Gore Vidal partit travailler pour la MGM à Los Angeles en juillet 1955. Comme nombre de romanciers avant lui, il y allait surtout pour l’argent, même si Hollywood et lui étaient faits pour s’entendre.
Vidal était à sec. En 1950, il s’était acheté sa villa d’Edgewater, au bord de l’Hudson, pour la modeste somme de 16 000 dollars, mais la maison était un puits sans fond qui nécessitait sans cesse des travaux de restauration. Datant de 1820, les fondations étaient en mauvais état : situées entre l’Hudson et le chemin de fer menant à la gare de New York Grand Central, elles tremblaient toutes les demi-heures ou presque, chaque fois qu’un train passait. La façade de style hellénistique, avec ses colonnes blanches, témoignait d’une splendeur qui n’avait plus cours. Vidal et son compagnon, Howard Austen, campèrent dans des pièces à peine meublées pendant plusieurs années. Austen avait un job dans une agence de publicité à New York qu’il détestait, et tous les week-ends il revenait pour se détendre et cuisiner. Vidal tâchait de gagner de l’argent en écrivant de la littérature de genre sous pseudonyme, dont une série de polars très malins qui se passe dans le monde de la danse classique. Il se plaignait de ce que plus personne ne lisait de romans, même des romans de gare. Jusqu’au jour où il découvrit la télévision.
Les premiers studios de télévision se trouvaient pour l’essentiel à New York et avaient besoin de sujets. Un scénario pour une demi-heure de film rapportait entre 500 et 1 200 dollars ; et jusqu’à
2 500 pour une heure, soit ce que
Judgment of Paris, que Vidal avait mis deux ans à écrire, lui avait rapporté. Il commença par un épisode de
Janet Dean, Registered Nurse, qu’il écrivit pour une amie comédienne, Ella Raines. Puis proposa le scénario original d’un mélodrame,
Dark Possession, à Studio One, qui appartenait à CBS : l’histoire d’une meurtrière à la personnalité clivée, dont la moitié bonne trahit la moitié mauvaise. Suivirent des adaptations de William Faulkner, Henry James et John P. Marquand. A tel point qu’Howard Austen put quitter son agence de publicité pour devenir secrétaire personnel de Vidal. Les deux hommes vivaient entre Edgewater et New York.
Vidal eut alors une nouvelle idée de dramatique, une comédie satirique mettant en scène un extra-terrestre qui essaie de tromper la Terre afin qu’elle s’autodétruise par une guerre nucléaire. CBS refusa le scénario, intitulé Visit to a Small Planet, jugé trop lugubre, mais NBC l’accepta pour la série Philco-Goodyear Playhouse. Diffusé en mai 1955, ce fut un triomphe. MGM signa un contrat à 2 000 dollars la semaine avec Vidal afin qu’il adapte pour le cinéma The Catered Affair, dramatique d’un autre scénariste télé, Paddy Chayevsky. Vidal n’avait jamais travaillé pour le cinéma, pas plus que Chayevsky, mais la MGM n’en avait cure. Il s’installa à l’hôtel Chateau Marmont, sur Sunset Boulevard, en face de l’immense statue colorée et tournante de cowgirl qui figurera sur la couverture de son roman Myra Breckinridge. Austen était resté à New York pour s’occuper d’Edgewater, mais il venait le rejoindre régulièrement.
Vidal aimait la Californie, le beau temps, la lumière douce ; il avait souvent des amis de New York de passage – dont Joanne Woodward et Paul Newman – et tout ce qu’il fallait de gitons. Arthur Laurents racontera qu’il fut ravi d’apprendre que les tapins de Santa Monica Boulevard ne demandaient que dix dollars de l’heure avant dix-huit heures, ce qui l’arrangeait puisque c’était justement son créneau. (Dans ses mémoires, l’écrivain avoue en riant qu’il était peu excitant au lit – il n’embrassait même pas –, il était donc normal qu’il paie. Ailleurs, il avoue qu’un jour une femme lui dit qu’il baisait comme Picasso. « Si je comprends bien, je serais
un génie ? » répondit-il. « Oui, et un piètre amant. Cinq minutes, douche comprise, et retour au boulot. »
1)
A la cantine de la MGM, Vidal déjeunait souvent avec une bande de scénaristes blasés à qui il rendra hommage dans ses textes consacrés à l’industrie du cinéma. Surtout, son bureau était voisin de celui du romancier Christopher Isherwood, plus âgé que lui, pour qui il avait beaucoup de respect.
En 1955, Isherwood avait 51 ans. C’était un Anglais plutôt petit, beau, mais avec des traits rudes, des yeux bleus, bâti comme un poids coq, la voix étonnamment fine et fluette. Il travaillait à Hollywood depuis 1939.
Un après-midi, les deux hommes faisaient le tour de la MGM quand Isherwood confia à Vidal : « Ne deviens jamais un écrivaillon comme moi
2. » Vidal était loin de se douter que l’auteur des
Intimités berlinoises éprouvait un sentiment d’échec. En dépit de son talent, de son métier et de dizaines d’années de succès, Isherwood n’avait pas l’impression d’être épanoui ni reconnu en tant qu’écrivain. Il lui faudrait attendre plusieurs années pour vraiment percer.
Christopher Isherwood vécut exilé la plus grande partie de sa vie. C’était, entre autres, un citoyen de l’amour, apatride.
