La seconde bombe atomique fut lâchée sur Nagasaki, la guerre prit fin, et Eugene Gore Vidal, âgé de 19 ans, rentra chez lui à New York. Diplômé d’une bonne université, il avait été adjudant sur un navire de guerre dans les îles Aléoutiennes, une sorte de sergent des mers. Il était alors en poste à Long Island avant de retourner à la vie civile. Il avait sur lui un manuscrit qu’il avait commencé à écrire dans un camp d’entraînement, un roman à la manière d’Hemingway, intitulé Williwaw, qui racontait la vie à bord d’un navire.
Le week-end, il allait à New York, logeant dans l’immense appartement de son père et sa belle-mère sur la Cinquième Avenue. Le jour il écrivait. Le soir il sortait à Times Square et retrouvait des types en uniforme dans la partie réservée aux hommes du bar de l’hôtel Astor, ou dans les cinémas de la Quarante-Deuxième Rue. Il entraînait ses nouvelles recrues dans les bains publics ou les hôtels voisins pour les sauter. Le jeune Vidal pensait qu’un jour il se marierait, mais pour l’instant il rattrapait le temps perdu au pensionnat et à l’armée. L’amour ne l’intéressait guère. Plus tard, il dira que le seul homme dont il avait été amoureux était un camarade de l’école, Jimmie Trimble, mort à la bataille d’Iwo Jima.
Son grand-père, T. P. Gore, sénateur du Mississippi, aveugle, lui proposa d’aller au Nouveau-Mexique après ses études et de se lancer dans une carrière politique. Mais le petit-fils n’était pas particulièrement attiré par les études et se disait qu’il avait tout le temps devant lui pour la politique. Son père, Eugene Vidal, Sr, pionnier
de l’aviation qui avait fait la une de
Time, ne l’encourageait dans aucune direction particulière. Le fils abandonna bientôt son premier prénom pour ne pas être confondu avec lui.
A la fin de l’année 1945, il vendit son roman aux éditions Dutton. Il présentait bien, il était sûr de lui, si bien que Dutton lui proposa un travail d’éditeur à mi-temps. Il commença un second roman et décida de prendre des cours de danse classique pour soigner l’arthrite dont il souffrait depuis qu’il avait eu des engelures dans les Aléoutiennes. Il écumait la ville à la recherche de soirées littéraires et de sexe. Jusqu’au jour où il fit la connaissance de l’universitaire et traducteur Kimon Friar au bar de l’hôtel Astor. Friar n’était pas son type, mais il allait écouter ses conférences au centre culturel de la Quatre-Vingt-Douzième Rue. C’est là qu’il rencontra une femme au charme exotique, qui parlait avec un accent et portait un chapeau élisabéthain et une cape de chanteuse d’opéra : Anaïs Nin. Celle-ci était déjà connue grâce aux journaux qu’elle faisait circuler entre ses amis pour les publier. Anaïs Nin avait quitté Paris avec son mari, Hugo, au début de la guerre, et venait de rompre avec son amant, Henry Miller, qu’elle jugeait trop âgé. Elle avait 42 ans.
Vidal allait régulièrement lui rendre visite dans son petit appartement de la Treizième Rue Ouest, au cœur de Greenwich Village, en face du lycée Food Trades Vocational, un bâtiment qui accueillerait le centre communautaire lesbien et gay quarante ans plus tard. C’était un studio vieillot avec une lucarne sur laquelle un de ses amis peintres avait dessiné les signes du zodiaque. Anaïs Nin avait l’art de s’entourer de jeunes artistes, dont le poète Robert Duncan, déjà auteur de « L’homosexuel et la société » publié par la revue
Politics en 1944, et James Merrill (qui fut brièvement le petit ami de Kimon Friar), ancien élève d’Amherst et jeune poète. Anaïs Nin adorait l’attention dont elle était l’objet de leur part, mais elle adorait surtout sa carrière. Elle arriva à amadouer Vidal pour qu’il lui obtienne un double contrat chez Dutton. Le jour où son livre
Les Miroirs dans le jardin eut une mauvaise critique dans le
New York Times, Vidal et Merrill envoyèrent chacun une lettre à son éditeur en criant à l’injustice. (Les deux lettres semblent avoir été tapées
sur la machine à écrire d’Anaïs Nin
1.) Celle-ci était plus ou moins amoureuse de Vidal, ou plutôt, de l’idée de Vidal amoureux d’elle. Apparemment ils auraient dormi ensemble, mais personne ne sait s’ils ont vraiment couché.
