalter beaucoup d’esprits. Mais aurons-nous la force qu’il faut ?

Ceci me ramène, avant de terminer cette interminable lettre, à ce dont je vous ai déjà parlé. Je crois que dans la méditation où le temps nous plonge, la seule chose que nous puissions faire, c’est de prendre conscience. Nous avons pour cela besoin les uns des autres. À cet égard, je crois que votre expérience, cette chasse insistante de l’expression, qui aboutit à un humanisme intolérant (au bon sens) et à un relativisme passionné, est irremplaçable et que vous devriez lui donner une forme. Je n’invoquerai pas le bénéfice qu’en retirerait votre œuvre. Vous savez aussi bien que moi qu’elle est destinée à un certain nombre de malentendus et je suppose, sans le savoir, que vous avez entendu jusqu’à satiété et (j’espère) jusqu’à l’indifférence, des accusations de préciosité ou de virtuosité. C’est que le lecteur lit vite et toujours d’un œil (je le sais bien : il a fallu que je réapprenne à lire à 25 ans). Et je vous reconnais le droit de lui refuser des explications, mais vous ne pouvez pas ignorer que votre méditation sur le problème de l’expression répond aux questions que se posent beaucoup d’esprits contemporains. Et je ne peux pas vous cacher après avoir lu Le Bois de pins (qui ne figure pourtant que les travaux pratiques de la théorie à édifier), que je suis encore plus ferme dans ma curiosité. Dites-moi ce que vous en pensez. Pour ma part, je rêve d’une Philosophie du Minéral, ou de Prolégomènes à une métaphysique de l’arbre, ou à un Essai sur les attributs de la Chose. Plaisanterie à part, je pense quelquefois à une immense révision des valeurs, totale et clairvoyante — et je sais que je n’aurai ni le talent, ni la force de mener cela à bien. Mais cela du moins peut être l’œuvre de plusieurs esprits et c’est une tâche qui doit vous séduire. Vous pouvez évidemment alléguer que Sisyphe est paresseux. Mais quoi : ce sont les paresseux qui remuent le monde. Les autres manquent de temps.

Il me reste à m’excuser de cette trop longue lettre. Mais je vous l’ai dit : j’ai un article rentré et le voilà en partie ressorti. Je l’ai seulement résumé à la diable et tout cela vous paraîtra peut-être bien confus. Donnez-moi en tout cas votre point de vue. Et d’ici là ne doutez pas de ma fidèle sympathie. Je suis heureux que les circonstances m’aient permis de vous connaître. Mais en vérité les circonstances me devaient bien ça.

Je serai à Saint-Étienne vers le 1er février. Mais peut-être serez-vous à Paris. Si par extraordinaire, vous vous trouviez à Lyon, nous pourrions peut-être nous y voir. Je vous remercierai alors mieux que je n’ai su le faire de vos démarches à Hauteville et de l’aide que vous m’avez apportée6. Je vous serre les mains en attendant.

A. C.

1. Cette lettre est intégralement recopiée par Francis Ponge à l’encre bleu-vert sur cinq feuillets recto verso dans son « Carnet Bois de Rose ». Il en confiera l’original à La Nouvelle NRF en septembre 1956 pour le numéro d’hommage qui lui sera consacré. La lettre figure en tête du volume après un bref paragraphe de Georges Braque en position d’exergue au numéro. Mais Ponge ne rentrera jamais en possession du document envoyé.

2. La dédicace était la suivante : « Pour Albert Camus (un des rares esprits qui me tentent à mieux) — avec une poignée de mains. Francis Ponge ».

3. « Sur Le Mythe de Sisyphe » (Note de Francis Ponge). Il s’agit des notes de 1941 auxquelles Ponge fait allusion dans la lettre précédente.

4. « Avez-vous lu Moby Dick, admirable roman de l’échec ? » (Note d’Albert Camus).

6. Il s’agit de démarches faites à Hauteville, commune de l’Ain, sur un plateau à 900 mètres d’altitude, réputée pour ses maisons de repos et ses sanatoriums.

4. — FRANCIS PONGE À ALBERT CAMUS

3 mars 1943

Cher Camus,

ne pensez pas que je vous oublie : je passe avec vous nombre d’instants, parfois des heures entières. Mais je mène une existence chaotique, faite d’échafaudages et d’effondrements, lesquels s’opèrent habituellement dans un parfait silence — et sans grands dégâts, d’ailleurs ; mais je voudrais être absolument sûr que notre amitié ne se gâtera pas dans ce silence auquel vous pouvez imaginer d’autres causes : voilà pourquoi je vous adresse ces quelques lignes.

C’est que je vous dois au moins une longue lettre ; je voulais aussi venir à Panelier… Je réchafauderai cela à mon retour de Paris, que je réchafaude lui-même ces jours-ci après l’effondrement récent d’un projet semblable… Etc. etc.1

Pia n’a pas répondu à ma dernière lettre, assez ancienne déjà. Avez-vous de ses nouvelles2 ? Je resterai 15 jours ou 3 semaines à Paris, où mon adresse sera chez Mme Saurel, 2 rue Catulle-Mendès3 (17e). J’aimerais bien savoir ce que vous devenez.

Lu l’article de Sartre4, fort habile à vous faire aimer, malgré (ou à cause de) ce ton un peu grinçant, un peu « supérieur » (absolument injustifié). Celui de Grenier5, moins bavard, d’apparence plus faible, ou plus naïf, est fort aussi ; (Ce que dit Sartre du classicisme de L’Étranger me touche extrêmement ; classicisme absurde, — ou contre l’absurde : nous y voilà, nous y sommes !)

Vos encouragements amicaux me travaillent ; l’émulation fait aussi son œuvre. Merci : il y a des jours où j’ai bien l’impression que le poids (j’allais dire la gravité) de ce que vous me persuadez que j’ai à dire va faire céder la paresse.

Avez-vous lu l’Ode à Salvador Dalí de Lorca (traduction Eluard et Parrot, chez GLM6) ? Il y a là un exemple de camaraderie dans l’offensive intellectuelle, faite pour toucher. Je vous la prêterai, si vous voulez, texte espagnol en regard.

J’espère partir dès demain. D’où un peu d’exaltation, — et ce souffle très court (que vous me pardonnez, j’espère). Je vous serre les mains,

Fr. Ponge

1. Le 1er janvier 1943, Francis Ponge annonçait à Jean Tardieu une nouvelle qui avait, pour lui, disait-il, beaucoup d’importance, sa venue très probable à Paris à la fin de ce mois ; on l’assurait du caractère « recevable » de sa demande. Il confirmait à Gabriel Audisio, dès le lendemain son arrivée probable. Mais le 2 février, il annonce à Jean Paulhan qu’il ne faut plus l’attendre de sitôt parce que le « laissez-passer » lui a été refusé. Il le confirme à Pascal Pia le 4 février : il renouvellera sa demande, mais il craint que cela ne prenne encore « de longues semaines », sans certitude de réussite. À partir du 1er mars, la zone sud étant occupée, il n’y a plus de ligne de démarcation et le déplacement à Paris devient possible.

2. Quelques jours avant, le 26 février, Jean Paulhan demandait à Francis Ponge des nouvelles de Pascal Pia et ajoutait : « Il n’écrit jamais. » Poursuivi par la Gestapo et la police de Vichy, Pascal Pia était à ce moment-là bloqué en Suisse où il s’était réfugié.

3. Francis Ponge se rend à Paris dès le lendemain, le 4 mars, et va habiter chez sa sœur Hélène, Porte Champerret.

4. L’article de Jean-Paul Sartre paraît en février 1943 dans Les Cahiers du Sud sous le titre « Explication de L’Étranger ». Il est repris en 1947 dans le premier volume des Situations chez Gallimard.

5. L’article de Jean Grenier figure dans le même numéro des Cahiers du Sud que celui où paraît le texte de Jean-Paul Sartre. Jean Grenier a enseigné la philosophie à Alger de 1930 à 1938 ; Camus a été son élève puis son ami. Le premier livre d’Albert Camus, L’Envers et l’Endroit, paru à Alger chez Edmond Charlot en 1937, lui est dédié.

