Quelques années plus tard, à la télévision, le nouveau médium qui allait transformer la culture américaine, un journaliste demandait à James Baldwin ce que lui inspirait de début de sa carrière d’écrivain, lui qui était à la fois noir, déshérité et homosexuel. « Vous avez dû vous dire : “C’est fou ce que je suis mal parti !” » Baldwin a répondu en souriant : « Non, je me suis dit que j’avais touché le gros lot
1. » Sa réponse n’était pas une pirouette, c’était une vraie passe de judo. Baldwin avait l’art de transformer les obstacles en occasions en or, même si ces obstacles étaient autant de devoirs, d’obligations écrasantes qu’il a su dépasser, mais pas toujours.
Baldwin a commencé en tâchant de contredire l’idée selon laquelle un écrivain issu d’une minorité serait tenu de mettre son écriture au service d’une cause. Un de ses premiers essais, « Une opposition complice », est une attaque en règle de la notion de littérature engagée. Et dans le chapitre « Notes autobiographiques » de
Chronique d’un pays natal, il expliquait : « Si j’ai aussi longuement écrit sur la négritude, ce n’est pas parce que je pense que ce doive être là mon seul sujet, c’est simplement parce qu’il y avait là une porte que je devais déverrouiller avant de pouvoir espérer parler de quoi que ce soit d’autre. »
2 La porte ne restait jamais longtemps ouverte et il en avait d’autres à ouvrir.
Les critiques ont tendance à voir en Baldwin un écrivain noir qui n’a jamais été à la hauteur de ce que laissait espérer La Conversion. Mais pour quiconque l’envisage comme un écrivain gay, son parcours d’écrivain est tout autre.
James Arthur Jones est né le 2 août 1924 au Harlem Hospital, d’Emma Jones, mère célibataire qui avait quitté son Maryland natal, dans le Sud. Il n’a jamais su qui était son père. Sa mère rencontra peu après un homme beaucoup plus âgé qu’elle épousa, David Baldwin, prédicateur laïc et ouvrier qui donna un nouveau nom au petit James. Sept enfants allaient naître de cette union. « [Ma mère] faisait des enfants qu’au fur et à mesure je prenais en charge d’une main tandis que de l’autre je tenais un livre, écrivit-il plus tard. Ils en ont probablement souffert – bien qu’ils aient eu depuis la gentillesse d’affirmer le contraire – et c’est ainsi que j’ai lu et relu maintes fois
La Case de l’oncle Tom et
Le Conte de deux cités3. » Ses frères et sœurs compteront beaucoup dans la vie de Baldwin.
James Baldwin eut un physique hors du commun dès le plus jeune âge. Sa grosse bouche, ses yeux globuleux et ses paupières lourdes lui valaient parfois le surnom de « tête de pioche » ou de « face de crapeau », comme sa mère, et comme la mère et le fils dans La Conversion. Son intelligence, elle, lui attira tout de suite l’attention des professeurs qui l’encouragèrent à postuler pour le lycée DeWitt, dans le Bronx, un des meilleurs de la ville, où il fut admis. C’est là qu’il fit la connaissance de Sol Stein, futur éditeur, et de Richard Avedon, futur photographe, avec qui il collabora pour le magazine du lycée. Chez lui, à Harlem, il était prédicateur de la paroisse, suivant les traces de son beau-père, difficile et ombrageux, avec qui il était en rivalité. Il continua à prêcher jusqu’à la fin du lycée.
Cependant il commençait à découvrir la vie : le cinéma, le jazz, l’art, la vie sexuelle. New York était un champ de possibles exceptionnel pendant la Seconde Guerre mondiale. Baldwin rencontra ainsi le peintre Beauford Delaney, noir et gay, qui vivait à Greenwich Village et qu’il décrira plus tard comme « un croisement entre Brer Rabbit et saint François
4 ». Beauford Delaney passait des disques de Louis Amstrong et Bessie Smith pendant qu’il faisait poser l’ancien petit prédicateur, notamment pour un nu à l’huile et un portrait stylisé au pastel qu’il réalisa pour montrer à un ami commun que Baldwin était beau quand on savait le regarder. A 40 ans et des
poussières, Delaney était amoureux de l’adolescent, qui ne l’était pas du peintre. Néanmoins les deux hommes allaient rester proches pendant les trente années à venir. Le jeune Baldwin couchait avec des hommes et des femmes, mais à 20 ans il se considérait comme homosexuel.
Il se considérait également comme écrivain. N’ayant pas de quoi s’offrir des études universitaires, il gagnait sa vie grâce à différents petits boulots, dont l’un dans une entreprise du New Jersey où il fut humilié, renvoyé parce qu’il était noir. Pendant ce temps-là son beau-père diminuait, mentalement et physiquement, jusqu’au jour où il mourut, en 1943. Son enterrement eut lieu un jour d’émeutes raciales particulièrement violentes à Harlem. Peu après Baldwin commença un roman qu’il intitula « Dans la maison de mon père ». Il fit lire le début à Delaney, enthousiaste, puis à Richard Wright. Ce dernier n’était pas le premier romancier noir américain : il y avait Charles Chestnut, Nella Larson, Jean Toomer, mais ils étaient loin d’avoir autant attiré d’attention que Richard Wright et son thriller racial écorché vif, Un enfant du pays, publié en 1941, et adapté à Broadway un an plus tard. Wright lut les premiers chapitres du roman de Baldwin ; impressionné, il recommanda le jeune écrivain pour l’obtention d’une bourse. Baldwin toucha cinq cents dollars et continua son roman, à présent baptisé Crying Holy, mais il n’arrivait pas à le placer.