C’était aussi, à l’origine, un fils de bonne famille anglais, dont le père, officier de carrière, était mort pendant la Première Guerre mondiale. Il ne s’entendait ni avec sa mère ni avec les gens de son monde, et c’est à 25 ans qu’il découvrit Berlin, invité par un camarade et amant intermittent, W. H. Auden. Berlin fut une révélation. Les ouvriers allemands l’attiraient plus que n’importe quel Anglais. Il passa quatre ans à courir les garçons, jusqu’au jour où il rencontra son premier amour, Heinz Neddermeyer. En 1933, fuyant la prise du pouvoir par Hitler, il quitta l’Allemagne avec Neddermeyer et bourlingua à travers l’Europe, entre visas provisoires et chambres de location.
Il écrivait. Il avait toujours écrit. Il avait même publié deux jolis romans dans les années 1920 et collaboré avec Auden sur plusieurs pièces de théâtre. C’est à cette époque qu’il se lança dans un long roman inspiré par ses années à Berlin, dont le titre de travail était
The Lost. Voyant que le manuscrit devenait trop long et compliqué,
il le coupa pour en faire, d’un côté, un roman plus court,
M. Norris change de train, de l’autre, une série de nouvelles et de vignettes liées entre elles,
Adieu à Berlin. Les deux sont racontés à la première personne par un narrateur trop occupé à décrire le monde pour se révéler lui-même. « Je suis un appareil photo », déclare-t-il. Dans le roman, ce narrateur s’appelle Bradshaw, un nom emprunté à la famille Isherwood. Dans les nouvelles, il est simplement « Christopher », « Chris » ou « Herr Issywoo ».
Isherwood avait trouvé une solution ingénieuse pour résoudre le problème de l’écrivain gay désireux d’évoquer une vie, la sienne, en grande partie méprisée ou jugée illégale : il procédait indirectement, en écrivant sur la vie des autres. Isherwood aimait l’amour ; hélas, cet amour-là était frappé du sceau de l’interdit. Il n’a jamais menti, jamais inventé des histoires d’amour hétérosexuelles pour cacher la vérité. Il se contentait de laisser des blancs qu’aujourd’hui nous pouvons remplir pour voir que ses histoires se tiennent parfaitement. Ainsi « Sally Bowles », une des nouvelles d’Adieu à Berlin, raconte une histoire d’amour entre un homosexuel et une petite cocotte anglaise aguerrie qui chante de temps en temps au Lady Windermere Club. L’auteur ne cherche pas à justifier ni excuser l’indifférence, sexuelle et sentimentale, du personnage masculin vis-à-vis de cette femme, mais l’interprétation ne fait aucun doute aux yeux d’un lecteur gay.
M. Norris change de train parut en 1935 ;
Adieu à Berlin en 1939 ; et les deux livres furent rassemblés sous le titre
Intimités berlinoises en 1945. Le roman est bon. Les nouvelles, elles, sont extraordinaires. La langue témoigne d’une poésie sèche, dure, rapide ; les instantanés sur les gens et les lieux sont inoubliables. Le personnage de Fräulein Schroeder qui loue des chambres inscrit le livre dans la tradition des romans dont l’unité de lieu est une pension, du
Père Goriot, de Balzac, aux
Chroniques de San Francisco, d’Armistead Maupin. Nous découvrons l’envers du décor de Berlin : les pièces bourrées à craquer où vit la famille prolétaire Nowak ; l’immense maison lugubre et hantée des Landauer, riches bourgeois juifs. Nourri d’extraits de journaux,
Adieu à Berlin offre une peinture très
complète de la vie en Allemagne à l’époque de la prise du pouvoir par Hitler.
Le livre a donc été publié en fragments avant la guerre, avant d’être démonté par la suite puisqu’il fut adapté en pièce, en film (un mauvais et un bon) et en comédie musicale. Quel que soit son sort, il mérite d’être lu et apprécié tel quel, sans l’attrait de Liza Minnelli ni celui de M. Norris.
Isherwood et Neddermeyer continuaient à vivre et bourlinguer ensemble. Jusqu’au jour où les autorités britanniques refusèrent de laisser entrer sur leur territoire Neddermeyer, réfugié allemand. Isherwood demeura sur place, impuissant, tandis que son amant était renvoyé sur le continent. Les deux hommes étaient séparés quand Neddermeyer fut arrêté à Paris en 1937, sans papiers d’identité. Ramené en Allemagne, il fut accusé d’insoumission et condamné à six mois de prison et deux ans de service militaire obligatoire.
Isherwood était profondément ébranlé. Il fit ce qu’il put pour l’aider, mais l’éloignement était un obstacle. Peu à peu sa vie reprit son cours, mais il traversa une période de doute qui dura plusieurs années. Comment expliquer, sinon, son insatisfaction permanente et son agitation fébrile, comme s’il ne savait plus ce qu’il voulait ni ce en quoi il croyait – que ce soit son engagement antifasciste ou son écriture ?
En 1938, il alla en Chine avec Auden pour préparer un livre à quatre mains consacré à la guerre en Asie. Il rentra chez lui en passant par les Etats-Unis, fut doublement séduit, par le Nouveau Monde et par un certain Vernon, un gamin futé de 17 ans. Il se dit que sa vie aurait plus de sens aux Etats-Unis. En 1939, il s’installa à Hollywood avec Vernon pour travailler sur l’histoire du pacifisme et les religions d’Extrême-Orient. Isehrwood était alors un pacifiste engagé, qui redoutait non seulement la violence du fascisme et l’éventualité de la guerre en Europe, mais la violence qu’il sentait en lui. Il se mit à la méditation. Puis au yoga, brièvement – découvrant plus tard que les exercices de respiration sont un excellent moyen de se remettre d’une gueule de bois. C’est là qu’il fit la connaissance de Swami Prabhavananda, un moine plein d’humour, fumeur invétéré, originaire du Bengale et adepte de la
philosophie védanta, un des six enseignements fondamentaux de l’hindouisme. Le védantisme est la recherche de la paix intérieure à travers la contemplation de l’unicité de l’existence et l’abandon de son faux moi. Cette recherche attirait Isherwood, même si ce faux moi comprend le corps, donc le sexe, auquel il faut renoncer. L’écrivain se sépara de Vernon (qui avait aussi étudié le védantisme, et qui était plus un ami qu’un amant) et s’essaya au célibat. Tout en poursuivant sa quête spirituelle, il écrivait des scénarios pour un nouveau réfugié, Bertold Viertel. Hollywood abritait une pléiade d’artistes juifs allemands qui lui rappelaient Berlin.
