Une pièce de théâtre est un objet plus public qu’un roman, qui l’est plus qu’une nouvelle. Tennessee Williams a ainsi écrit et publié plusieurs nouvelles à cette époque, dont « Le Masseur noir », sans attirer beaucoup d’attention. Mais le genre le moins exposé de tous, le plus intime, est la poésie. Les lecteurs de poésie sont plus rares. Un poème peut être un succès tout en restant discret, voire obscur.
Paradoxalement, l’œuvre dont il va être question ici est un long poème d’Allen Ginsberg qui fut loin de passer inaperçu puisque l’œuvre et son éditeur finirent au tribunal de San Francisco et dans les journaux de toute l’Amérique.
Avant la Seconde Guerre mondiale, la poésie américaine était très largement dominée par les hommes hétérosexuels : Robert Frost, T. S. Eliot, E. E. Cummings, Wallace Stevens, William Carlos Williams. La seule poétesse d’importance était Marianne Moore. Hart Crane était homosexuel, disait-on, mais n’était lu que par des lecteurs d’avant-garde, tel Tennessee Williams. Walt Whitman avait beau irradier l’homosexualité, les « nouveaux critiques » des années 1920 et 1930 se méfiaient de lui : trop négligé, trop vulgaire. (On se gardait de mentionner son attirance pour les hommes, et Whitman lui-même était évasif à ce sujet à la fin de sa vie. Ce qui n’empêchera pas les lecteurs gay d’en faire un héros et un porte-parole.)
Il faudra attendre l’après-guerre pour qu’une poignée de poètes homosexuels évoquent leur sexualité dans leur œuvre sur un ton apaisé, factuel, sans la revendiquer ni l’occulter. C’était comme une
manière de secret public, autrement dit les lecteurs gay pouvaient s’y reconnaître, et les autres pouvaient continuer à fermer les yeux.
Le poète anglais W. H. Auden avait débarqué aux Etats-Unis juste avant la guerre. Sociable, il s’était très vite intégré aux cercles littéraires gay de New York. Sa sexualité a beau être absente de sa poésie, l’usage subtil de la deuxième personne dans son poème intitulé « Berceuse » (« Pose ta tête endormie mon amour / Humaine sur mon bras sans foi ») et du double sens (une exclamation comme « Oh, Dieu ! » peut s’entendre à la fois au sens religieux et comme une affectation camp) montre qu’il est possible de parler de l’homosexualité en poésie sans mentir.
Quelques années plus tard, Frank O’Hara, un jeune amateur d’art qui travaillait dans la librairie du Museum of Modern Art, se mit à écrire des vers très libres, faciles à lire, pour ses amis. La poésie qu’il faisait imprimer, elle, était fort discrète sur sa vie privée. « The Old Place », libre évocation d’une bande de copains allant danser dans une boîte appelée The Old Place (« Enlacé dans les bras d’Ash je plane. / [C’est le paradis !] Button danse le lindy hop avec moi [C’est le paradis !] »)
1 fut écrit en 1955, mais publié en 1969, l’année où la police fit une descente au café Stonewall, à Greenwich Village. Et peu à peu de nouveaux poètes gay – James Schuyler, James Merrill, Richard Howard, John Ashbery – voyaient leur poésie imprimée, mais cette conquête avait lieu à New York, sous le manteau, entre les lignes. C’est ailleurs que l’irruption publique eut lieu, avec un poème que certains jugeaient trop cru pour être qualifié de poésie, écrit par un auteur que beaucoup estiment aujourd’hui encore être un génie de la publicité plus qu’un génie de la versification.
Allen Ginsberg avait pourtant vécu entouré de poésie. Né en 1926, c’était le fils d’un poète, Louis Ginsberg, professeur de lycée et d’université dont les œuvres ont été publiées dans plusieurs anthologies importantes. Le jeune Ginsberg grandit dans le New Jersey, à Paterson, une ville ouvrière dont William Carlos Williams a fait le sujet de son long poème épique à la manière de Whitman, intitulé « Paterson ». Son frère aîné, Eugene, écrivait aussi de la poésie.
Leur mère, Naomi, elle, était douée d’une imagination plus fragile, craquelée. Victime d’un épisode psychotique quand Allen avait 10 ans, elle passa sa vie à aller et venir en institutions pour lutter contre une paranoïa grandissante.
