11.

Durant les quatre années qui suivirent, j'effectuai une tournée de conférences à travers le pays, après avoir différé mon stage d'internat. Bon nombre de mes interlocuteurs ont du mal à comprendre que j'aie pu prendre une telle décision, mais peu de médecins à l'époque étaient tentés par la spécialisation en psychiatrie, et la faculté de médecine de Géorgie ne fit aucune difficulté pour accéder à ma demande. De plus, c'était pour elle un honneur que l'un de ses étudiants soit sollicité pour effectuer une tournée de conférences.

J'étais sorti du cadre médical, et pourtant je croisais à travers tout le pays des personnes qui m'abordaient pour me faire part de leur expérience de mort imminente. Il m'était ainsi donné d'aborder la psychologie humaine à un niveau profond et captivant.

Nous étions entre-temps retournés nous installer en Virginie, et l'UVA faisait souvent appel à moi quand se présentaient en consultation des patients ayant vécu une EMI et que les médecins ne savaient pas trop quoi leur en dire. Parler ouvertement de la mort et du fait de mourir restait très délicat pour de nombreux médecins, en particulier la génération plus ancienne qui avait glissé le sujet sous un coin du tapis pendant tant d'années.

On ne pouvait pas en dire autant, bien sûr, d'Élisabeth Kübler-Ross. J'avais eu relativement peu de mal à présenter à mes confrères mes recherches sur les expériences de mort imminente, mais cela prit une tournure quasiment désastreuse par moments avec Élisabeth. L'explication se trouvait, à mon avis, dans son style personnel. Outre le fait d'avoir son franc-parler, il arrivait à Élisabeth d'adopter une attitude agressive. Elle estimait avoir des intuitions du point de vue médical et se considérait comme quelqu'un qui parlait librement de ses prémonitions, voyait souvent des fantômes et communiquait avec eux (elle avait même un jour tendu un stylo et du papier à l'un d'eux qui lui avait écrit un mot), et elle avait pour ami un esprit du nom de « Salem », un Amérindien qui mesurait plus de deux mètres.

Élisabeth évoquait naturellement devant ses patients leur mort attendue. Et si elle entendait un médecin dire à l'un de ses patients que tout irait bien pour lui, elle faisait alors irruption dans la chambre et contredisait son confrère au chevet même du malade.

 

Elle était convaincue de la nécessité d'une certaine transparence et estimait que les patients autant que les médecins avaient tout intérêt à regarder la vérité en face. Ainsi, affirmait-elle, les mourants recevraient l'amour et l'attention qu'ils méritaient au lieu d'être relégués dans une chambre éloignée du poste de soins infirmiers, où ils étaient traités comme si la mort était une maladie contagieuse.

C'est sa compassion qui éveilla l'intérêt d'Élisabeth pour la mort. Elle commença à étudier ceux de ses patients qui étaient mourants et fut la première à analyser la mort de si près qu'elle en a détaillé les différentes étapes, au nombre de cinq, allant de l'affliction à l'acte de mourir : déni (« Je me sens bien, cela ne peut pas m'arriver »), colère (« Pourquoi moi ? Ce n'est pas juste ! »), marchandage (« Laissez-moi en vie jusqu'à ce que mes enfants aient fini leurs études universitaires »), dépression (« Je vais mourir, alors à quoi bon ? ») et acceptation (« Je ne peux lutter contre elle, alors autant m'y préparer »).

Tout comme moi, Élisabeth désirait s'engager dans une voie inconnue. Elle explora toutes les pistes possibles dans le domaine du surnaturel parce que, disait-elle, son travail auprès des patients schizophrènes lui avait appris qu'ils réagissaient parfois mieux à la psychothérapie et à une compréhension aimante qu'à la pharmacothérapie. Ce type de raisonnement a été intégré dans la médecine du XXIe siècle, mais dans les années 1960, il faisait résolument d'Élisabeth une pionnière autant qu'une marginale.