6. Le poème de Federico García Lorca a été publié en 1938 par GLM. Francis Ponge en a recopié dans son Carnet de Bois de Rose, la totalité des vingt-huit quatrains. Il l’a fait à partir de l’exemplaire dédié à Georges Sadoul.

5. — ALBERT CAMUS À FRANCIS PONGE

11 mars 1943

Mon cher Ponge,

Je vous remercie de votre lettre. Je me demandais un peu ce que vous deveniez, mais j’admettais très bien votre silence. Aujourd’hui, faute de pouvoir crier, on a plutôt envie de se taire.

Pia avait laissé deux lettres de moi sans réponse et comme elles en demandaient (des réponses) j’étais aussi assez inquiet sur sa santé. Au point même que j’ai profité d’une de mes pénitences à Saint-Étienne pour pousser jusque chez lui où je l’ai trouvé en bon état. Mais ayant peu à faire, il est très occupé. Et en fait, il n’écrit plus. Le soir de mon arrivée, avec quelques amis qui se trouvaient là, nous avons parlé de vous et du Parti pris. J’ai appris ainsi par la renommée que vous aviez terminé une « Pomme de terre » et que Tavernier (de Confluences) se proposait de parler de vous assez longuement dans sa revue1.

En effet l’article de Sartre est très fort. Le ton est un peu acide, vous avez raison. Mais cela s’explique par le fait que, selon ce qu’on m’a dit, Sartre n’aime pas du tout mon essai. Remarquez d’ailleurs que la plupart des critiques qu’il sous-entend sont justes. Grenier, lui, a pris le ton de l’amitié et c’est l’amitié qui m’empêche de vous dire toute la gratitude que j’en ressens.

Je ne deviens rien. Jusqu’à présent j’ai beaucoup travaillé. Mais ce printemps précoce et un peu aigre me donne seulement l’envie de m’étirer. Je suis souvent dehors et je me couche au soleil à la lisière de vos chers bois de pins. Mais je pense à un autre printemps : une averse de roses sur des murs blancs, des milliers de fleurs et un ciel déjà dur. Pour tout dire, l’exil me pèse.

J’espère que tout va bien pour vous à Paris. Faites mes amitiés autour de vous, particulièrement à Paulhan. Et revenez avec une théorie du mot, déjà toute rédigée. Je pense vous voir bientôt et je vous serre très amicalement les mains.

A. C.

 

Oui, prêtez-moi l’Ode à Salvador Dalí. Merci.

6. — FRANCIS PONGE À ALBERT CAMUS

Fronville1, par Coligny
mercredi 14 avril 1943

 

Benito Cereno ne m’a pas trop déçu, — mais je croyais Melville beaucoup plus notre contemporain2. Il ne l’est guère plus en somme (ni moins) que Shakespeare, ou Eugène Delacroix.

Avez-vous lu les romans de Limbour3 ? Dans un genre voisin (plus humoristiques) ils sont assez admirables.

C’est l’humour aussi qui me fait préférer Shakespeare (et votre Malentendu).

 

*

 

Il n’y avait rien de nouveau quand je suis repassé à Lyon. Suzanne4 a promis de nous tenir au courant. Lui, cachait admirablement une dépression nerveuse évidente. J’éprouve une certaine inquiétude en y pensant (et de la peine à vous en parler). Une sorte de colère aussi en raison de mon impuissance. Il me tarde d’en savoir autre chose.

 

*

 

Quelles bonnes journées passées avec vous (et Cigarette). Ma femme (qui s’en est rendu compte) m’a presque reproché de n’être pas resté plus longtemps5

Quand venez-vous ? Si ce n’est pas trop tard je vous montrerai encore des boutons-d’or géants. Sinon, ce seront bientôt des fraises. Nos fauteuils sont bien arrivés et comme ils se souviennent parfaitement de vous, ils vous tendent les bras.

Votre F. P.

2. La nouvelle d’Herman Melville est parue en 1855.

3. À cette date, Georges Limbour a publié deux romans aux Éditions Gallimard : Les Vanilliers en 1938 et La Pie voleuse en 1939.

4. Suzanne Pia.

5. Francis Ponge s’est rendu au Chambon-sur-Lignon en avril pour y récupérer des fauteuils en osier appartenant à sa belle-mère, en vue de l’installation à Coligny ; à cette occasion, il a rencontré Camus en compagnie de son fox-terrier Cigarette.

7. — ALBERT CAMUS À FRANCIS PONGE

28 avril 1943

Mon cher Ponge,

Janine Gallimard m’écrit qu’on va vous envoyer Moby Dick. Je n’ai rien lu de Limbour mais je ne demande qu’à réparer cette erreur. En revanche, je viens de lire un livre dont Pontremoli1 m’avait dit que vous l’aimiez. C’est LÂge d’Homme de votre ami Leiris. C’est un beau document, courageux. Et bien que cela manque un peu de santé, il y a des passages qui m’ont touché.

Ce que vous me dites de Suzanne ne me réjouit pas. J’irai sans doute à Lyon. Et dans ce cas je pousserai peut-être jusqu’à Coligny.

Cigarette et moi avons continué de nous promener. Mais depuis trois ou quatre jours, je garde la chambre, malgré un temps merveilleux. Un mauvais rhume, c’est tout. Puisque vous avez trouvé ici du plaisir, il faudra revenir.

Je ne sais pas si c’est la fatigue, mais je ne fais rien de bon, ces temps-ci. J’avais écrit à Confluences pour refuser. Mais Lorris2 m’écrit à nouveau pour insister. Je vais lui promettre d’essayer quelque chose. Mais tout me paraît difficile. « Si j’ai pu m’exprimer j’aurai quelques lecteurs. » Hélas ! C’est de la rétention. Tout ce que je fais « décède aux lieux communs ». En fait, tout irait mieux si je ne me reprochais toujours de ne pas savoir retourner chez moi.

Excusez cette lettre enchifrenée. Je suppose que nous nous verrons bientôt et que je serai en meilleure forme. D’avoir écrit cette lettre me fait déjà désirer le lit.

À vous,

A. C.

 

Que devient L’Homme. Faites qu’on l’admire3.

1. Depuis 1940 et son éviction du Conseil d’État en raison des mesures antisémites, Michel Pontremoli est à Marseille et s’est engagé dans la Résistance. Francis Ponge le connaît depuis 1936. Ils se sont rencontrés à l’occasion des pourparlers chez Hachette où travaillait Francis Ponge. Il était alors secrétaire adjoint de la CGT des cadres et Michel Pontremoli chargé d’arbitrer les conflits entre syndicats et patronat. Il mourra fusillé à Lyon à la veille de la Libération en 1944. Le « Carnet du Bois de pins » est dédié « À mon ami disparu Michel Pontremoli ».

2. Georges Lorris est rédacteur en chef de la revue Confluences.

3. La question de la place de l’homme dans son œuvre va en effet devenir pour Francis Ponge un des points sensibles de son dialogue avec Albert Camus. Début janvier 1943, Francis Ponge a ouvert un cahier intitulé « L’Homme ». Ses « Notes premières de l’Homme » paraîtront en octobre 1945 dans le premier numéro des Temps modernes.

8. — ALBERT CAMUS À FRANCIS PONGE

Je devais aller à Paris à la fin de la semaine. Mais des raisons personnelles me font attendre la fin du mois, si j’en ai le temps. Si je n’en ai pas le temps, j’y renoncerai.

 

*

 

J’ai devant moi les Douze petits écrits. Je les ai lus et relus, ravi de trouver chaque fois une suggestion nouvelle. Vous avez dit là des choses que vous ne dites plus mais qu’on sous entend dans vos textes. Et j’imagine que vous reviendrez un jour à cette forme de l’apologue et de la satire. L’idée que vous avez d’une épopée (si j’ose dire) de l’objet n’est-ce pas au fond un immense apologue ? Vous saviez naturellement que vous avez écrit L’Étranger avant moi, et que vous en avez trouvé le ton : c’est le « Monologue de l’Employé » qui, avec le « Compliment à l’Industriel », m’a touché particulièrement. En tout cas, ce petit livre m’a rendu bien plus sensible chez vous une certaine qualité de l’humour, féroce et généreux, qui ressemble à du courage. On vous y sent plus abandonné aux passions. C’est bien ce que je pensais du classicisme du Parti pris : de la passion surmontée.