Isherwood était tout cela à la fois : un homme en quête de spiritualité, ancré dans le monde, un pacifiste enragé, un sybarite ascétique. Une personnalité pleine de contradictions qui parvenait à rester sain d’esprit et parfaitement policé, comme si ces contradictions mêmes lui permettaient de tenir.
En septembre 1939, Hitler envahit la Pologne et la guerre fut déclarée. Isherwood décida de rester aux Etats-Unis, un choix que chacun peut interpréter à sa façon, mais sur le moment, personne ne s’attendait à ce qu’il rentre en Angleterre. Auden et lui furent accusés par les journaux britanniques d’être des déserteurs. Isherwood avait pourtant écrit au consulat d’Angleterre pour proposer ses services de non-combattant, mais on lui avait répondu que c’était inutile. Il s’explique ainsi dans son journal (qu’il tenait régulièrement, tel un exercice de méditation en prose) :
« Je tâcherai d’être d’une honnêteté absolue à ce sujet. Suis-je un lâche, un déserteur ? Pas d’après mes critères… Aurais-je peur des bombardements ? Bien sûr que oui. Tout le monde a peur… Non, ce n’est pas ça… S’il y a une chose dont j’ai peur, c’est de l’atmosphère de guerre, du pouvoir qu’elle donne à tout ce que je déteste – journaux, politiciens, puritains, chefs scouts, vieilles filles d’âge mur et sans merci. J’ai peur de la façon dont je réagirais si j’étais exposé à une telle atmosphère. Le devoir d’opposition ne m’attire pas. J’ai peur d’être réduit à l’état de singe enragé et bavard, hurlant, haineux, contre leur haine à eux
3. »
Isherwood se sentait plus que jamais étranger à son pays. En 1946, il adopta la citoyenneté américaine.
Entre-temps il participait à l’effort de guerre en travaillant dans un camp de réfugié quaker en Pennsylvanie, tout en se déclarant officiellement objecteur de conscience. Puis il s’installa dans un centre védanta à Los Angeles, en 1944, pour devenir moine. Il traduisait les grands écrits de la philosophie hindouiste pour Swami Prabhavananda, la tête pleine de dieux et de déesses indiennes, tout en travaillant pour la MGM. Auden, qui s’était installé à New York, pensait qu’il avait tort de se mêler à ces « sornettes », sans doute parce que lui-même était en train de se rapprocher de la Haute Eglise anglicane de son enfance. Jusqu’au jour où Isherwood s’éprit d’un ancien combattant blond : leur liaison fut éphémère, mais l’écrivain abandonna l’idée de devenir moine. Il quitta le centre védanta à la fin de la guerre, et plongea dans l’alcool et les garçons. Il fit la connaissance d’un certain Bill Caskey, un photographe de 24 ans, intelligent, drôle, qui aimait picoler et incarnait la face sombre de l’écrivain. Les deux hommes entamèrent une relation orageuse qui dura six ans.
Isherwood était en Amérique du Sud avec Caskey quand on lui envoya les épreuves d’un nouveau roman pour qu’il en fasse un commentaire pouvant servir d’accroche. C’était Un garçon près de la rivière. Il n’aimait pas beaucoup le livre, mais il réfléchit et envoya l’accroche suivante, très prudente : « Un des meilleurs romans dans le genre… » Puis il prit sa plume pour expliquer ses réserves à l’auteur, surtout quant au meurtre de Jim par Bob :
« Du point de vue dramatique et psychologique, je le trouve tout à fait plausible. Il pourrait avoir eu lieu et il crée une certaine tension dans le récit. (Je ne suis pas absolument persuadé que Jim tienne vraiment à Bob – mais passons.) En revanche je me demande ce que le lecteur en tirera. Voilà à quoi l’homosexualité mène, dira-t-il : tragédie, mort, défaite… C’est vrai, beaucoup d’homosexuels sont malheureux, et pas seulement à cause de la pression sociale. C’est vrai, ils sont souvent infidèles, instables, peu fiables. Ils sont
vaniteux et prédateurs, et ils sont bavards. Mais l’inverse existe aussi, que ni vous (ni Proust) ne montrez. Les relations homosexuelles peuvent être, et sont souvent, heureuses. Beaucoup d’hommes vivent ensemble de longues années, s’installent ensemble, partagent leurs soucis quotidiens et leur travail, comme les hétérosexuels. Cette vérité est particulièrement dérangeante et choquante, y compris aux yeux des personnes dites “libres”, parce qu’elle va à l’encontre de l’idée romantique, tragique, du destin homosexuel. […] Au fond c’est à moi que je m’adresse, parce que moi aussi, je suis coupable d’avoir souscrit au mythe de l’Homosexuel Tragique, et aujourd’hui je m’en repens
4. »
Isherwood évoquait ouvertement, dès 1948, la difficulté de servir à la fois la littérature et l’engagement en faveur des gay, rappelant qu’une bonne histoire n’est pas synonyme d’engagement juste. Lui-même était aux prises avec cette question dans le nouveau roman qu’il écrivait, nourri par tout ce qu’il avait appris aux Etats-Unis : Le Monde au crépuscule. Le narrateur du roman a beau être hétérosexuel, le livre réserve une surprise de choc : une intrigue sous-jacente dans laquelle deux hommes vivent ensemble, sans la moindre tragédie.
