Gore Vidal rentra aux Etats-Unis au début de l’année 2003. Il s’installa à Hollywood Hills avec Howard Austen, malade et obligé de quitter l’Italie où il était moins bien soigné. En outre, les escaliers de leur villa de La Rondinaia, à Ravello, commençaient à être un peu raides pour les deux amis vieillissants.
Si j’ai choisi Gore Vidal pour clore ce livre, c’est aussi parce qu’il l’inaugurait et parce qu’il fut le dernier survivant des années d’après guerre
*. Allen Ginsberg est mort en 1997, après avoir été un personnage public étonnamment calme et propre sur lui, pendant des années. Il n’aura jamais cessé d’écrire de la poésie, même s’il préférait lire et réciter ses premiers poèmes. Ses lectures avaient un succès fou ; il était devenu un modèle d’engagement politique et moral. Peter Orlovsky, son amant, alcoolique, avait beau faire de nombreux séjours en hôpital psychiatrique, Ginsberg est resté serein jusqu’au bout, attentif, jamais dépassé. Il est mort à 71 ans.
Vidal, lui, n’a jamais été serein. Il a continué à produire, poursuivant ses romans historiques pour remplir les blancs de ce qu’il appelle son « Histoire de l’Empire », de
Burr à
Washington DC et
L’Âge d’or. Ce sont des livres bien construits, très documentés, mais, à mon sens, moins réussis que les premiers. Il a également écrit d’étranges romans expérimentaux, tel
Duluth, ou ses mémoires,
Palimpseste, destinées à coiffer au poteau ses biographes. Il s’en est d’ailleurs pris
à son biographe « officiel », Fred Kaplan, le jour où celui-ci a refusé de lui montrer son manuscrit avant publication. Puis il a renié le livre tout en expliquant qu’il ne l’avait pas lu. Sans doute était-ce sa manière à lui, querelleuse, impérieuse, de se préparer à la mort.
Hélas, Howard Austen, mort en novembre 2003, l’aura précédé. Vidal avait beau avoir passé cinquante-trois ans à dire qu’Austen était un ami, certainement pas un amant, il était désespéré. Il en parlait dans la suite de ses mémoires, A l’estime, un ouvrage qui tient du livre des records, mais qui réserve une surprise, un chapitre très personnel sur les maladies dont souffrait Howard Austen : péritonite, cancer du poumon, tumeur au cerveau et pneumonie. Austen est transporté en chaise roulante pour une énième opération et demande à Vidal : « Embrasse-moi », et Vidal l’embrasse. « Sur la bouche, ce que nous n’avions pas fait depuis cinquante ans. » Après sa mort, Vidal observe son corps nu allongé sur un lit d’hôpital, et regrette d’être incapable de pleurer. Les deux hommes étaient profondément, inextricablement liés. L’intimité a parfois peu à voir avec le sexe.
Vidal déclare au début d’A l’estime : « Au moment où je me déplace, avec grâce, j’espère, vers la porte “Sortie”… » Hélas, plus le temps passait, moins il était gracieux, et plus il était virulent et colérique. Son regard, critique depuis toujours, s’était durci avec l’âge. Il assénait les mêmes idées sans le moindre humour. En 2008, invité à participer par satellite à un débat organisé par la BBC le soir des élections américaines et interrogé sur Barack Obama, il répondit en aboyant et en prenant tous les intervenants de haut.
La récente renaissance de Truman Capote n’avait pas dû lui faire très plaisir. Il n’aurait pas imaginé être aussi juste le jour où il lâcha, après la mort de Capote : « Efficace question carrière. » Le personnage public de Capote, catastrophique, a disparu, les lecteurs et les critiques découvrent l’écrivain.