Il fut successivement homme de ménage, garçon d’ascenseur, serveur, à la fois pour gagner sa vie et aider sa mère et ses frères et sœurs. Il vivait dans Greenwich Village, ce qui n’était pas chose aisée : chaque fois qu’il s’installait quelque part il était obligé de demander à un ami blanc de signer le bail de location pour lui. Il fut renvoyé plusieurs fois parce que le subterfuge avait été découvert. « A l’époque il y avait peu de noirs dans Greenwich Village, et j’étais sans doute le plus improbable de cette poignée, écrivit-il à la fin de sa vie. Le monde des
queers – on ne disait pas encore
gay – était une zone encore plus intimidante au sein de ce hall aux miroirs. Je savais que j’appartenais à ce hall, présent au sein de cette compagnie – sauf que les miroirs ne me renvoyaient que
des fragments épisodiques et déformés de moi-même
5. » Baldwin découvrait que les types qui le traitaient de « tapette » quand ils étaient en bande pouvaient se monter tendres et amicaux quand ils étaient seuls. « J’étais bien trop tétanisé pour accepter leurs propositions qui feraient de moi, pensais-je, le candidat idéal pour un viol collectif. En même temps j’étais touché par leur solitude, leur désir maladroit, presque sans voix
6. »
Baldwin mit de côté sa carrière de romancier et se lança dans la critique littéraire. Ses premiers papiers font preuve d’une autorité froide, amère, toujours critique. Qu’il parle d’un auteur blanc ou noir – il s’en prit même à la femme de W. E. B. DuBois – il trouve à redire à chacun. Les textes du jeune Baldwin révèlent une rage profonde, mais largement compréhensible.
La guerre était finie, il brûlait d’envie de quitter les Etats-Unis. Après avoir obtenu une nouvelle bourse, il prit l’avion pour Paris – vingt-quatre heures de vol à l’époque – alors qu’il aurait pu y aller en bateau pour bien moins cher. C’était en novembre 1948, quelques mois après le départ de Vidal, Capote et Williams. Il avait avec lui le manuscrit de Crying Holy qu’il avait décidé de poursuivre tout en écrivant pour la Partisan Review.
Dès le premier jour, il alla aux Deux Magots où il fit la connaissance de Richard Wright qui s’était installé à Paris un an plus tôt. A côté de Wright, se trouvait Themistocles Hoetis, romancier américain d’origine grecque, né à Detroit, qui préparait une nouvelle revue littéraire intitulée Zero. Il proposa à Baldwin d’y collaborer.
Le premier numéro de
Zero parut au printemps, avec, entre autres, une nouvelle de Wright et un texte de Baldwin intitulé « Une opposition complice »
. Celui-ci était une violente diatribe contre la littérature engagée,
La Case de l’oncle Tom étant le premier exemple de la façon dont l’engagement vertueux réduit la littérature à une série de banalités. Pourquoi l’écrivain s’est-il retourné contre un livre qu’il avait adoré ? Difficile à dire. Le roman n’est pas vraiment analysé, à tel point qu’on peut se demander si Baldwin en avait un exemplaire avec lui à Paris. L’auteur s’en prend à l’idée du livre plus qu’au livre lui-même, or le roman d’Harriet Beecher
Stowe est plus riche et plus complexe qu’on ne le pense. Plus étrange encore, Baldwin clôt son essai en éreintant
Un enfant du pays, de Richard Wright, interprétant le livre de son bienfaiteur comme une variation sensationnaliste sur le thème sentimental de Stowe. Richard Wright n’hésita pas à demander des explications à Baldwin, qui se défendit en disant qu’il ne s’en prenait pas vraiment à lui. Puis il rédigea un nouvel essai, « Tous ceux qui ont péri », repris dans
Chronique d’un pays natal, une longue critique froide et détaillée d’
Un enfant du pays, qui mit définitivement terme à l’amitié entre les deux hommes.
Comment interpréter ce drôle d’épisode ? Quoi qu’en ait dit leur auteur, les deux articles sont de réelles attaques. Baldwin avait besoin de créer son propre espace d’écrivain, certes, mais fallait-il qu’il morde aussi violemment la main qui l’avait nourri ? Les écrivains ont souvent le goût de la compétition, et ceux qui sont issus de minorités l’ont encore plus : le gâteau à partager est plus petit et les rancœurs sont plus profondes. Baldwin s’en prenait non seulement à Wright mais à lui-même. Quand il reproche à Wright d’être aveuglé par une rage qui l’empêche de saisir la condition humaine noire, comment ne pas le soupçonner de s’en prendre à sa propre rage ?
