1.
Je suis né le 30 juin 1944, le jour même du départ de mon père sur un navire pour prendre part au second conflit mondial. Quelles pouvaient être les pensées de ma mère durant son accouchement ce jour d'été, je l'ignore. Étant donné la façon dont s'était déroulée sa vie jusque-là, elle pensait sans doute que son mari serait tué à la guerre et qu'il ne verrait jamais son fils. Déjà, dans sa jeunesse, huit de ses quinze frères et sœurs étaient décédés en bas âge. La mort avait été la compagne constante de ma mère, et je ne pense pas me tromper en avançant qu'elle n'imaginait pas que cela pourrait changer un jour.
Son accouchement ne fut pas des plus faciles. Elle était jeune, j'étais gros, et des pensées négatives la taraudaient pendant qu'elle souffrait mille maux pour me mettre au monde.
Les sombres souvenirs et la peur de l'avenir s'ajoutaient dans son esprit à une profonde dépression qu'elle n'évoquait qu'avec ses parents. À l'époque, les gens ne parlaient pas de leurs émotions aussi librement qu'on le fait de nos jours. Les Américains étaient profondément stoïques, on attendait d'eux qu'ils fassent preuve d'endurance face à l'adversité plutôt que de laisser transparaître devant autrui leurs véritables sentiments et donc, aussi, leurs points de vulnérabilité. Chez ma mère, cette attitude aggrava son état dépressif, qu'elle était tenue de dissimuler de son mieux.
Je pense qu'à Porterdale, en Géorgie, bien d'autres femmes étaient confrontées à la même situation que celle de ma mère. La Seconde Guerre mondiale avait vidé la ville de tous ses jeunes hommes, et les femmes vivaient jour après jour dans l'incertitude, ignorant si leur fils, leur époux ou leur amant reviendrait vivant au pays.
Le conflit les avait également laissées sans enfant. Il y avait eu peu de naissances depuis le début de la guerre en 19411. Ma naissance en 1944 constitua donc un événement relativement important à Porterdale : la ville avait enfin un nouveau-né.
Cela eut un effet fortement bénéfique sur ma mère. Quand elle avait besoin de se reposer ou simplement d'être seule un moment, grand-mère et grand-père Waddelton prenaient le relais. Ils me gâtaient comme si j'étais le seul enfant qu'ils aient jamais vu, et ils me gardaient à tour de rôle, pour que ma mère ait un peu de répit. C'est par leur intermédiaire que le reste de l'entourage familial « se partagea » ma garde, et grâce à cet arrangement, je me retrouvai avec une vaste famille attentive à mes moindres désirs.
Toutes les femmes du voisinage appartenant à la génération de ma grand-mère m'adoptèrent d'emblée comme petit-fils. Deux maisons plus loin habitait Mme Crowley, qui allait devenir l'un des personnages les plus importants de ma vie. Je garde le souvenir d'une femme très gentille mais dotée d'un fort caractère, le type de femme qui me conviendrait tout à fait comme épouse. Enfant et, plus tard, préadolescent, j'étais tout le temps fourré chez elle. J'étais autorisé à entrer sans frapper, ce dont je ne me privais pas. Une fois dans la maison, je me lovais sur son sofa et me mettais à rêver longuement. C'est la personne qui m'a le plus encouragé dans ma vie. À son enterrement, bien des années plus tard, son fils m'a raconté qu'elle me tenait sur ses genoux quand j'étais enfant et me répétait inlassablement : « Raymond, tu seras un jour quelqu'un de très spécial. »
Sa voisine, Mme Day, passait son temps aux fourneaux et me laissait impunément goûter à tout ce qui sortait du four. Ses cookies au chocolat étaient mes préférés ; venait également en bonne place son pain blanc maison si moelleux, dont je garde intact le souvenir.
Il y avait aussi grand-mère Moody, la mère de mon père. Elle vivait à un mile2 de là. J'ai passé de nombreuses heures chez elle ; elle me dévorait de baisers et me comblait de louanges pour ma simple ressemblance avec mon père, lequel pendant ce temps-là était quotidiennement aux prises avec les dangers du combat dans le Pacifique. Je ne crois pas qu'elle s'attendait à revoir son fils vivant et, parfois, elle me serrait dans ses bras un petit peu trop fort.
Mme Gileaf, Mme Martin, Mme Ally, et tant d'autres encore : pour toutes ces femmes, je représentais une nouveauté parce que j'étais un bébé. Chacune de ces magnifiques personnes, je m'en souviens très bien, m'a tenu dans ses bras, promené en poussette ou bercé. Ce sont elles qui ont fait de mon enfance un monde si grand et si lumineux dans mon esprit.
