1
L’innocence
La seconde bombe atomique fut lâchée sur Nagasaki, la guerre prit fin, et Eugene Gore Vidal, âgé de 19 ans, rentra chez lui à New York. Diplômé d’une bonne université, il avait été adjudant sur un navire de guerre dans les îles Aléoutiennes, une sorte de sergent des mers. Il était alors en poste à Long Island avant de retourner à la vie civile. Il avait sur lui un manuscrit qu’il avait commencé à écrire dans un camp d’entraînement, un roman à la manière d’Hemingway, intitulé Williwaw, qui racontait la vie à bord d’un navire.
Le week-end, il allait à New York, logeant dans l’immense appartement de son père et sa belle-mère sur la Cinquième Avenue. Le jour il écrivait. Le soir il sortait à Times Square et retrouvait des types en uniforme dans la partie réservée aux hommes du bar de l’hôtel Astor, ou dans les cinémas de la Quarante-Deuxième Rue. Il entraînait ses nouvelles recrues dans les bains publics ou les hôtels voisins pour les sauter. Le jeune Vidal pensait qu’un jour il se marierait, mais pour l’instant il rattrapait le temps perdu au pensionnat et à l’armée. L’amour ne l’intéressait guère. Plus tard, il dira que le seul homme dont il avait été amoureux était un camarade de l’école, Jimmie Trimble, mort à la bataille d’Iwo Jima.
C’est au cours d’une soirée chez Anaïs Nin que Vidal fit la connaissance d’un curieux petit bonhomme originaire du Sud, efféminé, qui avait la voix d’un enfant qu’on étrangle. « Quel effet ça fait d’être un infant terrible ? » lui demanda Truman Capote qui maîtrisait mal le français. Capote avait un an de plus que Vidal, mais on lui en aurait donné douze à peine. Il avait passé une partie de son enfance dans l’Alabama avant de rejoindre sa mère à Westchester, où il était allé au lycée. Après avoir été vaguement secrétaire de rédaction au New Yorker, il avait commencé à publier des nouvelles dans des revues, dont Mademoiselle, et s’était fait remarquer par une histoire de fantôme dont la prose était particulièrement élégante, « Miriam ». Il venait de signer un contrat pour un livre avec Random House. (Dans son journal, Anaïs Nin le décrit comme « douloureusement timide… il avait l’air fragile et vulnérable ».) Vidal et Capote avaient beaucoup de points communs : racines dans le Sud, pas d’études, mères impossibles appelées toutes deux Nina. Mais Capote mettait Vidal mal à l’aise. Malgré ses cours de danse, celui-ci était un personnage raide, un tantinet patricien, qui ne se permettait des remarques de mauvais goût qu’entre amis. Capote était beaucoup trop flamboyant pour lui, trop enclin à exploiter son homosexualité pour attirer l’attention. En outre il voyait en lui un rival. Les deux hommes furent assez proches pendant un an, Vidal allant jusqu’à emmener Capote avec lui aux bains turcs. Avouons qu’il est assez amusant d’imaginer les deux lascars écumant ces longs couloirs humides avec une serviette autour de la taille. Capote était bavard comme une pie. Il adorait raconter des anecdotes, vraies ou fausses, sur lui-même ou sur les autres. L’idée de coucher avec un inconnu ne l’attirait pas particulièrement. Ce soir-là, aux Everard Baths, il fut ravi de tomber sur un de ses amis d’enfance qui avait assisté aux répétitions de la pièce de Noël Coward, Les Amants Terribles, avec Tallulah Bankhead. Vidal laissa très vite tomber les deux copains pour aller s’envoyer en l’air.
Il est difficile d’imaginer deux romans plus dissemblables. Un garçon près de la rivière est écrit dans une langue très directe, qui rappelle parfois celle des pulp fiction. Vidal a beau dire qu’il était influencé par le style de James T. Farrell, il est plus proche des livres de poche qu’on vendait dans les drugstores à l’époque. Dix-sept ans plus tard, il retouchera légèrement l’écriture du roman, reprendra la fin, et clarifiera le sens de son livre. Un garçon près de la rivière raconte l’histoire d’un adolescent, Jim Willard, qui couche avec son meilleur ami, Bob Ford, alors qu’ils sont partis camper pour fêter la fin du lycée. Jim poursuit sa vie en couchant avec des hommes à droite et à gauche, mais il est toujours amoureux de Bob. Il fait la connaissance d’un écrivain au cœur de pierre, inspiré par Vidal lui-même, et d’une écrivaine inspirée par Anaïs Nin, et tous trois s’en vont au Guatemala. C’est la guerre, Jim s’engage dans la marine marchande. Après la guerre il retrouve Bob qui l’éconduit violemment : « Lâche-moi, espèce de pédale ! » Jim tue Bob dans un accès de rage. La fin du roman est aussi épique que ce que laissait entendre son titre original, The City and the Pillar, « La Cité et le Pilier », référence à l’épisode biblique dans laquelle la femme de Loth est transformée en pilier de sel pour avoir regardé derrière elle la cité de Sodome. Le reste du roman est assez trivial et factuel, offrant cependant des aperçus très justes sur le monde gay à Hollywood et New York dans les années 1940.
