5.
À la fin de ma deuxième année d'études de philosophie, je fus convoqué dans le bureau du professeur David Yalden-Thompson. Depuis ma première convocation dans le bureau du recteur, j'étais nerveux lorsque j'étais convoqué par une personne occupant un poste élevé. Mais ce jour-là, je n'avais pas grand-chose à craindre. Le professeur Yalden-Thompson était tout sourire en me proposant une chaise ; puis il s'assit à son tour et alla droit au but.
« Raymond, nous souhaitons que vous participiez au programme d'excellence en philosophie. »
Je ne savais que dire. J'avais, bien sûr, entendu parler de ce programme, mais dans mon esprit, cela ne pouvait arriver qu'aux autres, comme de recevoir un prix Nobel ou de gagner à la loterie. Et là, aussi incroyable que cela puisse paraître, c'était moi qui en bénéficiais.
Me demander de participer au programme d'excellence était extraordinaire, surtout pour moi qui avais passé tant de temps durant mon enfance à lire, réfugié dans la cave de la maison familiale. Cela voulait dire que mes deux dernières années d'études à l'université seraient consacrées exclusivement à l'érudition.
Au nombre des avantages de ce programme d'excellence se trouvait le droit de participer à n'importe quel cours sur le campus, et ce à tout moment. Pour suivre un enseignement d'histoire antique, de biologie de l'évolution ou sur le gouvernement américain, nous pouvions nous présenter au professeur, et recevoir la permission de nous asseoir afin d'écouter son cours. Nous n'étions pas astreints à lire des ouvrages pour cela ni à passer des examens. Dans un cours du programme d'excellence, vous êtes considéré comme un autodidacte, et c'est ainsi que nous traitaient tous les professeurs sur le campus.
J'ai commencé à suivre le soir les cours de philosophie de deuxième cycle dont l'un, dispensé par les professeurs John Marshall et Peter Heath, portait notamment sur l'au-delà. Pour étudier cette question, les étudiants devaient lire au préalable deux ouvrages : le Phédon de Platon, probablement le meilleur livre jamais écrit sur la vie après la mort d'un point de vue rationnel, et l'essai de David Hume sur l'immortalité.
Un soir, dans l'un de ces cours, le Dr Marshall lut l'énoncé de la thèse de Hume, faisant observer que ce commentaire puissant sur la possibilité de prouver l'existence de l'au-delà pouvait être utilisé pour défendre les deux thèses en présence :
« Il paraît impossible de prouver, à la simple lumière de la raison, l'immortalité de l'âme. Il faut donc avoir recours pour cela à de nouvelles formes de logique et faire appel à de nouvelles facultés de l'esprit pour comprendre cette logique. »
Quand le Dr Marshall nous demanda notre avis sur cet argument, je levai la main. Du fait que Hume était un ironiste, il estimait manifestement impossible de prouver l'existence de la vie après la mort. Sans doute même voyait-il en ces nouvelles « formes de logique » une illusion, déclarai-je à la classe. À mon sens, Hume avait raison, eu égard au type de logique que nous utilisons. Néanmoins, j'avais toujours soupçonné qu'il se trompait : en effet, il devait fort probablement penser impossible de concevoir une nouvelle forme de logique, tout aussi improbable de développer une nouvelle faculté de l'esprit et que, après tout, la logique aristotélicienne avait bien fait l'affaire durant deux mille trois cents ans.
« Cependant, osai-je ajouter, les deux sont tout à fait réalisables. C'est simplement que les gens souffrent d'un blocage mental et, de ce fait, décrètent cela infaisable. »
Quand j'eus fini, le silence s'était installé dans la classe et je m'attendais à un contre-argument de la part du Dr Marshall, mais non. Au contraire, il prit un instant pour réfléchir à mes propos puis, lentement au début, il commença à parler d'une personne qui allait devenir un moteur formidable dans ma vie.
« Ici même, à la faculté de médecine, se trouve un homme qui serait sans doute d'accord avec vous, dit-il. Il s'agit du Dr George Ritchie, psychiatre, qui a un jour été déclaré mort. Au cours de cette expérience, il a vu cette lumière au moment de mourir, il a ensuite quitté son corps et la véritable aventure a commencé. »
Le Dr Marshall poursuivit, mais je n'entendis pas vraiment son récit. Mon esprit s'arrêta à la mention de la grande aventure vécue par le Dr Ritchie, au moment de ce qui aurait pu être la fin de sa vie. Je voulais, je devais rencontrer cet homme.