J’ai parlé de vous avec L.2 à mon passage à Lyon. J’ai été heureux de lui entendre dire que votre œuvre lui paraissait la seule significative depuis Mallarmé. Cela rétablissait les perspectives. Et il n’est pas mauvais que vous preniez cette place qui vous revient.

Je viens de recevoir le dernier numéro de Poésie 43, avec un très beau texte de Paulhan sur Braque et le sens de l’objet. Mais ce texte est en même temps un hommage à Francis Ponge. Paulhan attribue à Braque un « parti pris des choses ». Lisez-le si vous l’avez. Sinon je vous l’enverrai3.

Je n’ai rien fait, préoccupé que je suis d’autre chose. Je me livre seulement à d’attrayants travaux de recopiage. Je vais envoyer mon papier à Confluences, furieux d’avoir fini par céder à leur insistance, pas très content non plus de mon œuf. Puis-je vous demander un service ? Je les prierais de vous envoyer les épreuves et vous en feriez alors les corrections. Vous connaissez mon écriture un peu, je vous ai lu le texte et enfin, j’ai confiance en vous. Si par hasard j’étais encore au Chambon, vous m’enverriez alors les épreuves, naturellement. Dites-moi seulement que cela ne vous gêne pas.

 

*

 

Je vous tiendrai au courant de mon emploi du temps et d’ailleurs j’espère bien vous voir avant de quitter votre région. Remerciez beaucoup votre femme pour son accueil. Embrassez Armande en la priant de continuer à sourire, c’est réconfortant. À vous, bien fidèlement,

A. C.

2. René Leynaud, jeune poète non encore publié, catholique, résistant et journaliste au Progrès de Lyon. Lorsqu’il se rend à Lyon, Albert Camus est logé par René Leynaud rue Vieille-Monnaie ; de même pour Francis Ponge, dans un appartement qui appartient à la sœur de René Leynaud et qui sert à l’occasion de refuge aux résistants en mission.

3. « Braque le patron », dans Poésie 43, n˚ 13, mars-avril 1943.

9. — FRANCIS PONGE À ALBERT CAMUS

Jeudi 8 juillet 1943

Cher Camus,

un peu inquiet d’être sans nouvelles de vous. — « Mais de mon côté… », pourriez vous me répondre. — Sans doute. Nous allons très bien. — Ne me faites plus trop languir, n’est-ce pas ?

 

*

 

Dans le tramway1, ce que je voulais vous dire, quand Pontré m’a soufflé la parole, c’était à peu près ceci : Le Malentendu serait entièrement désespérant, et comme tel injustifiable, n’était la satisfaction intellectuelle qu’il procure (intellectuelle ou esthétique, comme vous voudrez) — et qui est telle qu’au lieu de désespérer l’on en sort plutôt exalté, plein de confiance en l’art, c’est-à-dire en l’homme. — CQFD ? — Non, certainement pas. Mais enfin, cela est démontré QUAND MÊME : C’EST CE QU’IL FALLAIT (absolument).

Voilà qui, malgré les artifices typographiques, ressemble à un lieu commun (mais ils ne nous font pas peur, je crois).

 

*

 

Il faut aussi, je pense, que je vous remercie (non, pas pour Moby Dick, de ce côté-là, rien encore) : figurez-vous que la NRF (éditions) m’invite à figurer dans son anthologie de poètes — en somme à nrfigurer — et ça, c’est sûrement la suite de votre action de couloir sur G. G.2.

Alors, n’est-ce pas, comme il ne s’agit que de me laisser faire une douce violence, et non d’un boulot fatigant, que c’est tout sucre (enfin, n’exagérons rien), — n’est-ce pas : merci bien. Il me semble imiter ici le style de Sartre dans son journal de guerre (le Mal au ventre, non : le Crêve-cœur, non : La Mort dans l’âme), dont je viens de lire un extrait dans Messages3. Bien d’ailleurs. (Mais vous trouvez peut-être que j’imite plutôt le rut épistolaire d’Audisio…)

Mieux en tout cas (le journal de Sartre) que son article sur Aminabad4, que je trouve, (à côté du vôtre) fiévreux et comme agité d’intentions mesquines. Préciser lesquelles, je ne saurais d’ailleurs (si, je saurais bien).

 

Votre façon de parler de ce M. Pouget5 m’a été sympathique au contraire : simple, tranquille, amène, large d’épaules ; enfin (grâce à tout cela), très convaincante.

 

*

 

Il me tarde vraiment de vous voir (ou savoir, à défaut de voir),

vôtre

Francis P.

— Mais à quand ce second front ?

— Voici en tout cas la troisième offensive…

— Allons, dites votre mot (qui n’est pas, qui n’est jamais désespoir6).

 

PS — Avez-vous une idée de ce que je devrais suggérer (on me le demande) qu’on reproduise, — j’ai droit à six ou huit pages —, dans l’anthologie de la NRF ? (Vous avez en mains mes œuvres complètes). À tout hasard, j’ai proposé : « Le Monologue de l’employé » (des Douze petits écrits), « Pauvres Pêcheurs », et toute la fin du « Galet » (depuis « Si maintenant je veux », p. 81, jusqu’à « faire avec lui de la boue »).

Mais j’ai peur qu’ils trouvent cela trop prosaïque, justement. Alors j’ai ajouté un second choix possible, que j’aime moins, où il y aurait : « La Famille du Sage » (parue seulement dans La NRF), « Le Tronc d’arbre » (id.), toujours « Pauvres Pêcheurs », « Les Mûres » (parce que ce sont des alexandrins), « Le Cageot », et « La Crevette » (ou « Végétation », je ne me rappelle plus).

Enfin, j’ai laissé entendre à Paulhan qu’il ferait le choix mieux que personne… Mais votre avis m’intéresserait beaucoup, pourtant.

F. P.

1. Le samedi 12 juin, Francis Ponge, de retour de Barcelonnette où il avait rencontré Michel Pontremoli, retrouve à Coligny René Leynaud, sa femme et leur fils Pierre qui sont venus passer le week-end. Le lendemain il repart avec eux à Lyon ; c’est durant ce séjour à Lyon, rue Vieille-Monnaie, qu’Albert Camus fait lecture de son Malentendu devant Francis Ponge, René Leynaud et Michel Pontremoli.

2. Le 24 juin, Francis Ponge a reçu de Raymond Queneau un petit mot l’invitant officiellement à figurer dans une « nouvelle édition de l’Anthologie des poètes de la NRF ». Le lendemain, Jean Paulhan réitère la demande sur le mode amical au nom de Gaston Gallimard. Francis Ponge répond le 30 juin en proposant à Jean Paulhan des listes de poèmes et en lui demandant de choisir. Il demande également s’il peut se dispenser d’une réponse à Raymond Queneau.

3. La revue Messages, en 1942, sous la direction de Jean Lescure, se présente clairement comme une revue de la résistance littéraire, une anti NRF depuis la relance de celle-ci fin 1940 par Pierre Drieu la Rochelle. En juin 1943, Jean Lescure sollicite Francis Ponge pour l’Anthologie qu’il prépare, Domaine français, dont le but est de « faire assumer collectivement à la littérature française l’honneur de l’insoumission ». Albert Camus y donne des extraits de La Peste et Ponge ses « Notes sur la guêpe ». Dans le quatrième cahier de la revue, Francis Ponge avait pu lire un extrait de La Mort dans l’âme, et il ironise sur le titre du troisième et dernier tome des Chemins de la liberté, publié en 1949.

4. Jean-Paul Sartre, « Aminadab ou du fantastique considéré comme un langage », dans Les Cahiers du Sud, avril-mai 1943 (cet article est repris dans Situations I, avec ceux concernant L’Étranger et Le Parti pris des choses). Après Thomas l’obscur en 1941, Aminadab est le second roman de Maurice Blanchot (1942).