Porterdale se trouve au bord de la Yellow, une large rivière dont le courant rapide alimentait une scierie. Les rues étaient bordées d'arbres, les trottoirs propres et récents et l'atmosphère bucolique. Porterdale était l'exemple même de la petite ville provinciale idyllique. Mais le lieu le plus mémorable restait le porche de la maison. Croyez-moi, à Porterdale dans les années 1940, il n'y avait pas d'autre occupation que de rester assis sous son porche à bavarder. C'est ce que ne se privaient pas de faire les habitants. Ils se promenaient dans les rues le soir, allant d'une véranda à une autre, échangeant des histoires sur la guerre ou des nouvelles locales.
C'est sous le porche qu'un soir, je fus initié au concept de retour de chez les morts, grâce à une histoire racontée par mon oncle Fairley au sujet de son chien Friskie. Un jour, le petit Friskie fut heurté par un camion qui passait. Oncle Fairley, le cœur brisé, mit Friskie dans son camion et emmena le pauvre chien à la décharge. Quelques jours plus tard, un fait déconcertant se produisit : Friskie remonta la rue au petit trot et apparut sous le porche, en remuant la queue, l'expression même du bonheur pour un animal de son espèce. Tout le monde fut profondément ému par le retour de Friskie, moi le premier. Friskie était mon protecteur, et son retour me procurait une grande joie.
J'étais très jeune quand cet événement eut lieu, mais les membres de ma famille en reparlèrent à maintes reprises par la suite, en particulier ma tante May, qui lui trouvait une forte connotation religieuse et qui évoquait avec le même lyrisme ému Friskie et la Résurrection du Christ. C'est ce souvenir du retour de Friskie de chez les défunts – imprimé dans ma mémoire à travers les récits et légendes circulant au sein de ma famille – qui développa plus tard en moi cette fascination pour les expériences de mort imminente.
Si j'étais le bébé de toute une ville, mon grand-père Waddelton, lui, tenait à moi comme à la prunelle de ses yeux. À vrai dire, personne n'escomptait le retour de mon père, occupé à combattre les Japonais dans le Pacifique. Tous les habitants de Porterdale avaient vu les actualités cinématographiques projetées dans la salle de cinéma de la ville. Ils avaient été profondément choqués par la sauvagerie des combats qui se déroulaient dans des îles aux noms inconnus d'eux. Parce que je pouvais tout aussi bien être déjà orphelin, grand-père Waddelton avait à cœur que je l'appelle « papa ». C'est ce que me relata ma mère, expliquant que cela m'empêcherait de ressentir le manque d'une figure paternelle dans l'éventualité où mon père biologique ne reviendrait pas. Pour moi, de toute façon, cela ne faisait aucune différence. À cet âge-là, je ne comprenais pas vraiment la notion de paternité et, si l'on m'avait donné le choix, j'aurais certainement choisi grand-père Waddelton comme père.
Je revois ses yeux bleu foncé et son sourire lumineux quand il me tenait contre lui et me faisait la lecture. Parfois, il m'emmenait en promenade dans sa Ford T, et le vent soufflait dans mes cheveux fins de petit garçon. Je me rappelle parfaitement la sensation que me procurait le vent et je sais par les photos que le soleil me faisait plisser les yeux. J'ai du plaisir à regarder ces clichés aujourd'hui, et c'est pourquoi je pense que je me sentais bien, à l'époque, dans la Ford T conduite par l'homme que je prenais pour mon père.
Des années plus tard, mon vrai père m'a raconté l'histoire de cette base aérienne installée sur une île lointaine du Pacifique où l'on demanda à tous les hommes de se rassembler sur l'aire de stationnement. Ils y demeurèrent jusqu'à ce qu'un B-24 métallisé atterrisse dans un crissement de pneus, avant d'accélérer en direction du hangar où ils attendaient tous.
On avait inscrit sur le fuselage de l'avion son nom de baptême, Enola Gay, et son pilote était un homme petit et mince. Il arborait un air perplexe, et portait un badge au nom de « Tibbets » cousu sur la poche de sa combinaison de vol. Plusieurs civils et hauts gradés se tenaient là, et quand Tibbets s'approcha d'eux, un bref discours fut prononcé. Il reçut sur-le-champ une médaille, la Distinguished Flying Cross.
Ce jour-là, mon père eut l'occasion d'enrichir son vocabulaire. Il entendit l'expression « bombe atomique » et quitta le terrain d'aviation en se demandant ce que pouvait bien être cet engin et pourquoi les militaires faisaient tant de cas d'en avoir largué un seul.
Au pays, les gens de Porterdale essayaient eux aussi de comprendre ce qu'était une bombe atomique. Les photos dans la presse montraient une sorte de champignon et des villes brûlées et totalement rayées de la carte par cette nouvelle invention. Quelle que soit la bombe atomique, ils se réjouissaient de son existence, car elle mettait un terme à une guerre brutale.