En 1943, Allen fut accepté à Columbia University en bénéficiant d’une bourse. Ses professeurs, dont Lionel Trilling
2, furent immédiatement frappés par sa connaissance de la poésie, notamment William Blake et Percy Shelley, alors qu’il avait 17 ans à peine. Il rencontra beaucoup de personnalités qui allaient compter dans sa vie dès la première année : Jack Kerouac, joueur de foot à la beauté farouche, dont il tomba amoureux ; William Burroughs, écrivain en herbe d’une trentaine d’années, au visage enfantin, rentier (il s’habillait déjà en parfait gentleman, comme jusqu’à la fin de ses jours) ; et Lucian Carr, originaire de Saint Louis, magnifique jeune homme blond, fou de peinture et de musique. L’été qui suivit, Lucian Carr fut obligé de se défendre contre un homme plus âgé, obsessionnel, qui le poursuivait depuis Saint Louis : il lui flanqua un coup de canif et le tua sur le coup. Ginsberg et ses amis lui conseillèrent de se dénoncer à la police, mais désormais l’université avait l’œil sur eux. Deux mois après la reprise des cours, une femme de ménage fit état de graffitis obscènes sur la fenêtre de la chambre de Ginsberg ; celui-ci fut renvoyé.
Il profita de sa liberté pour tout expérimenter : écriture, drogue (au début, essentiellement de la Benzédrine) et sexe. Ginsberg était un petit Juif malingre, avec des lunettes cerclées de corne, de grandes oreilles et des lèvres charnues. Sur les photos de l’époque il ressemble au comédien Sal Mineo, avec une bouche plus épaisse. Il avait tendance à tomber amoureux d’hommes hétérosexuels. Certains acceptaient de coucher avec lui, mais ils mettaient l’accent sur leur plaisir, pas sur le sien. Soit Ginsberg les suçait, soit eux le baisaient, puis il les écoutait s’épancher sur leurs problèmes de petite copine. Ce fut le cas avec Kerouac, qui répugnait à coucher avec des hommes. Il eut plus de succès avec Neal Cassady, prêt à s’envoyer en l’air avec n’importe qui. Ginsberg eut une liaison de deux mois, particulièrement intense, avec lui. C’était peu avant que Kerouac n’aille rejoindre Cassady pour les folles traversées du pays qu’il immortaliserait dans Sur la route.
Ginsberg fut repris à Columbia mais abandonna de nouveau – un va-et-vient qui durera jusqu’à ce qu’il obtienne son diplôme. Il passa un été à la National Maritime Academy, un autre à bord d’un navire marchand voguant vers l’Afrique. Expérimenta de nouvelles drogues, dont la marijuana et l’héroïne. Traîna avec un voyou toxico, Herbert Huncke, et ses copains, Jack Melody et Vicki Russell. Il avait l’impression d’être plus près de la vraie vie en fréquentant des crapules. Un soir, au printemps 1949, il était dans une voiture volée avec Melody et Russell dans le Queens ; les trois larrons se trompèrent de route et se retrouvèrent dans une rue à sens unique. Soudain une voiture de police fit son apparition, Melody essaya d’y échapper et emboutit la voiture qui fit un tonneau. Personne ne fut blessé, mais tous trois furent arrêtés pour vol de voiture et possession de drogues. Lionel Trilling et deux autres professeurs, Mark van Doren et Jacques Barzun, témoignèrent en faveur de Ginsberg car ils redoutaient que la prison ne vienne à bout de la santé mentale de leur élève. On conseilla à Ginsberg de plaider la folie, ce qu’il fit. Il avait deux preuves : sa mère, internée en hôpital psychiatrique, et le fait qu’il couchait avec des hommes. Il fut envoyé au Columbia Presbyterian Psychiatric Institute sur la Cent Soixante-Huitième Rue Ouest.
Ginsberg n’a jamais vraiment parlé de ce séjour de huit mois en hôpital psychiatrique. C’était l’époque de La Fosse aux serpents, le film d’Anatole Litvak (1948), bien avant que des médicaments comme la Thorazine ne réduisent les malades au silence et à la soumission. Ginsberg évita les électrochocs, mais trois fois par semaine il était interrogé par des psychiatres et soumis à d’interminables questions sur sa famille, ses croyances et sa vie sexuelle.
C’est là qu’il rencontra Carl Solomon, plus jeune, mais plus solide que lui, et autodidacte. Le jour où ils firent connaissance, Ginsberg se présenta en déclarant : « Je m’appelle Mychkine » – le héros et saint de
L’Idiot de Dostoïevski. Solomon répondit : « Je m’appelle Kirilov » – la brute nihiliste des
Possédés. Carl Solomon avait été à Paris où il avait découvert les travaux d’Artaud et les surréalistes. L’esprit agité par trop de pensées, il avait perdu le goût de vivre, mais il préférait encore la lobotomie au suicide. Il avait
beau appeler Ginsberg « la jonquille droguée », son amitié pour lui était réelle. Ginsberg et Solomon se voyaient tous les jours, discutaient de littérature, parlaient français et jouaient au Monopoly. Ginsberg écrivait régulièrement à ses amis et finit un recueil de poèmes qu’il envoya à un jeune éditeur, Robert Giroux (qui le refusa). Les médecins finirent par juger que c’était un « névrosé standard » et le libérèrent en lui expliquant qu’il ne pourrait survivre sans mener une vie plus normale, autrement dit en abandonnant son homosexualité.