De même Vidal manifesta-t-il son mécontentement le jour où Edmund White produisit une pièce de théâtre intitulée
Terre Haute, fondée sur sa correspondance avec Timothy McVeigh, le poseur de bombes d’Oklahoma City – et malgré son autorisation. (White venait lui aussi de revenir aux Etats-Unis, pour enseigner à Princeton, et il avait un nouveau compagnon, un jeune
écrivain nommé Michael Carroll.) La pièce ne fonctionne pas ; ni le personnage de McVeigh ni la fascination furieuse de Vidal pour l’assassin ne sont justifiés. Ce n’est pourtant pas ce que reprochait Vidal à White. « Sa pièce sous-entend que je suis fou amoureux de McVeigh, déclara-t-il avant de dénoncer toute l’œuvre de White. Quand je vois ce qu’il a écrit, il n’y a que des histoires de tarlouzes, comme si c’était ce qu’il y avait de mieux sur terre. Il s’imagine que je suis une
queen, ce qui est à mille lieues de moi. » Sa sortie rappelle les invectives gay des années 1950, comme si nous étions brusquement revenus à un autre âge. Il est vrai que l’écrivain était en chaise roulante et souffrait de l’arthrite à la jambe qu’il avait attrapée dans les Aléoutiennes. Howard Austen venait de disparaître, il n’avait plus ni ancre, ni oreille, ni ange gardien pour lui conseiller plus de sagesse.
Vidal fut un parrain de la littérature gay malgré lui – un parrain et une fée. Il aurait fait la grimace en s’entendant qualifier ainsi puiqu’il persistait à dire que les homosexuels n’existent pas, que seuls existent des actes homosexuels. Pourtant des générations de lecteurs gay déclarés l’admirent. Il osa parler de sexualité à une époque où peu d’écrivains en avaient le courage. Il fit l’éloge de Tennessee Williams et de Christopher Isherwood en un temps où le premier était décrié dans le monde des lettres, et le second guère reconnu. Il savait être courtois, éloquent, drôle, et nécessaire. Il nous a montré une nouvelle voie que lui-même a refusé de prendre. Les arguments et les armes avec lesquelles il s’est défendu ont rouillé, telle une vieille armure. Le monde avait changé, plus que ce qu’il pensait, et dans certaines directions qu’il n’était plus en mesure d’apprécier.
A bien y songer, cette évolution fut ahurissante.
En un peu plus de cinquante ans, entre 1948 et 2000, une espèce littéraire rare, une poignée de livres accueillis jusqu’ici par la calomnie ou le silence, s’est transformée en un écosystème vivant, avec une réelle diversité d’animaux, des centaines de titres par an, régulièrement couronnés par des prix et des éloges à l’échelle nationale. Inversement, le poids des livres, qui avaient joué un rôle déterminant dans l’épanouissement de la culture gay, diminue dans la culture américaine.
Mais où, si ce n’est dans les livres, les homosexuels pouvaient-ils raconter les histoires qu’ils avaient à raconter ? Dans les années 1950 et 1960, c’était impossible au cinéma et à la télévision, et avant, ça l’était également sur papier et sur les planches. En 1948, avec 30 000 exemplaires vendus,
Un garçon près de la rivière était un best-seller. En 2000, avec 100 000 exemplaires,
Une voix dans la nuit n’en était pas tout à fait un (il rivalisait avec des dizaines d’autres titres gay, anciens et modernes)
1. La littérature touche un public plus large que les premiers lecteurs. Les livres, les pièces de théâtre sont l’occasion pour les journalistes de discuter de sujets interdits avec un lectorat plus large. Au début, beaucoup ne présentaient l’homosexualité que sous un mauvais jour, mais la discussion vaut mieux que le silence pour qui a besoin de s’entendre dire : « Tu n’es pas seul. » A long terme, l’attaque est souvent aussi bénéfique que la défense.
