Un soleil radieux chauffe cet après-midi de la fin du mois d’août. La concierge ne s’est plus manifestée mais papa se désole de nous voir cloîtrés dans le petit appartement par une aussi belle journée d’été. Dans un mois, ce sera la rentrée des classes. Alors, il faudra bien se décider à sortir.
Hier, après le spectacle, l’Obersturmführer est venu trouver mon père dans sa loge. Il est ravi des plans que le magicien Maxo lui a fournis. Après la guerre, il compte abandonner son emploi à la Gross Kommandantur pour se lancer dans une carrière d’artiste. L’homme apparaît comme un doux rêveur. Et c’est d’un air désolé qu’il apporte à mon père des nouvelles de la mère de Myriam.
En fait, c’est mon père, le doux rêveur. Sanglé dans son élégant uniforme de parade, l’Obersturmführer Müller réussit habilement à tromper son monde : l’officier est membre de la Schutzstaffel, la SS1…
En ce moment, un train part environ tous les deux jours du Bourget-Drancy. Pour accélérer le transfert des internés, les wagons de voyageurs ont été remplacés par des wagons de marchandises. On peut ainsi aisément faire monter soixante à quatre-vingts « voyageurs » dans ces fourgons prévus à l’origine pour huit chevaux. Les conditions de transport sont épouvantables, d’autant plus que les portes sont verrouillées au départ. La police française a pour mission de désigner ceux qui embarquent. Mille hommes, femmes, enfants ou vieillards à chaque convoi. C’est le contrat passé avec les autorités ennemies. La mère de Myriam a quitté la France le 12 août à bord du convoi n° 18 vers une destination inconnue. Le SS Müller espère que ce grand malheur n’altèrera pas les bonnes relations qu’il entretient avec le magicien Maxo.
L’information de ce grand malheur a décidé mon père à prendre d’importantes décisions pour notre avenir. Plus rien ne retient Myriam en région parisienne. En outre, elle court un trop grand risque à rester cachée dans un immeuble dont la gardienne a pour idée fixe de la livrer à la police. Pour l’heure, mon père guette le moment propice pour annoncer à la jeune fille la mauvaise nouvelle de l’Obersturmführer. C’est elle qui lui en fournit l’occasion.
— Monsieur Poulain, est-ce qu’il sera possible de faire parvenir une autre lettre à ma mère avant qu’elle parte par l’intermédiaire de votre officier ?
Mon père baisse les yeux. Il est des circonstances où les adultes hésitent à croiser le regard des enfants. Il prend une grande inspiration, comme un poisson qu’on aurait sorti de son bocal. Avant même qu’il n’ait commencé à articuler les premiers mots de sa réponse, Myriam a compris.
— Ce n’est pas possible, pas déjà…
La fillette de dix ans n’admet pas que le monde puisse être aussi impitoyable. Elle laisse tomber sur le linoléum la lettre qu’elle avait rédigée. La feuille tournoie un bref instant avant de s’aplatir sur le sol comme les premières feuilles mortes de cet été caniculaire.
1. Littéralement « échelon de protection », élite militaire du parti nazi, principale force d’intervention et de police, chargée entre autres, avec la Gestapo – la police politique – de pourchasser les juifs.