Les critiques ignorant les sous-entendus homosexuels du récit lui réservèrent un accueil plutôt favorable. « Un court roman, sans doute un des phénomènes les plus éblouissants apparus sur la scène littéraire depuis une dizaine d’années », écrivait le Chicago Tribune. Ceux qui soulignaient la dimension sexuelle en venaient presque tous à des conclusions négatives. « Le livre manque de maturité, et le sujet est sciemment choisi pour provoquer le malaise, lisait-on dans le magazine Time. Les épouvantables afféteries liées à la thématique homosexuelle dégoulinent comme de la mousse espagnole. » Carlos Baker, futur biographe d’Hemingway, affirmait dans le New York Times : « L’histoire de Joel Knox n’avait aucune raison d’être, si ce n’est de libérer son auteur. » Diana Trilling, elle, commençait par faire l’éloge du livre dans The Nation, tout en regrettant que ce soit une apologie de l’homosexualité défendant l’idée que les hommes ne deviennent gay qu’à cause de certaines expériences vécues au cours de l’enfance. Suivant une logique assez délirante, elle posait alors la question suivante : « Faut-il en conclure qu’aucun individu vivant en société ne peut être tenu pour responsable de ce qu’il est, pas même Hitler ? » (Diana Trilling était fascinée par la problématique et écrivait sur presque tous les romans gay qui paraissaient, contrairement à son mari, Lionel Trilling, qui l’évoquait très rarement. Y compris dans l’article qu’il consacra au rapport Kinsey, où il avait beaucoup à dire sur l’éjaculation précoce mais très peu sur l’entrée correspondant à la lettre H.)
C’est dans le premier numéro de l’Hudson Review, dirigée par une amie proche de Vidal, que parut un des papiers les plus féroces, alors que l’écrivain espérait publier dans la revue. Il s’agissait d’un article traitant à la fois de Un garçon près de la rivière, des Domaines hantés et du Comportement sexuel de l’homme sous un même chapeau, intitulé « Phénomènes récents » (les romans étaient critiqués sous la rubrique « fiction récente »). Il était signé par un certain J. S. Shrike, pseudonyme reprenant le nom du cynique rédacteur en chef de Mademoiselle Cœur-Brisé de Nathanael West. « N’étaient ses argumentations d’ordre sociologique, le livre de M. Vidal ne se distinguerait guère. Il est dépourvu d’humour et la plupart des scènes sont artificielles, de même que les intérieurs des maisons, les paysages, et tous les personnages. » (Comment un écrivain pourrait-il proposer autre chose qu’un intérieur de maison « artificiel » ?) J. S. Shrike révélait un moralisme effrayant, cachant son dégoût sous un jargon de travailleur social et se contentant de relever des clichés, dans le rapport Kinsey comme dans les deux romans. Il ajoutait ensuite : « Le héros de M. Vidal est irrévocablement corrompu par son expérience adolescente originelle ; M. Capote, lui, ménage un certain suspens en menaçant de décrire la séduction d’un enfant de 13 ans. » (Etrangement, beaucoup de critiques de l’époque laissaient entendre que le personnage de Randolph, amoureux d’un boxeur mexicain, espérait à séduire le jeune garçon androgyne.) J. S. Shrike avait beau préférer la prose de Capote à celle de Vidal, il demeurait sceptique : « Il est évident que M. Capote a un certain talent, mais un talent qui n’a rien de prometteur, au contraire, un talent en ruine. »
Un garçon près de la rivière finit par se vendre à 30 000 exemplaires en édition reliée ; Les Domaines hantés à 26 000 exemplaires. (Le nombre d’exemplaires justifiant d’un best-seller était moins élevé qu’aujourd’hui, et les deux livres se sont maintenus sur la liste des meilleures ventes plusieurs semaines.) Et ce ne sont pas les seuls romans gay publiés cette année-là. Il faut également compter The Welcome, du poète Hubert Creekmore, qui met en scène l’histoire de deux hommes amoureux dans une petite ville du Sud. (Notons le nombre de romans gay qui se déroulent dans le Sud, comme si le reste du pays ne pouvait penser la perversion que s’exprimant avec un accent un peu étrange.) Sans oublier Les Nus et les Morts de Norman Mailer, publié en été 1948, dont le personnage de scélérat est un homosexuel, le général Cummings. Au même moment, en juin, la Partisan Review publiait un long article, aujourd’hui célèbre, intitulé « Come Back to the Raft ag’in, Huck Honey », de Leslie Fiedler. L’analyse commençait par montrer que le mélange des races homosexuel est un thème fondamental de la littérature américaine, les héros blancs fuyant vers les grands espaces « dans les bras de leur amant au teint basané » : Huck et Jim, Ishmaël et Queequeg, Natty Bumpo et Chingachgook. Elle se poursuivait par de brefs entretiens avec Vidal et Capote, et même si Fiedler pensait que l’accent mis sur l’homosexualité était une faiblesse de leurs romans, il en parlait avec un calme malicieux, sans hystérie vertueuse.
