Epilogue
Récrire l’Amérique
Gore Vidal rentra aux Etats-Unis au début de l’année 2003. Il s’installa à Hollywood Hills avec Howard Austen, malade et obligé de quitter l’Italie où il était moins bien soigné. En outre, les escaliers de leur villa de La Rondinaia, à Ravello, commençaient à être un peu raides pour les deux amis vieillissants.
Si j’ai choisi Gore Vidal pour clore ce livre, c’est aussi parce qu’il l’inaugurait et parce qu’il fut le dernier survivant des années d’après guerre*. Allen Ginsberg est mort en 1997, après avoir été un personnage public étonnamment calme et propre sur lui, pendant des années. Il n’aura jamais cessé d’écrire de la poésie, même s’il préférait lire et réciter ses premiers poèmes. Ses lectures avaient un succès fou ; il était devenu un modèle d’engagement politique et moral. Peter Orlovsky, son amant, alcoolique, avait beau faire de nombreux séjours en hôpital psychiatrique, Ginsberg est resté serein jusqu’au bout, attentif, jamais dépassé. Il est mort à 71 ans.
Vidal, lui, n’a jamais été serein. Il a continué à produire, poursuivant ses romans historiques pour remplir les blancs de ce qu’il appelle son « Histoire de l’Empire », de Burr à Washington DC et L’Âge d’or. Ce sont des livres bien construits, très documentés, mais, à mon sens, moins réussis que les premiers. Il a également écrit d’étranges romans expérimentaux, tel Duluth, ou ses mémoires, Palimpseste, destinées à coiffer au poteau ses biographes. Il s’en est d’ailleurs pris à son biographe « officiel », Fred Kaplan, le jour où celui-ci a refusé de lui montrer son manuscrit avant publication. Puis il a renié le livre tout en expliquant qu’il ne l’avait pas lu. Sans doute était-ce sa manière à lui, querelleuse, impérieuse, de se préparer à la mort.
Mais où, si ce n’est dans les livres, les homosexuels pouvaient-ils raconter les histoires qu’ils avaient à raconter ? Dans les années 1950 et 1960, c’était impossible au cinéma et à la télévision, et avant, ça l’était également sur papier et sur les planches. En 1948, avec 30 000 exemplaires vendus, Un garçon près de la rivière était un best-seller. En 2000, avec 100 000 exemplaires, Une voix dans la nuit n’en était pas tout à fait un (il rivalisait avec des dizaines d’autres titres gay, anciens et modernes)1. La littérature touche un public plus large que les premiers lecteurs. Les livres, les pièces de théâtre sont l’occasion pour les journalistes de discuter de sujets interdits avec un lectorat plus large. Au début, beaucoup ne présentaient l’homosexualité que sous un mauvais jour, mais la discussion vaut mieux que le silence pour qui a besoin de s’entendre dire : « Tu n’es pas seul. » A long terme, l’attaque est souvent aussi bénéfique que la défense.
Le prix à payer pour les écrivains était élevé, et il le resta longtemps. Nous avons vu la façon dont Gore Vidal et Truman Capote ont été brutalement pris à partie au début ; ou James Baldwin, qui se vit reprocher de parler de sa sexualité plutôt que de sa couleur de peau par les progressistes blancs, puis par les militants noirs ; ou encore Christopher Isherwood, dédaigné le jour où il commença à remplir les blancs de sa vie à Berlin. Les injures ont rendu ces hommes malheureux, difficiles, fous. Leur résistance est d’autant plus étonnante. Leur parcours aurait été beaucoup plus facile, plus fructueux, s’ils avaient pu parler d’autre chose que d’eux-mêmes – ce qu’à un moment ou un autre tous ont tenté, avec plus ou moins de succès. (Et ce qui n’a évité ni à Tennessee Williams ni à Edward Albee les invectives et la condescendance de la critique.) Il est suffisamment difficile d’écrire pour ne pas avoir, en plus, à faire semblant d’être un autre. Un écrivain qui ne peut puiser dans sa propre vie se cache derrière une vie de deuxième main, qui peut l’amener à une vie de troisième main, celle des clichés. Vidal, Isherwood, White : tous étaient talentueux, mais dès qu’ils ont voulu écrire des histoires d’amour plus attendues, ils ont échoué. L’écartèlement peut produire des étincelles intéressantes, mais à long terme il ne profite ni à l’homme ni à l’œuvre. Plus important encore, la littérature ne peut croître et évoluer que si l’on y introduit autre chose que des nouvelles techniques ; elle a besoin de nouvelles expériences, d’émotions inconnues, d’identités insoupçonnées.
* Gore Vidal est mort le 31 juillet 2012.