Libéré en février 1958, Ginsberg décida de changer de vie. Il s’installa chez son père et sa belle-mère, Edith (ses parents avaient divorcé mais son père était resté proche de sa mère), et accepta un job dans une fabrique de rubans. Il eut une longue liaison avec une femme, puis une autre. Il continuait à voir ses amis et à écrire de la poésie. Un mois après sa sortie d’hôpital, il assista à une lecture de poésie de William Carlos Williams, ancien médecin ; peu après, il lui envoya une lettre enthousiaste, avec neuf poèmes. Williams, peu impressionné par sa poésie, accepta pourtant de le rencontrer. Ginsberg continua à lui envoyer des textes, jusqu’au jour où, à titre d’expérience, il lui envoya des extraits de journaux intimes. Williams l’encouragea à poursuivre dans cette direction-là.
En 1952, Ginsberg rédigea une brève esquisse autobiographique intitulée « Un roman », qui s’achève ainsi :
« A 26 ans, je suis timide, je sors avec des filles, j’écris de la poésie, je suis agent littéraire free-lance et démocrate déclaré ; j’ai décidé de trouver un job. On s’en fout, non ? »
3Tandis que Ginsberg s’essayait à une vie plus pratique, plus rangée, ses amis cultivaient leur étrangeté. Après avoir publié un premier roman intitulé
Avant la route, Kerouac avait écrit un livre beaucoup plus inattendu, échevelé,
Sur la route, dont aucun éditeur ne voulait. Ginsberg lui proposa de prendre le relais et d’être son agent, mais sans succès lui non plus. Kerouac était sur le qui-vive, il en voulait à Ginsberg, à tous les romanciers, y compris à
leur ami William Burroughs que Ginsberg avait contribué à faire publier.
Peu auparavant, Burroughs avait épousé une femme, Joan Volmer, et quitté New York pour s’installer d’abord en Louisiane, puis à Mexico. Ancien accro à l’héroïne, il avait décroché et raconté son expérience dans Junkie. Ginsberg avait vendu son livre à Ace Books, une petite maison d’édition de livres de poche qui appartenait à l’oncle de Carl Solomon, où celui-ci était éditeur. La chance souriait à Burroughs quand un soir de 1953, au cours d’une fête à Mexico où il jouait à Guillaume Tell avec un pistolet, il tua Joan Volmer. Même s’il ne fut pas poursuivi pour homicide, il préféra fuir le pays de peur que la cour de Mexico ne revienne sur sa décision. Il rentra à New York et alla se réfugier chez Ginsberg.
Ce dernier vivait alors avec une femme et avait un travail « classique ». Ce qui ne l’empêchait pas de rejoindre ses copains au San Remo, un bar sombre et enfumé au coin des rues MacDougal et Bleecker. Dans son merveilleux livre de souvenirs intitulé
Digressions on Some Poems by Frank O’Hara, Joe LeSueur décrit le San Remo comme « un repaire plus ou moins gay », avec une machine à café, un jukebox bruyant et des bières à quinze cents. C’est là que se retrouvaient O’Hara et sa bande, de même que le compagnon de W. H. Auden, Chester Kallman. Lequel horrifia O’Hara et LeSueur un soir où il raconta qu’il avait fait une fellation à un inconnu tout en discutant avec Auden à peine réveillé dans la pièce voisine. LeSueur déclara peu après à O’Hara : « Si jamais tu me surprends en train de parler comme Chester l’autre jour, chope un flingue et tire-moi dessus
4. »
Ginsberg n’était pas au San Remo en cette chaude soirée d’été de 1953 où Burroughs et Kerouac firent la connaissance de Gore Vidal.
L’auteur de
Un garçon près de la rivière vivait alors au bord de l’Hudson, dans une ancienne villa appelée Edgewater qu’il avait achetée pour trois fois rien et restaurait avec son compagnon, Howard Austen. Il avait trouvé la solution pour résoudre la question des rapports contradictoires entre vie sexuelle et vie à deux : lui et Austen couchaient, mais pas ensemble. Austen et Vidal n’ont
jamais été amants au sens physique, pas même au moment de leur rencontre dans des bains en 1950. Ils étaient heureux ensemble, s’épaulaient, échangeaient des conseils, ce qui apparemment leur suffisait.
Burroughs avait de l’admiration pour Vidal. Kerouac, lui, le détestait, en partie à cause de son style, en partie parce qu’il avait du succès. Il n’avait pas idée des problèmes d’écriture auxquels se heurtait Vidal. Les deux hommes s’étaient rencontrés brièvement au Metropolitan Opera, jusqu’au jour où Vidal reconnut Kerouac au San Remo. Il était assis avec Burroughs qui n’eut même pas le temps de dire à Vidal qu’il aimait son travail. Kerouac lui servit toutes sortes de compliments extravagants et moqueurs. Le jeu tourna au flirt. Vidal s’y laissa prendre. Tous trois partirent bras dessus bras dessous faire la tournée des bars, mais Burroughs abandonna vite car il comprit qu’il était de trop. Kerouac proposa à Vidal de prendre une chambre. Ils choisirent le Chelsea Hotel, sur la Vingt-Troisième, et Vidal insista en riant pour qu’ils signent de leur vrai nom, affirmant qu’un jour ils seraient célèbres. Arrivés dans la chambre, chacun se déshabilla et prit une douche – il faisait très chaud. Vidal a écrit et raconté maintes fois cette rencontre en affirmant que Kerouac n’arrivait pas à bander. Peu importe ce qui s’est passé entre eux, il ne s’agissait donc pas de sexe.