5. À l’instigation de Jean Grenier, Albert Camus avait donné dans le numéro d’avril 1943 des Cahiers du Sud un essai critique (rédigé naguère à Oran) sur Le Portrait de M. Pouget de Jean Guitton (publié en 1940 aux Éditions Gallimard), biographie de la vie d’un prêtre lazariste dont Albert Camus disait qu’il pouvait être compris et estimé par des non catholiques. « Une voix mesurée », écrivait-il, « un exemple austère et pur ». Au moment de sa publication, après l’invasion de la zone libre par les Allemands, Albert Camus a rédigé une note dans laquelle il affirmait se désolidariser des positions de Jean Guitton depuis l’armistice.

6. La question d’un « second front » en Europe, au nord de la France est l’objet, dès 1942, d’un désaccord entre les Américains, qui le souhaitent, et les Anglais, qui le redoutent. À Casablanca en janvier 1943, Churchill écarte à nouveau ce projet. Staline de son côté manifeste son mécontentement de voir ses alliés en reculer constamment l’échéance. La « troisième offensive » concerne le front russe durant l’été 1943 après la défaite de l’armée allemande à Stalingrad.

10. – ALBERT CAMUS À FRANCIS PONGE

Dimanche 11 juillet 1943

Mon cher Ponge,

Je me proposais de vous écrire pour vous faire les mêmes reproches. Je suis content qu’on ait pensé à vous pour l’Anthologie. Mon action n’y est pour rien, vos textes doivent être plus convaincants. Ce que j’espérais, c’est que mes suggestions pousseraient vos éditeurs à vous lire attentivement ; et pour le reste, vous gagnez la partie. Mon avis ? Il est clair et assez catégorique : il faut que « Le Tronc d’Arbre », « Le Galet » et « Végétation » prennent place dans votre choix. Le reste, ce que vous voudrez. J’aimais beaucoup « Faune et Flore », mais c’est déjà une anthologie. Content aussi de vous savoir dans l’Anthologie de Lescure puisque j’y suis en principe. C’est un plaisir d’amitié et aussi un plaisir (une satisfaction) de doctrine. Je vais relancer Janine pour Moby Dick, on est distrait dans la maison. Excusez-moi leur distraction. Autre chose, j’ai déjà corrigé les épreuves de mon papier de Confluences. Vous en voilà déchargé.

Toujours ici, sans grand espoir maintenant. Mais l’atmosphère est agaçante. Une pension de famille c’est déjà emmerdant. Mais une pension de famille protestante, ça vous fait gagner le paradis sans le savoir. Tout est pleur, et sauf un ou deux visages, tout est laid. Cigarette est très malade, une infection qui a touché les centres nerveux : des convulsions, sourde et aveugle. Je l’ai portée sur mon dos pendant 8 kilomètres pour la mener au vétérinaire. Je la soigne tous les jours, mais je ne pense pas la sauver.

À part ça, je ne travaille pratiquement pas, après avoir cependant réécrit un acte de Caligula. Le Malentendu dort. Pontremoli, qui m’en a parlé après votre départ, m’a fait des critiques assez justes. J’essaierai d’y réfléchir quand je m’y remettrai.

Non, mon dernier mot n’est pas désespoir. Mais j’y ai du mérite. Pour le moment il est « patience » quant à la conduite, et « pauvreté » quant à la morale. Ça n’empêche pas que j’en ai assez de ce pays, et de la misère, et du malheur qu’on rencontre dans les villes. Ne croyez-vous pas que l’esprit a besoin de sa part de beauté et de liberté heureuse — et que cette vie prolongée pendant des années nous laisserait une mutilation pire qu’un ventre tranché. Mais que faire ? Je suppose que la réponse est : donner sa forme au malheur, le nommer. Cela nous ramène à La Peste.

J’espère que nous pourrons nous voir bientôt. Je n’ai pas très envie de vous rencontrer ici où les jours et les nuits sont bruyants et où, par surcroît, on mange beaucoup moins bien. Mais nous pourrions peut-être nous retrouver à mi-chemin de Coligny et de la Haute-Loire. Si vous le voulez, j’y réfléchirai. À moins que vous n’ayez une idée précise. Après tout, peut-être que nous pourrions nous retrouver ici et aller faire une balade en vélo dans quelque endroit plus retiré. Je vous écrirai à ce sujet. Dites-moi quelles sont vos possibilités (en temps, je veux dire).

Écrivez-moi en tout cas et ne restez pas trop longtemps silencieux. Mon fidèle souvenir à votre femme et à Armande. Je vous serre les mains,

A. C.

11. — FRANCIS PONGE À ALBERT CAMUS

21 juillet 1943

Cher Camus, je suis bien partagé entre le désir de passer quelques jours tranquillement quelque part avec vous, et la raison, qui voudrait que je m’en prive, faute d’argent. Il ne nous reste plus en banque que deux ou trois billets de mille. Et je ne reçois de mon employeur actuel que 1 300 francs chaque mois… Mais cela ne va pas durer. J’espère. Acculé1, j’ai écrit à Seghers que mon bouquin pour l’éditeur suisse était prêt… Sur quoi Seghers m’a répondu qu’il écrivait à Neuchâtel et que je pouvais expédier dans quelques jours. Me voici donc forcé d’en finir. Ce sera La Rage de l’expression, ainsi composée : un poème liminaire (la « Strophe », ci-jointe2) (sous forme de préface, en italiques), « Le Carnet du Bois de Pins », « Le Mimosa », et deux écrits du même genre, « L’œillet » (assez court) et « La Mounine » (de l’importance du « Bois de Pins » à peu près).

Mais actuellement je travaille au Savon, que Lescure me demande pour la fin du mois, dernier délai. Malheureusement je ne fais rien de bon. Et il est possible que j’en sois réduit à lui envoyer autre chose. J’hésiterai alors entre deux solutions. Ou bien des « Notes sur la Guêpe ». Ou bien, sous un titre comme Trois Poèmes sur la Méthode : la « Strophe », le « Guêpier » et le « Prélude au Savon » (datés).

Qu’en pensez-vous ? C’est affreux pour moi (au sens propre).

Tout cela, et mon envoi de fin de mois à la Biblio de la Marine, va me donner du travail jusqu’au 4 ou 5 août. Ensuite je serai libre3.

Mais la provision que je solliciterai de l’éditeur suisse se fera attendre un peu plus longtemps, je le crains. Et vraiment c’est alors seulement que je ferai sans scrupule les frais de quelques jours de vacances en votre compagnie.

Je m’inquiète déjà d’avoir à aller à Lyon dimanche et lundi prochain, où Pontré retour de Paris me convoque (mystérieusement et impérativement). Si vous y étiez, ce serait trop beau. Mais je n’y compte pas du tout. Alors, écrivez-moi. Je vous embête ? (Mais vous me pardonnez). Affection de nous trois,

Francis P.

 

PS — Pas de scrupules, surtout, n’est-ce pas, à me dire que le Savon ne vaut rien, si tel est votre sentiment…

1. « Acculé » est le mot qu’il utilisera encore le lendemain, 22 juillet, dans une lettre à Jean Paulhan pour lui annoncer que « via Seghers », il vient d’envoyer La Rage de l’expression à Neuchâtel pour les Éditions Ides et Calendes (fondées par l’avocat Fred Uhler en 1941, afin de publier des auteurs français interdits en France). « Acculé » parce qu’il y a urgence financière, la perspective immédiate étant de gagner 25 000 francs. Il s’agit par ailleurs de faire valoir la nouvelle direction que prend son écriture (la publication du journal du poème par opposition à la forme arrêtée du poème en prose ou « sapate » dans la terminologie de l’auteur). Le 14 août 1943, il confirmera à Gabriel Audisio l’envoi du recueil en Suisse, en lui faisant part, à lui comme à ses deux autres amis, du sommaire. En fait Uhler finit par renoncer à la publication en raison de difficultés de diffusion, et c’est finalement l’éditeur Henri-Louis Mermod qui publiera à Lausanne La Rage de l’expression, largement recomposé par Francis Ponge, mais seulement en 1952.

3. Jean Tardieu avait fait en sorte que Francis Ponge soit engagé à partir du mois d’avril 1943, par la Bibliothèque du ministère de la Marine à Paris (où il était lui-même en poste), pour un travail de classement ne nécessitant pas sa présence sur place.