Isherwood fit la connaissance de Vidal en cet été 1948, à Paris, au café Les Deux Magots. Il était alors avec Caskey. Dès le lendemain il alla revoir Vidal dans sa chambre d’hôtel. Un tapin venait de filer, apprenant qu’un « ami » arrivait, et Vidal reçut Isherwood dans son lit, en sous-vêtement, papotant et flirtant tandis que les deux hommes se jaugeaient. La réponse fut non… et plus jamais ils n’en parlèrent. Tel est le portrait de Vidal qu’Isherwood livre dans son journal :
« C’est un grand type costaud avec des cheveux blonds ondulés et un visage amusant, plutôt attirant – de temps en temps il me fait penser à un ours en peluche ou à un canard. Caskey trouve qu’il ressemble à un étudiant américain bien sous tous rapports. Il ne parle que d’une chose, l’amour, auquel il ne croit pas – ou plutôt, il croit qu’il est Tragique […] Il est très jaloux de Truman, mais décidé à ne pas le provoquer parce qu’il sent que lorsqu’un
groupe d’écrivains se tient les coudes, c’est mieux pour les affaires de chacun […] Ce que je respecte chez lui, c’est son courage. Je suis convaincu qu’il en a – même s’il est mêlé, comme chez beaucoup de personnages plus vaillants, à un désir d’autopublicité
5. »
Un mois plus tard, Isherwood était à Londres où il revit Tennessee Williams, dont il avait fait la connaissance au moment du passage du dramaturge à la MGM. (« C’est un drôle de gaillard, petit, rond et musculeux, avec un léger strabisme à un œil, plein de malice amusée
6. ») Un soir, Isherwood et Caskey prirent le taxi avec Tennessee Williams sous le brouillard londonien. « Nous sommes les reines du
fog que tout le monde redoute », s’exclama le dramaturge en gloussant. Et tous trois d’improviser un conte de fées, une histoire de reines du
fog qui s’en vont rôder dans les rues dès que la brume s’abat sur la ville, les habitants fermant leurs volets parce qu’ils ont peur. Un jour, un petit garçon ouvre la fenêtre et tombe sur les fées. « Qu’elles sont belles ! » s’écrie-t-il en les suppliant de l’emporter. Plus personne ne revit le petit garçon
7…
Isherwood rompit définitivement avec Caskey à son retour en Californie, puis rencontra un nouveau compagnon, Don Bachardy, qui avait 18 ans mais en paraissait bien moins. « Christopher avait avec lui un gamin on ne peut plus jeune, écrivit le journaliste Leo Lerman dans son journal quand ils se virent à New York. “Douze ans !” s’est exclamé devant moi Lincoln Kirstein, épaté et ravi par tant d’effronterie
8. » Isherwood avait suivi son vieux penchant qui le poussait vers les adolescents, ce qui ne l’empêchera pas de rester longtemps fidèle à Don Bachardy. Ceui-ci lui rappelait Neddermeyer, mais en plus intelligent, plus indépendant. Sa vie semblait enfin se stabiliser, et il put achever
Le Monde au crépuscule, fruit de sept ans de travail. Le roman parut en 1954, mais l’accueil critique fut mauvais.
Le fait est que le livre est foutraque, mal ficelé et bavard. Le narrateur, Stephen Monk, ne suffit pas à tenir le livre, contrairement au « Christopher » des livres précédents. Stephen Monk est hétérosexuel et marié (mais il a eu une liaison gay), et il est cloué au lit à
cause d’une hanche cassée. Il n’arrête pas de parler de lui, sans être vraiment convaincant. Cependant le roman réserve deux bonnes surprises. La première est une discussion enjouée sur la sensibilité dite «
camp », dix ans avant le fameux essai de Susan Sontag intitulé « Le style “
camp” ». La seconde est la présence d’un couple gay qui n’a rien de tragique, surprise rafraîchissante pour le lecteur contemporain : Charles, médecin, et Bob, artiste, qui fait son service dans la marine. Les deux hommes s’aiment, se protègent, se disputent, se moquent doucement l’un de l’autre, comme n’importe quel couple.
Sur le moment les critiques ne savaient que faire de cette histoire. Même l’éditeur d’Isherwood trouvait le personnage de Bob beaucoup « trop généreux
9 ». Angus Wilson, critique gay et auteur de
La Ciguë et après, estimait qu’Isherwood confondait « “bonté” et “confort” ». Les lecteurs gay, eux, étaient ravis. « J’ai reçu des tombereaux de lettres de fans d’un genre que je te laisse imaginer […] Ça me fend le cœur de voir tout ce que cachent ces vies, ces îlots, pulvérisés comme des étoiles, des nébuleuses planant au-dessus de l’immense espace sombre du mid-west
10. » Thom Gunn, un jeune poète anglais, fit l’éloge du livre dans le
London Magazine, avant de rencontrer l’écrivain à Los Angeles. Isherwood décrivit alors le jeune poète dans son journal : « Il a la peau grêlée et un visage de bagnard taillé à la serpe, son nez et son menton sont trop épais – pourtant il est attirant, avec ses yeux marron brillants. Il aime l’Amérique, surtout la Californie. J’ai un faible pour tous les Britanniques dont c’est le cas
11. »
De son côté, Thom Gunn racontera leur rencontre, des années plus tard : « Il était bronzé, il avait l’air jeune, avec son fameux regard vif, alerte, pénétrant ; il s’adaptait parfaitement à son interlocuteur ; sa conversation était enjouée, vivante, drôle, à tel point que je me suis dit : j’aimerais vieillir comme lui
12. »
Thom Gunn finira par s’installer en Californie, mais à San Francisco.