Mais cela ne la dérangeait pas. Son esprit errait librement et l'entraînait vers des zones inexplorées. J'ai lu un extrait de son journal où elle évoque un voyage qu'elle avait accompli avec sa famille vers Monument Valley dans la réserve des Navajos au Nouveau-Mexique. Elle dit que le paysage avait une « étrange familiarité », comme si elle était venue dans ce lieu auparavant. Elle laissa naître dans son esprit diverses questions, ainsi qu'en témoignent certains passages de son journal :

 

« Je connais peu de choses sur la philosophie de la réincarnation. La réincarnation a toujours été associée dans mon esprit à des originaux qui racontent leurs vies antérieures dans des pièces envahies par l'odeur d'encens, pas du tout mon ambiance ! Je me sens à l'aise dans les laboratoires. Mais je sais maintenant qu'il existe des mystères du mental, de la psyché, de l'esprit, impossibles à sonder au moyen de microscopes ou à l'aide de réactions chimiques. Un jour, j'en saurai plus. Un jour, je comprendrai. »

 

La libre exploration d'idées à laquelle se livrait Élisabeth la plaça – selon la formule ironique de l'un de mes confrères – « sur une orbite distante ». Elle fréquenta un médium qui pratiquait la transe près de San Diego, en Californie, et avait fondé l'Église de la Divinité. Le médium, qu'elle appelait toujours « Jay B. », promit de la mettre en contact avec des entités spirituelles à qui elle pourrait s'adresser et qui lui répondraient.

La séance de channeling se déroula dans un bâtiment, la « pièce obscure », ainsi nommée parce que toutes les fenêtres avaient été recouvertes pour ne laisser filtrer aucune lumière. Là, Élisabeth se retrouva avec près de vingt-cinq personnes qui chantaient un chant doux et rythmé dans une obscurité totale tandis que Jay B. rassemblait l'énergie psychique nécessaire pour canaliser les entités.

Élisabeth fut littéralement époustouflée par les événements survenus dans la chambre obscure au cours du premier week-end qu'elle y passa : elle fut présentée à un esprit du nom de « Salem », très au fait de beaucoup d'éléments de sa vie et qui resta son ami pour toujours. Elle affirmait même avoir reçu des appels téléphoniques de lui.

Élisabeth repartit à Chicago, où elle vivait à l'époque, et parla à son mari Manny des étranges événements dont elle avait été témoin en Californie. Celui-ci avait du mal, avec son esprit logique et froidement rationaliste, à comprendre les motivations de sa femme. Puis un jour, Salem appela à la maison et Manny répondit. Suite à cette conversation de quelques minutes avec l'esprit « canalisé », Manny eut une soudaine révélation sur sa vie. Quelques jours plus tard, il demanda le divorce.

Attristée mais pas découragée, Élisabeth déménagea en Californie et elle vécut dans un mobile home à Escondido où elle créa un centre de soins et vécut accompagnée de son esprit guide, Salem. Elle y poursuivit ses recherches sur la mort et les mourants et elle dirigeait fréquemment des ateliers – s'adressant aussi bien à des étudiants en médecine qu'à des malades en phase terminale et à leur famille. Toute personne intéressée par ce qui avait trait à la mort et à l'acte de mourir, quelle que soit sa motivation, était bienvenue aux séminaires organisés par Élisabeth.

Elle continua à assister aux séances dans la chambre obscure avec Jay B. et croyait fermement en ses pouvoirs comme médium. Mais ce n'était pas le cas de tous. Certains pensaient que son channeling était un canular et que Jay B. ne se tenait pas du tout devant les participants dans la pièce obscure, mais qu'il déambulait en fait dans la pièce, en se faisant passer pour les esprits qu'il « canalisait ».

Au beau milieu de cette controverse, Jay B. annonça un jour dans une pièce remplie de monde que si quelqu'un allumait la lumière au cours d'une séance de channeling, cela serait préjudiciable aux esprits. Les esprits ne devaient apparemment pas être au courant. Au cours de cette séance, en effet, un esprit de sexe féminin nommé « Willie » alluma vraisemblablement la lumière et les participants découvrirent debout en face d'eux un Jay B. nu comme un ver, plongé dans une profonde transe. Cette vision déclencha la panique dans la salle et des mains cherchèrent l'interrupteur pour éteindre la lumière. Jay B. poursuivit sa transe comme si de rien n'était. Pour de nombreux habitués, ce fut un moment édifiant. Par la suite, des rumeurs se mirent à circuler au sujet d'abus sexuels se déroulant dans la pièce obscure. L'Église de la Divinité commença à se déliter.

Élisabeth finit par perdre confiance en Jay B. Un incendie mystérieux faillit détruire sa maison, voisine de celle de Jay B., en 1983. Elle se précipita chez lui pour demander du secours, et son « gourou » entrebâilla la porte pour lui parler, sans toutefois lui proposer son aide.