12. — ALBERT CAMUS À FRANCIS PONGE

Mercredi 28 juillet 1943

Mon cher Ponge,

Je vous réponds au retour d’un petit voyage à St Étienne. Je n’aurais pas pu vous retrouver à Lyon. En ce qui concerne vos ennuis matériels, je les comprends mais il va de soi que je vous invite tout à fait. L’ennui, c’est que l’atmosphère ici n’est pas drôle du tout. Peut-être pourrions-nous attendre quelque temps, on y verrait plus clair. Pour en finir avec vos soucis personnels, je peux vous envoyer quelques billets de mille, si cela peut vous arranger. Dites-le-moi très simplement.

Il est peut-être bon que les circonstances vous forcent à donner votre recueil. Finalement La Rage de l’expression est un excellent titre et la composition a de l’unité. Vous ne regretterez rien, j’en suis sûr.

Des textes que vous m’envoyez, je distingue le « Guêpier » qui me paraît de premier ordre. Quant au Savon, vos intentions m’échappent un peu, alors que d’habitude elles sont très claires pour moi. Il y a peut-être un excès d’ellipse, je ne me rends pas bien compte. Peut-être, sans rien sacrifier à l’essentiel, pourriez-vous assouplir les charnières, huiler les conjonctions. Le texte n’est pas à changer, cependant. Mais vous y voyez plus clair que moi. Cela soulève un grand problème d’ailleurs. À mon avis la maîtrise ne va pas sans abandon, de loin en loin. Vous, votre abandon, c’est en général l’ironie. Mais l’ironie aussi est une ellipse. Et c’est pour cela que la lecture de vos textes donne l’impression au lecteur qu’on vient de violer sa sensibilité, escarper son intelligence — et qu’on a raison. « On », c’est vous. Mais les Douze petits écrits m’ont laissé voir chez vous un tout autre abandon, que j’aimerais voir retrouver sa place de temps en temps (c’est pour ça que j’aime par-dessus tout le « Galet » ou vos pièces sur les Arbres). Naturellement, je dis « de temps en temps », parce que l’essentiel de votre art n’est pas là. Il est dans ce que vous choisissez de faire — et que vous faites à perfection.

Quant à moi, je ne fais rien. Il y a trois semaines que je n’ai pas écrit une ligne. Il paraît que L’Étranger va être traduit en danois. Ça ne m’a pas grisé.

Autre chose. Janine m’écrit qu’elle vient de vous renvoyer Moby Dick mais qu’elle était persuadée que la chose avait été faite. Le livre a dû s’égarer.

À bientôt. Écrivez-moi. Je suppose que nous nous rencontrerons bientôt malgré tout. Mais je reste bien fidèlement votre

A. C.

 

Avez-vous lu le Cheval Blanc d’Elsa Triolet1 ?

Qu’en pensez-vous ?

Un très beau2 poème de Tardieu dans le dernier Poésie 43.

Dans le dernier Candide, un très remarquable article sur le barrage de Génissiat. Un sens très vigoureux du concret. Il doit vous intéresser3.

1. Après Bonsoir Thérèse (Denoël, 1938), son premier roman en langue française, Elsa Triolet publie en 1943 chez le même éditeur, Le Cheval blanc, écrit à Nice en 1941 et 1942, et dont elle dit qu’il est « le plus autobiographique » de tous ses romans.

2. « Incarnation », publié dans Poésie 43, n˚ 14, repris ensuite dans le recueil Jours pétrifiés (Gallimard, 1948).

3. Le premier barrage hydroélectrique sur le Rhône, dont les travaux ont commencé en 1938 et ont été interrompus en 1940 ; il ne sera inauguré qu’en 1948. Créé en 1924, Candide, hebdomadaire littéraire et politique, paraît jusqu’à l’été 1944. Le journal était orienté à droite, proche des positions de l’Action française, favorable au gouvernement de Vichy, mais plus modéré et ouvert sur le plan culturel que la presse collaborationniste.

13. — FRANCIS PONGE À ALBERT CAMUS

Fronville
Lundi 9 août 1943

Cher Camus,

ce qu’Elsa dit quant à vos « illusions sur l’amitié » me paraît assez misérable1. Nous savons bien que l’amitié existe, n’est-ce pas ? Et qu’à condition de la vouloir sans cesse et de la préserver, elle n’est pas périssable. Je ne suis pas beaucoup moins vieux que cette chère Elsa2, et je ne me crois pas plus naïf, et je reviens (ou plutôt ne reviens pas) d’au moins aussi trouble, — mais je sais cela. Je sais aussi pourquoi je le dis.

 

*

Merci de votre lettre.

C’est donc le « Guêpier » que j’ai envoyé à Lescure, parmi une douzaine d’autres pages sur la Guêpe. Du Savon, j’ai maintenant 30 ou 40 pages sur le chevalet. Ce que vous avez lu n’est que son petit ongle (certainement la petite partie du corps la mieux polie, et un peu réfléchissante — mais aussi, extérieurement, la plus dure, cornée… avec quelque chose d’atrophié. C’est bien cela d’ailleurs — je parle de l’ongle — une griffe atrophiée… Mais je m’aperçois que je change de sujet, et traite de l’homme…). De ce Savon, il me tarde de vous montrer l’ensemble.

 

*

 

Quant à votre offre d’argent, j’aimerais savoir vous en remercier aussi simplement que vous l’avez faite. Merci. — Mais il n’y a pas encore péril en la demeure. Nous tenons bon.

 

*

 

La Rage, empaquetée, ficelée, est sur ma table — où elle est revenue après avoir fait un tour chez Seghers.

À peu près acceptée, me semble-t-il, d’après la lettre quasi enthousiaste dudit Seghers, lequel y trouve, enfin, l’occasion de m’avouer qu’il avait lu Le Parti pris avec « une sorte d’agacement3 ». Allons bon ! Voilà qui, sans rien m’apprendre sur le P.P., ni sur P. Seghers, m’inquiète beaucoup pour la Rage, à tel point que je ne me décide plus à l’envoyer à son éditeur… et que la voici maintenant plus acceptée qu’offerte.

C’est aussi qu’à peu près au même moment nous nous sommes, Odette et moi, souvenus de quelques bijoux qui ne demandent qu’à nous « rapporter » les mêmes 25 billets.

Il me suffirait d’un petit voyage à Paris… auquel Paulhan dans ses dernières lettres semble d’ailleurs m’inviter.

Or vous savez que J. P. était contre le « Bois de Pins ».

Alors, comme je ne veux rien faire (en matière de livres du moins) sans être d’accord avec lui, je viens de lui soumettre la Table de mon recueil, en lui demandant de lever ou d’abaisser le pouce. Par exemple s’il a vraiment envie que j’aille à Paris, il l’abaissera.

 

Autre chose, que je voulais vous dire :

Si, concernant notre projet de rencontre, je ne vous ai pas demandé de venir ici, c’est que 1˚) l’hôtel est plein, 2˚) notre maison aussi (il y a ma belle-mère). Mais à partir du 15 nous ne serons plus que nous trois, de nouveau. Et l’on pourrait très bien s’arranger.

 

Quand irez-vous à Paris, si vous devez prendre cette situation chez Gallimard ? Il faudrait bien tout de même se voir avant. Ou alors là-bas, si j’y vais aussi, et que ce soit bientôt ? Dans quelques jours sans doute y verrons-nous plus clair.

 

Pas encore reçu le numéro de Confluences sur le roman. Il m’en tarde : il y a longtemps que je n’ai rien lu de vous4.

Haut mal de Leiris est un beau livre, bien sympathique, — pudique et émouvant5.

Elsa a eu la drôle d’idée (pour parler comme son mari) de m’envoyer son Cheval à l’adresse de ma sœur à Paris, si bien que je ne l’ai pas reçu (je ne reçois jamais aucun livre de Paris) et ne puis répondre à votre question. Son article sur vous est fin, à la fois maternel et désinvolte, très manié par le sexe à mon avis (bien que je sois beaucoup moins freudiste que le commun des mortels). Sauf ma réserve liminaire, j’en suis content, dans la mesure où vous l’êtes aussi.

Pontremoli m’a raconté ses objections au Malentendu. Je souhaite que vous n’y réfléchissiez pas trop. Un texte aussi bien venu, il ne doit pas y avoir grand-chose à y changer. Et bien sûr que c’est une pièce qui ne doit pas ressembler aux autres.