À ce stade, je dois dire que l'évocation par le Dr Marshall de la « lumière » apparue au cours de l'expérience du Dr Ritchie avait suscité chez moi la curiosité la plus vive. J'avais lu l'ouvrage de William James, Les Formes multiples de l'expérience religieuse, dans lequel il parle du rôle de la lumière mystique dans ce type d'expérience. Voici entre autres ce qu'il en dit :
« Il voit, mais ne peut définir la lumière qui le baigne et grâce à laquelle il perçoit les objets qui suscitent son émerveillement. Si nous ne pouvons expliquer la lumière physique, comment pouvons-nous expliquer la lumière qui est la vérité elle-même ?... Mais souhaitez-vous que j'enferme dans des mots pauvres et stériles des sentiments que seul le cœur est à même de comprendre ? »
Intéressé par ces perceptions de lumière, James avait commencé à étudier, en particulier, ceux qui avaient frôlé la mort. Selon lui, il était important de recueillir et d'étudier ces expériences, parce qu'elles « constituent ce qui se rapproche le plus d'un microscope de l'esprit, autrement dit, elles nous montrent sous une forme considérablement agrandie les processus normaux des phénomènes ».
L'une des études de cas concernait une patiente qui avait reçu une surdose d'anesthésique. Après un trou noir provoqué par une administration trop généreuse de chloroforme, cette femme s'était mise à voir une sorte de lumière intense mais d'un type différent. Voici dans quels termes elle décrivait l'événement :
« Après que la sensation d'étouffement et de suffocation eut disparu, j'eus d'abord l'impression d'être dans un état de vide total ; puis apparurent des éclats de lumière intense, en alternance avec l'obscurité, et j'eus une claire vision de ce qui se passait dans la pièce autour de moi, sans aucune sensation de toucher. Je me crus proche de la mort ; quand soudain, mon âme prit conscience de Dieu qui manifestement s'occupait de moi, me manipulait, en quelque sorte, avec une intense réalité présente et personnelle. Je le sentis entrer à flots telle une lumière sur moi... impossible de décrire l'extase que je ressentis. Puis, tandis que les effets de l'anesthésique s'estompaient progressivement, le vieux sens de ma relation au monde se mit à revenir et le nouveau sens de ma relation à Dieu à disparaître. Je me levai brusquement de la chaise sur laquelle j'étais assise, et je hurlai : “C'est trop horrible, trop horrible, c'est trop horrible !”, signifiant par là que je ne pouvais supporter cette désillusion. Puis je me jetai au sol et je me réveillai enfin, couverte de sang, interpellant les deux chirurgiens (fort effrayés) : “Pourquoi ne m'avez-vous pas tuée ? Pourquoi ne m'avez-vous pas laissée mourir ?” »
De retour chez moi pour les vacances de Noël, je bénéficiai d'une de ces coïncidences mystérieuses récurrentes dans ma vie. Nous étions tous à table pour dîner quand je mentionnai George Ritchie et son retour de la mort. J'ignorais tout de lui, et ce que je pus en dire était extrêmement bref. Mais à la mention de son nom, mon père eut un regard étrange et distant.
« George Ritchie... George Ritchie, dit-il, posant sa fourchette. Camp Barkeley, Texas, décembre 1943. Pneumonie lobaire double... déclaré mort puis revenu à la vie. »
Il s'avéra que mon père avait suivi la formation d'infirmier au camp Barkeley à la même période que George Ritchie. Ce qui était arrivé à celui-ci avait, cela va sans dire, fait grand bruit au sein de l'équipe médicale de ce camp d'Abilene, au Texas. Mon père qualifia Ritchie de « légende » et déclara que c'était « un honnête homme qui ne plaisantait pas avec la religion ». Venant de quelqu'un comme mon père, c'était incontestablement une marque d'approbation.
Je compris le sens de ses paroles lors de ma première rencontre avec Ritchie. Psychiatre exerçant à l'UVA, il passait beaucoup de temps parmi les étudiants. Un jour, je me dirigeais vers The Corner, une échoppe vendant des sandwichs aux abords du campus, tout en conversant avec l'un de mes camarades de chambre sur l'histoire de ce médecin. Soudain, le Dr Ritchie en personne apparut au coin de la rue. Mon camarade le connaissait et l'arrêta un instant pour nous présenter.
