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Baiser pieux
Baldwin a commencé en tâchant de contredire l’idée selon laquelle un écrivain issu d’une minorité serait tenu de mettre son écriture au service d’une cause. Un de ses premiers essais, « Une opposition complice », est une attaque en règle de la notion de littérature engagée. Et dans le chapitre « Notes autobiographiques » de Chronique d’un pays natal, il expliquait : « Si j’ai aussi longuement écrit sur la négritude, ce n’est pas parce que je pense que ce doive être là mon seul sujet, c’est simplement parce qu’il y avait là une porte que je devais déverrouiller avant de pouvoir espérer parler de quoi que ce soit d’autre. »2 La porte ne restait jamais longtemps ouverte et il en avait d’autres à ouvrir.
Les critiques ont tendance à voir en Baldwin un écrivain noir qui n’a jamais été à la hauteur de ce que laissait espérer La Conversion. Mais pour quiconque l’envisage comme un écrivain gay, son parcours d’écrivain est tout autre.
James Baldwin eut un physique hors du commun dès le plus jeune âge. Sa grosse bouche, ses yeux globuleux et ses paupières lourdes lui valaient parfois le surnom de « tête de pioche » ou de « face de crapeau », comme sa mère, et comme la mère et le fils dans La Conversion. Son intelligence, elle, lui attira tout de suite l’attention des professeurs qui l’encouragèrent à postuler pour le lycée DeWitt, dans le Bronx, un des meilleurs de la ville, où il fut admis. C’est là qu’il fit la connaissance de Sol Stein, futur éditeur, et de Richard Avedon, futur photographe, avec qui il collabora pour le magazine du lycée. Chez lui, à Harlem, il était prédicateur de la paroisse, suivant les traces de son beau-père, difficile et ombrageux, avec qui il était en rivalité. Il continua à prêcher jusqu’à la fin du lycée.
Cependant il commençait à découvrir la vie : le cinéma, le jazz, l’art, la vie sexuelle. New York était un champ de possibles exceptionnel pendant la Seconde Guerre mondiale. Baldwin rencontra ainsi le peintre Beauford Delaney, noir et gay, qui vivait à Greenwich Village et qu’il décrira plus tard comme « un croisement entre Brer Rabbit et saint François4 ». Beauford Delaney passait des disques de Louis Amstrong et Bessie Smith pendant qu’il faisait poser l’ancien petit prédicateur, notamment pour un nu à l’huile et un portrait stylisé au pastel qu’il réalisa pour montrer à un ami commun que Baldwin était beau quand on savait le regarder. A 40 ans et des poussières, Delaney était amoureux de l’adolescent, qui ne l’était pas du peintre. Néanmoins les deux hommes allaient rester proches pendant les trente années à venir. Le jeune Baldwin couchait avec des hommes et des femmes, mais à 20 ans il se considérait comme homosexuel.
Baldwin mit de côté sa carrière de romancier et se lança dans la critique littéraire. Ses premiers papiers font preuve d’une autorité froide, amère, toujours critique. Qu’il parle d’un auteur blanc ou noir – il s’en prit même à la femme de W. E. B. DuBois – il trouve à redire à chacun. Les textes du jeune Baldwin révèlent une rage profonde, mais largement compréhensible.
La guerre était finie, il brûlait d’envie de quitter les Etats-Unis. Après avoir obtenu une nouvelle bourse, il prit l’avion pour Paris – vingt-quatre heures de vol à l’époque – alors qu’il aurait pu y aller en bateau pour bien moins cher. C’était en novembre 1948, quelques mois après le départ de Vidal, Capote et Williams. Il avait avec lui le manuscrit de Crying Holy qu’il avait décidé de poursuivre tout en écrivant pour la Partisan Review.
Dès le premier jour, il alla aux Deux Magots où il fit la connaissance de Richard Wright qui s’était installé à Paris un an plus tôt. A côté de Wright, se trouvait Themistocles Hoetis, romancier américain d’origine grecque, né à Detroit, qui préparait une nouvelle revue littéraire intitulée Zero. Il proposa à Baldwin d’y collaborer.
