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La grande peur du théâtre homosexuel
Il rentra à Key West. Vidal rentra à Edgewater. Deux ans plus tard, Kennedy était élu président et inaugurait les années 1960.
Tennessee Williams était riche et célèbre. Son théâtre était régulièrement monté à Broadway ; et Hollywood avait mis des options sur toutes ses œuvres, y compris les plus apaisées, tel Eté et fumées. Il était au comble de ce qu’il appelait « la catastrophe du succès ». Il était loin de mener une vie extravagante, mais l’argent accentuait le sentiment d’irréalité de la vie dont il souffrait. Même sans argent ni gloire, il se serait effondré, mais ces deux paramètres ont sûrement accéléré sa chute.
Le dramaturge était de plus en plus instable. Il buvait, et sa consommation de barbituriques et d’amphétamines provoquait chez lui de violentes sautes d’humeur. Ses tendances hypocondriaques empiraient ; il avait l’impression que chaque pièce écrite était la dernière. Son travail finissait par en souffrir. L’émotion qui animait ses meilleurs textes se faisait plus vague, plus diffuse, plus baroque. Après Eté et fumées, il donna Doux oiseau de jeunesse, une pièce extravagante et masochiste qui raconte le retour d’un gigolo nommé Chance Wayne dans sa ville natale, le week-end de Pâques. Chance Wayne se fait castrer par le père vengeur de son ex-petite amie. Il est flanqué d’une actrice folle et dépendante des médicaments, Alexandra del Lago, alias la princesse Kosmonopolis, en qui beaucoup voient un autoportrait de l’écrivain.
Puis ce fut L’Ecole des jeunes mariés, une sorte de comédie domestique, que l’on pourrait qualifier de « pièce de Noël », si tant est que l’expression ait un sens pour le dramaturge. Toujours à la recherche de nouveaux projets, l’écrivain reprit ensuite une ancienne nouvelle, « La Nuit de l’iguane », dont il retapa le texte en le transformant en un long acte, puis en vraie pièce. Ce sera son dernier succès sur scène, et sans doute, son dernier succès littéraire.
La Nuit de l’iguane est un drame comique, souvent poétique, où l’on voit plusieurs âmes perdues s’accrocher à leur dernière chance dans un petit hôtel au Mexique. La pièce est pleine de références autobiographiques, plus calmes, moins stridentes qu’ailleurs. Le grand-père d’Hannah Jelkes s’appelle Nonno, allusion à l’appellation italienne de Merlo pour le grand-père du dramaturge, le révérend Dakin, qui avait vécu avec eux à Key West3. La pièce n’a rien de gay, ouvertement ou non, néanmoins le drame ne paraît jamais contraint ni étouffé.
En octobre 1961, Tennessee Williams alla suivre les répétitions à New York. Le personnage d’Hannah Jelkes était interprétée par Margaret Leighton, celui de Maxine, la propriétaire mal embouchée de l’hôtel, par Bette Davis. Fidèle à sa réputation, celle-ci chercha noise au dramaturge, au metteur en scène, Frank Corsaro, et à ses partenaires qu’elle accusait de vouloir l’éclipser et saboter son jeu. (Elle finit par abandonner et fut remplacée par Shelley Winters.)
La pièce fut un succès et la troupe s’apprêtait à partir en tournée quand Tennessee Williams accorda un entretien au Sunday Times. L’interview parut le 5 novembre 1961. L’écrivain se plaignait, sans surprise, expliquait qu’il était épuisé, malade, que cette pièce était sans doute la dernière. L’entretien était suivi d’un article du nouveau critique de théâtre du journal, Howard Taubman, intitulé « Not What It Seems » (“Pas ce qu’il paraît”). L’analyse commençait ainsi : « Il est temps de parler ouvertement, avec candeur, de l’incidence et de l’influence croissantes de l’homosexualité sur la scène new-yorkaise. » Taubman, qui venait de la musique, se disait préoccupé par le nombre de dramaturges et de personnages gay déguisés en hétérosexuels. « Les personnages représentent autre chose que ce qu’ils prétendent être. Il n’est donc pas étonnant qu’ils aient l’air plus malades que nécessaire. » Le journaliste ne donnait aucun nom précis (en 1961 c’eût été diffamatoire), mais son papier était publié juste à côté de l’entretien avec Tennessee Williams.