Virginia Woolf écrit, dans
Une chambre à soi, que l’excès de colère nuit à la littérature. Les premiers essais de Baldwin lui donnent raison. Aujourd’hui nous avons oublié le Baldwin enragé parce que plus tard lui-même fut accusé de ne pas l’avoir été assez. Joe LeSueur raconte que le dramaturge noir LeRoi Jones se voyait souvent accusé d’être trop bon. « Et s’il s’inspirait de Jimmy Baldwin ? » lui dit un ami blanc. De fait, LeRoi Jones changera de nom pour adopter celui de Amiri Baraka et sera beaucoup plus virulent et indigné que Baldwin. Ce dernier était une personnalité amicale et diserte en public, mais l’écriture est comme l’alcool, elle peut faire jaillir une rage profonde. Baldwin était un buveur à la fois charmant et enragé. Ses premiers essais témoignent d’une volonté d’expérimenter différentes façons d’écrire à partir de cette colère, et parfois sur cette colère. Mais Baldwin était également sensible à la
tendresse, l’humour, le chagrin, la joie, allant jusqu’à parler de lui-même comme de « tous ces étrangers appelés Jimmy Baldwin
7 ».
En 1949 il publia un nouvel article dans Zero, intitulé « Preservation of Innocence », consacré au thème suivant : « le problème de l’homosexuel ». L’article n’a été repris ni dans son premier recueil d’essais, ni dans celui qui fut publié en 1985 sous le titre Price of the Ticket. Il a fallu attendre que Toni Morrison le sélectionne dans un recueil publié par la Library of America pour qu’il existe sous forme de livre. C’est un curieux pamphlet qui parle de la question sexuelle en termes secs et impersonnels – jamais l’on ne soupçonnerait l’auteur d’être gay. Ce qui est dit sur les relations entre hommes et femmes est intéressant (Baldwin a toujours écrit sur les femmes avec sympathie et intelligence), mais l’auteur ne se révèle vraiment que lorsqu’il souligne l’absence d’amour dans la littérature de son époque, notamment dans les polars hétérosexuels de Raymond Chandler et James Cain, et dans les romans au contenu plus ouvertement homosexuel, y compris Un garçon près de la rivière. Son propos est de montrer que ces livres mettent en scène non pas l’amour homosexuel, mais la peur des rapports sexuels entre hommes. Là encore Baldwin tâche de se créer son espace d’écrivain, concluant pourtant avec une idée qui pourrait lui servir de devise pour sa littérature à venir : « Un roman exige à tout prix la présence et la passion d’êtres humains qu’on ne pourra jamais étiqueter. »
Baldwin a vécu les premières années à Paris en tirant le diable par la queue, empruntant de l’argent à droite et à gauche, vendant ses articles, accumulant des loyers impayés, buvant et traînant avec des Américains, dont Otto Friedrich et Mary Painter. Parler de littérature est souvent plus amusant que s’asseoir à sa table et s’y mettre, et Baldwin était un très beau parleur. Jusqu’au jour où un ami qu’il venait de rencontrer s’installa chez lui avec ses draps. Quelques jours plus tard, la police débarqua et arrêta les deux hommes en les accusant d’avoir volé les draps d’un hôtel. Il passa huit jours en prison. Baldwin, noir, avait beau être mieux accepté à Paris que chez lui, il demeurait un étranger. Peu après sa libération,
il était dans son bar préféré, La Reine Blanche, où il fit la connaissance d’un grand jeune homme aux cheveux châtains, suisse, âgé de 17 ans, qui faisait plus que son âge à cause de son front dégarni. Lucien Happersberger avait fui Lausanne pour venir à Paris qu’il adorait, tout comme il adorait s’amuser et s’envoyer en l’air avec des hommes et des femmes. Baldwin et lui commencèrent à se voir très régulièrement tout en ayant chacun des amants. Happersberger parlait mal l’anglais, le français de Baldwin était assez rudimentaire, mais leur relation n’était pas de l’ordre de la conversation. Baldwin le quittera et se rabibochera toute sa vie avec Happersberger, mais leur amitié n’en souffrira guère.
Son roman inachevé le taraudant toujours, en hiver 1951, Happersberger organisa un séjour de trois mois dans un chalet de famille au cœur d’un village suisse afin que l’écrivain puisse travailler. Le village en question n’avait jamais vu un Noir ni une machine à écrire. Baldwin tapait sur sa machine en écoutant Bessie Smith sur son vieux Victrola portable, et tous les soirs il lisait ce qu’il avait écrit à Happersberger qui appréciait la musicalité de sa prose à défaut d’en comprendre le sens. Baldwin a raconté ce séjour dans un de ses meilleurs essais, « Un étranger dans le village », sans mentionner le roman qu’il écrivait ni le compagnon qui partageait son lit. C’est là qu’il trouva le titre définitif de son premier roman : Go Tell It on The Mountain (La Conversion).