Le lendemain, Kerouac, assez fier, raconta à Ginsberg qu’il avait sucé Gore Vidal. Ginsberg n’a jamais fait part de sa réaction, mais il a dû être sensible à la perfidie de Kerouac. Ce dernier ne se privait pas de railler les homosexuels qui l’entouraient : Vidal, parce qu’il était célèbre, Burroughs, parce que ses livres se vendaient, Ginsberg, parce qu’il avait échoué à l’aider. Tout ça était lié, bien sûr, à la sexualité confuse de Kerouac, qu’il était incapable d’exprimer si ce n’est dans l’alcool ou la rage. (Plus tard, Norman Mailer affirmera que Vidal avait enculé Kerouac, détruisant sa virilité et le condamnant à l’alcoolisme. Mais la sodomie était la hantise et l’obsession de l’hétérosexuel Mailer.)
Ginsberg s’ennuyait : sa vie à New York était trop rangée, trop prévisible. Il eut une brève aventure avec Burroughs, qui vivait
avec une femme. Mais les deux écrivains s’entendaient mal sexuellement, et Ginsberg trouvait Burroughs trop demandeur affectivement. Jusqu’au jour où il lui avoua : « Je n’ai aucune envie de ton affreuse vieille bite. »
Il partit pour Mexico au début de l’année 1954, mais la ville lui était trop étrangère, il se sentait seul, et les nouvelles drogues qu’il expérimentait le fragilisaient. Il décida d’aller voir son vieux copain, Neal Cassady, à San Jose, en Californie. Cassady était marié, mais avait renoncé à consommer parce qu’il s’était converti au bouddhisme, qui exigeait l’abstinence, disait-il. Le malaise était évident, jusqu’au jour où Carolyn Cassady ouvrit la porte d’une chambre et tomba sur leur hôte en train de sucer son mari. Cassady fila sur-le-champ, abandonnant Ginsberg et sa femme face à face. Quelques jours plus tard, Carolyn Cassady accompagnait Ginsberg en voiture à San Francisco, à trois heures de route, et tous deux s’excusaient encore pour ce qui s’était passé et ce qui s’était dit. Ainsi apparaît la ville qui jouera un si grand rôle dans cette histoire.
En 1954, San Francisco était une ville portuaire modeste mais active, située dans un des plus beaux sites naturels de la planète. Le quartier de North Beach abritait une communauté bohème qui datait de la Première Guerre mondiale, et il y avait une vie littéraire intense, entretenue par des poètes comme Kenneth Rexroth, Kenneth Patchen et Robert Duncan (le vieux copain d’Anaïs Nin), et des lieux tels que le café-théâtre Purple Onion ou la librairie City Lights, dont le propriétaire était un poète, un grand escogriffe très propre sur lui et marié, Lawrence Ferlinghetti.
Un soir, Ginsberg prit ce qu’il lui restait de peyotl rapporté du Mexique, regarda par la fenêtre et vit l’hôtel Sir Francis Drake en face se métamorphoser en Moloch, le dieu-machine monstrueux qui dévore les ouvriers dans Metropolis de Fritz Lang.
Peu importe, il décida de rester à San Francisco. Il trouva un job d’études de marketing et s’installa avec une nouvelle femme, rédactrice-conceptrice, chanteuse de jazz à ses heures perdues et mère d’un petit garçon de 4 ans. Jusqu’au jour où il lui raconta sa mésaventure avec Neal Cassady ; elle exigea qu’il parte. Quelques
jours plus tard, un peintre, Robert LaVigne, lui montrait les nus d’un beau blond, quand celui-ci débarqua : c’était Peter Orlovsky, pour qui il eut le coup de foudre. Orlovsky avait beau être plutôt hétérosexuel, il fut sensible à Ginsberg, physiquement et affectivement. Leur liaison dura plusieurs mois, mais Ginsberg finit par se retirer car ils pensaient qu’ils n’avaient aucun avenir ensemble. Il avait repris une analyse, cette fois-ci avec le docteur Philip Hicks, qui faisait payer un dollar la séance, à la clinique Langley Porter, à Berkeley. Le jour où Hicks lui demanda ce qu’il voulait vraiment, il lui avoua qu’il avait envie de vivre avec Orlovsky. « Qu’est-ce qui vous en empêche ? » Ginsberg répondit que ça ne durerait pas et qu’il avait peur de vieillir. « Ah, vous êtes quelqu’un de gentil, répondit Hicks. Vous trouverez toujours des gens pour vous aimer
5. » (Il est difficile de ne pas se demander ce qui serait arrivé à Tennessee Williams si un médecin avait eu la même réaction avec lui.)