Gore Vidal arriva pour travailler à la MGM quelques semaines après le passage de Gunn. Les deux romanciers renouèrent sur-le-champ. Isherwood aimait l’énergie et la vivacité d’esprit de Vidal, et Vidal admirait l’humour pince-sans-rire et l’intelligence d’Isherwood. Ce dernier venait de finir
Diane, le scénario d’un film
qui se déroule au
xvie siècle, destiné à Lana Turner dans le rôle de Diane de Poitiers. (« Lana peut y arriver », dit-il à Vidal.) Il avait enchaîné avec un scénario sur la vie de Bouddha,
The Wayfarer. C’était les années 1950, les studios d’Hollywood ne savaient plus ce qu’eux-mêmes ni le public voulaient. De son côté, Vidal avait fini
The Catered Affair, avant de voir son contrat prolongé pour un scénario consacré à l’affaire Dreyfus. Ni le film sur Bouddha ni celui sur Dreyfus ne se firent.
Nul ne sait si les deux écrivains évoquaient les difficultés qu’il y avait à mettre en scène la vie gay quand ils se voyaient. Isherwood était en proie à des doutes profonds. Depuis l’échec du Monde au crépuscule, il n’avait de cesse de se remettre à écrire des histoires avec sa propre voix, comme dans Adieu à Berlin ou La Violette du Prater, petit bijou romanesque publié en 1945. Mais parler en son nom l’obligerait à puiser dans sa propre expérience, dont celle qui lui était la plus précieuse, l’amour. Il avait peur de ne pas y arriver, quand bien même il serait publié.
« Peut-être que je n’écrirai plus de roman, ni rien d’inventé, sauf, bien sûr, pour l’argent.
Ecris, vis ce qui se passe ; la vie est trop sacrée pour se permettre d’inventer – même si nous mentons çà et là pour l’enjoliver.
Ah, si seulement j’avais assez de sagesse pour passer ces vingt dernières années dans de meilleures conditions – sans fricoter avec toute cette médiocrité
13. »
Vidal, lui, ne pensait plus du tout à son travail de romancier. Il était plongé dans les scénarios, dont l’adaptation de Visit to a Small Planet pour Broadway. Il préférait travailler sur des histoires inventées de toutes pièces.
Howard Austen venait régulièrement lui rendre visite, et tous deux voyaient souvent Isherwood et Bachardy. Dans son journal, Isherwood appelle Austen « Tinker », abréviation de Tinkerbelle, la fée Clochette, surnom que lui avait donné Vidal.
Hélas, plusieurs mois passèrent et il commença à y avoir des frictions. Vidal donna à lire à Isherwood le manuscrit de son nouveau
roman,
Messiah. Isherwood le trouvait ennuyeux et n’arrivait pas à le finir, mais comment le dire à son ami ? En outre, Vidal le harcelait de questions sur son journal et citait celui d’Anaïs Nin en avouant qu’il redoutait le portrait que ferait de lui cette dernière. « Je crois qu’il songe sérieusement au verdict de la “postérité”, nota alors Isherwood dans son journal, comme un écrivain du
xixe siècle ! Je ne sais pas s’il faut que je l’admire, que je sois touché, ou que je le considère comme un petit con prétentieux
14. » Difficile de ne pas croire qu’Isherwood se posait les mêmes questions, en dépit de l’idéal d’abandon de soi prôné par la philosophie védanta. Le journal qu’il tenait à cette époque montre que ses principaux sujets de préoccupation étaient Bachardy (avec qui il y avait des disputes et des fâcheries, mais aussi des moments de bonheur), la mescaline que lui avait fournie son ami Aldous Huxley (il se demandait quel serait le meilleur moment pour en prendre), et sa hantise d’écrire pour l’argent, de se retrouver piégé, incapable d’une réelle inspiration.
« Il y a deux jours, par exemple, je broyais du noir… Je me promenais au milieu de décors de cinéma avec Gore, qui regardait les livres pour voir s’ils avaient des titres de lui. Sa compagnie me déprime, sauf quand je suis dans une forme exceptionnelle, il exsude le désespoir, le cynisme malheureux et le ressentiment vis-à-vis de la société, mais le tout est lié à son manque de talent et de joie créatrice
15. »
A en croire les biographes de Vidal, celui-ci était d’humeur très enjouée cet automne-là. Isherwood projetait sans doute son humeur sombre sur son ami ; il avait besoin de s’éloigner d’Hollywood, ce qu’il fit en organisant un long séjour en Europe. Il assista à la première de
Diane avec Bachardy au mois d’octobre (« Avis général – c’est trop long. Lana est ennuyeuse à périr »), puis les deux hommes filèrent pour un voyage de cinq mois. A Tanger, ils fumèrent du haschish avec Paul Bowles, expérience qui les rapprocha à cause d’une crise de panique de Bachardy, soigné par Isherwood. En France, ils allèrent voir Somerset Maugham, qui donna le conseil suivant à
Bachardy : « N’oublie pas, Don, ce qui est beau n’a qu’un temps. » En Angleterre, Isherwood fit la paix, plus ou moins, avec son pays et avec sa mère. C’est à Londres, un jour glacé de février, qu’il décida de tester la mescaline. (L’abbaye de Westminster « était très drôle – petite boutique de broc au charme absurde, remplie de statues grotesques… Pas de Dieu. Pas de vie
16 ».) Enfin il eut une idée pour son prochain roman, une version moderne de
L’Enfer de Dante qui se passerait au Mexique. Le narrateur, un certain William, hétérosexuel, s’exprimerait à la première personne, et les personnages seraient des gens qu’il avait rencontrés. Il avait un bon titre :
Down There a Visit (
L’Ami de passage).