La Conversion est une œuvre dont la prose superbe témoigne d’un sens de l’observation très fin. La structure narrative est apparemment simple : vingt-quatre heures de la vie de la famille Grimes, à Harlem, en 1935. Le livre s’ouvre et s’achève avec le personnage du fils aîné, John, 14 ans, qui déteste son beau-père et n’a pas été touché par la grâce divine. Mais la majeure partie du roman se déroule dans la tête du beau-père, de la mère et d’une tante au cours d’une veillée de prière un samedi. Cette longue séquence est un tour de force littéraire digne de Virginia Woolf, mais plus cru, plus chargé d’émotions et plus physique. Baldwin va et vient dans le temps pour raconter le passé de chacun, ses péchés et ses chagrins. Les personnages souffrent non seulement de l’étroitesse de vue de
l’Amérique blanche, mais de leurs propres conflits entre foi et désir. Ils appartiennent à une communauté pour qui l’hétérosexualité est un péché presque aussi répréhensible que l’homosexualité.
Nous retrouvons le monde extérieur à la veillée lorsque John s’évanouit, victime d’hallucinations. « John entrevit alors le Seigneur – un instant seulement ; et un instant seulement, une lumière intolérable […] et il s’écria “Ô, loué soit Jésus ! Ô, Seigneur Jésus ! Fais-moi passer de l’autre côté !” » La présence d’un adolescent plus âgé dans l’assemblée, un certain Elisha, est aussi importante à ses yeux que celle de Dieu. « “Oh oui ! cria la voix d’Elisha. Que notre Seigneur soit béni à tout jamais !” […] En entendant cette voix et les accents des cantiques, un sentiment de douceur envahit John. » John reprend connaissance et se retrouve entouré par la petite assemblée, ravie qu’il ait été touché par la grâce.
Il fait jour, chacun rentre chez soi en ce dimanche matin où les rues sont vides. Les adultes s’affrontent au sujet de crimes passés, mais la confrontation la plus émouvante est celle qui oppose John à Elisha. John le remercie d’avoir prié pour lui jusqu’au bout et lui demande de continuer. « “Pour moi, insista John, en larmes. Pour moi.” » Il est en quête de l’amour d’Elisha, le croyant, mais surtout de son amour en tant que personne. Elisha lui dit au revoir en déposant sur son front un « baiser pieux ». Peu après John ne peut s’empêcher de sourire à son beau-père, qu’il peut enfin aimer. Son beau-père, lui, ne lui sourit pas.
La Conversion est un premier roman exceptionnel. Baldwin a beau y avoir travaillé pendant neuf ans, il possède une vraie cohérence et sa facture est très soignée. Beaucoup considèrent que c’est le meilleur roman de l’auteur, ce qui n’est pas exact. L’écriture est sans doute plus soutenue – la langue tient à la fois de Henry James et de la Bible du roi Jacques –, mais le livre a des faiblesses. Le conflit entre les trois adultes est parfois confus ; le milieu du roman souffre de longues parties qui manquent de souffle ; les hallucinations de John sont des flashes qui ne font pas toujours sens. Sans doute le roman plaît-il davantage à la critique car le contenu gay y est mis en sourdine. Pourtant la peinture du désir gay n’est pas plus crue ailleurs que celle du désir hétérosexuel ne l’est ici. Et l’amour de
John pour Elisha est un des aspects les plus émouvants et les plus sensibles du roman.
Le début du roman contient une scène inoubliable. John va au cinéma sur la Quarante-Deuxième Rue – son beau-père interdit et le cinéma et le jazz – et choisit L’Emprise, avec Bette Davis. Il est assis au milieu de l’enfer d’une salle comble, surexcitée, conscient que le personnage principal de femme, odieuse, est condamné, mais justement, c’est pour ça qu’il l’aime. Baldwin lui-même était un grand admirateur de Bette Davis. D’ailleurs, Gore Vidal dira plus tard que Baldwin était un croisement entre Bette Davis et Martin Luther King, et il ne sera pas le seul à voir un peu de l’actrice électrique sous cet écrivain électrique. Dans son dernier essai, The Devil Finds Work, consacré à Hollywood, Baldwin parle de Bette Davis et souligne « l’intelligence tendue de son front, la catastrophe de ses lèvres : quand elle bougeait, elle bougeait comme un nègre ». Comme s’il se décrivait lui-même, en des termes qui ne sont pas toujours d’une parfaite élégance.
La Conversion fut très bien accueilli par la critique. Baldwin avait beau refuser d’être qualifié de « romancier nègre », il l’était. Et souvent comparé à Ralph Ellison, dont Homme invisible, pour qui chantes-tu ? était paru un an plus tôt. Orville Prescott fit l’éloge du roman dans le New York Times, affirmant que c’était « un livre curieux et singulier » dont « l’histoire semble presque aussi éloignée que celle d’un roman historique qui serait consacré aux patriarches et aux prophètes hébreux ». (Aujourd’hui il ne paraît pas si loin que ça du christianisme évangélique.) Le livre se vendit très bien. L’écrivain put rembourser plusieurs personnes à qui il avait emprunté, dont son agent et son éditeur, Knopf. Ce dernier l’encouragea aussitôt à écrire un nouveau livre.