 

Écrivez-moi. Parlez-moi de vous, comme je viens (de moi) d’abuser de le faire.

Nous vous serrons affectueusement les mains.

Francis P.

1. Très long article d’Elsa Triolet dans le n˚ 14 de Poésie 43 sur L’Étranger et Le Mythe de Sisyphe. Camus a rencontré Aragon et Elsa à Lyon ; si Aragon reste en retrait, Elsa s’intéresse vivement à Camus et à ce qu’il écrit ; tout au long de l’année 1943 ils entretiennent une conversation par correspondance.

2. Elsa est née en 1896 et Ponge en 1899.

3. Dans une lettre datée du 31 juillet 1943, Pierre Seghers avouait à Ponge avoir lu son Parti pris « avec une sorte d’agacement ». Il justifiait ce sentiment de la façon suivante : « Cela touchait à une perfection qui ne me touchait pas. » Il se déclare au contraire conquis par le manuscrit qu’il a entre les mains et qu’il conseille à Francis Ponge de faire parvenir lui-même directement à Uhler en Suisse : « Votre poursuite acharnée, je la comprends à présent. Je sais mieux qui vous êtes. Et heureux, très, d’être au nombre de vos amis. »

4. Sur proposition d’Aragon, Albert Camus a contribué au numéro spécial de Confluences consacré au roman (juillet 1943). Son article s’intitule « L’intelligence et l’échafaud » et prend pour exemple central La Princesse de Clèves. Il y cite Le Parti pris des choses : « une des seules œuvres classiques contemporaines ».

5. Haut-mal, Gallimard, 1943. Le jour même où il écrit cette lettre à Albert Camus, le 9 août 1943, Francis Ponge écrit à Michel Leiris pour le remercier de son livre, lui dire que c’est « un de ceux, très rares, que l’on peut prendre pour socle de qualités » et déclarer qu’après l’avoir lu il se juge lui-même « grossier », « terre à terre », « impudique »…

14. — ALBERT CAMUS À FRANCIS PONGE

11 août 1943

Mon cher Ponge,

Je vous écris de mon lit au terme d’une bonne petite grippe que j’ai été cueillir sur les plateaux du Mézenc1. Je m’agaçais d’être couché mais finalement c’est une assez bonne position pour lire vos lettres et y répondre.

J’avais déjà répondu à Elsa en ce qui concerne les illusions de l’amitié. Il y a les amitiés qui durent et celles qui ne durent pas. Celles qui durent sont les bonnes, c’est tout simple. J’en compte déjà quelques-unes qui ne cessent pas de durer et en fin de compte dans un monde où tant de choses sont illusoires, je n’ai encore rencontré que l’homme, sur lequel on puisse s’appuyer.

Au reste, ne nous alarmons pas. La plupart des femmes, quand elles écrivent, le font sans réfléchir. Lorsque ce qu’elles font est bien, il s’agit toujours d’une « réussite ». Pour un homme (qui vaut, bien entendu) c’est une réalisation. La différence, c’est que la réussite pourrait être différente sans cesser d’être réussie, tandis que la réalisation ne peut être que ce qu’elle est. C’est du moins ainsi que je définirai les limites de l’article de notre amie.

Bon pour le « Guêpier ». Je serai content de lire tout le Savon. En fait, le texte que vous m’avez envoyé manque de contexte — ce qui rend mon commentaire stupide. Vous ferez comme vous l’entendez pour la Rage. Mais j’aimerais bien voir ça imprimé.

Je devais en principe rentrer à Paris le 1er septembre. Je crois que je retarderai ça jusqu’au 1er octobre. En fait, je suis très indécis. Je crains un peu Paris. Ma santé est meilleure mais elle n’est pas flambante. D’autre part puisque cette année en montagne ne m’a rien fait gagner (ou à peu près), est-il utile de passer un autre hiver à l’altitude ? Ce ne serait pas au Panelier, bien entendu. Je devrais même en partir maintenant : il y a un mois que je n’ai pas écrit une ligne. Caligula et Le Malentendu, La Peste et mon étude sur d’Aubigné, tout cela dort et je traîne dans l’inertie. Mais une nouvelle installation !

Vous voyez, je vous parle de moi comme vous le désirez, mais ce n’est pas plus marrant. Il y aurait bien une autre solution qui arrangerait tout, mais depuis des semaines je suis sans nouvelles de Lyon — et de Paulhan (ne le relancez pas, il doit avoir ses raisons).

Pour me consoler, on m’a mis au jury du prix de la Pléiade2, avec Sartre, Grenier, Michaux, Paulhan, etc. Je suis à même d’offrir 100 000 francs au premier génie venu. Parlez-en autour de vous.

Question rencontre, il me semble que vous pourrez venir à Panelier en septembre si cela ne vous ennuie pas trop. Peut-être vais-je à Lyon vers la fin de ce mois. Si j’avais la chance de vous y voir, ce serait bien.

J’ai eu un message de Francine, il y a quelques jours. Rien de nouveau. Souhaitez-moi de travailler, c’est la seule chose qui me sauve de l’exil stupide où je vis. Ne doutez pas de mon amitié, malgré Elsa, et croyez-moi bien fidèlement à vous trois,

Camus

 

Écrivez-moi, vos lettres me font plaisir.

1. Albert Camus était parti du Panelier en excursion jusqu’au volcan du Mézenc qui culmine à plus de 1 700 mètres et où le vent souffle très fort.

2. En 1943 est créé le prix de la Pléiade avec un jury comprenant Marcel Arland, Jean Grenier, Roland Tual, Maurice Blanchot, Joë Bousquet, Albert Camus, Paul Eluard, André Malraux, Jean Paulhan, Raymond Queneau, Jean-Paul Sartre. Ce prix devait être décerné à un manuscrit inédit et anonyme que les Éditions Gallimard s’engageaient à publier. En février 1944, le premier prix de la Pléiade fut attribué à Mouloudji pour son roman Enrico.

15. — ALBERT CAMUS À FRANCIS PONGE

1. Cette lettre est datée par erreur du 17 juin. Francis Ponge la reçoit le 21 août et y répond immédiatement en plaisantant sur l’erreur de date en même temps qu’il exprime sa gratitude. Pierre Schaeffer n’a que trente-trois ans en 1943, il a publié deux livres mais pas encore de pièces musicales (ses premières « études » de musique concrète datent de 1948). En 1944, il crée avec Jacques Copeau, le Studio d’essai de la Radio nationale (qui deviendra le Groupe de recherches musicales au début des années 1950).

16. — FRANCIS PONGE À ALBERT CAMUS

21 août 1943

Cher Camus,

j’aurais déjà dû répondre à votre lettre du 11 août. J’aime qu’on réponde tout de suite et suis reconnaissant à ceux de mes amis, dont vous me semblez être, qui agissent ainsi. Bien entendu, j’aime aussi les autres, pour d’autres raisons. Mais les premiers me paraissent plus près de moi, naturellement. Et lorsque mes amis sont loin, j’aime bien sûr qu’ils me paraissent près… Il me semble qu’on pourrait continuer dans ce genre d’analyse à l’infini : il me rappelle à la fois M. de La Palisse, les jeunes chiens qui tournent sur eux-mêmes pour (ne pas) attraper leur queue, je te croix de bois de campêche à la ligne, etc. etc.. Mais vous en savez plus que personne sans doute sur les rapports de l’esprit de réflexion (et de la « psychologie ») avec l’absurde. Vous nous expliquerez ça un jour ou l’autre, n’est-ce pas, pour peu que nous vous en prions à genoux, madame d’Estournelles, monsieur Pierre Schaeffer ou moi ? — Un vif sentiment de l’absurde ne me quitte guère, en tout cas, depuis le passage du facteur ce matin qui m’apporte une lettre de vous datée 17 juin comportant un spécimen de l’écriture de votre amie. Rien à regretter, au surplus. Je n’aurais pas eu plus d’hésitation sans doute le 18 ou le 19 juin qu’aujourd’hui à écarter de moi cette coupe (ou coulpe, si on veut l’entendre ainsi). N’empêche que vous êtes gentil d’avoir voulu, à tout hasard (en effet !) me signaler cela, — et que je vous en remercie.