Le premier numéro de Zero parut au printemps, avec, entre autres, une nouvelle de Wright et un texte de Baldwin intitulé « Une opposition complice ». Celui-ci était une violente diatribe contre la littérature engagée, La Case de l’oncle Tom étant le premier exemple de la façon dont l’engagement vertueux réduit la littérature à une série de banalités. Pourquoi l’écrivain s’est-il retourné contre un livre qu’il avait adoré ? Difficile à dire. Le roman n’est pas vraiment analysé, à tel point qu’on peut se demander si Baldwin en avait un exemplaire avec lui à Paris. L’auteur s’en prend à l’idée du livre plus qu’au livre lui-même, or le roman d’Harriet Beecher Stowe est plus riche et plus complexe qu’on ne le pense. Plus étrange encore, Baldwin clôt son essai en éreintant Un enfant du pays, de Richard Wright, interprétant le livre de son bienfaiteur comme une variation sensationnaliste sur le thème sentimental de Stowe. Richard Wright n’hésita pas à demander des explications à Baldwin, qui se défendit en disant qu’il ne s’en prenait pas vraiment à lui. Puis il rédigea un nouvel essai, « Tous ceux qui ont péri », repris dans Chronique d’un pays natal, une longue critique froide et détaillée d’Un enfant du pays, qui mit définitivement terme à l’amitié entre les deux hommes.
En 1949 il publia un nouvel article dans Zero, intitulé « Preservation of Innocence », consacré au thème suivant : « le problème de l’homosexuel ». L’article n’a été repris ni dans son premier recueil d’essais, ni dans celui qui fut publié en 1985 sous le titre Price of the Ticket. Il a fallu attendre que Toni Morrison le sélectionne dans un recueil publié par la Library of America pour qu’il existe sous forme de livre. C’est un curieux pamphlet qui parle de la question sexuelle en termes secs et impersonnels – jamais l’on ne soupçonnerait l’auteur d’être gay. Ce qui est dit sur les relations entre hommes et femmes est intéressant (Baldwin a toujours écrit sur les femmes avec sympathie et intelligence), mais l’auteur ne se révèle vraiment que lorsqu’il souligne l’absence d’amour dans la littérature de son époque, notamment dans les polars hétérosexuels de Raymond Chandler et James Cain, et dans les romans au contenu plus ouvertement homosexuel, y compris Un garçon près de la rivière. Son propos est de montrer que ces livres mettent en scène non pas l’amour homosexuel, mais la peur des rapports sexuels entre hommes. Là encore Baldwin tâche de se créer son espace d’écrivain, concluant pourtant avec une idée qui pourrait lui servir de devise pour sa littérature à venir : « Un roman exige à tout prix la présence et la passion d’êtres humains qu’on ne pourra jamais étiqueter. »
Baldwin a vécu les premières années à Paris en tirant le diable par la queue, empruntant de l’argent à droite et à gauche, vendant ses articles, accumulant des loyers impayés, buvant et traînant avec des Américains, dont Otto Friedrich et Mary Painter. Parler de littérature est souvent plus amusant que s’asseoir à sa table et s’y mettre, et Baldwin était un très beau parleur. Jusqu’au jour où un ami qu’il venait de rencontrer s’installa chez lui avec ses draps. Quelques jours plus tard, la police débarqua et arrêta les deux hommes en les accusant d’avoir volé les draps d’un hôtel. Il passa huit jours en prison. Baldwin, noir, avait beau être mieux accepté à Paris que chez lui, il demeurait un étranger. Peu après sa libération, il était dans son bar préféré, La Reine Blanche, où il fit la connaissance d’un grand jeune homme aux cheveux châtains, suisse, âgé de 17 ans, qui faisait plus que son âge à cause de son front dégarni. Lucien Happersberger avait fui Lausanne pour venir à Paris qu’il adorait, tout comme il adorait s’amuser et s’envoyer en l’air avec des hommes et des femmes. Baldwin et lui commencèrent à se voir très régulièrement tout en ayant chacun des amants. Happersberger parlait mal l’anglais, le français de Baldwin était assez rudimentaire, mais leur relation n’était pas de l’ordre de la conversation. Baldwin le quittera et se rabibochera toute sa vie avec Happersberger, mais leur amitié n’en souffrira guère.