C’est au cours d’une soirée chez Anaïs Nin que Vidal fit la connaissance d’un curieux petit bonhomme originaire du Sud, efféminé, qui avait la voix d’un enfant qu’on étrangle. « Quel effet ça fait d’être un infant terrible ? » lui demanda Truman Capote qui maîtrisait mal le français. Capote avait un an de plus que Vidal, mais on lui en aurait donné douze à peine. Il avait passé une partie de son enfance dans l’Alabama avant de rejoindre sa mère à Westchester, où il était allé au lycée. Après avoir été vaguement secrétaire de rédaction au
New Yorker, il avait commencé à publier des nouvelles dans des revues, dont
Mademoiselle, et s’était fait remarquer par une histoire de fantôme dont la prose était particulièrement élégante, « Miriam ». Il venait de signer un contrat pour un livre avec Random House. (Dans son journal, Anaïs Nin le décrit comme « douloureusement timide… il avait l’air fragile et vulnérable ».) Vidal et Capote avaient beaucoup de points communs : racines dans le Sud, pas d’études, mères impossibles appelées toutes deux Nina. Mais Capote mettait Vidal mal à l’aise. Malgré ses cours de danse, celui-ci était un personnage raide, un tantinet patricien, qui ne se permettait des remarques de mauvais goût qu’entre amis. Capote était beaucoup trop flamboyant pour lui, trop enclin à exploiter son homosexualité pour attirer l’attention. En outre il voyait en lui un rival. Les deux hommes furent assez proches pendant un an, Vidal allant jusqu’à emmener Capote avec lui aux bains turcs. Avouons qu’il est assez amusant d’imaginer les deux lascars écumant ces longs couloirs humides avec une serviette autour de la taille. Capote était bavard comme une pie. Il adorait raconter des anecdotes, vraies ou fausses, sur lui-même ou sur les autres. L’idée de coucher avec un inconnu ne l’attirait pas particulièrement. Ce soir-là, aux Everard Baths, il fut ravi de tomber sur un de ses amis d’enfance qui avait assisté aux répétitions de la pièce de Noël Coward,
Les Amants Terribles, avec
Tallulah Bankhead. Vidal laissa très vite tomber les deux copains pour aller s’envoyer en l’air.
L’été suivant, alors qu’il était à Yaddo, Capote fit la connaissance de son premier grand amour, Newton Arvin, professeur d’anglais à Smith College. Petit et chauve, Arvin n’avait rien d’un Apollon mais il était fou de Capote. Il lisait sa prose, lui recommandait des livres et l’encourageait à écrire. Les deux hommes étaient dévoués l’un à l’autre – du moins le furent-ils un temps.
C’était un après-midi, dans le bar de l’hôtel Grammercy Park aux murs lambrissés de chêne, non loin des bureaux de Dutton, Vidal parlait des homosexuels qu’il « remarquait » dans New York avec un collègue. Sans rien savoir de la vie privée de Vidal, l’éditeur lui proposa de mettre en scène ce mystérieux nouveau monde dans son prochain livre.
