La cour de récréation résonne du cri des enfants. Les petits font plus de bruit que les grands, même s’ils sont peu nombreux. Nous avons des jeux plus calmes : les billes pour les garçons, la marelle pour les filles.
La clameur de l’école est rapidement gommée par l’arrivée d’un convoi de véhicules. Ce sont des militaires allemands. On en a déjà vu, mais c’est la première fois qu’ils s’arrêtent dans le village. D’habitude, ils ne font que le traverser à vive allure. Tandis qu’aujourd’hui, ils stationnent sur la place de la mairie à côté de l’école. Un camion bâché rempli de soldats et un véhicule léger décapoté dont descend un officier. Il porte un pantalon et une veste noires sur laquelle brillent des S, épinglés par deux de chaque côté du col.
L’homme réajuste sa casquette et se dirige vers la mairie, tandis que les soldats se déploient autour du bâtiment. C’est à dire parmi nous, dans la cour de récréation. Nous sommes abasourdis. Nous écoutons vociférer le gradé allemand qui veut voir le responsable de la commune. Le maire est absent. Il est dans ses vignes où il supervise les vendanges. Peu importe, le secrétaire de mairie fera l’affaire. Il appelle monsieur Perrot.
— Un attentat terroriste s’est produit sur le territoire de la commune, annonce l’officier SS. J’ai besoin de la liste exacte de vos administrés.
— Qu’est-il arrivé ?
— Ne me dites pas que vous n’avez rien entendu cette nuit, Herr Lehrer1.
— À part l’orage…
— Ne vous moquez pas de moi. Il n’y a pas eu d’orage cette nuit. Un sabotage ! Des terroristes ! Voilà ce qu’il y a eu cette nuit… Ces criminels ont fait sauter la voie de chemin de fer qui relie Lyon et Marseille. Et c’est dans votre commune que ça s’est passé. J’ai assez perdu de temps. Donnez-moi la liste des habitants du village, vite !
— Mais pourquoi faire ? proteste d’un râle asthmatique l’instituteur.
— Cette liste nous servira à choisir des otages parmi la population civile. Dépêchez-vous, Herr Lehrer, ou on embarque vos enfants à la place, articule-t-il doucement avec un léger rictus en nous montrant du doigt.
Nous sommes entourés de soldats casqués, le fusil à l’épaule, immobiles dans un garde-à-vous impeccable. Nous sommes des homards pris dans la nasse. Fuir est impossible.
— Donnez-moi le registre de la commune sans me faire perdre mon temps !
Ces derniers mots ont été prononcés dans le silence absolu de la cour de récréation. La ruche bourdonnante s’est enfermée dans un mutisme inquiet.
Monsieur Perrot finit par obtempérer. Arborant fièrement la liste devant ses troupes, l’Allemand traverse la place du village pour se rendre dans l’église. Il ordonne qu’on y fasse sonner le tocsin. La cloche tinte violemment, provocant un vacarme assourdissant.
Peu à peu, les habitants, des agriculteurs occupés dans les champs ou dans les vignobles, se rassemblent devant l’édifice religieux. Je vois arriver Yvette et ses parents. Ils sont inquiets. Personne n’ose parler. La foule est rapidement encerclée par les militaires. L’officier nazi appelle les hommes un par un et les fait se ranger en file indienne.
L’Obersturmführer Müller est satisfait. Personne ne manque à l’appel. Pas même le maire, qui a dû interrompre ses vendanges. En tout, une trentaine d’hommes sont alignés devant les soldats. Ils attendent. Le gradé SS n’est pas pressé. Il goûte avec sadisme ce moment où un village entier retient sa respiration. Il est un dieu qui a le pouvoir absolu, celui de la vie et de la mort. Il sourit.
— Les noms que je vais appeler : dans le camion. Vous êtes des otages. Vous serez fusillés à titre de représailles pour les actes de sabotage de cette nuit. À moins que vous nous livriez les terroristes, ou qu’ils viennent se rendre. Pelouze et Vaché, grimpez !
Le maire et son premier adjoint ont été choisis. Résignés, ils obéissent sans discuter. Que peuvent faire des civils, les mains nues, contre une douzaine de soldats armés et entraînés ?
Les femmes des deux otages sont effondrées. Le village assiste hébété au départ précipité des militaires.
L’officier ennemi se tourne une dernière fois vers la foule.
— Dans quarante-huit heures, ces hommes seront exécutés. Vous avez quarante-huit heures pour me livrer les saboteurs…
Les heures qui suivent l’ultimatum sont vécues dans la douleur par l’ensemble des habitants. On n’entend pas les adultes discuter des événements, mais on voit qu’ils sont sous le choc.
À l’école, monsieur Perrot nous a interdit d’en parler. Une affiche annonçant les représailles allemandes a été collée sur le haut mur de pierre. Les gens passent devant sans la regarder.
L’attente est interminable.
Le matin du troisième jour, le convoi militaire revient dans le village. Les soldats descendent du camion les corps sans vie du maire et de son premier adjoint qu’ils abandonnent sur la place.
Peu à peu, chacun vient se recueillir devant les deux hommes assassinés.
Cette année, les vignes du maire ne donneront pas de vin.
1. « Monsieur le Professeur ».