Que s’est-il passé exactement entre les deux hommes qui s’étaient déjà séparés et réconciliés plusieurs fois ? Baldwin travaillait sur son roman et partageait son temps entre New York, vivant chez des amis, et la colonie d’artistes de MacDowell, dans le New Hampshire. Il acheva son manuscrit au printemps 1954 et le remit à Helen Strauss, son agent chez William Morris. Helen Strauss fut déçue. Des années plus tard, l’écrivain dira : « Mon agent m’a conseillé de le brûler8. » Helen Strauss le démentira en expliquant : « Je pensais qu’il pouvait faire mieux. » En tout cas elle soumit le manuscrit à Knopf, qui, après des discussions internes houleuses, le refusa en expliquant que c’était un service rendu à l’auteur, dont la carrière serait brisée par un tel livre. Leur argument principal, non dit, était le suivant : Knopf serait poursuivi pour obscénité. Un prétexte, bien sûr, puisque La Chambre de Giovanni n’a rien d’obscène.
La vérité est beaucoup plus triviale : la plupart des grandes maisons d’édition avaient arrêté de publier de la littérature gay après Un garçon près de la rivière et Les Domaines hantés. Non pas pour des questions d’argent : ces livres s’étaient bien vendus. Ni par peur de la censure : le patchwork de lois fédérales et de lois propres à chaque Etat n’avait pas empêché la publication des romans de John O’Hara ni de James Jones. Non, le changement était lié au retour de vieux réflexes face à l’homosexualité, qui n’était plus considérée comme exotique, mais comme nuisible. Les chiffres publiés par le rapport Kinsey en faisaient un phénomène à la fois courant et dangereux. Depuis 1950, le docteur Kinsey était d’ailleurs la cible de telles attaques qu’il fut contraint de batailler pour financer ses travaux jusqu’à sa mort, en 1956. Le rôle de bouc émissaire joué par les gay à l’époque du maccarthysme infectait même les maisons d’édition. Les éditeurs bien-pensants tâchaient d’éviter les histoires d’amour interdit.
Pourtant le lectorat, essentiellement gay, était là. Le vide était comblé par de petites maisons comme Greenberg Press, qui publia Quatrefoil de James Barr (1950), et L’Homosexuel en Amérique de Donald Webster Cory (1951), et par le nombre croissant de poches aux intrigues et aux couvertures racoleuses, destinés à la grande distribution. Les maisons d’édition de poche avaient découvert une mine d’or en publiant des titres lesbiens tels que Beebo Brinker ou Odd Girl Out de Ann Bannon, et çà et là quelques titres gay masculins. (Marijane Meeker, qui écrivait des romans de gare lesbiens et gay sous divers pseudonymes, raconte que son éditeur lui laissait toute liberté du moment qu’il n’y avait pas de scènes crues et que l’histoire finissait mal – pour la dimension « morale ».) Ces livres n’avaient droit à nulle promotion ni critique. Seules de grandes maisons comme Knopf ou Dutton étaient prises au sérieux. Au début des années 1950, la littérature gay était donc de nouveau cachée, mais ce réseau underground fut enrichi par la naissance, en 1953, de deux modestes revues gay : ONE et Mattachine Review.
Baldwin fut blessé et ulcéré par le refus de Knopf. Il avait l’impression d’avoir lutté pour franchir la porte de l’édition et voilà qu’on la lui claquait en pleine figure. Il fut marqué à vie.
Heureusement il avait un nouveau projet. L’automne précédent, il avait retrouvé Sol Stein, son ancien camarade de lycée, dans la colonie d’artistes de MacDowell. Stein était éditeur chez Beacon Press et venait de lancer (il était le premier) une collection de livres de poche de qualité au « format de librairie » (qu’on appelle aujourd’hui les « trade paperbacks »). Il proposa à Baldwin de publier un recueil d’essais qu’il sélectionnerait avec lui. Baldwin en profita pour écrire deux nouveaux textes, « Liberté, égalité… », sur les huit jours qu’il avait passés en prison, et « Réflexion en noir et blanc », dont le titre original, Notes on a Native Son, était un titre provocateur puisqu’il usurpait celui du roman le plus célèbre de Richard Wright, Native Son (Un enfant du pays), mais le texte en soi est sans doute le meilleur de Baldwin. C’était le récit de l’humiliation que l’écrivain avait vécue au cours de l’été 1943, dans le New Jersey, au moment de la mort de son beau-père et des violentes émeutes de Harlem. Baldwin avait trouvé un moyen de canaliser sa rage en s’exprimant à la première personne, avant de prendre du recul pour analyser les choses avec plus de distance. La colère du jeune homme qui en veut aux siens se mêle à celle qu’il éprouve contre la société blanche ; le narrateur ne propose aucune solution ni dans un cas ni dans l’autre. (La rage de Baldwin est différente de celle de Ginsberg, plus fulgurante, plus immédiate, plus éphémère. Celle de Baldwin peut éclipser toute autre émotion – ce que l’on peut comprendre.)