Mais j’ai d’autres remerciements à vous faire : je nage en plein Moby Dick, reçu il y a une semaine, me trouve fort à l’aise dans ce gros volume, y frétille souvent (d’aise) comme un poisson dans l’eau. Rien d’étonnant, somme toute, qu’il ait fait de longs détours avant de me parvenir (c’est tout juste s’il n’a pas voulu passer par le cap Horn). Malgré mes objurgations répétées, les services de la NRF s’obstinent en effet à me domicilier à Roanne. D’où il faut ensuite passer par plusieurs anciennes adresses à Lyon, Bourg et ailleurs pour me toucher enfin à Coligny. Tout est bien qui finit bien, si j’ose dire ! Je vous reparlerai de ce monument littéraire quand j’en aurai fait (au moins une fois) le tour. Mais d’ores et déjà beaucoup de choses m’y enchantent — grandeur et désinvolture entre autres, en attendant l’échec.

J’aimerais savoir que vous avez jugulé cette grippe, et peut-être recommencé à travailler. Je vous promets de venir passer quelques jours avec vous en septembre, pourvu que rien ne s’y oppose absolument (à la fin de ce mois je ne crois pas pouvoir aller à Lyon) — votre désir de travailler tranquille par exemple.

« Une fois assuré de l’essentiel, tout peut, tout doit, également être tenté », voilà ce que Paulhan m’a répondu pour la Rage, m’assurant qu’il fallait que je l’envoie, que je n’avais pas à hésiter. Je m’y suis donc résolu, — et j’attends maintenant la réponse du principal intéressé (après moi),… et son argent1.

Je crois qu’il y aura des chapitres à ajouter à La Peste, ou un nouveau livre à écrire sur de nouvelles formes de cette maladie pestilentielle… Ce qui se trame en ce moment (à Québec et ailleurs) ne vous en donne-t-il pas l’impression ? — À en frémir… J’aimerais bien me tromper2.

Suzanne vous a-t-elle une fois répondu ? À nous, point. J’ai eu à communiquer son adresse à Paulhan qui me la demandait.

Tardieu, qui a passé douze jours de vacances non loin d’ici (dans le Morvan) a dû repartir sans que j’aie pu le rejoindre. Oui, j’avais bien aimé aussi son « Incarnation ».

Le Savon a momentanément quitté le chevalet, au profit de « La Lessiveuse » que j’aimerais terminer afin de répondre à un vœu de Paulhan qui me demande deux ou trois pages pour un numéro de la revue de Lescoët dans lequel il va donner sa Clef de la Poésie3.

L’Homme, toujours retourné contre le mur.

Le numéro de Confluences sur le roman est-il ou non paru ? Je ne l’ai toujours pas reçu. Il y a un mois, me communiquant une nouvelle coupure de presse vilipendant « La Pomme de terre » (belle unanimité à cet égard, de l’Action française à L’Effort, etc. etc.), Lorris me l’annonçait pour dans dix jours…

Leynaud m’a fait lire un curieux poême matrimonial, touchant de « ressemblance » : je vous le montrerai. J’aimerais bien être au fait de vos relations « profondes » avec les catholiques. À ce propos, je vous envoie la copie d’une vieille note retrouvée ces jours-ci. (Cela se passait entre la Suchère et la Bonne-Mariotte.) Renvoyez-la-moi car je n’en ai pas d’autre (copie). Dès que je l’ai retrouvée, j’ai envoyé l’original à Guillevic parce que je venais de relire de lui dans Terraqué (à propos d’objets).

« Patience, quelques siècles

Et nous pourrons peut-être

Nous faire ensemble une raison. »

(J’aurais peut-être mis une majuscule à Raison.)

 

À bientôt. Je vous serre les mains,

F. Ponge

2. La conférence de Québec, ouverte le 17 août 1943, entre Américains et Anglais, concerne toujours la question stratégique non résolue du « second front » sur lequel Churchill reste réticent : les alliés s’accordent pour privilégier le front méditerranéen et intensifier les bombardements sur l’Allemagne.

3. Henri de Lescoët (1906-2001) fonde à Nice en 1940 les éditions et la revue Profil littéraire de la France.

17. — ALBERT CAMUS À FRANCIS PONGE

30 août 1943

Mon cher Ponge,

C’est par erreur que j’avais daté ma lettre du 17 juin. Je vous l’ai expédiée le 17 août, en état de distraction, et les propositions qu’elles contiennent sont, je crois, encore valables. Mais je comprends qu’elles ne vous intéressent pas.

Content que vous ayez reçu le Moby Dick. C’est un livre de ce genre que vous finirez par écrire. Content aussi que La Rage soit partie. Vous ne le regretterez pas.

Le numéro de Confluences sur le roman a paru il y a quelques jours. Je suppose que vous le recevrez. Réclamez-le cependant. Il est très volumineux et très inégal. J’ai été content de retrouver votre nom pas loin du mien ; mais il est vrai que j’avais fait ce qu’il fallait pour ça.

Pour en finir avec vos questions, je vais bien mais je n’ai pas recommencé à travailler. Quelques indices me font penser que je reprendrai mes textes très bientôt.

Mes rapports profonds avec les catholiques ? Diable ! (si j’ose dire). J’espère que ce n’est pas un « interrogatoire d’orthodoxie ». Mais cependant voilà (ou à peu près) : j’ai des amis catholiques1, et pour ceux d’entre eux qui le sont vraiment, j’ai plus que de la sympathie, j’ai le sentiment d’une partie liée. C’est qu’en fait, ils s’intéressent aux mêmes choses que moi. À leur idée, la solution est évidente. Elle ne l’est pas pour moi. Mais ce qui nous intéresse, eux comme moi et comme vous, c’est l’essentiel (je ne parle pas évidemment des catholiques du type Henry Bordeaux2).

Je ne suis pas assez vieux pour penser que ma position est définitive. C’est par là que mes amis catholiques pensent que je me rapproche d’eux (un jour viendra…, etc.). En fait, c’est par là que je m’en éloigne. Ils attendent le royaume des cieux, et vous aussi, si j’en crois vos notes (qui sont d’un beau ton, celui de votre franchise). Le vôtre est bien différent, mais vous y croyez très fermement. Ce n’est pas mon cas. Ce qui est conviction religieuse chez un catholique est chez vous conviction politique. Vous savez que je ne crois pas au monde politique que vous espérez. Alors je suis à mi-chemin, moins heureux que vous tous, armé seulement de ma bonne volonté et d’un grand désir de ne pas tricher. Pour le reste, les conclusions théoriques, vous avez mes livres et les notes que j’ai pour la suite du Mythe, trop longues à vous résumer. Et maintenant, pourquoi cette question ?

Écrivez-moi. Je suis toujours dans l’indécision, partagé entre Paris et ma santé, le dégoût de la France et l’obligation d’y rester. J’espère que le travail me sauvera de tout. Je vais à Lyon à la mi-septembre, y serez-vous ? Du moins quand viendrez-vous ? Amicalement à vous trois.

Camus

1. Albert Camus et Francis Ponge ont au moins un ami catholique en commun, René Leynaud, croyant et résistant. Albert Camus, lors de son bref séjour à Paris en janvier 1943, a été présenté par Michel Gallimard au fougueux dominicain le père Bruckberger, aumônier de la Résistance, et alors âgé de trente-cinq ans.

2. Le romancier Henry Bordeaux (1870-1963) représente ici le bourgeois catholique conservateur, très proche du régime de Vichy et soutien actif du maréchal Pétain.

18. — FRANCIS PONGE À ALBERT CAMUS1

Réponse à la lettre de A. Camus du 30 août 43

Pourquoi je vous ai posé cette question à propos de vos rapports profonds avec les catholiques ? Vous ne le croyez pas, n’est-ce pas, vous ne l’avez pas un seul instant supposé, qu’il s’agisse de ce que vous appelez un « interrogatoire d’orthodoxie » ?

Non, il ne s’agit que de sympathie, et plus. D’un désir violent de vous connaître. De me frotter à votre esprit. Dans l’espoir (illusoire bien entendu, mais à cause de cela assez sauvage) de le posséder. (De faire l’amour avec lui) c.à.d. d’une certaine façon de me battre avec lui. De lui prendre ce qui m’est nécessaire pour continuer à vivre, et en même temps de me donner, livrer à lui. Mettons que mon esprit a de l’amour pour votre esprit.