Lors de notre première rencontre, je trouvai qu'il ressemblait beaucoup à un hibou, et à un hibou des plus sages, qui plus est. Il se rendait à une réunion d'information avec des patients et disposait de peu de temps pour discuter. La rencontre fut brève mais Ritchie me donna l'impression d'être un homme de cœur et de s'intéresser sincèrement à l'étudiant que j'étais. Il avait également l'air de tout juste sortir d'une longue séance de méditation et de ne pas se préoccuper du monde environnant.
Il me fut immédiatement sympathique.
Peu de jours après, j'appris que Ritchie prendrait la parole devant un groupe d'étudiants dans le local de l'une des fraternités. Je me revois monter les escaliers du bâtiment et m'asseoir au fond de la salle. Au bout de quelques minutes, il regarda sa montre et se leva, étirant son mètre quatre-vingt-cinq. Puis, parlant d'une voix traînante et douce, il raconta l'histoire qui allait changer ma vie.
Il commença par l'épisode que je connaissais pour l'avoir entendu raconter par mon père : il suivait une formation militaire de base quand une pneumonie l'avait cloué à l'infirmerie. Pour lui, ce n'était pas vraiment le moment indiqué de se retrouver immobilisé sur un lit d'hôpital. Avant son incorporation dans l'armée, sa candidature avait été acceptée à la faculté de médecine de Richmond, Virginie. Encouragé par l'armée à suivre des études médicales, Ritchie était censé prendre le train hebdomadaire pour se rendre à la faculté de médecine le 24 décembre. Il était alors à la veille de son départ, il se trouvait dans un service hospitalier et il se sentait malade comme jamais auparavant. Mais son principal souci était qu'en ratant son train pour Richmond il courait le risque de perdre sa place à la faculté de médecine.
Plus tard cette nuit-là, après des heures passées à tousser d'une toux à déchirer la poitrine, Ritchie prit sa température : 41,67° C. Il paniqua et s'extirpa du lit pour aller chercher de l'aide. D'un seul coup, il se retrouva entouré par l'équipe médicale, tout affairée à l'allonger sur son lit et à empiler des couvertures sur son corps frissonnant. Au bout de quelques heures, George Ritchie fut déclaré mort. Cause du décès : pneumonie lobaire double.
« Il n'y avait plus grand-chose à faire, déclara-t-il à l'auditoire. C'est avec stupéfaction que j'entendais le médecin donner l'ordre de me préparer pour la morgue, parce que j'avais la sensation d'être encore en vie. J'entendais réellement le gars.
« Je savais que je ratais le train, et cela m'ennuyait énormément. Rien n'était plus important dans ma vie à ce moment-là que d'aller à la faculté de médecine. Je m'assis et je balayai toute la pièce du regard pour trouver mon uniforme, mais sans succès. Je décidai alors que je n'avais plus de temps à perdre.
« Je sortis de la pièce, je me retrouvai dans un grand hall et je me mis à avancer jusqu'à l'escalier, au bout. Arrivant de la direction opposée à la mienne, je vis un employé chargé de contrôler cet étage. Je marchai vers lui puis, à ma grande surprise, carrément à travers lui. Je ne savais que penser de cela, mais je ne voulais pas non plus m'arrêter pour y réfléchir. Je savais que j'avais raté mon train pour Richmond et cela m'ennuyait par-dessus tout. Je poursuivis donc mon chemin.
« Je me dirigeai vers la porte donnant sur l'extérieur, et je la traversai carrément. Soudain je me retrouvai dans les airs à près de cent cinquante mètres, volant à une vitesse incroyable. Je volai un moment puis je vis une ville de l'autre côté d'un large fleuve. Je décidai de m'y poser et j'atterris devant un café-restaurant White Corner.
« Je restai là une minute ou deux jusqu'à ce que les propriétaires du café-restaurant sortent et passent près de moi. “Quel est le nom de cette ville ?” demandai-je, pour m'assurer que j'étais bien dans la direction de Richmond. L'homme ne répondit pas. Je le suivis. “Excusez-moi, monsieur. Pouvez-vous me dire le nom de cette ville ?” Toujours aucune réponse. De toute évidence, il ne m'entendait même pas.