Baldwin donna également à lire à Sol Stein le manuscrit de son roman refusé par Knopf. Stein aimait le texte et lui fit une série de remarques. La dimension gay ne lui posait aucun problème. Il avait publié Chronique d’un pays natal la même année que An End to Innocence de Leslie Fiedler, qui comprend le célèbre texte intitulé « Come Back to the Raft ag’in, Huck Honey ». Hélas, Beacon ne publiait pas de fiction.
Pendant ce temps-là, La Chambre de Giovanni avait trouvé un éditeur anglais, Michael Joseph. Son agent, Helen Strauss, fut donc obligée de le soumettre une seconde fois aux Américains. C’est un jeune éditeur, John Silberman, qui l’accepta pour une toute nouvelle maison d’édition, Dial Press, à qui Baldwin restera fidèle jusqu’à la fin de ses jours. Cela dit, à peine le contrat signé, il quitta Helen Strauss.
La Chambre de Giovanni est aussi soigneusement construit qu’un film noir. C’est une parfaite petite machine conçue pour nous émouvoir et nous effrayer, mais la langue et la richesse des sentiments sont telles que nous dépassons la mécanique pure. Çà et là, une phrase est un peu lourde, comme lorsque Hella dit à David : « Si je reste ici… je finirai par oublier ce que c’est que d’être une femme. » Mais rien ne nous empêche de voir au-delà du cliché de l’époque pour imaginer ce qu’elle, et Baldwin, veulent dire. Relevons aussi la métaphore extraordinaire de la chambre. La petite piaule que les deux hommes partagent au rez-de-chaussée peut être interprétée comme un refuge ou une prison, un placard ou un nid douillet. L’amour qu’on y fait n’est jamais évoqué – la seule scène explicite a lieu entre David et une amie la veille du retour de Hella –, cependant la description de la pièce, le plafond bas, les fenêtres qui ne laissent filtrer aucune lumière, le vieux papier peint aux couleurs passées avec ses dessins d’amants à la mode xviie siècle, tout contribue à créer un érotisme lancinant. Seules quelques pages sont consacrées à cette chambre, comme seules quelques pages décrivent le fleuve dans Huckleberry Finn, pourtant la chambre et le fleuve ont une résonance aussi puissante.
Le roman a souffert d’un curieux revers critique et public au fil des années, victime d’une certaine méfiance et d’une certaine antipathie, sans doute liées au succès du livre auprès des lecteurs gay. Otto Friedrich, ami de l’auteur qui fit un portrait pénétrant du jeune romancier à Paris, qualifia le roman de « tentative déplaisante d’écrire sur les homosexuels blancs » – comme si un homme gay et noir était incapable de comprendre les Blancs gay. Même le biographe de Baldwin, James Campbell, a du mal à cacher sa surprise devant le succès d’un livre dépourvu de scènes crues, « un petit récit plein de défauts ». Plus près de nous, Claudia Roth Pierpont a publié une longue analyse dans le New Yorker, affirmant que le roman est « affaibli par un ton pontifiant qui a des accents bon marché et empruntés – plus près de Bonjour tristesse que de Genet ou de Gide. » Nul et non avenu. Ce qu’elle reproche au roman, au fond, c’est d’avoir peu à voir avec le nouveau mouvement des droits civils et d’être moins fort que La Conversion. Peut-être est-ce mon regard de lecteur gay, mais j’estime qu’en dépit de ses qualités, La Conversion est moins crédible et moins bouleversant que La Chambre de Giovanni. Le portrait des trois adultes tels qu’ils apparaissent au milieu de La Conversion est une réussite, mais ils sont perçus à distance, de loin. Nous ne sommes pas dans leur cœur, ni comme dans celui de John dans La Conversion, ni comme dans le cœur coupable et tourmenté de David dans La Chambre de Giovanni.