Cet incident marqua le point de rupture pour Élisabeth. Elle vendit sa propriété en Californie et elle déménagea avec Salem en Virginie où elle fonda un orphelinat pour enfants malades du sida. Cette magnifique institution située dans la vallée de Shenandoah était logée dans la maison que mon épouse et moi lui avions vendue au moment de notre divorce.

Je connaissais alors Élisabeth Kübler-Ross depuis plusieurs années. Peu avant la publication de La Vie après la vie, Egle lui envoya les épreuves pour avoir un commentaire de sa part. Comme moi, elle avait constaté une récurrence des mêmes événements vécus par les mourants et les avait décomposés en quatre phases distinctes : sensation de décorporation ; sentiment d'être constitué d'énergie ou d'esprit ; ange gardien venu pour guider le mourant ; et sensation d'être en présence de Dieu. La Vie après la vie était visiblement en concurrence dans le même domaine, et nous ne comptions donc pas de sa part sur un commentaire étendu, pas même sur quelque commentaire que ce soit. Mais à notre commune surprise, elle écrivit une magnifique introduction au livre, dont voici un extrait :

 

« Nous avons atteint, me semble-t-il, une période de transition dans notre société. Nous avons le courage d'ouvrir de nouvelles portes et d'admettre que nos outils scientifiques actuels sont inappropriés pour bon nombre de ces recherches nouvelles. Ce livre ouvrira, je pense, ces nouvelles portes à des personnes capables d'avoir un esprit ouvert, et il leur donnera espoir et courage pour évaluer de nouvelles aires de recherche.

Les conclusions du Dr Moody sont exactes, car formulées par un chercheur authentique et honnête. Le contenu de La Vie après la vie est également corroboré par mes propres recherches et par les découvertes d'autres chercheurs. »

 

Outre le fait de rédiger l'introduction, Élisabeth m'informa qu'elle donnerait une conférence dans un collège communautaire1 de Géorgie et elle me demanda si je pouvais l'y retrouver, ce que je fis volontiers.

J'écoutai son exposé présenté avec passion et, par moments, avec humour, puis je quittai l'amphithéâtre pour aller à sa rencontre. Lors du cocktail au champagne organisé après sa causerie, elle parut savoir qui j'étais avant même que je me présente. Elle traversa la pièce et me tendit la main.

« Êtes-vous le jeune auteur de La Vie après la vie ? »

Je le lui confirmai, et elle me demanda alors : « Comment avez-vous obtenu toutes ces extraordinaires études de cas ?

— Eh bien, j'ai simplement parlé avec les gens », lui répondis-je.

Ce soir-là, nous eûmes une discussion plutôt animée sur la vie après la mort ; d'entrée de jeu, elle émit l'hypothèse que mes recherches avaient prouvé la survie à la mort physique.

« Non, dis-je à Élisabeth. Elles prouvent seulement l'apparence que nous survivons après la mort. Il y a un seul moyen d'apporter une preuve indéniable, c'est de communiquer avec une personne réellement morte. »

Elle me regarda, incrédule.

« Comment pouvez-vous entendre toutes ces histoires et ne pas croire à notre survie à la mort ? » Elle était agitée à un point tel qu'elle alluma une cigarette.

Je lui fis part de ma conviction que la preuve, et non la croyance, était le but de mes recherches.

« Si vous croyez à la vie après la mort, dans ce cas, toutes ces recherches sont vaines, dis-je. Mais si vous voulez prouver l'existence de la vie après la mort, alors notre recherche ne fait que commencer.

— C'est absurde, répliqua-t-elle. Vous détenez des récits cohérents racontés par des dizaines de personnes mortes puis revenues à la vie, et toutes décrivent les mêmes événements. Cela me fait penser aux premiers explorateurs qui, après avoir découvert une nouvelle contrée, en parlèrent à leur retour. Quand suffisamment de personnes eurent raconté des histoires similaires, les gens cessèrent de nier l'existence de cette contrée. Il n'est pas nécessaire de voir quelque chose de visu pour savoir qu'elle existe. »

Élisabeth ne parvenait pas à comprendre mon refus d'avancer que j'avais prouvé l'existence de la vie après la mort. Comme nous avions la même expérience avec les patients mourants, elle imaginait que je poserais certainement le même acte de foi qu'elle. De fait, mon attitude la déconcertait tant – la contrariait, en vérité – que nous décidâmes de ne plus jamais reparler de la vie après la mort.