Il avait du mal. Il commença par écrire une pièce conçue comme un complément à son roman,
Le Coin des Amen : l’histoire d’une famille pratiquante dont la mère est prédicateur. Mais Knopf ne voulait pas de théâtre. Il se lança alors dans un récit qui se passerait au sein de la colonie américaine à Paris, autour des thèmes de l’amour et des rapports entre Noirs et Blancs. Il abandonna très
vite pour annoncer à son éditeur une histoire d’amour entre deux personnages blancs. Sans préciser qu’il s’agissait de deux hommes.
Ce sera La Chambre de Giovanni. Il est difficile de savoir quand l’histoire d’amour est devenue une histoire d’amour gay. A un moment, les personnages principaux étaient une femme divorcée et un homme plus jeune, comédien. Baldwin avait plusieurs raisons pouvant l’inciter à choisir des personnages blancs. D’abord il voulait échapper à l’étiquette de « romancier nègre » qui représentait une barrière à la fois stylistique et commerciale. (A la même époque, deux romanciers afro-américains, Frank Yerby et William Motley, écrivaient des best-sellers dont les personnages principaux étaient blancs.) Il cherchait aussi à établir une certaine distance entre lui-même et son récit : il n’écrivait pas sur sa vie, mais sur d’autres vies. Et cette distance donnait davantage d’espace de respiration à son imagination. Enfin, il devait éprouver un plaisir teinté d’amertume à s’imaginer dans la peau d’un Blanc privilégié.
En 1954, lorsqu’il rentra à New York, Baldwin avait bien avancé dans son roman. Lucien Happersberger vint le rejoindre après avoir abandonné femme et enfant. Baldwin comptait s’installer avec lui car il était plus amoureux qu’au début, mais la vie en décida autrement.
Que s’est-il passé exactement entre les deux hommes qui s’étaient déjà séparés et réconciliés plusieurs fois ? Baldwin travaillait sur son roman et partageait son temps entre New York, vivant chez des amis, et la colonie d’artistes de MacDowell, dans le New Hampshire. Il acheva son manuscrit au printemps 1954 et le remit à Helen Strauss, son agent chez William Morris. Helen Strauss fut déçue. Des années plus tard, l’écrivain dira : « Mon agent m’a conseillé de le brûler
8. » Helen Strauss le démentira en expliquant : « Je pensais qu’il pouvait faire mieux. » En tout cas elle soumit le manuscrit à Knopf, qui, après des discussions internes houleuses, le refusa en expliquant que c’était un service rendu à l’auteur, dont la carrière serait brisée par un tel livre. Leur argument principal, non dit, était le suivant : Knopf serait poursuivi pour obscénité. Un prétexte, bien sûr, puisque
La Chambre de Giovanni n’a rien d’obscène.
La vérité est beaucoup plus triviale : la plupart des grandes maisons d’édition avaient arrêté de publier de la littérature gay après Un garçon près de la rivière et Les Domaines hantés. Non pas pour des questions d’argent : ces livres s’étaient bien vendus. Ni par peur de la censure : le patchwork de lois fédérales et de lois propres à chaque Etat n’avait pas empêché la publication des romans de John O’Hara ni de James Jones. Non, le changement était lié au retour de vieux réflexes face à l’homosexualité, qui n’était plus considérée comme exotique, mais comme nuisible. Les chiffres publiés par le rapport Kinsey en faisaient un phénomène à la fois courant et dangereux. Depuis 1950, le docteur Kinsey était d’ailleurs la cible de telles attaques qu’il fut contraint de batailler pour financer ses travaux jusqu’à sa mort, en 1956. Le rôle de bouc émissaire joué par les gay à l’époque du maccarthysme infectait même les maisons d’édition. Les éditeurs bien-pensants tâchaient d’éviter les histoires d’amour interdit.
Pourtant le lectorat, essentiellement gay, était là. Le vide était comblé par de petites maisons comme Greenberg Press, qui publia Quatrefoil de James Barr (1950), et L’Homosexuel en Amérique de Donald Webster Cory (1951), et par le nombre croissant de poches aux intrigues et aux couvertures racoleuses, destinés à la grande distribution. Les maisons d’édition de poche avaient découvert une mine d’or en publiant des titres lesbiens tels que Beebo Brinker ou Odd Girl Out de Ann Bannon, et çà et là quelques titres gay masculins. (Marijane Meeker, qui écrivait des romans de gare lesbiens et gay sous divers pseudonymes, raconte que son éditeur lui laissait toute liberté du moment qu’il n’y avait pas de scènes crues et que l’histoire finissait mal – pour la dimension « morale ».) Ces livres n’avaient droit à nulle promotion ni critique. Seules de grandes maisons comme Knopf ou Dutton étaient prises au sérieux. Au début des années 1950, la littérature gay était donc de nouveau cachée, mais ce réseau underground fut enrichi par la naissance, en 1953, de deux modestes revues gay : ONE et Mattachine Review.