« C'était la seconde fois qu'un être humain ne me répondait pas. J'étais perplexe.
« Je me déplaçai vers un poteau téléphonique et m'appuyai sur le câble qui maintient en place ce type de poteau. Ma main traversa le câble comme s'il n'existait pas. Je compris alors que j'avais laissé à l'infirmerie de Barkeley une chose dont j'avais besoin : mon corps. Je décidai qu'il me fallait y retourner pour le récupérer.
« Je découvris ainsi un aspect très important de l'état de décorporation. Quand on voyage hors du corps, on n'est pas régi par les mêmes lois relatives au temps et à l'espace. Il me suffit de penser à retourner au camp Barkeley, et en un rien de temps, j'étais de retour, devant l'hôpital.
« Et maintenant, j'étais perdu. Je n'avais pas noté en partant dans quel pavillon je me trouvais, il me fallut donc errer partout à la recherche de mon corps parmi les soldats alités. Je me lançai dans une quête éperdue de ma personne, en vain. Je découvris en fait qu'à ce stade tout le monde avait le même aspect.
« Je ralentis et je me mis à examiner attentivement les soldats un par un. Quelques-uns avaient un aspect qui me paraissait analogue au mien, mais aucun d'eux ne portait au doigt ma bague d'université ornée d'une pierre d'onyx noir.
« Au bout d'un moment je désespérai ; on avait dû se débarrasser de mon corps et je ne le retrouverais jamais, pensai-je un instant. Allais-je donc errer pendant des années sur terre, à traverser les murs et les personnes sans jamais pouvoir retrouver l'usage de mes cinq sens ? Je l'ignorais, mais cette question et de nombreuses autres me venaient à l'esprit pendant cette quête effrénée du corps qui porterait au doigt ma bague d'université.
« Enfin j'arrivai dans une salle d'isolement où un corps était étendu sous des draps. La seule chose visible était une main, et à l'un des doigts une bague ornée d'un onyx noir. Je compris alors que durant tout ce temps passé à voler, j'avais été dans un état de déni. J'étais mort – c'était une évidence – et je me trouvais hors de mon corps, à regarder. Je fondis en larmes. Je ne savais que conclure de tout cela, mais je savais que mon corps était sans vie.
« Je pleurais toujours quand la pièce s'éclaira, devint de plus en plus lumineuse, aussi lumineuse que si un million de chalumeaux s'allumaient autour de moi.
« Je continuais à pleurer. Puis trois faits se produisirent simultanément. Quelque chose de très profond dans mon être spirituel – pas le cadavre étendu sur le lit – dit : “Lève-toi ! Tu es en présence du fils de Dieu !” Et au même instant, un être magnifique apparut, le plus extraordinaire que j'aie jamais rencontré. Les murs de l'hôpital autour de moi disparurent, et je vis le moindre petit détail de ma vie, de ma propre naissance par césarienne à ma vingtième année et jusqu'au moment où l'on m'avait déclaré mort. Oui, vraiment tout, absolument tout, et ce en l'espace de quelques secondes à peine.
« L'être commença à me poser des questions : “Qu'as-tu fait de ta vie ? — Eh bien, je suis chef de patrouille scout1, répondis-je. — Oui, mais ce n'est qu'un titre de vaine gloriole.”
« J'étais abasourdi car je n'avais pas parlé ; autrement dit, l'être avait lu dans mon esprit. Pour moi, cela signifiait qu'il n'y avait aucune ambiguïté sur le sens de sa dernière phrase. Mais en dépit de cela, il m'aimait et m'acceptait totalement.
« L'autre événement fut que le Christ me dit de m'approcher et de m'asseoir à ses côtés. Pendant quelques instants, il ouvrit le royaume des cieux pour me permettre de le voir. Mais au lieu de me laisser y être happé, il me ramena vers cette petite pièce où je réintégrai mon corps. »
Lorsque Ritchie acheva son récit, des mains se levèrent et les questions fusèrent. Pendant ce temps-là, Ritchie fit passer dans la salle un certificat de décès provenant du camp Barkeley et signé par Donald G. Francie, médecin de service lors de la première mort de Ritchie.
Dire que j'étais accro à la mort est un euphémisme. Aborder les grandes questions sur l'interaction entre le corps et l'esprit en classe était une démarche intéressante mais purement intellectuelle comparée à la rencontre effective avec une personne en mesure de prouver qu'elle avait quitté son corps et effectué un voyage de plusieurs centaines de kilomètres sous la forme d'un pur esprit.