Vidal avait beau écrire à la main, il travaillait vite. Mais New York offrait trop de distractions et il décida d’aller s’installer quelques mois au Guatemala en 1947. C’est là qu’il finit Un garçon près de la rivière, avant même la sortie de son deuxième roman, In a Yellow Wood. Il soumit son manuscrit à Anaïs Nin qui vint le voir sur place. Celle-ci réagit violemment. Elle n’aimait pas le style, trop plat, disait-elle. Evidemment, comment pouvait-elle apprécier le personnage de Maria Verlaine, une femme au charme exotique, qui parle avec un accent étranger, s’entoure d’homosexuels et essaie de séduire le héros, gay : « “Je pense que vous êtes à la fois un homme, une femme et un enfant”, dit Maria. “Je pourrais vous embrasser”, dit-il. Et il embrassa la déesse de la mort. »
Vidal dédia son livre à J. T., Jimmie Trimble.
En juin 1947, le magazine Life publia une série de photos réunies sous le titre « Jeunes écrivains des USA ». Il y avait plusieurs clichés, de Vidal, de Jean Stafford et d’autres, et un portrait quatre fois plus grand de Capote, nonchalant, qui n’avait pas encore publié son premier livre.
Dutton était à la fois excité et inquiet à l’idée de publier le nouveau roman de Vidal. L’éditeur ne voulait pas le faire paraître trop tôt, juste après son premier roman, pour ne pas saturer le marché
de livres de Vidal. L’écrivain, de son côté, avait peur d’être devancé sur le sujet. Le fait est qu’en automne 1947, John Horne Burns publia
On meurt toujours seul, dont un chapitre très fort se passe dans un bar gay de Naples, et Calder Willingham publia
Demain, ce seront des hommes, qui met en scène des pratiques sado-maso dans une académie militaire du Sud. Le sujet était dans l’air du temps en cette époque d’après guerre.
Peu après, la première semaine de janvier 1948, un drôle de livre de médecine apparaissait dans les librairies : Le Comportement sexuel de l’homme, d’Alfred Kinsey, Clyde Martin et Wardell Pomeroy. Bientôt connu sous le nom de « Rapport Kinsey », l’ouvrage proposait surtout une série de chartes et de tableaux, fruit d’une enquête de dix ans. Le livre attira tout de suite l’attention car il démontrait l’importance et la variété des pratiques sexuelles des Américains. 225 000 exemplaires vendus en un an : c’était presque autant que la Croisade en Europe de Dwight D. Eisenhower.
Un garçon près de la rivière de Gore Vidal parut quelques jours après le rapport Kinsey. Les Domaines hantés de Truman Capote, une semaine plus tard.
Un nouvel âge venait d’éclore.
Il est difficile d’imaginer deux romans plus dissemblables.
Un garçon près de la rivière est écrit dans une langue très directe, qui rappelle parfois celle des
pulp fiction. Vidal a beau dire qu’il était influencé par le style de James T. Farrell, il est plus proche des livres de poche qu’on vendait dans les drugstores à l’époque. Dix-sept ans plus tard, il retouchera légèrement l’écriture du roman, reprendra la fin, et clarifiera le sens de son livre.
Un garçon près de la rivière raconte l’histoire d’un adolescent, Jim Willard, qui couche avec son meilleur ami, Bob Ford, alors qu’ils sont partis camper pour fêter la fin du lycée. Jim poursuit sa vie en couchant avec des hommes à droite et à gauche, mais il est toujours amoureux de Bob. Il fait la connaissance d’un écrivain au cœur de pierre, inspiré par Vidal lui-même, et d’une écrivaine inspirée par Anaïs Nin, et tous trois s’en vont au Guatemala. C’est la guerre, Jim s’engage dans la marine marchande. Après la guerre il retrouve Bob qui l’éconduit violemment :
« Lâche-moi, espèce de pédale ! » Jim tue Bob dans un accès de rage. La fin du roman est aussi épique que ce que laissait entendre son titre original,
The City and the Pillar, « La Cité et le Pilier », référence à l’épisode biblique dans laquelle la femme de Loth est transformée en pilier de sel pour avoir regardé derrière elle la cité de Sodome. Le reste du roman est assez trivial et factuel, offrant cependant des aperçus très justes sur le monde gay à Hollywood et New York dans les années 1940.