Baldwin fut blessé et ulcéré par le refus de Knopf. Il avait l’impression d’avoir lutté pour franchir la porte de l’édition et voilà qu’on la lui claquait en pleine figure. Il fut marqué à vie.
Heureusement il avait un nouveau projet. L’automne précédent, il avait retrouvé Sol Stein, son ancien camarade de lycée, dans la colonie d’artistes de MacDowell. Stein était éditeur chez Beacon Press et venait de lancer (il était le premier) une collection de livres de poche de qualité au « format de librairie » (qu’on appelle aujourd’hui les « trade paperbacks »). Il proposa à Baldwin de publier un recueil d’essais qu’il sélectionnerait avec lui. Baldwin en profita pour écrire deux nouveaux textes, « Liberté, égalité… », sur les huit jours qu’il avait passés en prison, et « Réflexion en noir et blanc », dont le titre original, Notes on a Native Son, était un titre provocateur puisqu’il usurpait celui du roman le plus célèbre de Richard Wright, Native Son (Un enfant du pays), mais le texte en soi est sans doute le meilleur de Baldwin. C’était le récit de l’humiliation que l’écrivain avait vécue au cours de l’été 1943, dans le New Jersey, au moment de la mort de son beau-père et des violentes émeutes de Harlem. Baldwin avait trouvé un moyen de canaliser sa rage en s’exprimant à la première personne, avant de prendre du recul pour analyser les choses avec plus de distance. La colère du jeune homme qui en veut aux siens se mêle à celle qu’il éprouve contre la société blanche ; le narrateur ne propose aucune solution ni dans un cas ni dans l’autre. (La rage de Baldwin est différente de celle de Ginsberg, plus fulgurante, plus immédiate, plus éphémère. Celle de Baldwin peut éclipser toute autre émotion – ce que l’on peut comprendre.)
Baldwin donna également à lire à Sol Stein le manuscrit de son roman refusé par Knopf. Stein aimait le texte et lui fit une série de remarques. La dimension gay ne lui posait aucun problème. Il avait publié Chronique d’un pays natal la même année que An End to Innocence de Leslie Fiedler, qui comprend le célèbre texte intitulé « Come Back to the Raft ag’in, Huck Honey ». Hélas, Beacon ne publiait pas de fiction.
L’année américaine de Baldwin prit fin. Happersberger retourna auprès de sa femme et de son enfant, et Baldwin retourna à Paris avec un nouvel amant, un musicien noir que ses biographes ne
connaissent que sous le nom de « Arnold ». Il organisa une lecture de son roman refusé dans la chambre d’hôtel de Beauford Delaney. La lecture dura la nuit entière et les invités rentrèrent chez eux à l’aube, épuisés mais impressionnés.
Chronique d’un pays natal parut à la fin de l’année 1955. Langston Hughes en fit la critique dans la New York Times Review of Books, soulignant la beauté du style – « La pensée se fait poésie et le poésie illumine la pensée » –, mais ajoutant que Baldwin ne serait un grand écrivain que le jour où il se libérerait de son point de vue de Noir. Les autres critiques étaient plus élogieux, mais le livre ne trouva ses lecteurs que des années plus tard.
Aujourd’hui il est de bon ton de louer les essais de Baldwin plutôt que ses romans. Personnellement je préfère sa fiction. Baldwin a écrit de très bons essais, mais beaucoup démarrent avec brio avant de s’écrouler. L’auteur a rarement l’autorité qui lui permettrait de maîtriser les émotions et les idées contradictoires qui le hantent. Or ce sont ces contradictions qui nourrissent le drame et la vie dans ses romans.
(Le jour où la
New York Times Book Review demanda à Baldwin de faire la critique des
Selected Poems de Langston Hughes, recueil paru en 1959, il rendit la pareille à son pair. Ainsi la première phrase : « Chaque fois que je lis Langston Hughes je suis épaté de découvrir de tels dons – et déprimé de voir le peu qu’il en tire
9. »)
Pendant ce temps-là, La Chambre de Giovanni avait trouvé un éditeur anglais, Michael Joseph. Son agent, Helen Strauss, fut donc obligée de le soumettre une seconde fois aux Américains. C’est un jeune éditeur, John Silberman, qui l’accepta pour une toute nouvelle maison d’édition, Dial Press, à qui Baldwin restera fidèle jusqu’à la fin de ses jours. Cela dit, à peine le contrat signé, il quitta Helen Strauss.
