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Howl
Une pièce de théâtre est un objet plus public qu’un roman, qui l’est plus qu’une nouvelle. Tennessee Williams a ainsi écrit et publié plusieurs nouvelles à cette époque, dont « Le Masseur noir », sans attirer beaucoup d’attention. Mais le genre le moins exposé de tous, le plus intime, est la poésie. Les lecteurs de poésie sont plus rares. Un poème peut être un succès tout en restant discret, voire obscur.
Paradoxalement, l’œuvre dont il va être question ici est un long poème d’Allen Ginsberg qui fut loin de passer inaperçu puisque l’œuvre et son éditeur finirent au tribunal de San Francisco et dans les journaux de toute l’Amérique.
Avant la Seconde Guerre mondiale, la poésie américaine était très largement dominée par les hommes hétérosexuels : Robert Frost, T. S. Eliot, E. E. Cummings, Wallace Stevens, William Carlos Williams. La seule poétesse d’importance était Marianne Moore. Hart Crane était homosexuel, disait-on, mais n’était lu que par des lecteurs d’avant-garde, tel Tennessee Williams. Walt Whitman avait beau irradier l’homosexualité, les « nouveaux critiques » des années 1920 et 1930 se méfiaient de lui : trop négligé, trop vulgaire. (On se gardait de mentionner son attirance pour les hommes, et Whitman lui-même était évasif à ce sujet à la fin de sa vie. Ce qui n’empêchera pas les lecteurs gay d’en faire un héros et un porte-parole.)
Quelques années plus tard, Frank O’Hara, un jeune amateur d’art qui travaillait dans la librairie du Museum of Modern Art, se mit à écrire des vers très libres, faciles à lire, pour ses amis. La poésie qu’il faisait imprimer, elle, était fort discrète sur sa vie privée. « The Old Place », libre évocation d’une bande de copains allant danser dans une boîte appelée The Old Place (« Enlacé dans les bras d’Ash je plane. / [C’est le paradis !] Button danse le lindy hop avec moi [C’est le paradis !] »)1 fut écrit en 1955, mais publié en 1969, l’année où la police fit une descente au café Stonewall, à Greenwich Village. Et peu à peu de nouveaux poètes gay – James Schuyler, James Merrill, Richard Howard, John Ashbery – voyaient leur poésie imprimée, mais cette conquête avait lieu à New York, sous le manteau, entre les lignes. C’est ailleurs que l’irruption publique eut lieu, avec un poème que certains jugeaient trop cru pour être qualifié de poésie, écrit par un auteur que beaucoup estiment aujourd’hui encore être un génie de la publicité plus qu’un génie de la versification.
Allen Ginsberg avait pourtant vécu entouré de poésie. Né en 1926, c’était le fils d’un poète, Louis Ginsberg, professeur de lycée et d’université dont les œuvres ont été publiées dans plusieurs anthologies importantes. Le jeune Ginsberg grandit dans le New Jersey, à Paterson, une ville ouvrière dont William Carlos Williams a fait le sujet de son long poème épique à la manière de Whitman, intitulé « Paterson ». Son frère aîné, Eugene, écrivait aussi de la poésie. Leur mère, Naomi, elle, était douée d’une imagination plus fragile, craquelée. Victime d’un épisode psychotique quand Allen avait 10 ans, elle passa sa vie à aller et venir en institutions pour lutter contre une paranoïa grandissante.
En 1943, Allen fut accepté à Columbia University en bénéficiant d’une bourse. Ses professeurs, dont Lionel Trilling2, furent immédiatement frappés par sa connaissance de la poésie, notamment William Blake et Percy Shelley, alors qu’il avait 17 ans à peine. Il rencontra beaucoup de personnalités qui allaient compter dans sa vie dès la première année : Jack Kerouac, joueur de foot à la beauté farouche, dont il tomba amoureux ; William Burroughs, écrivain en herbe d’une trentaine d’années, au visage enfantin, rentier (il s’habillait déjà en parfait gentleman, comme jusqu’à la fin de ses jours) ; et Lucian Carr, originaire de Saint Louis, magnifique jeune homme blond, fou de peinture et de musique. L’été qui suivit, Lucian Carr fut obligé de se défendre contre un homme plus âgé, obsessionnel, qui le poursuivait depuis Saint Louis : il lui flanqua un coup de canif et le tua sur le coup. Ginsberg et ses amis lui conseillèrent de se dénoncer à la police, mais désormais l’université avait l’œil sur eux. Deux mois après la reprise des cours, une femme de ménage fit état de graffitis obscènes sur la fenêtre de la chambre de Ginsberg ; celui-ci fut renvoyé.