Le style des Domaines hantés est très différent : à la fois coloré et précis, emblématique d’une langue du Sud qui aurait été élaguée et domptée. Trop fleurie çà et là, surtout dans les derniers chapitres où elle devient hallucinée, la prose ne perd jamais de sa fraîcheur ni de sa lisibilité. Ainsi le passage où le jeune Joel est transporté dans une charrette tirée par une mule, tard dans la nuit, alors que le cocher dort comme un loir :
« Heureux et l’âme en paix, Joel écoutait le crissement lointain des insectes nocturnes.
Et tout à coup la musique d’un duo enfantin domina tous les bruits de la campagne déserte : “Que fait le rouge-gorge, pauvre petit…” Il les vit qui couraient comme des spectres au clair de lune parmi les herbes en bordure de la route. Deux petites filles. L’une marchait avec une grâce aisée, l’autre avançait d’un pas rapide, nerveux, comme un garçon… »
Peu après les deux fillettes, deux jumelles appelées Idabel et Florabel, se retrouvent à côté de la charrette, et les trois enfants chantent en chœur : « Leurs voix s’élevaient, claires et douces, trois voix de sopranos […] Puis un nuage passa sur la lune et, dans l’obscurité, la chanson s’éteignit. »
Les Domaines hantés raconte l’histoire de Joel Knox, enfant précoce qui, à 13 ans, après avoir perdu sa mère, est envoyé vivre avec un père qu’il ne connaît pas à Skully’s Landing, petit hameau de l’Alabama. Il ne se passe pas grand-chose, mais l’atmosphère, le génie du lieu et la beauté de la prose sont tels que le lecteur est emporté. Le début ressemble à un livre d’enfant, un conte de fées
enraciné dans le Sud profond des années 1930. La vie rurale telle qu’elle est décrite n’a rien de pastoral ni de consolateur. Le père est handicapé et taiseux. Les seuls compagnons de Joel sont les domestiques noirs, Jesus Fever et sa fille, Zoo ; les jumelles, Idabel et Florabel ; une belle-mère un peu angoissante, miss Amy ; et un cousin, Randolph, un peu mou mais chaleureux. Le conte de fées se fait de plus en plus noir et lugubre – à l’image des contes d’Andersen les plus longs. Randolph révèle à Joel l’histoire de son père et de sa mère, de même que sa propre passion pour un boxeur mexicain. Un jour, des parents de La Nouvelle-Orléans arrivent pour emmener Joel avec eux ; miss Amy les congédie sans prévenir l’enfant. Joel est condamné à l’exil du monde enchanté de Skully’s Landing.
Le livre est dédié à Newton Arvin.
Pour les lecteurs d’aujourd’hui, Les Domaines hantés est un beau récit, insaisissable et mystérieux, mais à l’époque les gens ne retinrent que la dimension homosexuelle, notamment à cause de la photo de l’auteur reproduite sur la couverture – la fameuse photo de Harold Halma qui représente Truman Capote jeune, allongé sur un canapé, fixant l’objectif avec son regard aguicheur et sa frange de bébé. « Chéri… promets-moi de ne jamais t’approcher d’un type pareil ! » se serait écriée une jeune épousée en découvrant la photo dans un café de Cambridge. Ou encore le rédacteur d’une revue qui déclara à des amis que le livre était « un Huckleberry Finn version tapette ».