Personne ne sait comment celui-ci a réagi, ni même s’il a vu le papier. Mais l’article était le premier d’une série de tirs et de bombardements, d’une charge bientôt obsessionnelle, chez les critiques ayant pignon sur rue.
Albee savait qu’il était gay depuis l’âge de la puberté – « Je m’y suis fait comme un canard se fait à l’eau », dit-il4. A New York, il eut un premier petit ami, puis un autre, William Flanagan, un compositeur de musique qui avait à peine cinq ans de plus que lui mais qui devint son mentor artistique. Flanagan était intelligent, spirituel, original et perfide. Sa musique avait beau être appréciée par ses professeurs, Aaron Copland et David Diamond, sa carrière de compositeur n’a jamais décollé. Albee et lui avaient tendance à boire et se laisser aller à la mélancolie ; dans les bars gay du sud de Manhattan on les appelait les sœurs Grimm5. Albee dira plus tard que s’il ne souriait pas, c’est parce qu’il avait des dents sens dessus dessous. Néanmoins il maintint ce pincement des lèvres tranchant comme un coup de scalpel longtemps après être allé chez le dentiste. Les sœurs Grimm étaient des piliers de bars, que ce soit le San Remo, le Julius, sur la Dixième Rue Ouest, ou le College of Complexes (plus tard appelé le Ninth Circle), toujours sur la Dixième Rue, dont le miroir surmontant le comptoir était couvert de graffitis rédigés au savon par les patrons. C’est là qu’Albee découvrit l’expression « Qui a peur de Virginia Woolf ? ».
New York avait vu se développer ce qu’on appelle la scène « Off Broadway » au fil des années 1950. Cette scène alternative comprenait non seulement le Provincetown Playhouse, qui existait depuis la Première Guerre mondiale, mais le Living Theater, le Circle in the Square, le Cafe La Mama et le Caffe Cino. Albee et Flanagan y allaient régulièrement pour voir des pièces d’Eugene O’Neill, de Tennessee Williams et de dramaturges étrangers, Eugène Ionesco ou Jean Genet. C’est là qu’Albee s’était formé aux planches, loin des scènes commerciales du centre de Manhattan incarnées par Broadway.
Il n’avait pas 30 ans quand il eut l’idée d’un dialogue entre deux hommes assis sur un banc de Central Park. Il rédigea consciencieusement le premier jet au cours des deux semaines et demie suivantes, reprit son texte et l’acheva la veille de son anniversaire. La première personne qui lut Zoo Story est Flanagan, qui fut sous le choc. Il la transmit aussitôt à plusieurs amis et connaissances – Aaron Copland, Thornton Wilder, Richard Howard, William Inge – qui réagirent différemment, entre amusement poli et réel enthousiasme. Hélas, les pièces en un acte sont plus difficiles à vendre. Personne ne savait qu’en faire, jusqu’au jour où David Diamond, l’ancien professeur de Flanagan, envoya le texte à un ami en Allemagne. Celui-ci tomba sous le charme, le traduisit en allemand et monta le dialogue au festival de Berlin de 1959 – avec La Dernière Bande de Beckett. Albee assista donc à la première mise en scène d’une de ses pièces dans une langue dont il ne parlait pas un mot.
Finalement, la création eut lieu à New York, mais ailleurs, et toujours couplée avec La Dernière Bande de Beckett : au Provincetown Playhouse, en janvier 1960. Les critiques furent polis et réservés. Brooks Atkinson, dans le New York Times, et Walter Kerr, dans le Herald Tribune, avouaient être déroutés par le nihilisme des deux œuvres, non par les sous-entendus sexuels. Peu après le New York Post publia un article dithyrambique, signé Richard Watts : du jour au lendemain les deux pièces furent un triomphe. C’était une époque où un papier suffisait à faire et défaire une réputation. Edward Albee était devenue la coqueluche du théâtre alternatif en vingt-quatre heures.