Ai-je dit « prouver » ? Oui. Tandis que nous regardions le certificat de décès de Ritchie, l'homme qui en avait fait l'objet nous dit qu'un an plus tard il avait effectué le même trajet que lors de son voyage hors du corps pour retrouver le café-restaurant de la petite ville où il avait atterri.
Les amis qui l'accompagnaient dans ce voyage savaient tous qu'il n'était jamais allé à Vicksburg, Mississippi. En roulant dans la ville, Ritchie annonça que s'ils prenaient le prochain tournant et avançaient un ou deux pâtés de maisons plus bas, ils arriveraient devant un café-restaurant au coin de la rue.
« Tu n'y es jamais allé, George, dit l'ami qui conduisait.
— Pas dans mon corps », répondit Ritchie.
Le conducteur tourna rapidement, et deux pâtés de maisons plus bas, ils s'arrêtèrent à côté d'un café-restaurant, celui-là même où Ritchie affirmait s'être rendu durant sa décorporation, au moment de sa mort.
Certains membres de l'équipe médicale de l'UVA tentèrent un jour de pratiquer l'hypnose sur Ritchie afin de vérifier si cela déclencherait en lui la remémoration de cette expérience. Les résultats dépassèrent toutes leurs attentes. Quand les médecins commencèrent à le placer sous hypnose, Ritchie fut victime d'une défaillance cardiaque accompagnée d'une distension des veines du cou et d'une douleur dans le bras gauche. Le médecin dirigeant la séance interrompit immédiatement cette dernière.
Ritchie avait par moments un contact direct avec Dieu, d'après ses dires. Il pensait que ce don lui était venu de son expérience de retour de chez les morts.
Ritchie raconta qu'un soir une patiente âgée l'avait appelé et lui avait demandé de venir chez elle car son mari venait de décéder. Ritchie arriva à leur maison ; effectivement, le mari de cette dame gisait sans vie sur un lit, son cœur ne battait plus. Tandis qu'il commençait à lui recouvrir le visage, Ritchie entendit une voix intérieure qui lui souffla : « Dis-lui de se lever ! » N'étant pas homme à contredire Dieu, Ritchie recula et dit à voix haute : « Levez-vous ! » L'homme ouvrit les yeux et se releva. Il vécut quelques mois de plus et puis expira pour toujours.
Une autre fois, Ritchie et son épouse Margarite roulaient dans Washington, D.C. ; ils avaient perdu leur chemin. Ritchie s'était arrêté pour regarder une carte et leva les yeux juste au moment où un jeune homme marchant sur le trottoir dépassait la voiture. De nouveau, une voix s'éleva dans la tête de Ritchie : « Ce jeune homme va commettre un meurtre ! » Ritchie informa sa femme de ces propos puis il bondit hors de la voiture pour suivre le jeune homme. « Excusez-moi », dit-il au piéton surpris. Sans se démonter, Ritchie raconta l'histoire à l'homme intrigué.
« Alors, vous apprêtez-vous à assassiner quelqu'un ?
— Oui », dit le jeune homme. S'estimant lésé par une de ses relations, il s'en allait régler l'affaire. Tous deux discutèrent quelques minutes jusqu'au moment où Ritchie sentit qu'il pouvait en toute tranquillité laisser partir l'homme.
Ritchie déclara qu'il n'avait pas le sentiment d'être en danger en poursuivant un étranger pour lui délivrer un message inattendu.
« C'était la voix de Dieu, je n'en ai pas douté un seul instant et Dieu ne pouvait m'orienter dans la mauvaise direction. »
L'histoire de sa mort et de sa renaissance narrée par Ritchie eut un impact majeur sur moi. J'associai cette histoire avec celles relatées par Socrate. Pour moi, George Ritchie était le soldat Er des temps modernes. À ma connaissance, il était la seule personne vivante à avoir vécu une telle expérience. Je n'en déduisis pas pour autant qu'il en existait forcément d'autres dans son cas – en fait, de nombreux autres. Il me faudrait quelques années encore pour découvrir à quel point je me trompais en pensant cette expérience unique.