Il profita de sa liberté pour tout expérimenter : écriture, drogue (au début, essentiellement de la Benzédrine) et sexe. Ginsberg était un petit Juif malingre, avec des lunettes cerclées de corne, de grandes oreilles et des lèvres charnues. Sur les photos de l’époque il ressemble au comédien Sal Mineo, avec une bouche plus épaisse. Il avait tendance à tomber amoureux d’hommes hétérosexuels. Certains acceptaient de coucher avec lui, mais ils mettaient l’accent sur leur plaisir, pas sur le sien. Soit Ginsberg les suçait, soit eux le baisaient, puis il les écoutait s’épancher sur leurs problèmes de petite copine. Ce fut le cas avec Kerouac, qui répugnait à coucher avec des hommes. Il eut plus de succès avec Neal Cassady, prêt à s’envoyer en l’air avec n’importe qui. Ginsberg eut une liaison de deux mois, particulièrement intense, avec lui. C’était peu avant que Kerouac n’aille rejoindre Cassady pour les folles traversées du pays qu’il immortaliserait dans Sur la route.
Ginsberg fut repris à Columbia mais abandonna de nouveau – un va-et-vient qui durera jusqu’à ce qu’il obtienne son diplôme. Il passa un été à la National Maritime Academy, un autre à bord d’un navire marchand voguant vers l’Afrique. Expérimenta de nouvelles drogues, dont la marijuana et l’héroïne. Traîna avec un voyou toxico, Herbert Huncke, et ses copains, Jack Melody et Vicki Russell. Il avait l’impression d’être plus près de la vraie vie en fréquentant des crapules. Un soir, au printemps 1949, il était dans une voiture volée avec Melody et Russell dans le Queens ; les trois larrons se trompèrent de route et se retrouvèrent dans une rue à sens unique. Soudain une voiture de police fit son apparition, Melody essaya d’y échapper et emboutit la voiture qui fit un tonneau. Personne ne fut blessé, mais tous trois furent arrêtés pour vol de voiture et possession de drogues. Lionel Trilling et deux autres professeurs, Mark van Doren et Jacques Barzun, témoignèrent en faveur de Ginsberg car ils redoutaient que la prison ne vienne à bout de la santé mentale de leur élève. On conseilla à Ginsberg de plaider la folie, ce qu’il fit. Il avait deux preuves : sa mère, internée en hôpital psychiatrique, et le fait qu’il couchait avec des hommes. Il fut envoyé au Columbia Presbyterian Psychiatric Institute sur la Cent Soixante-Huitième Rue Ouest.
Ginsberg n’a jamais vraiment parlé de ce séjour de huit mois en hôpital psychiatrique. C’était l’époque de La Fosse aux serpents, le film d’Anatole Litvak (1948), bien avant que des médicaments comme la Thorazine ne réduisent les malades au silence et à la soumission. Ginsberg évita les électrochocs, mais trois fois par semaine il était interrogé par des psychiatres et soumis à d’interminables questions sur sa famille, ses croyances et sa vie sexuelle.
Tandis que Ginsberg s’essayait à une vie plus pratique, plus rangée, ses amis cultivaient leur étrangeté. Après avoir publié un premier roman intitulé Avant la route, Kerouac avait écrit un livre beaucoup plus inattendu, échevelé, Sur la route, dont aucun éditeur ne voulait. Ginsberg lui proposa de prendre le relais et d’être son agent, mais sans succès lui non plus. Kerouac était sur le qui-vive, il en voulait à Ginsberg, à tous les romanciers, y compris à leur ami William Burroughs que Ginsberg avait contribué à faire publier.
Ginsberg n’était pas au San Remo en cette chaude soirée d’été de 1953 où Burroughs et Kerouac firent la connaissance de Gore Vidal.
L’auteur de Un garçon près de la rivière vivait alors au bord de l’Hudson, dans une ancienne villa appelée Edgewater qu’il avait achetée pour trois fois rien et restaurait avec son compagnon, Howard Austen. Il avait trouvé la solution pour résoudre la question des rapports contradictoires entre vie sexuelle et vie à deux : lui et Austen couchaient, mais pas ensemble. Austen et Vidal n’ont jamais été amants au sens physique, pas même au moment de leur rencontre dans des bains en 1950. Ils étaient heureux ensemble, s’épaulaient, échangeaient des conseils, ce qui apparemment leur suffisait.