Suivirent une série de pièces courtes : La Mort de Bessie Smith, Le Tas de sable (avec une musique de William Flanagan) et Le Rêve de l’Amérique. Pendant ce temps-là Zoo Story tournait en province et dans le monde entier, jusqu’en Argentine où elle fut montée dans le cadre d’un programme d’échanges culturels.
Albee avait commencé à écrire cette première « vraie » pièce en 1960. A l’origine intitulée L’Exorcisme : qui a peur de Virginia Woolf ?, elle mettait en scène un mari et une femme qui cherchaient à se libérer du fantasme suivant lequel ils auraient perdu un enfant. Puis peu à peu l’idée originale disparut, noyée sous la force des émotions et les jeux de rôles, et le passage de deux à trois actes. George et Martha se déchirent avec un tel brio et une telle complicité que c’est comme s’il faisaient l’amour. Ils ont pris l’habitude de jouer à des jeux auxquels ils initient un couple plus jeune qu’ils ont invité à boire un verre, Nick et Honey. Aujourd’hui ces jeux sont connus : ils ont pour nom « comment humilier le maître de maison », « comment s’envoyer la maîtresse de maison », « c’est le tour des invités ». La force de la pièce vient de la langue râpeuse, électrique, et de l’alternance entre des échanges vifs comme le feu et de longs monologues. Le rythme des reparties entre George et Martha, saouls, est littéralement enivrant.
Les critiques furent déroutés par la pièce, mais respectueux. Taubman publia un bon papier tout en avouant sa perplexité. Même John Gielgud, qui jouait le rôle de Julian, dit qu’il ne comprenait pas grand-chose à l’histoire. Mais la pièce plut au public, ravi d’être emporté par tant de vertige et de confusion. Une voix s’éleva pourtant, qui ne souffrait de nul vertige. C’était celle d’un jeune romancier nommé Philip Roth, qui chroniqua la pièce dans la toute nouvelle New York Review of Books. Sous le titre « La pièce qui n’ose dire son nom »9, le futur auteur de Portnoy et son complexe qualifiait celle-ci de « rêverie homosexuelle » et soulignait « sa lourdeur, sa prétention, sa complexité exaspérante, sa gratuité et ses symboles faciles, sa rhétorique et ses reparties épouvantablement tapette ». Je me demande qui, aujourd’hui, jugerait la rhétorique de la pièce « épouvantablement tapette », et ce ne fut pas le cas chez les critiques de l’époque. Philip Roth rendait à peine compte de la pièce et ne disait pas un mot sur les acteurs ni sur la mise en scène. Son argument le plus convaincant était le suivant : « A l’instar de Qui a peur de Virginia Woolf ?, Tiny Alice est l’histoire de la victoire d’une femme forte face à un homme faible. » L’idée sous-entendue étant qu’un homme hétérosexuel ne saurait imaginer une telle situation. Le romancier concluait en demandant : « Combien de temps faudra-t-il attendre pour qu’une pièce montée à Broadway nous présente un personnage homosexuel comme un homosexuel et non plus sous les traits d’un prêtre miné par l’angoisse, d’un nègre en colère, d’une actrice vieillissante, ou, pire encore, de monsieur Tout-le-Monde ? » (Cinquante ans plus tard, Philip Roth écrira un roman intitulé Un homme, l’histoire d’un Juif hétérosexuel agonisant, obsédé sexuel, roman qui ne prétend à aucune universalité.)