Les critiques ignorant les sous-entendus homosexuels du récit lui réservèrent un accueil plutôt favorable. « Un court roman, sans doute un des phénomènes les plus éblouissants apparus sur la scène littéraire depuis une dizaine d’années », écrivait le
Chicago Tribune. Ceux qui soulignaient la dimension sexuelle en venaient presque tous à des conclusions négatives. « Le livre manque de maturité, et le sujet est sciemment choisi pour provoquer le malaise, lisait-on dans le magazine
Time. Les épouvantables afféteries liées à la thématique homosexuelle dégoulinent comme de la mousse espagnole. » Carlos Baker, futur biographe d’Hemingway, affirmait dans le
New York Times : « L’histoire de Joel Knox n’avait aucune raison d’être, si ce n’est de libérer son auteur. » Diana Trilling, elle, commençait par
faire l’éloge du livre dans
The Nation, tout en regrettant que ce soit une apologie de l’homosexualité défendant l’idée que les hommes ne deviennent gay qu’à cause de certaines expériences vécues au cours de l’enfance. Suivant une logique assez délirante, elle posait alors la question suivante : « Faut-il en conclure qu’aucun individu vivant en société ne peut être tenu pour responsable de ce qu’il est, pas même Hitler ? » (Diana Trilling était fascinée par la problématique et écrivait sur presque tous les romans gay qui paraissaient, contrairement à son mari, Lionel Trilling, qui l’évoquait très rarement. Y compris dans l’article qu’il consacra au rapport Kinsey, où il avait beaucoup à dire sur l’éjaculation précoce mais très peu sur l’entrée correspondant à la lettre H.)
Les critiques d’Un garçon près de la rivière étaient aussi sèches et dédaigneuses, mais sans le miel consolateur apporté par les nombreux éloges du roman de Capote. La New York Times Book Review écrivait ainsi : « Présenté comme l’histoire exemplaire d’un homosexuel lambda, le roman de Vidal n’apportera pas grand-chose à une bibliothèque déjà trop pleine. » En 1948, déjà, la doxa dominante estimait, non sans une légère anxiété, que la question était dépassée. D’autres qualifiaient le roman de « dégoûtant », « stérile » ou « gauche ». Les deux ou trois bons articles abordaient le roman d’un point de vue sociologique. « C’est essentiellement une façon d’illustrer les tensions internes de notre époque dont l’homosexualité et le divorce sont les symptômes, écrivait Charles Rolo dans The Atlantic. Reconnaissons cependant que M. Vidal n’a pas ménagé ses efforts pour nous offrir une histoire amusante. »
C’est dans le premier numéro de l’
Hudson Review, dirigée par une amie proche de Vidal, que parut un des papiers les plus féroces, alors que l’écrivain espérait publier dans la revue. Il s’agissait d’un article traitant à la fois de
Un garçon près de la rivière, des
Domaines hantés et du
Comportement sexuel de l’homme sous un même chapeau, intitulé « Phénomènes récents » (les romans étaient critiqués sous la rubrique « fiction récente »). Il était signé par un certain J. S. Shrike, pseudonyme reprenant le nom du cynique rédacteur en chef de
Mademoiselle Cœur-Brisé de Nathanael West. « N’étaient ses argumentations d’ordre sociologique, le livre de M. Vidal ne
se distinguerait guère. Il est dépourvu d’humour et la plupart des scènes sont artificielles, de même que les intérieurs des maisons, les paysages, et tous les personnages. » (Comment un écrivain pourrait-il proposer autre chose qu’un intérieur de maison « artificiel » ?) J. S. Shrike révélait un moralisme effrayant, cachant son dégoût sous un jargon de travailleur social et se contentant de relever des clichés, dans le rapport Kinsey comme dans les deux romans. Il ajoutait ensuite : « Le héros de M. Vidal est irrévocablement corrompu par son expérience adolescente originelle ; M. Capote, lui, ménage un certain suspens en menaçant de décrire la séduction d’un enfant de 13 ans. » (Etrangement, beaucoup de critiques de l’époque laissaient entendre que le personnage de Randolph, amoureux d’un boxeur mexicain, espérait à séduire le jeune garçon androgyne.) J. S. Shrike avait beau préférer la prose de Capote à celle de Vidal, il demeurait sceptique : « Il est évident que M. Capote a un certain talent, mais un talent qui n’a rien de prometteur, au contraire, un talent en ruine. »
Plus tard, Vidal avouera que ce qui l’avait le plus meurtri n’était pas un article écrit : Orville Prescott, critique au New York Times, avait beau avoir fait l’éloge de Williwaw, il déclarait à tous ses amis que le nouveau roman de Vidal provoquait chez lui une telle répulsion que plus jamais il ne lirait l’écrivain. Toute sa vie, Vidal s’est servi de cette déclaration pour prouver que sa carrière d’écrivain avait souffert de préjugés anti-gay. Pourtant Prescott publia un article sur Capote dans le New York Times, papier mitigé, certes, mais qui finissait ainsi : « Nombre de premiers romans sont plus sains, mieux équilibrés, plus honnêtes que Les Domaines hantés. Néanmoins peu se révèlent aussi magistraux d’un point de vue artistique, preuve éclatante qu’un nouvel écrivain au talent substantiel vient de nous arriver. » Ce qui répugnait à Prescott dans Un garçon près de la rivière ne relevait pas seulement de la thématique.