Dès lors, notre relation fut fondée sur l'humour. J'inventais des histoires à son sujet et elle m'écoutait, assise à la table, en riant. Je racontais par exemple que l'une de ses poules était agonisante et qu'Élisabeth avait réuni les poussins autour de leur mère pour leur expliquer que celle-ci traversait un tunnel sombre et rencontrait une grande « poule de lumière ».

Élisabeth riait à n'en plus finir de mes taquineries. Quand j'entends les gens dire qu'ils trouvaient Élisabeth austère, je pense toujours à ces moments où j'inventais des histoires à son propos en sa présence.

Élisabeth voulait me voir l'accompagner dans ses tournées et proclamer que je croyais en la vie après la mort. J'ai fait de nombreuses apparitions en public avec elle, mais je l'ai toujours déçue car je n'allais pas, loin s'en faut, jusqu'à affirmer avoir découvert la preuve formelle de l'après-vie. Je m'aventurais jusqu'à dire que l'expérience de mort imminente était une voie d'accès à ce qui nous attend après la mort, mais j'ajoutais cette observation : le fait que quelqu'un ait vu les portes du paradis n'impliquait pas l'existence d'une demeure permanente derrière ces portes.

« Mais du moins nous sommes arrivés jusqu'aux portes du paradis, disais-je à l'auditoire. Peut-être ne tarderons-nous pas à jeter un coup d'œil à l'intérieur. »

Élisabeth n'était pas la seule personne à être déçue par mon absence de prise de position. Beaucoup dans l'auditoire étaient stupéfaits d'apprendre que je ne considérais pas avoir trouvé la preuve de la vie après la mort. Invariablement, l'une des premières questions posées à la fin de la conférence était : « Vous ai-je bien compris ? Vous croyez vraiment à la vie après la mort, c'est bien ça ? »

En vérité, j'étais sceptique, selon l'acception du terme chez les Grecs anciens (une personne qui ne met jamais un terme à sa recherche). Dans cette fascinante culture, le sceptique n'était pas celui qui niait l'existence possible de la vérité – comme on l'entend de nos jours –, c'était plutôt un chercheur de la vérité qui avait décidé de ne pas arriver à une conclusion.

Le scepticisme est l'état d'esprit le plus approprié au monde de la recherche. Cette attitude mentale entendue au sens du terme dans la Grèce antique libère l'esprit, car elle permet à la personne qui l'adopte de ne pas avoir pour but de conclure. La définition courante du terme a évolué au fil des ans pour désigner celui qui nie l'existence de tout ce qu'il n'a pas personnellement expérimenté. C'est également quelqu'un pour qui le seul moyen rationnel de prouver la vérité est la méthode scientifique.

La vérité étant une cible mouvante, le seul moyen efficace, à mon sens, de trouver la vérité est de poursuivre sa recherche.

Mais la plupart des gens préfèrent vivre dans le monde absolu du « vrai et faux », infiniment plus familier, et donc rassurant. Je les comprends, mais ce n'est pas moi qui les guiderai vers ce monde-là...

 

Je me consacrai presque exclusivement durant quatre ans à donner des conférences puis je revins à la faculté pour faire mon internat. Il y a une grande différence entre les études de médecine et l'internat. Les études de médecine demandent un effort mental, tandis que l'internat, qui est à la médecine ce qu'est le camp d'entraînement militaire à l'armée, exige purement de l'endurance physique.

Ma première rotation comme interne était en gériatrie, à l'hôpital psychiatrique public en Virginie. J'ai aimé travailler dans ce service. Du fait d'avoir été élevé par mes grands-parents, je me suis tout de suite senti à mon aise au milieu de cette population âgée.

Tous les patients âgés placés dans cette institution étaient atteints de démence à un stade avancé. L'un d'eux, un agent d'assurances de Charlottesville, souffrait de délire professionnel, qui se manifestait par un retour au comportement qui avait été le sien durant ses années d'activité. Quotidiennement, il reproduisait le même simulacre : enfiler son costume de ville et aller au « travail », en l'occurrence un plateau-repas qu'il posait devant sa chaise dans la salle de détente. Durant des heures, il passait de faux appels téléphoniques avant de sortir effectuer des visites personnelles, consistant généralement à frapper à la porte des autres patients. Il m'arrêtait parfois pour me demander : « Excusez-moi, monsieur, pouvez-vous me dire laquelle de ces pièces est mon bureau ? »

Un autre de ces patients avait été employé de ménage dans un salon de coiffure durant quarante ans. À longueur de journée, il faisait semblant de balayer le sol autour des chaises. Un autre encore, ancien mécanicien d'avions, faisait les cent pas, tenant à la main des papiers froissés et hurlant des ordres à des employés fantômes, exigeant qu'ils « remontent les moteurs de l'avion numéro sept » !