On me dit qu'il y eut des manifestations d'allégresse dans les rues et des larmes de joie. Tout le monde avait supposé que le conflit ne cesserait qu'au prix d'une invasion coûteuse du Japon. Selon les estimations, une telle invasion aurait entraîné la perte de cinq cent mille vies américaines, sans compter la mort de millions de Japonais : cela aurait vraiment été la mère de toutes les batailles. Mais cette bombe atomique avait mis fin à la guerre, et les habitants de Porterdale étaient euphoriques.
Ma mère se mit alors à lire avidement les journaux. Les soldats ne savaient pas quand ils rentreraient dans leurs foyers, mais ils connaissaient le numéro du navire qui les embarquerait. Mon père communiqua le lieu à ma mère dans une lettre, et elle se mit dès lors à éplucher les listes, à la recherche du bateau qui ramènerait mon père en Californie, d'où il serait transféré vers un train en partance pour la Géorgie.
Je garde un souvenir très précis du jour où nous nous rendîmes à Atlanta pour aller chercher mon père. Nous nous entassâmes tous dans la Ford T de grand-père Waddelton et nous parcourûmes les soixante miles jusqu'à la gare ferroviaire où régnait le plus indescriptible des chaos : des familles entières tournaient en rond, attendant l'arrivée des trains. Finalement, un convoi d'une longueur interminable transportant des soldats entra en gare et la foule se pressa, débordant presque du quai.
Ma mère chercha frénétiquement son mari, et quand elle le vit, elle se fraya un chemin dans la foule avant de pouvoir l'étreindre. Je me trouvais juste derrière elle, dans les bras de mon grand-père. Je me souviens encore de mon sentiment de panique quand mon grand-papa Waddelton me remit à mon père légitime. Il me pressa contre le manteau de laine rugueux de mon père, et ce dernier me serra si fort contre lui que je fondis en larmes en le repoussant. Papa resserra son étreinte et le manteau de laine devint alors encore plus désagréable pour ma peau de bébé. Je gigotai et pleurai, et comme je le repoussais plus fortement encore, mon père me tint à ce point serré que je pouvais à peine respirer.
Je tendis mon bras libre vers mon grand-père, et quand je vis qu'il ne réagissait pas, je me retournai et tendis les bras vers ma mère, qui m'arracha à ce parfait inconnu, en dépit de notre lien si fondamental.
« Je vais le prendre pendant un moment, le temps qu'il s'habitue à toi, dit-elle à son mari. Il n'a pas encore très bien compris ce qui se passe. »
Ma mère ne se trompait pas. Même à un âge aussi tendre, je savais que beaucoup de choses allaient changer sous peu.
En remontant le passé, je visualise la scène du point de vue de mon père. En tant qu'infirmier dans l'armée, il avait vu un certain nombre de blessures parmi les plus terribles infligées par la guerre moderne. Pendant ce temps-là, durant le peu de temps libre dont il disposait, papa rêvait d'un retour au foyer où il retrouverait une famille aimante en Géorgie.
Quel accueil avait-il ? Celui d'un enfant gâté par une ville entière, et qui ne voulait pas être serré par les bras d'un père qu'il n'avait jamais vu.
Aujourd'hui, quand j'y pense, je frémis rétrospectivement au souvenir de mon comportement. Mais à ce moment-là, je me sentis vraiment évincé. J'avais été le centre de l'univers familial. Et maintenant, j'étais supplanté par un homme que j'étais censé appeler « papa ».
À vrai dire, j'avais du mal avec ce nouveau père. L'homme qu'on m'avait appris à appeler « papa », mon grand-père Waddelton, était un gentleman souriant et bon qui me manifestait une bienveillance permanente. Mon nouveau papa se révéla beaucoup plus difficile. Son statut d'officier dans l'armée avait développé en lui cette attitude cassante et autoritaire de militaire à la coupe en brosse qui deviendrait sa marque distinctive pour le restant de sa vie. De plus, il devint par la suite chirurgien, type de personnalité généralement rigide, qui veut toujours prendre en main toutes les situations. Adolescent, j'entendais souvent dire de mon père qu'il agressait verbalement, dans la salle d'opération, les infirmières ou d'autres assistants. Cela ne me gênait pas d'entendre les aides-soignants parler en termes désobligeants de mon père. Au contraire, je les comprenais car, moi aussi, j'étais fréquemment la cible de ses colères.
Un exemple reste gravé dans ma mémoire ; la scène se passa quelques mois à peine après le retour de mon père de la guerre. Il était en train de planter des pêchers près de la maison de mes grands-parents quand je percutai avec mon tricycle l'un des petits plants et en brisai le tronc. C'était accidentel, et pas vraiment grave puisque de nombreux autres plants étaient disponibles. Mais cela n'empêcha pas mon père d'entrer en fureur, de me crier après avec une telle véhémence que je me mis à pleurer devant ce débordement. Les hurlements se prolongèrent jusqu'à ce que ma grand-mère sorte pour me soustraire à cette rage injustifiée.