La Chambre de Giovanni parut en octobre 1956, avec quelques modifications, dont aucune n’avait trait à la dimension sexuelle. Nulle accusation d’obscénité n’eut lieu. Les critiques furent excellentes. Dans la
New York Times Book Review, Granville Hicks jugeait que les personnages étaient « aussi grotesques et répugnants que tous ceux qu’on trouve dans
Sodome et Gomorrhe de Proust », mais
ajoutait : « M. Baldwin traite de ces sujets avec une candeur rare, et avec une dignité et une intensité qui le sauvent du sensationnalisme. » Mark Schorer, un an avant de témoigner au procès de « Howl », qualifiait le livre de « presque héroïque ». Nelson Algren écrivait dans
The Nation : « Le roman est beaucoup plus qu’un nouveau rapport sur l’homosexualité », comme si le marché était inondé par ce type de rapports, mais il précisait avec perspicacité : « C’est l’histoire d’un homme qui n’arrive pas à se décider, qui est incapable de dire oui à la vie. »
Le livre se vendit suffisamment bien pour être réimprimé au bout de six semaines. Même s’il y a fort à parier que les lecteurs étaient surtout des hommes homosexuels. Contrairement à La Conversion, le roman n’est pas ouvertement autobiographique, il raconte l’histoire d’un homme blanc et bisexuel « qui n’arrive pas à se décider », et il est dédié « à Lucien ». Cependant le personnage principal est le reflet de l’intelligence et de la conscience de soi de Baldwin.
Le récit est d’une concision géniale. Le narrateur, David (dont on ne connaîtra jamais le nom), passe une nuit, seul, dans une maison qu’il a louée au sud de la France, buvant et réfléchissant à l’année qui vient de s’écouler. Sa petite amie, Hella, étant partie faire le tour de l’Espagne, il a fait connaissance d’un serveur italien, Giovanni, avec qui il a vécu plusieurs mois, dans une petite chambre, jusqu’au retour de Hella. Obligé de choisir, il a choisi Hella, mais se comporte avec maladresse vis-à-vis d’elle. Giovanni ne s’en remet pas, commençant par se livrer à un homme qu’il n’aime pas, puis à un patron haïssable qui l’humilie. Jusqu’au jour où il tue le patron
10. Condamné à la peine de mort, il doit être exécuté le lendemain matin qui suit la nuit que nous passons avec David.
La Chambre de Giovanni est aussi soigneusement construit qu’un film noir. C’est une parfaite petite machine conçue pour nous émouvoir et nous effrayer, mais la langue et la richesse des sentiments sont telles que nous dépassons la mécanique pure. Çà et là, une phrase est un peu lourde, comme lorsque Hella dit à David : « Si je reste ici… je finirai par oublier ce que c’est que d’être une femme. » Mais rien ne nous empêche de voir au-delà du cliché de l’époque pour imaginer ce qu’elle, et Baldwin, veulent dire. Relevons aussi
la métaphore extraordinaire de la chambre. La petite piaule que les deux hommes partagent au rez-de-chaussée peut être interprétée comme un refuge ou une prison, un placard ou un nid douillet. L’amour qu’on y fait n’est jamais évoqué – la seule scène explicite a lieu entre David et une amie la veille du retour de Hella –, cependant la description de la pièce, le plafond bas, les fenêtres qui ne laissent filtrer aucune lumière, le vieux papier peint aux couleurs passées avec ses dessins d’amants à la mode
xviie siècle, tout contribue à créer un érotisme lancinant. Seules quelques pages sont consacrées à cette chambre, comme seules quelques pages décrivent le fleuve dans
Huckleberry Finn, pourtant la chambre et le fleuve ont une résonance aussi puissante.
La Chambre de Giovanni est le roman de coming-out typique, d’autant plus poignant que David ne trouve pas les mots pour le dire. Malheureusement, l’histoire est loin d’être datée, d’où sa force cinquante ans plus tard. Le placard est encore en nous aujourd’hui, c’est pourquoi tant de spectateurs, gay et hétéros, ont si bien accueilli le film Brokeback Mountain, en 2003. La peur du regard de l’autre, ce poison, est une réalité. Baldwin, lui, fait fi du regard des autres et accuse David d’avoir peur de l’amour – une peur qui sera le thème principal de ses futurs romans.
Le roman a souffert d’un curieux revers critique et public au fil des années, victime d’une certaine méfiance et d’une certaine antipathie, sans doute liées au succès du livre auprès des lecteurs gay. Otto Friedrich, ami de l’auteur qui fit un portrait pénétrant du jeune romancier à Paris, qualifia le roman de « tentative déplaisante d’écrire sur les homosexuels blancs » – comme si un homme gay et noir était incapable de comprendre les Blancs gay. Même le biographe de Baldwin, James Campbell, a du mal à cacher sa surprise devant le succès d’un livre dépourvu de scènes crues, « un petit récit plein de défauts ». Plus près de nous, Claudia Roth Pierpont a publié une longue analyse dans le
New Yorker, affirmant que le roman est « affaibli par un ton pontifiant qui a des accents bon marché et empruntés – plus près de
Bonjour tristesse que de Genet ou de Gide. » Nul et non avenu. Ce qu’elle reproche au roman, au fond, c’est d’avoir peu à voir avec le nouveau mouvement
des droits civils et d’être moins fort que
La Conversion. Peut-être est-ce mon regard de lecteur gay, mais j’estime qu’en dépit de ses qualités,
La Conversion est moins crédible et moins bouleversant que
La Chambre de Giovanni. Le portrait des trois adultes tels qu’ils apparaissent au milieu de
La Conversion est une réussite, mais ils sont perçus à distance, de loin. Nous ne sommes pas dans leur cœur, ni comme dans celui de John dans
La Conversion, ni comme dans le cœur coupable et tourmenté de David dans
La Chambre de Giovanni.