Ginsberg et Orlovsky emménagèrent ensemble en février 1955 en s’engageant à « un échange de corps et d’âmes ». Orlovsky était libre de coucher avec des femmes du moment qu’il couchait aussi avec Ginsberg.
L’été suivant, Orlovsky partit en stop rendre visite à sa famille à New York. Ginsberg se remit à la poésie. Il s’en était éloigné un temps, tout en continuant à noter des idées et des phrases dans son journal. En août, un après-midi, il s’installa devant sa machine à écrire pour travailler à partir d’un vers prometteur consacré à son ami Carl Solomon, qui venait d’être ré-interné dans un hôpital psychiatrique. Porté par la colère et l’inspiration, il tapa ce qui devint la première partie de « Howl » :
« J’ai vu les plus grands esprits de ma génération détruits par la folie, affamés hystériques nus…6 »
Pour les lecteurs de l’époque, l’interprétation était claire. Aujourd’hui encore le poème peut être saisissant pour un jeune lecteur gay découvrant le poème. La dimension sexuelle est à la fois choquante et libératrice. En tout cas elle le fut pour Ginsberg qui n’avait jamais évoqué sa vie sexuelle aussi ouvertement, ce qui lui permit d’exprimer les autres facettes de sa personnalité.
Le poème dépasse très vite le choc initial pour faire de l’homosexualité l’emblème de toute vie sexuelle, qui à son tour rappelle les corps et les esprits broyés par la société. La seconde partie du poème exploite la figure de Moloch, l’ange exterminateur de la société moderne. La troisième pleure les victimes de Moloch, incarnées par Carl Solomon, interné au Rockland Psychiatric Center au nord de l’Etat de New York.
« Je suis avec toi à Rockland
où nous embrassons et caressons les Etats-Unis sous nos draps les Etats-Unis qui toussent toute la nuit et nous empêchent de dormir…8 »
« Howl » est davantage fondé sur la musique et l’énergie, essentiellement d’ordre sexuel, que sur le sens et la logique. Après des années de refoulement, cette sincérité-là était importante aux yeux du poète, et son expression préférée en était la nudité. « Le poète est debout nu face au monde », écrit-il, et au sens propre. (Un jour il fit face à un agitateur au cours d’une lecture à Los Angeles en se déshabillant intégralement et exigeant que celui-ci fasse de même.)
L’écriture de la première partie de « Howl » avait déverrouillé Ginsberg. Il composa la suite au cours des semaines suivantes, puis enchaîna avec « Tournesol Soutra », « Un supermarché en Californie » et « Amérique », qui finit de façon sublime :
La première lecture publique de « Howl » eut lieu dans la Six Gallery, un ancien garage, le 13 octobre 1955. Ginsberg ne lut que la première partie mais le poème créa une onde de choc immédiate. Ferlinghetti décida de le publier dans sa nouvelle collection de poésie en poche, City Lights Pocket Poets. De son côté, Ginsberg envoya un exemplaire ronéotypé à son père, qui réagit avec pertinence et prescience :
« Mon expression, à première vue rougissante, c’est que c’est un déversement étrange, volcanique, trouble, extravagant, turbulent, bruyant, débridé, qui mêle du génie et des flashes d’images percutantes à de stériles et des débris d’une matière pleine de scories. Le poème a de la violence ; il a de la vie, il a de la vitalité. A mes yeux c’est une vision de la vie névrosée, à sens unique ; elle manque d’affirmations joyeuses à la Whitman. (Le fait que tu écrives avec un tel flamboiement d’énergie poétique est une affirmation en soi.) Le poème attirera sûrement l’attention et fera peut-être sensation ; tu auras des défenseurs et des détracteurs. Mais tu auras un nom10. »
Ginsberg envoya également son poème à sa mère, internée. Celle-ci avoua qu’elle trouvait la langue « dure » et se demandait ce qu’en pensait son père. Et concluait : « J’espère que tu ne prends pas de drogues, contrairement à ce que suggère ta poésie. Je serais blessée. Ne te laisse pas aller à ces sottises11. » La lettre n’est pas datée, mais elle a été postée deux jours après sa mort, due à une hémorragie cérébrale. Quelqu’un avait dû la retrouver près de son lit et l’expédier. Ginsberg n’a pas pu aller à l’enterrement qui avait lieu sur la côte Est. Il fut désolé d’apprendre que le kaddish, la prière des morts juive, n’avait pas été récité. Il décida d’en écrire un pour sa mère.