Ginsberg et Orlovsky emménagèrent ensemble en février 1955 en s’engageant à « un échange de corps et d’âmes ». Orlovsky était libre de coucher avec des femmes du moment qu’il couchait aussi avec Ginsberg.
L’été suivant, Orlovsky partit en stop rendre visite à sa famille à New York. Ginsberg se remit à la poésie. Il s’en était éloigné un temps, tout en continuant à noter des idées et des phrases dans son journal. En août, un après-midi, il s’installa devant sa machine à écrire pour travailler à partir d’un vers prometteur consacré à son ami Carl Solomon, qui venait d’être ré-interné dans un hôpital psychiatrique. Porté par la colère et l’inspiration, il tapa ce qui devint la première partie de « Howl » :
« J’ai vu les plus grands esprits de ma génération détruits par la folie, affamés hystériques nus…
6 »
C’était, et c’est toujours, un premier jet éblouissant, une manifestation verbale, un prêche, une profession de foi, une avalanche inouïe d’émotions à cru. Le genre de poèmes qui donne l’impression d’avoir été écrit d’une traite, alors que c’est une vie entière d’expériences et de savoir-faire qui se métamorphose en un feu
continu d’images. Il existe de très bonnes analyses de la genèse de l’œuvre, des lectures biographiques très justes, des études intelligentes soulignant l’influence de William Carlos Williams, de Kerouac, de « La terre vaine » de T. S Eliot. Mon propos à moi est de rappeler ce que Ginsberg et d’autres ont dit : « Howl » est aussi un poème de coming-out. Le réseau d’images homosexuelles qui l’irrigue n’a rien d’ambigu. Au contraire, il est limpide, tellement factuel qu’il peut passer inaperçu aux yeux de beaucoup de lecteurs d’aujourd’hui habitués à lire sur les hommes :
« qui se laissèrent enculer par des saints motocyclistes et hurlèrent de joie,
qui sucèrent et furent sucés par des séraphins humains, les marins, caresses d’amour atlantique et caraïbe,
qui baisèrent le matin et le soir dans les roseraies et sur le gazon des jardins publics et des cimetières répandant leur semence à qui que ce soit, jouisse qui pourra…
7 »
Pour les lecteurs de l’époque, l’interprétation était claire. Aujourd’hui encore le poème peut être saisissant pour un jeune lecteur gay découvrant le poème. La dimension sexuelle est à la fois choquante et libératrice. En tout cas elle le fut pour Ginsberg qui n’avait jamais évoqué sa vie sexuelle aussi ouvertement, ce qui lui permit d’exprimer les autres facettes de sa personnalité.
Le poème dépasse très vite le choc initial pour faire de l’homosexualité l’emblème de toute vie sexuelle, qui à son tour rappelle les corps et les esprits broyés par la société. La seconde partie du poème exploite la figure de Moloch, l’ange exterminateur de la société moderne. La troisième pleure les victimes de Moloch, incarnées par Carl Solomon, interné au Rockland Psychiatric Center au nord de l’Etat de New York.
« Je suis avec toi à Rockland
où nous embrassons et caressons les Etats-Unis sous nos draps les Etats-Unis qui toussent toute la nuit et nous empêchent de dormir…
8 »
« Howl » est davantage fondé sur la musique et l’énergie, essentiellement d’ordre sexuel, que sur le sens et la logique. Après des années de refoulement, cette sincérité-là était importante aux yeux du poète, et son expression préférée en était la nudité. « Le poète est debout nu face au monde », écrit-il, et au sens propre. (Un jour il fit face à un agitateur au cours d’une lecture à Los Angeles en se déshabillant intégralement et exigeant que celui-ci fasse de même.)