Mais fallait-il vous préciser cela (vous en persuader) ?

 

*

 

J’aime que — c’est pour la même raison que je suis content, sataniquement satisfait, que — votre réaction ait été assez violente, — si bien que vous dépassez vous-même la mesure. Que vous vous trompez. Que vous allez au-delà de ce que vous pensez de moi.

Car vous en conviendrez aussitôt : il n’y a aucune commune mesure — même et surtout par rapport à vous — entre moi et les catholiques. Que vous me renvoyez comme une balle par un drive violent qui va au fond du court. Et bien sûr dans la mesure où mon…isme (mon quelque-chose-en-isme) serait un opium aussi, je le renie.

Mais peut-il l’être ? Non, je dénie cela. Car il n’a aucune prétention métaphysique. Et il sait très bien que tous les problèmes essentiels demeureront posés, pour l’homme futur, l’homme nouveau dont je parle dans mes notes.

Vous le savez bien que mon isme n’est qu’une forme de ce que vous avez voulu nommer mon classicisme. Sa forme politique.

Il ne s’agit pas là de métaphysique, mais de politique ou de sociologie. Niveau tout différent. Point de vue limité, qui se limite volontairement. Il s’agit de la meilleure, ou plutôt de la moins mauvaise organisation de la société humaine. Puisque l’homme, de toute évidence, est un animal social. À ces ignobles mœurs sociales, compagniales dont je parle dans le « Coquillage » (tout comme les fourmis, abeilles, termites, etc.).

L’homme peut organiser lui-même la société, son destin social. Il peut être maître de son destin social. Il peut y connaître de ces succès relatifs dont je parle aussi à propos du problème (tout différent, et lui aussi problème non métaphysique) de l’expression.

Voilà ce que j’affirme contre les catholiques dont la mission (à lui confiée contre des avantages certains de considération (voyez le souverain pontife) et autres par les possédants, les exploiteurs) est de lui faire croire le contraire.

 

Mais cela même était dans mes notes, quand j’y disais : il sera possible à l’homme nouveau de se poser, beaucoup plus librement, les problèmes essentiels (donc ils demeureront !), celui du mystère ambiant, celui de la parole, etc.

Je prétends seulement qu’il se les posera, mais non affectés du même coefficient de désespoir.

Pour plusieurs raisons : d’abord, il aura vaincu sa neurasthénie (et plus besoin d’analyse freudienne, plus de refoulement, etc. qui sont les formes psychopathiques du mal social, mal du siècle).

Il ne se posera plus le problème de la grâce.

C’est le problème de la grâce prolétarienne qui dévore, tourmente, torture Guéhenno et tous les jeunes bourgeois, (tous les jeunes séminaristes de bonne foi aussi), et Baudelaire et Rimbaud et Mallarmé et nous-mêmes, les surréalistes, Sartre, etc.

« Allons au-devant de la joie », rappelez-vous la chanson.

C’est en plein jour, en plein soleil, qu’il aura conscience. Conscience de l’absurde, volonté de l’absurde.

Conscience des limites de l’homme, mais aussi de son pouvoir (relatif), de son devoir vis-à-vis de la nature, qui n’est pas seulement de l’asservir, mais de l’exprimer (artistiquement).

D’où cette beauté métaphysique (oui, ici l’ontologie réapparaît, mais en joie, en beauté) dont parle Paulhan à propos des peintres nouveaux.

Voilà le nouveau classicisme. Dont vous êtes, dont je suis, dont nous devons être les « philosophes » (les encyclopédistes). Même sans le dire. Par la seule vertu de nos œuvres : sobres, venant de loin, ayant beaucoup roulé du haut de la montagne.

Comme Horace, Malherbe, Rameau, Mallarmé, Stravinsky.

 

*

 

Mais le pourrons-nous (historiquement) ?

Historiquement ne sommes-nous pas damnés (réapparition du problème de la grâce) ?

Ne sommes-nous pas au XVIe siècle ? Une époque préclassique. Si, parce que nous avons le tourment bourgeois. Et essentiellement parce que nous vivons encore dans l’ancien monde, dans le monde bourgeois.

(Tout se résoudra en même temps.)

Et voilà pourquoi, non, ne croyez pas, je ne crois pas que je finisse par écrire un livre comme Moby Dick (qui est d’une troisième époque), non plus une œuvre comme celle de La Fontaine.

Nous accoucherons peut-être de quelques fragments classiques. Mais nous vaudrons surtout par l’héroïsme du combat que nous aurons mené contre notre propre maladresse, tout ce qui nous encombre. Nous laisserons des notes confuses, des aperçus fulgurants, etc.

Nous n’attendrons ni la nouvelle mythologie, ni la nouvelle rhétorique, mais nous les précéderons de très peu, nous y aurons donc travaillé plus que personne.

Et cela nous sera revalu.

 

Il faut que les catholiques à jamais ne nous servent qu’à cela. Ils ne sont bons qu’à cela, ces gens qui sont le contraire de ce que nous sommes (eux des étouffeurs, des éteigneurs ; nous des suscitateurs de la conscience et de l’énergie humaine, ou de la virilité.

Car vous le savez bien, que je ne crois à rien, moi non plus, sinon à la possibilité (et donc au devoir) pour l’homme de vivre, résolument, en ne croyant à rien, en n’espérant en rien (je parle pour l’essentiel).

Vous le savez bien, que ce que je reproche (avec mépris, avec haine) aux catholiques, c’est de proposer à l’homme un idéal en dehors de lui, le rabaissant, lui ôtant toute confiance en lui, en l’art, la politique : émoussant sa volonté prométhéenne, sa virilité. Ne lui demandant que de s’abîmer. En lui faisant croire qu’il y a là une solution. Quelle honte ! Plus honteuse encore quand on a compris — et merci à la critique matérialiste, que c’est aux fins d’exploitation.

Tandis qu’évidemment il n’y a pas de solution — sinon la vôtre (et la mienne) : garder conscience, et vivre sans espoir, mais vivre en se battant toujours contre l’espoir, vivre résolument.

Qu’il faut, contre l’opium du peuple, rester éveillé. Qu’il ne s’agit que cela.

 

NOTES2

 

Qu’est-ce que le style : une cérémonie.

Une cérémonie, une mômerie nécessaire à qui les hasards et les risques quotidiens de la vie et de la pensée — de la douleur et de la méditation — imposent de sauter dans une niche et de prendre une pose (cf. : « Le Chat Perché » dans mes Moments critiques).

Contre la douleur, souffrance, rien de mieux, rien de possible, que la cérémonie (sinon l’immobilité et le silence, et les dents serrées, mais on y risque de désapprendre le mécanisme de la vie et de la parole).

Voir aussi (c’est de là que ceci me vient) ce que dit Camus du style cérémonieux de La Princesse de Clèves dans son article « L’intelligence et l’échafaud » (Confluences, n˚ 21-24, spécial Les Problèmes du roman, paru en août 1943).

« Ainsi y a-t-il cérémonie chez la plupart des grands écrivains. »

 

*

 

« Le cérémonial de la Lessiveuse » : titre possible.

7 sept. 43

1. Il s’agit là du brouillon de la lettre qui ne sera reprise et effectivement envoyée à Albert Camus que le 12 septembre 1943. Cette première ébauche de réponse est très certainement antérieure à la réception de la carte postale qui, le 4 septembre, apprend à Francis Ponge qu’Albert Camus séjourne au couvent de Saint-Maximin. Dans sa lettre définitive, il en tiendra compte. Du brouillon à la lettre, on voit que Francis Ponge reformule, il adoucit certaines expressions, il amplifie sa réflexion, il déplace nombre de paragraphes, il réordonne son argumentation, car il se veut aussi explicite que possible. Cette lettre est très clairement un moment pour lui essentiel dans la relation qu’il souhaite entretenir avec la pensée de son interlocuteur et ami.

2. Le brouillon précédent est accompagné de ces quatre pages de notes hâtivement rédigées qui le complètent et font partie des matériaux utilisés pour la grande « réponse » du 12 septembre.