Le prix à payer pour les écrivains était élevé, et il le resta longtemps. Nous avons vu la façon dont Gore Vidal et Truman Capote ont été brutalement pris à partie au début ; ou James Baldwin, qui se vit reprocher de parler de sa sexualité plutôt que de sa couleur de peau par les progressistes blancs, puis par les militants noirs ; ou encore Christopher Isherwood, dédaigné le jour où il commença à remplir les blancs de sa vie à Berlin. Les injures ont rendu ces hommes malheureux, difficiles, fous. Leur résistance est d’autant plus étonnante. Leur parcours aurait été beaucoup plus facile, plus fructueux, s’ils avaient pu parler d’autre chose que d’eux-mêmes – ce qu’à un moment ou un autre tous ont tenté, avec plus ou moins de succès. (Et ce qui n’a évité ni à Tennessee Williams ni à Edward Albee les invectives et la condescendance de la critique.) Il est suffisamment difficile d’écrire pour ne pas avoir, en plus, à faire semblant d’être un autre. Un écrivain qui ne peut puiser dans sa propre vie se cache derrière une vie de deuxième main, qui peut l’amener à une vie de troisième main, celle des clichés. Vidal, Isherwood, White : tous étaient talentueux, mais dès qu’ils ont voulu écrire des histoires d’amour plus attendues, ils ont échoué. L’écartèlement peut produire des étincelles intéressantes, mais à long terme il ne profite ni à l’homme ni à l’œuvre. Plus important encore, la littérature ne peut croître et évoluer que si l’on y introduit autre chose que
des nouvelles techniques ; elle a besoin de nouvelles expériences, d’émotions inconnues, d’identités insoupçonnées.
Ces romans, ces poèmes, ces pièces de théâtre touchaient d’abord les lecteurs gay parce qu’ils leur offraient un espace dans lequel ils pouvaient explorer et comprendre leurs propres sentiments. Des individus isolés pouvaient s’imaginer vivant à deux ou au sein d’une communauté. Plus les années passaient, moins les histoires étaient codées, plus elles étaient directes, voire crues. Elles jouaient pourtant le même rôle que lorsqu’elles étaient chuchotées. « Tu es différent, mais tu n’es pas seul », tel était le message. Avec des variations et des nuances : « Tu n’es pas normal, mais personne ne l’est. La normalité n’existe pas. »
Cependant elles touchaient tout le lectorat, un domaine plus vaste, plus difficile à circonscrire. Combien de lecteurs hétérosexuels ont-ils visité ce champ romanesque ? Nous sommes obligés de nous en tenir à des hypothèses. Les romanciers hétérosexuels, eux, ont très vite compris qu’il y avait une nouvelle matière à exploiter, imaginant à leur tour des personnages gay : Charles Baxter dans Festin d’amour, Bharati Mukherjee dans Desirable Daughters, Annie Proulx dans Brokeback Mountain. A leurs yeux, l’homosexualité était une culture parmi d’autres dans une Amérique muticulturelle et toujours renouvelée. En poésie, les œuvres gay posaient moins de problèmes, sans doute parce que les poètes et les amateurs de poésie forment un tout petit monde, heureux de se retrouver. En revanche, dans le théâtre, l’évolution est très frappante. Les intrigues gay sont devenues monnaie courante à Broadway et off-Broadway. En 2003, Richard Greenberg a remporté un Tony Award pour Take Me Out, une pièce qui mêle basket-ball et homosexualité. En 2004, I Am My Own Wife, brillant monologue d’un travesti originaire d’Allemagne de l’Est ayant connu le nazisme et le communisme, signé Doug Wright, fut couronné par un Tony Award et par le Pulitzer. Le monde du théâtre a toujours été plus ouvert que celui des livres ; en cela, c’est un modèle d’égalité prometteur.
Hélas, au début des années 2000, l’édition a basculé. Hollywood a décidé de se concentrer sur les succès les plus faciles, tournant le
dos aux films indépendants et boudant les succès modestes auxquels la littérature gay était habituée. Le nombre de livres gay s’est mis à diminuer, jusqu’à la crise de 2008, fatale pour l’industrie du livre en général, fragilisant les éditeurs et tuant les libraires. Des chaînes de librairies, et de nombreuses librairies indépendantes ont fermé. En 2009, la Oscar Wilde Memorial Bookshop a définitivement mis la clé sous la porte.