L’écriture de la première partie de « Howl » avait déverrouillé Ginsberg. Il composa la suite au cours des semaines suivantes, puis enchaîna avec « Tournesol Soutra », « Un supermarché en Californie » et « Amérique », qui finit de façon sublime :
« Amérique, je mets ma foutue main à la pâte
9. »
La première lecture publique de « Howl » eut lieu dans la Six Gallery, un ancien garage, le 13 octobre 1955. Ginsberg ne lut que la première partie mais le poème créa une onde de choc immédiate. Ferlinghetti décida de le publier dans sa nouvelle collection de poésie en poche, City Lights Pocket Poets. De son côté, Ginsberg envoya un exemplaire ronéotypé à son père, qui réagit avec pertinence et prescience :
« Mon expression, à première vue rougissante, c’est que c’est un déversement étrange, volcanique, trouble, extravagant, turbulent, bruyant, débridé, qui mêle du génie et des flashes d’images percutantes à de stériles et des débris d’une matière pleine de scories. Le poème a de la violence ; il a de la vie, il a de la vitalité. A mes yeux c’est une vision de la vie névrosée, à sens unique ; elle manque d’affirmations joyeuses à la Whitman. (Le fait que tu écrives avec un tel flamboiement d’énergie poétique est une affirmation en soi.) Le poème attirera sûrement l’attention et fera peut-être sensation ; tu auras des défenseurs et des détracteurs. Mais tu auras un nom
10. »
Ginsberg envoya également son poème à sa mère, internée. Celle-ci avoua qu’elle trouvait la langue « dure » et se demandait
ce qu’en pensait son père. Et concluait : « J’espère que tu ne prends pas de drogues, contrairement à ce que suggère ta poésie. Je serais blessée. Ne te laisse pas aller à ces sottises
11. » La lettre n’est pas datée, mais elle a été postée deux jours après sa mort, due à une hémorragie cérébrale. Quelqu’un avait dû la retrouver près de son lit et l’expédier. Ginsberg n’a pas pu aller à l’enterrement qui avait lieu sur la côte Est. Il fut désolé d’apprendre que le kaddish, la prière des morts juive, n’avait pas été récité. Il décida d’en écrire un pour sa mère.
Howl and Other Poems parut en septembre 1956 chez City Light Books, avec une préface de William Carlos Williams. Le recueil était dédié à Jack Kerouac, William Burroughs, Neal Cassady et Lucian Carr. Il fut imprimé à mille exemplaires. Le livre comptait cinquante-sept pages et valait soixante-quinze cents.
Richard Eberhart fit aussitôt la critique de « Howl » dans un article de la
New York Times Book Review consacrée aux poètes californiens. « Sa force positive et son énergie viennent d’une vision rédemptrice de l’amour. » Peu à peu les critiques suivirent. John Hollander, de la
Partisan Review, jugeait que le recueil était « un épouvantable petit bouquin ». James Dickey, qui fera du viol anal le péché suprême dans son roman
Délivrance, éreinta le poème dans la
Sewanee Review en le traitant de diatribe dépourvue de sens « qui ne vaut franchement pas le coup d’être commentée ». Ginsberg apprit que son ancien professeur, Lionel Trilling, le trouvait ennuyeux, et qu’Ezra Pound ne l’appréciait guère. (Williams avait envoyé un exemplaire à Pound qui lui avait répondu qu’il ferait mieux de ne pas faire perdre de temps aux gens en les obligeant à lire « ce qu’ils ne savent pas » – une façon retorse de dire qu’il n’avait aucune envie de lire des histoires d’homosexuels. Ezra Pound écrivait de la cellule de l’hôpital St Elizabeth où il avait été incarcéré, car jugé fou en raison de ses éditoriaux radiophoniques fascistes pendant la guerre. Nombreux sont les poètes à avoir été internés chez les fous dans les années 1950.) Dans le
New Republic, Norman Podhoretz profita de la publication de « Howl » pour s’en prendre à la Beat génération, accusée d’exploiter
« l’homosexualité, le jazz, l’addiction à la dope et le vagabondage » pour rien, sinon le plaisir de se rebeller. Néanmoins la dimension gay ne provoqua pas de répulsion comme neuf ans plus tôt les romans de Vidal et de Capote. Les amateurs de poésie étaient sans doute plus cultivés, ou moins honnêtes : nombre de critiques jugeaient le poème ennuyeux.
Cependant le recueil continuait à se vendre et à attirer l’attention, non seulement sur lui-même mais sur un phénomène de société plus large : la naissance de la génération dite « Beat ». Sur la route finit par être publié en septembre 1957, salué par un article éblouissant dans le New York Times. Quelques semaines plus tôt, publicité inattendue, Howl and Other Poems s’était retrouvé au banc des accusés à San Francisco, jugé pour obscénité.
La première alerte avait eu lieu en mars 1957 : 520 exemplaires de la deuxième impression avaient été saisis par les douanes américaines. Car Ferlinghetti avait fait imprimer le livre en Angleterre. Les autorités des douanes jugeaient répréhensibles non seulement l’usage de mots tels que « con » et « enculer », mais la phrase : « qui se laissèrent… par des saints motocyclistes et hurlèrent de joie ». Ginsberg et Ferlinghetti avaient transcrit les vers les plus provocateurs en une espèce de code morse – qui ne laissait pas d’en indigner certains.
Ferlinghetti contourna le problème en faisant imprimer les 2 500 exemplaires suivants aux Etats-Unis. Les journaux de San Francisco le soutenaient et jugeaient la réaction des autorités ridicule. A la fin du mois de mai, les exemplaires saisis furent remis en circulation grâce au procureur général qui décida de ne pas engager de poursuites. Quelques jours plus tard, deux envoyés du « Juvenile Bureau » débarquèrent dans la librairie City Lights, achetèrent deux exemplaires de Howl, repartirent, le lirent, revinrent et arrêtèrent le principal employé, Shigeyoshi Murao, pour vente de matériau lubrique et obscène. Ferlinghetti n’était pas à San Francisco, mais il se rendit à la police dès son retour.