Les charges menées contre le roman sous divers prétextes ont commencé très tôt. La plus célèbre émanait d’un ami de l’auteur, Norman Mailer. Les deux écrivains s’étaient rencontrés à Paris en 1955 et s’appréciaient. Jusqu’en 1959, l’année où Mailer publia un recueil de textes divers intitulé Publicités pour moi-même. Le titre est éloquent : il signale le romancier comme célébrité plus que comme conteur. Le livre contient notamment un essai intitulé « Evaluations – Quelques remarques brèves et chères sur la notion de talent dans la chambre », dans lequel Mailer passe en revue ses contemporains. Il descend tout le monde en flèche : William Styron, James Jones, Jack Kerouac, Saul Bellow. Il concède quelques mots amènes sur Truman Capote, « un petit mec qui a des couilles », « l’écrivain le plus parfait de ma génération », tout en méprisant ses récits qu’il compare à de la saccharine. Ce qu’il écrit sur Baldwin est très souvent faux et épouvantable : « James Baldwin est un écrivain trop charmeur pour être un écrivain majeur […] Il est incapable de dire “Va te faire f…” au lecteur. [En 1959, il était interdit d’imprimer le mot « foutre ».] Le jour où il gravira la montagne et parviendra à dire ce qu’il a sur le cœur, nous aurons un testament et non plus une eau de toilette noble. Sinon il est condamné à être un écrivain mineur. » Il n’est élogieux que lorsqu’il écrit que La Chambre de Giovanni est « un mauvais bouquin mais un bouquin courageux », sans dire pourquoi il est mauvais.
Baldwin, qui s’en était lui-même pris à des écrivains, mais autrement, n’a pas réagi à l’article de Mailer, comme s’il était blessé ou indigné. Il a failli envoyer un télégramme à Mailer en lui répondant « Va te faire f… », mais il a laissé tomber pour ne pas se brouiller avec lui. Il attendra deux ans avant de lui rendre la pareille. Publié dans Esquire en 1961, « The Black Boy Looks at The White Boy »11 est un texte froid, dur, narquois, qui revient sur leur amitié en faisant preuve de bien plus de compréhension pour Mailer que l’inverse. Baldwin alterne louange et remarques humiliantes et sans merci, rappelant que ce soi-disant gros dur était un brave gamin de la moyenne bourgeoisie formé à Harvard. Il explique que les musiciens de jazz noirs que Mailer adorait ne l’ont jamais pris au sérieux : « Mailer se met à nu et se révèle beaucoup, dévoilant ses craintes et ses doutes d’écrivain quand il décrit les dangers d’une vie consacrée à l’écriture. » Le texte s’achève sur une note chaleureuse et amicale, mais sans ambiguïté. Baldwin venait d’apprendre que Mailer voulait se présenter à la mairie de New York, et jugeait l’idée déplorable. Il était persuadé que Mailer était un immense écrivain. Le devoir d’un écrivain est d’écrire, pas de se perdre dans la politique ni la vie publique. « Son œuvre, après tout, est tout ce qui restera quand les journaux auront jauni, quand les chroniqueurs mondains seront réduits au silence, quand tous les raouts seront oubliés, et quand Norman et vous et moi serons morts. Je sais que ce point de vue n’est pas en vogue par les temps qui courent, mais j’estime que nous avons une vraie responsabilité, pas seulement vis-à-vis de nous-mêmes et de notre temps, mais vis-à-vis de ceux qui viendront après nous. (Je refuse de croire que personne ne viendra après nous.)12 »
L’avertissement témoigne d’un pouvoir visionnaire, non seulement au sujet de l’avenir de Mailer, mais au sujet de la littérature américaine qui commençait sa dérive du monde de l’écrit vers celui de la célébrité et de la télévision, alors que l’image de l’écrivain risquait de devenir plus importante que son œuvre. Comme lorsqu’il parlait de Richard Wright, James Baldwin ne parlait pas seulement de Mailer, mais de lui-même.