Un garçon près de la rivière finit par se vendre à 30 000 exemplaires en édition reliée ;
Les Domaines hantés à 26 000 exemplaires. (Le nombre d’exemplaires justifiant d’un best-seller était moins élevé qu’aujourd’hui, et les deux livres se sont maintenus sur la liste des meilleures ventes plusieurs semaines.) Et ce ne sont pas
les seuls romans gay publiés cette année-là. Il faut également compter
The Welcome, du poète Hubert Creekmore, qui met en scène l’histoire de deux hommes amoureux dans une petite ville du Sud. (Notons le nombre de romans gay qui se déroulent dans le Sud, comme si le reste du pays ne pouvait penser la perversion que s’exprimant avec un accent un peu étrange.) Sans oublier
Les Nus et les Morts de Norman Mailer, publié en été 1948, dont le personnage de scélérat est un homosexuel, le général Cummings. Au même moment, en juin, la
Partisan Review publiait un long article, aujourd’hui célèbre, intitulé « Come Back to the Raft ag’in, Huck Honey », de Leslie Fiedler. L’analyse commençait par montrer que le mélange des races homosexuel est un thème fondamental de la littérature américaine, les héros blancs fuyant vers les grands espaces « dans les bras de leur amant au teint basané » : Huck et Jim, Ishmaël et Queequeg, Natty Bumpo et Chingachgook. Elle se poursuivait par de brefs entretiens avec Vidal et Capote, et même si Fiedler pensait que l’accent mis sur l’homosexualité était une faiblesse de leurs romans, il en parlait avec un calme malicieux, sans hystérie vertueuse.
Plus tard, Vidal parlera de son roman,
Un garçon près de la rivière, comme s’il avait détruit sa carrière. C’est faux. Ses quatre romans suivants se sont vendus à 10 000 exemplaires chacun, un chiffre honnête compte tenu de la baisse de vente des éditions cartonnées liée à l’apparition massive de nouveaux poches à vingt-cinq cents au début des années 1950
2. Il se plaint de ne pas avoir été critiqué dans le
New York Times pendant les quinze années qui ont suivi, ce qui est vrai, mais ses livres étaient chroniqués dans le supplément littéraire, la
New York Times Book Review, et il a été l’objet de plusieurs articles de fond dans le quotidien. Il s’est mis à écrire pour la télévision, puis le théâtre et le cinéma, non parce l’édition le boudait, mais parce qu’il était mieux payé. En outre le type de littérature qu’il avait l’ambition d’écrire lui demandait plus de temps et d’effort. Vidal en était venu à ne plus aimer le style rapide et gris de ses premiers romans, et il travaillait sa prose. J’ai la conviction qu’il cherchait à imiter Capote. Il ne l’avait jamais reconnu, bien sûr, mais la langue de Capote était plus belle et Vidal lui en a
toujours voulu. Une fois à peine l’a-t-il plus ou moins admis, lorsqu’il écrivit à John Lehman, son éditeur anglais : « La plupart des écrivains semblent nés avec l’art de pénétrer le royaume de la littérature, comme Truman. Personnellement, il a fallu que je m’agite et grogne sans fin, surtout depuis quatre ans, pour qu’un style apparemment naturel prenne forme sous ma plume
3. »
Le mauvais accueil réservé à
Un garçon près de la rivière a profondément meurtri Vidal. Dans une autre lettre à John Lehman, envoyée un an après la parution du roman, il avait beau écrire : « Je suis de retour parmi les miens, prêt à les transporter dans une nouvelle Sodome, loin du désert marqué par ce pilier
4 », il était plus circonspect, plus méfiant. Il attendra vingt ans avant de parler de façon aussi circonstanciée du monde gay, dans
Myra Breckinridge, merveilleux récit sur la sensibilité
camp, la notion de genre et le cinéma.