Le temps qu’il rentre en Californie, Vidal était reparti chez lui, à Edgewater, pour travailler sur une nouvelle dramatique et encourager son producteur à mettre en scène Visit to a Small Planet à Broadway. Les deux écrivains s’écrivaient pour ne pas se perdre de vue. En dépit d’une certaine exaspération, ils se respectaient et s’admiraient.
En revanche ils n’étaient pas d’accord sur une personne : Truman Capote. Isherwood n’était pas fou de la littérature de Capote, mais il adorait l’homme, à qui il resta fidèle jusqu’au bout. « Truman avait une qualité merveilleuse, dit-il au début de son éloge funéraire, il savait me faire rire
17. » Là-dessus il éclata de rire et se rassit.
Truman Capote avait beaucoup écrit et publié depuis
Les Domaines hantés, non seulement des nouvelles, mais
La Harpe d’herbes, un roman, évitant systématiquement toute allusion gay depuis la tempête soulevée par les
Domaines hantés. Il était retourné aux histoires de fantômes et aux contes de fées.
La Harpe d’herbes est une œuvre très soigneusement construite et écrite, qui fut bien reçue (et louée pour l’absence de toute référence homosexuelle), mais un peu légère quant aux émotions. Pour autant, Capote était comme Vidal, il trouvait que la littérature ne rapportait pas assez. Il s’était lancé dans le cinéma pendant qu’il était en Europe, récrivant l’épouvantable
Station Terminus pour David Selznick à Rome, et
Plus fort que le diable, film génial et farfelu de John Huston, sur la côte amalfitaine. Puis il adapta
La Harpe d’herbes pour le théâtre en espérant avoir autant de succès que Carson McCullers qui avait adapté
Frankie Adams. Walter Kerr, critique de théâtre, compara son adaptation à un album de fleurs séchées : « Les fleurs sont suffisamment bien pressées pour former de jolis dessins, mais elles sont complètement mortes. » La pièce fut retirée de l’affiche au bout de 36 représentations. Pourtant le producteur demanda à Truman Capote d’adapter « La Maison des fleurs », un conte de fées et une histoire de fantômes qui se passe dans un bordel à Haïti, pour en faire une comédie musicale. Le spectacle fut créé en décembre 1954, avec une musique de Harold Arlen, une mise en scène de Peter Brook, et Pearl Bailey et Diahann Carroll parmi les acteurs, suscitant des commentaires délirants pour Arlen et mauvais pour Capote. Il fut à l’affiche cinq mois.
La vie sentimentale de Capote était alors à un tournant. Séparé de Newton Arvin, il venait de tomber amoureux de Jack Dunphy, ancien danseur et ancien mari de la star de comédies musicales Joan McCracken (qui épousera plus tard Bob Fosse). A 34 ans, ce rouquin s’était mis à écrire des romans. Truman Capote, gamin, lui fit la cour et finit par le séduire. Jack Dunphy était sauvage, susceptible ; il préférait rester chez lui pendant que Capote papillonnait et s’acoquinait avec ces dames de la haute qu’il appelait « mes cygnes ». Jack Dunphy a également écrit des pièces de théâtre, mais jamais il n’eut autant de succès que son compagnon. Les deux hommes étaient souvent séparés, mais Jack Dunphy était le support sur lequel revenait toujours se reposer Capote.
C’est à cette époque que celui-ci découvrit le journalisme. Découverte qui allait bouleverser son parcours d’écrivain.
C’était en 1955, Capote venait d’accepter d’écrire pour le
New Yorker un reportage sur la tournée de
Porgy and Bess en Union soviétique. Son expérience des planches serait un atout pour saisir ce qui se passait en coulisses, pensait-on. Mais surtout, sa langue serait enrichie par ce contact avec la « vraie » vie. Sans émotions pour les nourrir, ses belles phrases avaient tendance à pécher par leur préciosité et leur joliesse ; le réel était un moyen de cristalliser son inventivité. Publié plus tard sous forme de livre,
Les muses parlent est un récit d’une drôlerie sèche qui raconte le séjour d’une troupe de danseurs noirs à Leningrad pendant la guerre froide. Le regard
amusé de Capote, daltonien, s’applique à tout ce qu’il observe : bureaucrates, espions, collègues journalistes, sans oublier un vieil ivrogne russe qui fredonne sans cesse des airs de la comédie musicale
St Louis Woman. Toujours pour le
New Yorker, Capote rédigea ensuite son fameux portrait de Marlon Brando, « Le Duc en son domaine », dans lequel il raconte une longue soirée à Kyoto avec le comédien frustré et obnubilé par sa propre personne. Aujourd’hui encore, les lecteurs débattent pour savoir ce qui est de la pure invention et ce qui est fondé sur les souvenirs de Capote (c’était avant les magnétophones). En tout cas, le jour où Brando manifesta son mécontentement, il n’accusait pas Capote d’invention, il l’accusait de l’avoir piégé en l’obligeant à avouer son amour et sa pitié pour sa mère. Ce sont les seuls moments dans le portrait où Brando ne joue plus la comédie, mais se montre sensible et humain.