L’auteur ne fut pas poursuivi. De toute façon il était ailleurs. Comme tous les écrivains américains du
xxe siècle, il était parti bourlinguer. Lui et Orlovsky avaient quitté San Francisco en avril, sans
se douter que les événements prendraient une tournure aussi folle. Ginsberg fit ce qu’il put pour rester en contact avec Ferlinghetti, depuis le Maroc, puis l’Italie.
Le procès commença le 16 août, sous la présidence du juge Clayton Horn. L’avocat de la défense, Jake Erlich, soutenu par deux avocats de l’American Civil Liberties Union, opta non pas pour la confrontation à un jury, mais au seul juge, quand bien même celui-ci enseignait le catéchisme et venait de condamner cinq voleurs à la tire à visionner le dernier péplum biblique de Cecil B. DeMille, Les Dix Commandements.
Dès le début, le procès fut suivi de près par la presse et par un public impressionnant, « une fabuleuse collection de barbes, de cols roulés et de cheveux longs », d’après le San Francisco Chronicle. Le juge Horn avait mis au point des règles très strictes : la défense et l’accusation pourraient discuter de la valeur du livre, mais pas de la question de son obscénité. Cette question-là était de son unique ressort. De même, nul témoin n’était à autoriser à spéculer sur ce que l’auteur avait voulu dire derrière les points de suspension.
Les poursuites contre Shigeyoshi Murao, le vendeur, furent très vite abandonnées. Ferlinghetti se retrouva seul au banc des accusés, sans être appelé pour témoigner. La défense fit intervenir des experts. Mark Schorer, critique et professeur, expliqua que le poème, « comme toute œuvre littéraire, est un essai ou une tentative de commentaire significatif, l’interprétation d’une expérience humaine
12 », et que « la langue de la rue » était « essentielle à la dimension esthétique de l’œuvre ». (Ajoutant que le poète exploitait le thème de l’homosexualité pour mettre en valeur la corruption du monde.) Walter van Tilburg Clark, auteur du
Drame d’Ox-Bow, affirmait que « Howl » était « l’œuvre d’un poète profondément honnête
13 », et Kenneth Rexroth, que c’était « sans doute le long poème le plus remarquable publié par un jeune auteur depuis la Seconde Guerre mondiale
14 ». L’accusation ne leur opposa que deux experts : David Kirk, un professeur pour qui le poème n’était qu’une pâle imitation de Whitman, et Gail Potter, une enseignante qui avait récrit
Faust et jugeait que la lecture de
Ginsberg ressemblait à la « traversée d’un caniveau ». Le plaignant, procureur général adjoint, Ralph McIntosh, se concentra surtout sur sa conclusion, soutenant l’idée que la qualité littéraire n’avait aucune importance à partir du moment où un livre était obscène. Il comparait le poème à la peinture moderne, qu’il trouvait ridicule, expliquant qu’il fallait le juger suivant ce qu’en pensait « l’homme moyen », non pas « l’homme moderne ». L’argument aurait pu convaincre un jury, mais il n’y en avait pas.
Le procès était exceptionnel dans la mesure où les enjeux étaient d’ordre purement esthétique. On y parla de Dada et de surréalisme, on cita le livre de Job, Christopher Marlowe, Samuel Johnson et Ginsberg lui-même, notamment le fameux vers de son poème « Amérique » : « Allez vous faire foutre avec votre bombe atomique. »
Le juge Horn délibéra pendant plus de deux semaines, au cours desquelles il lut
Ulysse et les conclusions du juge John Woolsey autorisant finalement Joyce à publier son roman, en 1933. Il fit connaître sa décision le 3 octobre. La première partie de sa plaidoirie était une analyse claire et objective du poème – un bel exemple de critique littéraire, intelligente, très loin de ce qu’on pouvait attendre de la part d’un magistrat. La seconde partie proposait douze principes suivant lesquels un livre peut être jugé obscène ou non. Le juge Horn s’inspirait de la décision récente de la Cour suprême qui avait condamné un certain Samuel Roth, éditeur, mais en y ajoutant sa touche personnelle. Le premier principe statuait qu’un ouvrage ayant une certaine valeur rédemptrice ne peut être jugé obscène. Le quatrième qu’un livre doit être jugé suivant la totalité de son effet sur un lecteur adulte lambda. Le douzième que nul ne saurait accuser un ouvrage d’obscénité sans faire abstraction de son propre point de vue : autrement dit,
Honni soit qui mal y pense. La conclusion était la suivante : « Ainsi conclurai-je en affirmant que
Howl and Other Poems possède une certaine valeur sociale rédemptrice, et j’estime que le livre n’est pas obscène. Le prévenu est jugé non coupable
15. »
Le procès fut suivi par plusieurs journaux d’envergure nationale, dont le magazine
Life et la
Saturday Review of Literature. Des
articles suivirent dans
Time et
Esquire. Les ventes de
Howl furent catapultées à 10 000 exemplaires à la fin de l’année. Jamais un premier recueil de poésie n’avait eu un tel retentissement. Le procès serait cité comme référence plus tard, au moment de la publication de
L’Amant de Lady Chatterley, de D. H. Lawrence, et du
Festin nu de William Burroughs par des maisons d’édition plus grand public.