Un garçon près de la rivière a marqué un tournant dans sa carrière. A la fin de sa vie, Vidal présentait les choses de façon souvent contradictoire. L’homme de lettres sage qu’il était devenu, l’imperturbable monsieur Je-Sais-Tout, objet de moult entretiens et études, parle comme s’il était né sage. Ainsi dans son autobiographie,
Palimpseste, où il explique qu’il savait parfaitement ce qu’il risquait en publiant
Un garçon près de la rivière : il était prêt à renoncer à son engagement et à sacrifier son avenir de romancier. Combien de personnes sont-elles douées d’une telle prescience à 22 ans ? Les écrivains, y compris ceux qui puisent directement dans leur vie, ont tendance à croire que les lecteurs pensent qu’ils inventent. Pour des raisons juridiques, les critiques ne pouvaient pas accuser Vidal d’homosexualité, mais ils ne se privaient pas de le sous-entendre. Les réactions suscitées par son roman ont pris de court le jeune Vidal. Il n’avait pas compris à quel point il s’était mis à nu. Le journal qu’il tenait à cette époque est le seul écrit qu’il a refusé de montrer à son biographe, Fred Kaplan. Vidal affirme que ni son père ni sa mère n’ont lu son roman jusqu’au bout. Son grand-père, le sénateur aveugle, non plus, bien sûr. La réaction de son père l’aurait sans doute blessé au moins autant que celle des critiques. (Vidal était de toute façon en guerre contre sa mère pour qui la vie sexuelle
de son fils était l’occasion de renouveler ses munitions.) En tout cas, quelle que soit la cause de sa blessure, elle l’a marqué pour la vie, et plus profondément qu’il ne voulait bien le reconnaître. Vidal s’est toujours défendu en disant que son livre était meilleur que ce que l’on pensait, puis en le reprenant en 1965. C’est vrai, Vidal était bien meilleur écrivain en 1965 qu’en 1948, même s’il récrivit son roman en adoptant la voix d’un moi plus jeune, plus novice, plus charnu.
Truman Capote fut aussi déçu par l’accueil réservé à ses Domaines hantés, lui qui espérait un succès digne d’Autant en emporte le vent. Quoi qu’un auteur obtienne, il en veut davantage. Cependant Capote a poursuivi sans regarder derrière lui, évitant de parler ouvertement d’homosexualité pendant près de trente ans. Il n’évoquait jamais le sujet par écrit, ne vantait ni ne reniait sa sexualité quand il était son propre héros. Il préférait laisser son personnage public remplir les blancs pour les lecteurs.
Vidal et Capote ne semblent pas avoir beaucoup parlé ni compté l’un sur l’autre à l’époque. Avouer sa blessure est un signe de faiblesse, surtout à un rival, quand bien même celui-ci souffre de la même humiliation.