Capote n’avait pas abandonné la littérature ; au contraire, il avait commencé à écrire un court roman sur la vie d’une jeune femme à New York pendant la Seconde Guerre mondiale. Il le reprit à son retour de Russie en adoptant la première personne de ses écrits journalistiques pour faire de lui-même un personnage. Il ne dit pas grand-chose de lui-même, d’ailleurs, si ce n’est qu’il était écrivain. En revanche, le récit se transformait peu à peu en faux témoignage de la voisine de Capote, Holiday (Holly) Golightly, une jeune femme drôle, indépendante, à la langue bien pendue et aux moyens douteux, qui traîne au Stork Club et à El Morocco, deux boîtes de nuit de New York. A la fin, Capote intitula son roman
Petit déjeuner chez Tiffany. C’était un titre que Donald Windham, aussi proche de Capote que de Tennessee Williams, comptait utiliser pour un livre consacré aux rencontres entre militaires et civils
18. Il n’en tint pas trop rigueur à Capote car il avait du mal à finir son livre et lui-même avait emprunté le titre à Lincoln Kirstein. Ce dernier racontait volontiers qu’un soir il avait réussi à séduire un marine avant de lui proposer de l’emmener dans un endroit chic pour le petit déjeuner. Le seul lieu chic que connaissait le marine était le bijoutier Tiffany.
Petit déjeuner chez Tiffany fut publié en même temps dans le magazine
Esquire, en novembre 1958, et par Random House,
complété par trois nouvelles. L’accueil critique fut bon, mais sans plus. (William Goyen émit une série de compliments réservés dans la
New York Times Book Review : « Il y a dans cet ouvrage une manière de jubilation de poupée, de créer et d’habiter un monde de papier, un napperon entièrement fabriqué par l’auteur. » De même que les écrivains gay ont recours à certains codes pour cacher leur vie sexuelle, les critiques ont recours aux leurs pour signaler celle des autres.) Le livre se maintint sur la liste des best-sellers pendant dix semaines, devenant peu à peu un classique, mais il est difficile de dire pourquoi. La langue de Holly Golightly, sa façon d’émailler son argot new-yorkais d’improbables expressions françaises est jubilatoire. Les instantanés sur New York dans les années 1940 sont particulièrement évocateurs. (Rappelons que les deux romans préférés des Américains,
Petit déjeuner chez Tiffany et
L’Attrape-cœurs, se passent tous deux à New York dans les années 1940.) Mais rien ne dit pourquoi les lecteurs sont tombés sous le charme comme si c’était un conte de fées irrésistible sur la vie à New York, bien avant l’adaptation au cinéma de 1961, avec Audrey Hepburn. J’ai tendance à penser qu’une partie du pouvoir de séduction de ce récit vient d’un aspect très souvent passé sous silence : l’histoire d’une amitié amoureuse entre une femme hétérosexuelle et un homosexuel. Comme cette amitié ne peut se résoudre ni physiquement ni par un mariage, les deux personnages tentent de nouvelles façons de s’aimer sans jamais se toucher – équivalent contemporain de l’amour courtois. Ce n’est pas la dernière fois que nous aurons affaire à une situation chargée d’une telle électricité.
Gore Vidal a accusé Capote d’avoir volé son récit à Christopher Isherwood : Holly Golightly ne serait que la reprise du personnage de Sally Bowles importé à New York. C’est vrai, beaucoup de critiques ont souligné les points communs entre les deux livres, mais Vidal, qui n’a jamais été objectif vis-à-vis de Capote, est le seul à l’avoir fait aussi crûment. En littérature, il est difficile de parler d’influence sans avoir l’air de parler de vol, mais les écrivains n’apprennent-ils pas en empruntant aux uns et aux autres ? Les similitudes entre
Petit déjeuner chez Tiffany et la nouvelle « Sally Bowles » sont évidentes. Les deux récits sont l’histoire non dite
d’une amitié entre une hétérosexuelle et un homosexuel. (Capote n’avait pas besoin de le dire ; même les critiques du
New York Times avaient compris pourquoi les deux amis ne pouvaient être amants.) Et les deux s’achèvent avec la disparition du personnage féminin qui échappe au narrateur. Cependant les deux héroïnes sont très différentes. Sally est plus rude, plus malveillante ; Holly est plus innocente et, d’une certaine façon, plus américaine. Elle incarne ce curieux paradoxe, la mauvaise fille pas si mauvaise que ça, archétype américain dont l’ancêtre est la Daisy Miller de Henry James.
La forme est également proche, et Capote a sûrement emprunté à Isherwood, consciemment ou non, la structure et les stratégies de narration. En 1958, « Sally Bowles » circulait depuis bientôt vingt ans. Capote lisait beaucoup et bien. Avouer avoir été influencé n’a rien de criminel, mais dans le monde des lettres américain de l’après-guerre, très compétitif, Capote ne pouvait pas reconnaître que son récit n’était pas entièrement original.
Isherwood n’a jamais accusé Capote de rien, ni même émis l’idée qu’il aurait emprunté à sa nouvelle. Il n’a pas hésité à le compter parmi les nouvelles voix du roman américain dans la série de conférences qu’il a données en 1961 à l’université de Los Angeles. Mais le jour où Vidal a accusé Capote, il n’a pas cherché à le contredire.