C’était la deuxième critique de théâtre du romancier. Neuf mois plus tard, il publia un mauvais papier sur Blues pour M. Charlie, de James Baldwin, y voyant une pâle imitation de Zoo Story. Il ne faisait aucune allusion à l’homosexualité de Baldwin ni à celle d’Albee. Quelqu’un avait dû le mettre en garde. J’ai tendance à penser qu’il avait dû lire l’essai d’une intellectuelle qui tentait de percer le secret de cette homosexualité cachée. J’en parlerai bientôt…
En attendant, la charge de Philip Roth avait ouvert la voie à de nouvelles attaques. En 1965, Wilfrid Sheed, qui rendait compte de plusieurs créations (dont la première de Terrence McNally) dans Commentary, disait qu’il aurait préféré que « la sensibilité homosexuelle soit ouvertement affirmée dans une pièce plutôt que furtivement diffusée dans une vingtaine. Ça aurait au moins l’avantage de créer un parfum plus propre. » En été 1965, la Tulane Drama Review publia un article de 30 pages sur Qui a peur de Virginia Woolf ? signé par un psychiatre, Donald Kaplan, pour qui la pièce était la preuve de la sexualité infantile du « théâtre homosexuel ». En novembre 1965, dans Women’s Wear Daily, Martin Gottfried, lui, prenait plus ou moins la défense de ce théâtre (« Le fait est que sans l’homosexuel, la création américaine serait dans un état encore plus lamentable ») avant d’affirmer que Qui a peur de Virginia Woolf ? était « sans doute la pièce homosexuelle la plus réussie jamais montée à Broadway. Si la question sexuelle avait été plus évidente aux yeux des gens, elle n’aurait même pas été montée – alors qu’il s’agit d’un théâtre passionnant ».
En janvier 1966, lorsque Stanley Kauffmann, le nouveau critique de théâtre du New York Times, signa son célèbre article intitulé « Le théâtre homosexuel et ses masques », le sujet semblait un peu éculé. Voilà ce que Kauffmann avouait : « Le principal reproche que l’on fait aux dramaturges homosexuels est bien connu. Parce que trois de nos dramaturges les plus applaudis au cours des vingt dernières années sont (réputés) homosexuels, et parce que leurs pièces ont souvent pour thème les femmes et le mariage, le théâtre américain de l’après-guerre donnerait une image gravement déformée des femmes, du mariage et de la société américaine en général. » Kauffmann ne donnait aucun nom, mais il pensait évidemment à Tennessee Williams, Edward Albee et William Inge, auteur de Bus Stop et Picnic, et patient du docteur Kubie. A vrai dire, le théâtre de William Inge est du bon mélodrame, traditionnel, piquant, sans le moindre indicateur gay, il est donc difficile de justifier sa présence, à moins que Kauffmann ait entendu dire que l’auteur était un homosexuel refoulé.
« Le style “camp” », de Susan Sontag, parut d’abord dans la Partisan Review en automne 196410. Même si cette revue était lue par les intellectuels, peu d’entre eux ont dû le repérer. En décembre 1964, le magazine Time en reproduisit plusieurs extraits, au moment de la création de Tiny Alice. Les jérémiades publiées par Time peu après à propos de la sensibilité camp ne venaient donc pas de nulle part. Enfin, « Le style “camp” » fut repris au début de l’année 1966 dans le premier recueil d’essais de Susan Sontag, Against Interpretation, juste à temps pour avoir pu influencer un Kauffmann.
Susan Sontag était elle-même lesbienne, mais elle a vécu toute sa vie en esquivant le sujet. Il aura fallu qu’elle meure et que son fils publie ses journaux pour que l’on découvre qu’elle avait toujours aimé les femmes. Son essai est affreusement réservé, lui aussi, mettant un temps infiniment long à reconnaître que la sensibilité camp est spécifique aux homosexuels. Elle parle de ceux-ci comme si c’était une tribu du bout du monde dont elle serait l’anthropologue. Son analyse ne distingue jamais clairement les deux acceptions – au moins – du mot « camp ». D’un côté, le terme désigne un style de comportement gay délibéré, certaines façons de parler et de bouger, dont l’usage de pronoms féminins et une certaine souplesse de poignet : « Arrête de te la jouer camp, chéri. » D’un autre il désigne une conception de l’art que l’on pourrait résumer ainsi : « C’est tellement mauvais que c’est bon. » Un film, une pièce ou une peinture ont beau être affreux, on peut en apprécier la dynamique, la bêtise ou l’absurdité. L’idée a le mérite d’offrir de nouveaux points de vue sur les notions de beauté et de plaisir, de succès et d’échec, et elle touche autant l’art que notre regard sur l’art. C’est une attitude qui a été nommément désignée par les gay mais qui est universelle. Tout le monde peut apprécier le style camp, des chorégraphies de Busby Berkeley aux anthologies de mauvaise poésie, de la peinture d’Henri Rousseau aux films d’horreur japonais.