Bien sûr qu’il y avait des femmes et des hommes gay aux Etats-Unis avant la Seconde Guerre mondiale. Il y avait même des personnages de romans gay avant 1947. Mais aucun des grands écrivains américains – Henry James, Willa Cather, Hart Crane, Thornton Wilder – n’avait jamais évoqué ouvertement cette sexualité. Walt Whitman s’était fait le chantre de l’amour entre camarades, avant de nier y avoir vu toute dimension sexuelle. Gertrude Stein avait effleuré le thème dans Tendres Boutons, mais dans une langue difficile et expérimentale. De jeunes écrivains publiaient des textes dans des revues d’avant-garde çà et là, tel Forman Brown et son Better Angel (1933). Le reste était voilé de silence. Les livres risquaient l’interdiction et la saisie.
La guerre changea profondément la donne. La mobilisation à l’échelle nationale rassembla des millions d’Américains venus de tout le pays. Les hommes attirés par les hommes et les femmes attirées par les femmes découvraient qu’ils n’étaient pas les seuls.
Et le jour où ils rentraient chez eux, quand ils rentraient (beaucoup préféraient s’installer dans les villes), ils n’avaient plus le sentiment d’être des monstres condamnés à la solitude. De même, les hétérosexuels découvraient que les homosexuels étaient plus nombreux qu’ils ne le pensaient. La surprise était plus forte dans la moyenne bourgeoisie et chez les hommes ayant fait des études, dont la vie était plus protégée, que chez les ouvriers et les gens plus déshérités. Aucun chiffre ne permet de comparer le nombre d’hétérosexuels et le nombre de gay ayant acheté les romans de Capote et de Vidal, mais j’imagine que le nombre de gay était plus élevé. Le monde de l’édition et l’intelligentsia étaient encore très hétérosexuels, mais intrigués par cet univers alternatif.
De façon plus générale, la guerre marqua un tournant dans la censure. Les Mémoires du comté d’Hécate d’Edmund Wilson, ouvrage hétérosexuel et littéraire s’il en est, fut interdit dans l’état de New York après avoir été un best-seller en 1946. Le procès finit à la Cour suprême, qui conclut par un quatre à quatre confirmant l’interdiction. (Le juge Felix Frankfurter s’était abstenu car il connaissait personnellement Edmund Wilson.) Et le livre demeura épuisé pendant les trente années qui suivirent. La censure était d’autant plus retorse qu’elle changeait suivant l’Etat et suivant la ville. A l’époque, indiquer « Censuré à Boston » n’était pas une façon d’attirer le chaland. En 1946, la ville de Philadelphie interdit pendant plusieurs mois la vente de romans de Faulkner et Farrell. Paradoxalement, la guerre avait appris aux hommes de la moyenne bourgeoisie à appeler un chat un chat. Le jour où l’éditeur de Les Nus et les Morts obligea Mailer à écrire « fug » au lieu de « fuck », personne ne se fit d’illusions.
Après la guerre, les gens s’étaient donc mis à parler d’homosexualité. Tant et si bien que le sujet se vit de nouveau diabolisé, et une nouvelle chape de plomb tomba. Trop tard, une fois que le mercure est renversé, il est impossible de le récupérer entièrement.
En février 1948, Vidal partit pour Naples en bateau, fuyant la célébrité et décidé à dépenser son argent en Europe où la vie ne coûtait rien en cet après-guerre. Le 14 mai, Capote quitta New
York et commença par s’installer à Paris. Les deux hommes se retrouvèrent sur place. Leurs rapports étaint courtois mais chacun était sur ses gardes. Bientôt ils se lièrent à un troisième écrivain américain gay qui faisait lui aussi le tour de l’Europe, un dramaturge célèbre, âgé de 37 ans : Tennessee Williams. Lequel demeurera l’ami admiré de chacun, y compris lorsque Vidal et Capote ne s’adresseront plus la parole et ne communiqueront qu’à travers leurs avocats.