Quand la salle se fut un peu vidée, j'abordai Ritchie. Les fréquents accès de colère de mon père sans motif apparent avaient eu sur moi pour effet de me rendre très difficile l'abord des adultes. Mais la voix de Ritchie, si douce, et son attitude, si simple, me mirent immédiatement à l'aise. Je lui dis que son histoire répondait clairement à la question intéressant toute personne ayant étudié la philosophie : l'interaction entre le corps et l'esprit.
« Selon vous, la coexistence de l'esprit et du corps est indiscutable, dis-je.
— Absolument. Pour moi, le cerveau joue le rôle de récepteur et n'est pas la cause de la conscience. Il se contente de recevoir la conscience, celle-ci provenant d'ailleurs. »
Ritchie et moi devinrent rapidement amis. Je pense qu'il décida très tôt qu'il avait trouvé en moi son alter ego intellectuel. J'étais cultivé, et lui l'était dans une moindre mesure, mais il avait un « vécu important ». Il partageait librement ses expériences de vie et me prit sous son aile, me parlant des maladies et troubles qu'il avait connus chez des patients quand il était psychiatre dans le milieu estudiantin.
Je me rappelle lui avoir demandé un jour si l'un de ses patients parmi les étudiants ne lui avait jamais fait part d'une expérience semblable à la sienne. Il réfléchit un moment.
« Lorsque je prends la parole devant un public nombreux, immanquablement plusieurs personnes viennent me voir à la fin de la conférence et me racontent des expériences similaires », déclara-t-il.
Malheureusement, Ritchie ne consigna jamais ces expériences dont on lui faisait part, pas plus qu'il n'en conserva la trace quand elles lui parvenaient par courrier. Une fois, il écrivit un article pour le magazine Guideposts et reçut en masse des lettres venant de personnes qui avaient vécu ce type d'expérience. Leurs courriers avaient pour objet une demande d'aide, dit-il, et ils étaient si nombreux qu'il lui était matériellement impossible d'y répondre.
Sa femme finit par les jeter à la poubelle en faisant le ménage.
Quand, bien des années plus tard, mes recherches attirèrent l'attention au point que je reçus une proposition pour écrire un livre, Ritchie se montra désolé à la pensée de toutes ces précieuses données perdues.
« J'aurais pu vous apporter ma contribution », dit-il.
Plusieurs de mes professeurs dans le cadre du programme officiel étaient de grande valeur, mais en marge de mes études à l'UVA, George Ritchie fut le meilleur que j'eus. Nous nous rencontrions au moins une fois par semaine pour prendre un café (en fait, je buvais du Coca-Cola) et nous avions de longues discussions sur l'esprit humain. Ce sont ces séances qui développèrent ma vocation professionnelle pour la psychiatrie. La psychiatrie me parut une application pratique de la philosophie, étant donné le nombre important de sujets abordés par les patients qui avaient tous comme source commune les questions sur le « sens de la vie » soulevées par les philosophes.
Ritchie était en parfait accord avec moi sur ce point.
« Que vous soyez Albert Einstein ou un ouvrier agricole en Égypte, peu importe, disait-il. Tout le monde se pose les mêmes questions sur la vie et la mort, et jusque-là personne n'y a trouvé de réponse satisfaisante. D'un siècle à l'autre, l'humanité continue à vouloir connaître le sens de notre présence sur terre et ce qui se passe quand nous n'y sommes pas. »
Je me mis à parler de psychiatrie à mes professeurs et à ma famille et j'évoquai la possibilité de l'exercer professionnellement. La plupart d'entre eux m'encouragèrent, y compris mon père, qui me confia avoir envisagé lui-même de devenir psychiatre avant d'opter pour la chirurgie générale.
Cette information me surprit, je l'avoue. Mon père était parfaitement fait pour être chirurgien et, selon moi, manquait de la patience requise pour exercer dans le domaine des « arts de la parole ». Les descriptions classiques d'un chirurgien semblent avoir été écrites pour mon père : « Pour être un grand chirurgien, on doit posséder la farouche détermination d'être leader dans son domaine. On doit avoir un ego fort, une motivation au-delà des considérations matérielles. On doit être passionnément perfectionniste. »
Mon père n'aurait jamais pu concevoir que « le meilleur livre de médecine que l'on puisse lire est constitué par les patients eux-mêmes ».
1. Eagle scout : le rang le plus élevé chez les scouts américains. (N.d.T.)