Parfois, de nouveaux patients me connaissaient à travers la lecture de mon livre. Certains se méfiaient de moi en raison de ma notoriété, imaginant que s'ils avaient été placés dans ce pavillon, c'est que le personnel médical les savait condamnés. Dans leurs moments de lucidité, une fois que je les avais convaincus que je n'étais pas là en tant que médecin spécialisé en soins palliatifs, mais bien pour ma formation médicale, nous avions ensemble de merveilleuses conversations.

Je n'étais pas le seul à ressentir ce plaisir et cette fascination. Un soir, j'étais assis dans la salle de repos du personnel soignant quand une infirmière entra. Elle s'assit pour lire, mais au bout d'un moment, nous engageâmes la conversation au sujet des patients hospitalisés à l'étage.

« Est-ce difficile pour vous de travailler dans un hôpital psychiatrique ? lui demandai-je.

— Grand Dieu, non. C'est le meilleur lieu où il m'ait été donné de travailler.

— Pourquoi ?

— Parce que, dit-elle en baissant la voix, c'est comme travailler dans une galerie d'art où les tableaux sont vivants et racontent des histoires ! »

Tous les pavillons de l'hôpital psychiatrique n'étaient pas aussi agréables que celui-ci. L'unité de très haute sécurité pour les fous meurtriers constituait une version plus sombre et plus effrayante de la galerie d'art humaine qui nous plaisait tant, à l'infirmière et à moi-même. Le Binyon Building accueillait près de cent vingt patients à la fois, tous enclins à la violence, auteurs de crimes extrêmement graves, qui les classaient comme patients psychotiques violents.

Les services de police étaient très contents que je sois médecin au sein de cet hôpital. Mon frère Randy était un membre respecté du bureau du shérif, et l'équipe pensait que je comprendrais mieux que la plupart de mes confrères les exigences imposées aux forces de l'ordre dans le cas d'individus animés d'intentions criminelles.

Ils appréciaient également le fait que je n'utilise pas de « jargon médical » pour parler de ces dangereux criminels mais que je m'adresse à eux en langage courant, comme je le faisais avec mon frère. Et, contrairement à d'autres médecins, je n'avançais jamais d'affirmations concrètes quant au comportement que seraient susceptibles d'avoir ces patients dans une situation future, selon moi. À plus d'une reprise, je fus plaqué contre un mur et même quasiment étouffé par l'un de ces psychotiques imprévisibles, et je ne voulais pas qu'un agent de police soit blessé suite à une hypothèse dangereuse émise par moi sur le comportement criminel d'un patient.

Les services secrets, eux, ne formulaient jamais d'hypothèses sur le comportement criminel, je puis vous l'assurer. Un soir, j'arrivai pour prendre mon service et je découvris trois nouveaux dossiers sur le bureau. À l'intérieur, je trouvai des cartes orange vif agrafées aux graphiques et portant le cachet des services secrets. Sous chaque cachet était écrit en gras cet avertissement :

 

« Si cet individu s'échappe de votre institution,

prenez impérativement contact

avec les services secrets des États-Unis ! »

 

Dans la salle de détente, je découvris trois nouveaux patients, tous arrêtés par les services secrets, puis déposés à notre institution et confiés à sa garde. Le président Ronald Reagan devait effectuer une visite dans la ville et l'équipe commise à sa protection était arrivée à l'avance et internait les personnes soupçonnées de présenter une menace lors de cette visite.

Les trois hommes étaient visiblement furieux d'être arrêtés et ouvrirent peu la bouche durant les vingt-quatre heures passées sous notre responsabilité. Mais cet après-midi-là, quand le président Reagan prononça son discours à Macon, Géorgie, tous trois s'installèrent devant le téléviseur et regardèrent, en bouillant intérieurement, le « Grand Communicateur » s'adresser à un groupe d'hommes d'affaires locaux.