Plus tard, Vidal parlera de son roman, Un garçon près de la rivière, comme s’il avait détruit sa carrière. C’est faux. Ses quatre romans suivants se sont vendus à 10 000 exemplaires chacun, un chiffre honnête compte tenu de la baisse de vente des éditions cartonnées liée à l’apparition massive de nouveaux poches à vingt-cinq cents au début des années 19502. Il se plaint de ne pas avoir été critiqué dans le New York Times pendant les quinze années qui ont suivi, ce qui est vrai, mais ses livres étaient chroniqués dans le supplément littéraire, la New York Times Book Review, et il a été l’objet de plusieurs articles de fond dans le quotidien. Il s’est mis à écrire pour la télévision, puis le théâtre et le cinéma, non parce l’édition le boudait, mais parce qu’il était mieux payé. En outre le type de littérature qu’il avait l’ambition d’écrire lui demandait plus de temps et d’effort. Vidal en était venu à ne plus aimer le style rapide et gris de ses premiers romans, et il travaillait sa prose. J’ai la conviction qu’il cherchait à imiter Capote. Il ne l’avait jamais reconnu, bien sûr, mais la langue de Capote était plus belle et Vidal lui en a toujours voulu. Une fois à peine l’a-t-il plus ou moins admis, lorsqu’il écrivit à John Lehman, son éditeur anglais : « La plupart des écrivains semblent nés avec l’art de pénétrer le royaume de la littérature, comme Truman. Personnellement, il a fallu que je m’agite et grogne sans fin, surtout depuis quatre ans, pour qu’un style apparemment naturel prenne forme sous ma plume3. »
Le mauvais accueil réservé à Un garçon près de la rivière a profondément meurtri Vidal. Dans une autre lettre à John Lehman, envoyée un an après la parution du roman, il avait beau écrire : « Je suis de retour parmi les miens, prêt à les transporter dans une nouvelle Sodome, loin du désert marqué par ce pilier4 », il était plus circonspect, plus méfiant. Il attendra vingt ans avant de parler de façon aussi circonstanciée du monde gay, dans Myra Breckinridge, merveilleux récit sur la sensibilité camp, la notion de genre et le cinéma.
Un garçon près de la rivière a marqué un tournant dans sa carrière. A la fin de sa vie, Vidal présentait les choses de façon souvent contradictoire. L’homme de lettres sage qu’il était devenu, l’imperturbable monsieur Je-Sais-Tout, objet de moult entretiens et études, parle comme s’il était né sage. Ainsi dans son autobiographie, Palimpseste, où il explique qu’il savait parfaitement ce qu’il risquait en publiant Un garçon près de la rivière : il était prêt à renoncer à son engagement et à sacrifier son avenir de romancier. Combien de personnes sont-elles douées d’une telle prescience à 22 ans ? Les écrivains, y compris ceux qui puisent directement dans leur vie, ont tendance à croire que les lecteurs pensent qu’ils inventent. Pour des raisons juridiques, les critiques ne pouvaient pas accuser Vidal d’homosexualité, mais ils ne se privaient pas de le sous-entendre. Les réactions suscitées par son roman ont pris de court le jeune Vidal. Il n’avait pas compris à quel point il s’était mis à nu. Le journal qu’il tenait à cette époque est le seul écrit qu’il a refusé de montrer à son biographe, Fred Kaplan. Vidal affirme que ni son père ni sa mère n’ont lu son roman jusqu’au bout. Son grand-père, le sénateur aveugle, non plus, bien sûr. La réaction de son père l’aurait sans doute blessé au moins autant que celle des critiques. (Vidal était de toute façon en guerre contre sa mère pour qui la vie sexuelle de son fils était l’occasion de renouveler ses munitions.) En tout cas, quelle que soit la cause de sa blessure, elle l’a marqué pour la vie, et plus profondément qu’il ne voulait bien le reconnaître. Vidal s’est toujours défendu en disant que son livre était meilleur que ce que l’on pensait, puis en le reprenant en 1965. C’est vrai, Vidal était bien meilleur écrivain en 1965 qu’en 1948, même s’il récrivit son roman en adoptant la voix d’un moi plus jeune, plus novice, plus charnu.