Ginsberg était à Venise quand le procès débuta. Ses lettres montrent qu’il alternait entre espoir et angoisse, redoutant que Ferlinghetti ne soit ruiné s’ils perdaient, puis demandant à son éditeur de rétablir les mots biffés s’ils l’emportaient. Il alla à Rome pour un entretien avec un critique, puis à Ischia pour retrouver W. H. Auden. Celui-ci lui avoua qu’il avait lu et peu apprécié « Howl », avant d’ajouter qu’il n’aimait pas non plus Shelley ni Whitman. Ginsberg évoquait ainsi leur discussion dans une lettre à son père :
« J’ai cité “Je me célèbre moi-même”, mais Auden m’a répondu : “Ah, mon cher, ce vers est tellement faux et sans vergogne ; c’est vraiment de la mauvaise poésie – quand j’entends ça j’ai presque envie de répondre, je vous en prie épargnez-moi.” […] J’ai interrogé toute la tablée au sujet de Whitman & fini ivre en les traitant tous de merdes – Auden a une approche rationaliste impossible à arrêter quand il défend ses points de vue – je doute qu’il respecte ses propres sentiments à l’heure qu’il est – à mon avis sa longue vie sexuelle a été plutôt malheureuse et l’a rendu très orthodoxe, conservateur, sans merci, avec une certaine désinvolture – il parle comme un numéro intelligent de
Time. »
16Auden était une personnalité à l’humeur très changeante ; il est dommage que Ginsberg ne soit pas tombé sur un jour où il était plus disponible. Dans la lettre suivante envoyée à son père, Ginsberg glissa un trèfle qu’il avait cueilli sur la tombe de Shelley à Rome.
Il était à Amsterdam quand il apprit qu’il l’avait emporté. « Natch était content et reconnaissant », écrivit-il à Ferlinghetti
17. Il se
demandait s’il y avait des chances pour que soient publiés librement Miller, Lawrence, Genet et d’autres. Comme toute personne sensible, il ajoutait : « Y a-t-il des gens à qui il faut que j’envoie un mot de remerciement ?? »
Le mot manquant, « enculer », fut réintégré dans la septième édition, en 1959.
Cinquante ans plus tard, l’homosexualité du poème et de l’auteur sont souvent mises en sourdine par ses admirateurs. De même qu’il existe désormais un Queer Forster et un Queer Burroughs, nous avons donc besoin d’un Queer Ginsberg qui réhabiliterait l’homme dans toute sa nudité homosexuelle. Par ailleurs, dans le recueil d’articles sur « Howl » publié pour le cinquantième anniversaire de la publication du poème ne figurait qu’une seule contribution d’auteur gay, Mark Doty ; et aucune des biographies importantes de Ginsberg ne mentionne son intervention au Stonewall Inn après les émeutes de 1969. Est-ce la peur de le réduire à un sujet aussi pointu que le mouvement de libération homosexuelle ? La doxa dominante a tendance à considérer les artistes homosexuels comme des rebelles isolés ou des criminels, rarement comme les membres d’une tribu.
Ginsberg n’a jamais renié sa personnalité gay. Quand, à la fin d’une lecture, les gens lui demandaient pourquoi il faisait tant référence à l’homosexualité, il répondait volontiers : « Parce que je suis homosexuel. » Dans l’entrée du Who’s Who qui lui était consacrée en 1963, il se disait « marié » à Peter Orlovsky. Il n’a jamais caché ses liens avec d’autres artistes homosexuels. Ce type d’attachement était même au cœur de sa fameuse « transmission chuchotée ». Il avait couché avec Neal Cassady, qui avait couché avec Gavin Arthur, qui lui-même avait couché avec Edward Carpenter, lequel avait couché avec Walt Whitman – équivalent gay de la liste des fils engendrés de la Bible.
Sur la fameuse photo de Gordon Ball, datée de 1991, qui représente des cadets du Virginia Military Institute lisant
Howl and Other Poems, des jeunes gens aux cheveux en brosse vêtus d’un uniforme gris froncent les sourcils, plongés dans les exemplaires uniformes
de l’édition noir et blanc de City Lights. Qu’y lisent-ils ? Que pensent-ils ? Que c’est un délire digne d’une maison de fous ? La dimension sexuelle vient-elle troubler la belle énergie contenue et enfouie dans ces corps trop raides ? Ou s’interrogent-ils, inquiets, sur le sens de ces « saints motocyclistes » ?