Howl and Other Poems parut en septembre 1956 chez City Light Books, avec une préface de William Carlos Williams. Le recueil était dédié à Jack Kerouac, William Burroughs, Neal Cassady et Lucian Carr. Il fut imprimé à mille exemplaires. Le livre comptait cinquante-sept pages et valait soixante-quinze cents.
Richard Eberhart fit aussitôt la critique de « Howl » dans un article de la New York Times Book Review consacrée aux poètes californiens. « Sa force positive et son énergie viennent d’une vision rédemptrice de l’amour. » Peu à peu les critiques suivirent. John Hollander, de la Partisan Review, jugeait que le recueil était « un épouvantable petit bouquin ». James Dickey, qui fera du viol anal le péché suprême dans son roman Délivrance, éreinta le poème dans la Sewanee Review en le traitant de diatribe dépourvue de sens « qui ne vaut franchement pas le coup d’être commentée ». Ginsberg apprit que son ancien professeur, Lionel Trilling, le trouvait ennuyeux, et qu’Ezra Pound ne l’appréciait guère. (Williams avait envoyé un exemplaire à Pound qui lui avait répondu qu’il ferait mieux de ne pas faire perdre de temps aux gens en les obligeant à lire « ce qu’ils ne savent pas » – une façon retorse de dire qu’il n’avait aucune envie de lire des histoires d’homosexuels. Ezra Pound écrivait de la cellule de l’hôpital St Elizabeth où il avait été incarcéré, car jugé fou en raison de ses éditoriaux radiophoniques fascistes pendant la guerre. Nombreux sont les poètes à avoir été internés chez les fous dans les années 1950.) Dans le New Republic, Norman Podhoretz profita de la publication de « Howl » pour s’en prendre à la Beat génération, accusée d’exploiter « l’homosexualité, le jazz, l’addiction à la dope et le vagabondage » pour rien, sinon le plaisir de se rebeller. Néanmoins la dimension gay ne provoqua pas de répulsion comme neuf ans plus tôt les romans de Vidal et de Capote. Les amateurs de poésie étaient sans doute plus cultivés, ou moins honnêtes : nombre de critiques jugeaient le poème ennuyeux.
Les poursuites contre Shigeyoshi Murao, le vendeur, furent très vite abandonnées. Ferlinghetti se retrouva seul au banc des accusés, sans être appelé pour témoigner. La défense fit intervenir des experts. Mark Schorer, critique et professeur, expliqua que le poème, « comme toute œuvre littéraire, est un essai ou une tentative de commentaire significatif, l’interprétation d’une expérience humaine12 », et que « la langue de la rue » était « essentielle à la dimension esthétique de l’œuvre ». (Ajoutant que le poète exploitait le thème de l’homosexualité pour mettre en valeur la corruption du monde.) Walter van Tilburg Clark, auteur du Drame d’Ox-Bow, affirmait que « Howl » était « l’œuvre d’un poète profondément honnête13 », et Kenneth Rexroth, que c’était « sans doute le long poème le plus remarquable publié par un jeune auteur depuis la Seconde Guerre mondiale14 ». L’accusation ne leur opposa que deux experts : David Kirk, un professeur pour qui le poème n’était qu’une pâle imitation de Whitman, et Gail Potter, une enseignante qui avait récrit Faust et jugeait que la lecture de Ginsberg ressemblait à la « traversée d’un caniveau ». Le plaignant, procureur général adjoint, Ralph McIntosh, se concentra surtout sur sa conclusion, soutenant l’idée que la qualité littéraire n’avait aucune importance à partir du moment où un livre était obscène. Il comparait le poème à la peinture moderne, qu’il trouvait ridicule, expliquant qu’il fallait le juger suivant ce qu’en pensait « l’homme moyen », non pas « l’homme moderne ». L’argument aurait pu convaincre un jury, mais il n’y en avait pas.
Auden était une personnalité à l’humeur très changeante ; il est dommage que Ginsberg ne soit pas tombé sur un jour où il était plus disponible. Dans la lettre suivante envoyée à son père, Ginsberg glissa un trèfle qu’il avait cueilli sur la tombe de Shelley à Rome.