Les livres des meilleurs auteurs gay continuent à être publiés par les grandes maisons d’édition. Armistead Maupin a retrouvé le chemin de Barbary Lane et publié Michael Tolliver est vivant et Mary Ann en automne. Peter Cameron a donné son meilleur livre jusqu’ici, Un jour ta douleur te servira, méditation sur la vie sous couvert de roman pour jeunes adultes. Mark Doty a fait paraître un nouveau recueil de poèmes, couronné par le National Book Award. Mais la vie est plus dure pour les autres. Les jeunes plumes dépendent des petites maisons et des blogs, comme celles des années 1950 dépendaient des éditeurs de pulp fiction et des revues confidentielles. Blair Mastbaum a publié un merveilleux premier roman sur l’histoire d’un skateboarder gay, Clare’s Way, chez Alyson Publications. Vestal McIntyre un recueil de nouvelles, You Are Not The One, chez Carroll and Graf. James Hannaham, un premier roman surprenant sur l’histoire d’un Afro-Américian refoulé et chrétien born again, God Says No, chez McSweeney. Enfin, Rakesh Satyal s’est fait remarquer avec Blue Boy, chez Kensington Publishing, qui met en scène un jeune garçon hindou précoce qui vit à Cincinnati et se prend pour Krishna.
Paradoxalement, cette diminution du nombre de livres s’accompagne d’avancées significatives : les homosexuels sont moins souvent traités comme des hors-la-loi que comme des pairs et des citoyens. En avril 2003, le
New York Times a publié le faire-part de mariage de Tony Kushner et Mark Harris, rédacteur de presse. Leur union avait davantage valeur symbolique que juridique, mais elle fut suivie par de nombreuses annonces similaires, dont certaines pour de vrais mariages – dans le Massachusetts, puis dans le Vermont, le Connecticut et, plus récemment, à New York. Plus étonnant encore, à la fin de l’année 2010, le Congrès est revenu sur la loi dite « Don’t Ask, Don’t Tell », qui interdisait aux homosexuels
déclarés de s’engager dans l’armée. Un tel revirement était inimaginable après la Seconde Guerre mondiale.
D’aucuns diront que les gay ont gagné en droits ce qu’ils ont perdu en littérature. C’est tentant, mais je ne trancherai pas ainsi. Je l’ai déjà dit, de bons livres continuent de paraître. Nous traversons une période de transition, et personne ne sait ce que réserve l’avenir.
La culture gay est largement présente dans la musique, à la télévision, chez les humoristes, sur Internet, sur YouTube. Les ancêtres de Sex and the City ou des spectacles de Margaret Cho, ce sont les livres de Gore Vidal, Edmund White et Larry Kramer. Les pionniers de la comédie de genre de Sasha Brown, Glee, ou Lady Gaga, ce sont Gore Vidal et Charles Ludlam. Le mélange de personnages homosexuels et hétérosexuels de séries comme Six Feet Under ou Ugly Betty doit tout aux romans de James Baldwin, Christopher Isherwood et Armistead Maupin.
Avant même qu’elle ne soit diffusée par tous les médias, la culture gay avait insufflé une nouvelle énergie à la littérature américaine – comme la culture juive dans les années 1950 et 1960, et le féminisme dans les années 1970, en introduisant de nouveaux thèmes et de nouveaux points de vue. Les œuvres les plus fortes dont il a été question dans cet ouvrage vivent et continuent à toucher. Elles avaient une valeur toute particulière au moment de leur parution, mais comme toutes les grandes œuvres, elles sont inépuisables et survivent – passé, présent et futur. Au cours des deux années que j’ai passées à écrire ce livre, j’ai vu sortir sur les écrans une adaptation d’Un homme au singulier, un film consacré à la genèse de Howl et une comédie musicale adaptée des Chroniques de San Francisco, créée dans cette même ville. A New York, j’ai vu des reprises des Garçons de la bande, d’Angels in America et du Cœur normal, et de nouvelles éditions des essais de James Baldwin et des lettres d’Allen Ginsberg.
Ces écrivains continuent à nous parler à travers leurs poèmes, leurs pièces de théâtres, leurs romans et leurs vies. Directement ou indirectement, ils forment une douce conspiration qui a permis d’ouvrir des portes dans l’imagination des lecteurs gay et hétérosexuels. Ces anges batailleurs ont réussi à récrire l’histoire de l’Amérique.