Capote et Isherwood vécurent des expériences assez proches lorsque leur récit fut porté à l’écran. Dans
Diamants sur canapé, adaptation de
Petit déjeuner chez Tiffany, avec Audrey Hepburn, le personnage de l’écrivain est interprété par George Peppard, un comédien costaud, et l’histoire d’amitié qui se lisait comme un conte est devenu une histoire d’amour classique. Comme avec
Une fille comme ça, adaptation théâtrale de « Sally Bowles » signée John van Druten en 1951 : Herr Issyvoo est hétérosexuel et essaie de sauver Sally, dont la vie tourne en rond, en lui proposant de l’épouser. C’est cette version qui fut choisie pour
Cabaret, la comédie musicale tirée de la pièce en 1966. Celle-ci fut ensuite adaptée pour l’écran en 1972, mais le scénariste, Jay Presson Allen, et le réalisateur, Bob Fosse, ont refait d’Isherwood un personnage gay. Les temps avaient changé et ils pouvaient se permettre plus de liberté qu’Isherwood dans
Adieu à Berlin. Leur interprétation – Christopher est sur le
point d’épouser Sally – a davantage de force dramatique et elle est plus intéressante que ce qui est plus ou moins caché dans la nouvelle originale. C’est ainsi que le film aura bouclé la boucle que l’écrivain avait initiée en 1939.
Gore Vidal continua à vivre entre Hollywood et New York jusqu’à la fin des années 1950, tout en regrettant de ne plus écrire de littérature. Il accepta de collaborer au scénario de Ben-Hur pour mettre un terme au contrat qu’il avait signé avec la MGM et se libérer. Il a beaucoup écrit sur cette aventure, amplifiant l’importance de son rôle à chaque fois. La version la plus vraisemblable est la première, rapportée dans un essai intitulé « Who Makes the Movies ? » : Vidal devait récrire la première moitié du film (Christopher Fry, la seconde moitié) mais il fallait qu’il trouve de bonnes motivations pour que Messala (Stephen Boyd) décide de tuer son ami Ben-Hur (Charlton Heston) et les siens. C’est alors qu’il eut une idée dont il fit part au réalisateur, William Wyler :
« Quand ils étaient jeunes, ils étaient amants. A présent Messala veut reprendre leur liaison. Ben-Hur refuse. Messala est furieux.
Chagrin d’amour*, motivation classique de meurtre.
Wyler m’a regardé comme si j’avais perdu la tête
19. »
Vidal se justifia en expliquant que cette histoire n’apparaissait qu’entre les lignes et que seuls les gens s’interrogeant sur ses motivations le remarqueraient. Wyler accepta mais insista : « Ne dis rien à Chuck [Charlton Heston], sinon il risque de s’évanouir. » Plus tard, Charlton Heston se souviendra avoir découvert de nouvelles répliques qui ne fonctionnaient pas pour la scène de la rencontre avec Messala. De fait, ce « Ne dis rien à Chuck » ressemblait un peu trop à la chute parfaite de l’histoire de Laurence Olivier voulant interpéter un Iago gay face à Othello, joué par Ralph Richardson. Le metteur en scène avait donné son feu vert à Laurence Olivier en
ajoutant : « Pour l’amour de Dieu, ne dis rien à Ralph
20. » Charlton Heston était persuadé que ces deux histoires étaient apocryphes. Quoi qu’il en soit, dans la scène finale du film, Stephen Boyd jette sur Charlton Heston un regard de loup affamé qui en dit long.
Vidal voulait écrire un roman original qui se déroulerait dans la Rome antique, à l’époque du dernier empereur païen, Julien l’Apostat. Mais à peine fut-il libéré de la MGM que Sam Spiegel lui demanda d’adapter pour l’écran Soudain l’été dernier, de Tennessee Williams, qui tenait à lui. Il fit ce qu’il put pour détourner l’attention des censeurs en cachant les péchés de Sébastien sous un voile de flou et de mystère. Il eut alors envie d’écrire une pièce de théâtre qui se déroulerait dans le monde politique. Plutôt que de revenir à Julien l’Apostat, il rédigea alors The Best Man – une pièce est plus rapide à écrire qu’un roman. Le sujet de la pièce l’incita à se lancer dans une carrière tout autre, la politique, tournant inattendu qu’Isherwood rapporte dans son journal après l’avoir vu en Californie en 1960.
« Gore se présente au Congrès et se passionne pour la politique, ce qui, il le mentionne à peine, est une alternative à l’écriture. (A vrai dire, sa pièce, The Best Man, est sans doute ce qu’il a fait de mieux…) Il est persuadé que Jack Kennedy l’emportera et il a une immense admiration pour lui, comme si Kennedy était un gamin insouciant devenu dur et ambitieux. “Russell”, le personnage de sa pièce, est de toute évidence en partie Kennedy, en partie Gore.
Ce qu’on sent et qu’on a tendance à aimer chez Gore, c’est son courage. Il ne pleurniche jamais. Il a la force, l’entrain et l’effronterie qu’il faut pour jouer le jeu – il utilise constamment les dernières expressions à la mode. »
Gore Vidal était un homosexuel déclaré qui vivait avec un homme. Pourtant il n’hésita pas à se présenter au Congrès, du côté démocrate, dans le comté de Dutchess, républicain. Certes, il y eut une campagne à demi-mot visant à rappeler son orientation sexuelle, mais la presse le présentait plutôt comme un célibataire connaissant une pléiade de stars de cinéma. Il eut beau perdre l’élection, il obtint plus de voix que tous les candidats démocrates avant lui dans ce comté.
Si tant d’écrivains gay ont évité de parler de leur sexualité dans les années 1950, ce n’est pas par lâcheté, c’est en vertu d’une intelligence très pratique. Répondre par un silence entendu était une stratégie adaptée à l’époque, même si, dans certains cercles, l’homosexualité était victime d’un tel mépris que même ce silence pouvait être considéré comme une menace.