Les charges menées contre le roman sous divers prétextes ont commencé très tôt. La plus célèbre émanait d’un ami de l’auteur, Norman Mailer. Les deux écrivains s’étaient rencontrés à Paris en 1955 et s’appréciaient. Jusqu’en 1959, l’année où Mailer publia un recueil de textes divers intitulé Publicités pour moi-même. Le titre est éloquent : il signale le romancier comme célébrité plus que comme conteur. Le livre contient notamment un essai intitulé « Evaluations – Quelques remarques brèves et chères sur la notion de talent dans la chambre », dans lequel Mailer passe en revue ses contemporains. Il descend tout le monde en flèche : William Styron, James Jones, Jack Kerouac, Saul Bellow. Il concède quelques mots amènes sur Truman Capote, « un petit mec qui a des couilles », « l’écrivain le plus parfait de ma génération », tout en méprisant ses récits qu’il compare à de la saccharine. Ce qu’il écrit sur Baldwin est très souvent faux et épouvantable : « James Baldwin est un écrivain trop charmeur pour être un écrivain majeur […] Il est incapable de dire “Va te faire f…” au lecteur. [En 1959, il était interdit d’imprimer le mot « foutre ».] Le jour où il gravira la montagne et parviendra à dire ce qu’il a sur le cœur, nous aurons un testament et non plus une eau de toilette noble. Sinon il est condamné à être un écrivain mineur. » Il n’est élogieux que lorsqu’il écrit que La Chambre de Giovanni est « un mauvais bouquin mais un bouquin courageux », sans dire pourquoi il est mauvais.
Mailer était hétérosexuel, bien sûr (il a passé sa vie à rivaliser avec Hemingway), mais fasciné par l’homosexualité, dont il a beaucoup parlé, et sans crainte. Il a consacré un texte au sujet, « Le personnage de scélérat homosexuel », dans lequel il s’excuse
pour ses personnages gay perfides et en appelle à l’égalité. Hélas, il s’est renié au moment de la publication du texte dans
Publicités pour moi-même, en se fichant de l’éditeur gay du magazine
ONE qui le lui avait commandé, déclarant que c’était ce qu’il avait écrit de « plus ringard ». Aucune des allusions à la sexualité de Baldwin dans « Evaluations… » ne sont directes : outre « l’eau de toilette noble », l’image du parfum revient souvent pour qualifier la prose de Baldwin, mais également « le dôme parfumé de son ego ».
Baldwin, qui s’en était lui-même pris à des écrivains, mais autrement, n’a pas réagi à l’article de Mailer, comme s’il était blessé ou indigné. Il a failli envoyer un télégramme à Mailer en lui répondant « Va te faire f… », mais il a laissé tomber pour ne pas se brouiller avec lui. Il attendra deux ans avant de lui rendre la pareille. Publié dans
Esquire en 1961, « The Black Boy Looks at The White Boy »
11 est un texte froid, dur, narquois, qui revient sur leur amitié en faisant preuve de bien plus de compréhension pour Mailer que l’inverse. Baldwin alterne louange et remarques humiliantes et sans merci, rappelant que ce soi-disant gros dur était un brave gamin de la moyenne bourgeoisie formé à Harvard. Il explique que les musiciens de jazz noirs que Mailer adorait ne l’ont jamais pris au sérieux : « Mailer se met à nu et se révèle beaucoup, dévoilant ses craintes et ses doutes d’écrivain quand il décrit les dangers d’une vie consacrée à l’écriture. » Le texte s’achève sur une note chaleureuse et amicale, mais sans ambiguïté. Baldwin venait d’apprendre que Mailer voulait se présenter à la mairie de New York, et jugeait l’idée déplorable. Il était persuadé que Mailer était un immense écrivain. Le devoir d’un écrivain est d’écrire, pas de se perdre dans la politique ni la vie publique. « Son œuvre, après tout, est tout ce qui restera quand les journaux auront jauni, quand les chroniqueurs mondains seront réduits au silence, quand tous les raouts seront oubliés, et quand Norman et vous et moi serons morts. Je sais que ce point de vue n’est pas en vogue par les temps qui courent, mais j’estime que nous avons une vraie responsabilité, pas seulement vis-à-vis de nous-mêmes et de notre temps, mais vis-à-vis de ceux qui viendront après nous. (Je refuse de croire que personne ne viendra après nous.)
12 »
L’avertissement témoigne d’un pouvoir visionnaire, non seulement au sujet de l’avenir de Mailer, mais au sujet de la littérature américaine qui commençait sa dérive du monde de l’écrit vers celui de la célébrité et de la télévision, alors que l’image de l’écrivain risquait de devenir plus importante que son œuvre. Comme lorsqu’il parlait de Richard Wright, James Baldwin ne parlait pas seulement de Mailer, mais de lui-même.