 

Durant mon temps libre, je tentais de trouver des témoins d'expériences de mort imminente et de m'entretenir avec elles. Cette activité totalement passive – recueillir des études de cas – était idéale pour une personne atteinte d'un grave myxœdème non encore diagnostiqué. Il me suffisait de me munir de mon magnétophone et d'une provision suffisante de bandes magnétiques, puis de me rendre par le réseau de bus Greyhound dans de petites villes du Sud profond où je restais assis avec des personnes à les écouter me raconter leur histoire. C'était là encore un cadre semblable à une galerie d'art, tel celui décrit par l'infirmière, où les tableaux étaient doués de parole. À la différence que là, je me trouvais hors de l'hôpital psychiatrique et que j'interagissais avec une population de personnes saines d'esprit qui avaient eu le privilège de vivre un événement paranormal.

 

Je ne me suis jamais considéré comme quelqu'un de particulièrement énergique. Mais je devais tout de même l'être, je m'en rends compte rétrospectivement. Après tout, à l'âge de trente-deux ans, j'avais déjà en poche deux doctorats, j'enseignais la philosophie depuis trois ans, j'avais écrit un des livres les plus vendus de tous les temps et j'avais créé un nouveau domaine d'études médicales – et le tout pendant que je poursuivais des études de médecine. Et puis, j'avais effectué des tournées de conférences durant quatre ans, à raison parfois d'une conférence par jour, où je partageais mes connaissances dans ce domaine que j'avais intitulé « études sur les expériences de mort imminente ».

Accomplir tout cela exigeait une énorme quantité d'énergie. Je devais en avoir des réserves cachées. Ou peut-être était-ce ma curiosité innée qui me poussait toujours plus loin.

Mais nous étions à ce moment-là en 1985 et un changement s'opérait incontestablement. Cela faisait trois ans que je n'avais pas lu un seul livre. J'avais l'impression que la vitalité et l'énergie s'étaient totalement échappées de mon corps, entraînant avec elles mes capacités de raisonnement. J'avais confié à un conseiller financier la gestion de mes finances, et il nous fallut peu de temps pour découvrir qu'il détournait une grande partie de mes revenus à son profit. Mon épouse Louise me l'avait recommandé par l'entremise d'un ami, et je la tenais donc pour responsable alors qu'en fait ce n'était pas réellement de sa faute. J'avais été trop passif dans la décision d'utiliser les services de cet escroc, décision que j'avais laissé prendre pour moi au lieu qu'elle soit prise par moi.

Je devins paranoïaque et déprimé, effets secondaires du myxœdème. Mon couple battait de l'aile et du fait de ma maladie, j'avais du mal à assumer mon rôle de père auprès de mes deux fils, Avery et Samuel.

Dans un moment de lucidité démente, je vis la tournure qu'avait prise ma vie et je décidai de recommencer à zéro. J'annonçai à Louise que notre mariage était fini. Le divorce fut prononcé en 1986 et je quittai le domicile conjugal.

Rien ne s'améliora. Je rencontrai une femme et nous nous mariâmes, mais cela ne colla pas. Mon attitude devint à la fois « trop distante » et « trop dépendante » pour cette étudiante en psychologie, jeune et indépendante. J'essayai de ne pas me sentir visé par ce rejet. J'étais conscient qu'elle avait raison, mais j'avais un problème grave et j'en ignorais la nature. Tout ce que je savais, c'est que je ressentais un profond sentiment de peur, comme si quasiment chaque partie de mon corps m'indiquait à sa manière que j'étais en train de mourir. Fait étrange, cela ne me dérangeait pas. J'étudiais les expériences de mort imminente depuis au moins une décennie, et tous ces entretiens que j'avais menés m'avaient donné le sentiment que la chaleur surnaturelle d'une lumière vive et mystique accompagnerait ma propre mort. Je me mis à désirer vivre cette expérience. J'étais prêt à mourir.

 

Je quittai mon travail à l'hôpital psychiatrique de très haute sécurité à Milledgeville, Géorgie, et j'acceptai un poste au West Georgia State College à Carrollton. Ma vie en fut changée. Mon moral s'améliora et je me retrouvai dans une salle de cours avec des étudiants. Je constatai qu'une salle pleine d'élèves constituait un environnement bien plus positif qu'un pavillon hospitalier plein de malades mentaux dangereux, où il fallait toujours se tenir sur ses gardes en raison des possibles accès de violence des patients sous traitement. Mon problème de santé, le myxœdème dont je souffrais à mon insu, semblait s'atténuer. S'était-il agi d'un symptôme de surmenage, comme plusieurs médecins l'avaient avancé ? Tout semblait aller pour le mieux, et j'eus l'impression que j'allais enfin pouvoir vivre pleinement.

1. Établissement d'enseignement supérieur court (deux ans). (N.d.T.)