Ces éclats se produisaient fréquemment et perturbaient tous ceux qui en étaient témoins. Ma mère essayait de les prendre à la légère en en riant, mais personne ne les trouvait excusables. Je me souviens qu'après un de ces éclats mon grand-père Waddelton devint très perplexe. Après avoir consulté ma grand-mère, il sortit et se lança dans une discussion animée avec mon père. Je ne voyais pas le visage de mon grand-père qui me tournait le dos, mais je voyais celui de mon père et je comprenais que les propos qu'il entendait n'étaient pas faits pour lui plaire. Il serrait les mâchoires et son visage virait au pourpre tandis qu'il fixait mon grand-père en plissant les yeux.
Je n'entendais pas l'échange entre les deux hommes, et, si cela avait été possible, je n'y aurais probablement pas compris grand-chose. Le ton de leurs voix m'évoquait une confrontation entre deux visions de la vie, une vive bataille entre un homme bon défendant son petit-fils et un vétéran bourru, qui n'admettrait jamais ne rien connaître à la manière d'élever un enfant.
Quand les deux hommes se turent, sans pour autant être parvenus à un accord clair, mon grand-père revint vers la véranda. C'est alors que je pus voir à quel point il était épuisé par cette discussion où s'étaient opposées deux conceptions de la vie, « être dur » et « aimer ». Il semblait éteint en traversant la pelouse ; arrivé au porche, il me souleva et m'emmena à l'intérieur, et ses bras tremblaient quand il me déposa dans le salon avant de se laisser tomber sur le canapé. Grand-mère lui apporta un verre d'eau et nous restâmes silencieux pendant un long moment.
Ce fut la première des multiples altercations entre mon père et mon grand-père, et la cohabitation sous le même toit n'arrangeait pas les choses. Ses années de formation militaire empêchaient mon père de se dédire ou de céder à un contradicteur. De plus, pour atteindre ses buts, il ne connaissait que les hurlements et l'intimidation, méthodes susceptibles d'être efficaces lors d'un combat mais beaucoup moins pertinentes avec un enfant de deux ans. Et grand-père Waddelton n'était pas homme à plier non plus. Il avait toujours été un homme doux, et il n'était pas question pour lui de laisser s'installer chez lui une atmosphère d'emportement et de violence. Du fait que nous vivions avec mes grands-parents jusqu'à l'entrée de mon père à la faculté de médecine, nous devions respecter leurs règles de vie. Mais la mésentente persistante entre mon père et mon grand-père fut la source de bien des tensions dans la famille.
Progressivement, mes grands-parents se mirent à me protéger de mon père, jouant le rôle de paratonnerre. Tout en comprenant que les atrocités vues pendant la guerre l'avaient changé, ils craignaient qu'il ne me traumatise moi aussi.
Cette méthode n'était pas mauvaise, du moins dans un premier temps. Il me fut donné d'entendre et de voir beaucoup de choses auxquelles je n'aurais jamais eu accès s'ils n'avaient pas tant veillé à mon éducation. En dépit de mon très jeune âge, ils stimulèrent réellement ma capacité de réflexion.
Un jour, notamment, un homme âgé mourut dans la maison en face de chez ma tante. Au lieu de me dissimuler la mort, comme tant de gens le font avec les enfants, ma grand-mère me conduisit jusqu'à la maison du défunt, où elle présenta ses condoléances à la veuve. Pendant ce temps, je m'aventurai dans le salon et je découvris le corps exposé sur un canapé.
L'aspect blafard de sa peau et l'angle de repos de sa tête me révélèrent la nette différence entre l'apparence de la mort et l'apparence du sommeil. J'avais beau n'avoir que quatre ans, je comprenais que cet homme était mort, même si je posai mes mains sur son torse froid, histoire de m'en assurer.
« Les morts ont un air différent, n'est-ce pas ? dit ma grand-mère qui arrivait derrière moi. On dirait que quelque chose les a quittés pour partir ailleurs. Ce doit être l'âme. »
C'était sans doute la première fois que j'entendais le terme « âme », et c'était certainement la première fois que je pensais à quelque chose qui « quitte le corps » au moment de la mort. Pour moi le concept d'immortalité de l'âme n'était pas de nature religieuse, puisque nous n'allions jamais à l'église. Mais je me rappelle bien que l'idée était en contradiction avec celle que je me faisais de ce qui se passait au moment de la mort – une complète dissolution de la conscience.
1. Date de l'entrée en guerre des États-Unis. (N.d.T.)
2. Un mile équivaut à mille six cent neuf mètres. (N.d.T.)