Qu’il me soit permis de préciser ici une chose : oui, Albee s’est inspiré de la vie de couple gay pour écrire Qui a peur de Virginia Woolf ? C’est ce qui lui a permis de formuler des vérités sur le mariage en général. Il l’a lui-même souligné plus tard : « Il n’y a pas beaucoup de différences entre les couples gay et les couples hétérosexuels quand ils se crêpent le chignon12. » Sur le moment, comme Tennessee Williams, il n’a pas réagi aux attaques. Plus tard il dira à son biographe : « Je sais que je n’ai pas écrit l’histoire de deux couples d’hommes13. » Tennessee Williams, lui, répondra à un journaliste en 1970 : « Quand je décris un personnage féminin, je décris un personnage féminin, nom de Dieu, pas une drag queen ! Si j’ai envie d’avoir une drag queen, je l’invente, cette drag queen !14 »
La majorité des critiques disaient haut et fort qu’ils n’avaient aucun problème vis-à-vis de l’homosexualité, mais vis-à-vis des personnages homosexuels déguisés en hétérosexuels. Si les écrivains gay, ajoutaient-ils, pouvaient imaginer de vrais personnages gay, ils le feraient et ils seraient heureux. Dix ans, vingt ans plus tard, pourtant, le jour où les dramaturges proposeront des personnages ouvertement gay, pas un seul de ces critiques n’aura un mot amène, ni Taubman, ni Kauffmann, ni Roth.
Quoi qu’ils fissent, les écrivains gay étaient perdants. Quand ils écrivaient sur la vie gay, ils n’étaient pas universels. Quand ils écrivaient sur la vie hétérosexuelle, ils tordaient le cou à ce qu’ils méprisaient ou étaient incapables de comprendre. Or, pour citer de nouveau Michael Bronski : « Les gay sont comme les hétérosexuels. Sauf que les hétérosexuels mentent sur leur vraie nature. »
En juin 1966, six mois après l’article de Kauffmann, Qui a peur de Virginia Woolf ?, le film réalisé par Mike Nichols, avec Elizabeth Taylor et Richard Burton, sortit sur les écrans. Ce fut un triomphe. Mais qui signait la critique dans le New York Times ? Stanley Kauffmann, renvoyé des pages théâtre, qui cette fois-ci se contentait de remarquer que c’était « la pièce de la décennie ». Personne ne fit allusion au sous-texte gay. Comme si le film avait mis un terme à cette discussion. Comme si, après avoir vu deux monstres sacrés hurler leurs répliques et incarner le couple hétérosexuel le plus connu du monde, on ne pouvait plus dire qu’ils cachaient un couple gay sans avoir l’air idiot. Elizabeth Taylor était une icône gay, évidemment, mais pas une drag queen – pas encore. Cette crise de panique culturelle commença donc à disparaître à la fin des années 1960. Le film y est sans doute pour quelque chose : en annihilant la charge contre Albee, il en avait annihilé la principale cause, qui voyait des homosexuels cachés partout – essentiellement parce que les gens répugnaient à parler d’homosexualité.
Le bal des clichés au sujet d’Albee et de Tenneessee Williams n’avait pas complètement cessé. En 1969, William Goldman consacra un livre à Broadway intitulé The Season, dans lequel il revenait sur l’idée que les homosexuels avaient pris le pouvoir au théâtre15. La seule nouveauté était l’usage du mot fag (« pédé »), et son éloge d’une nouvelle pièce, Les Garçons de la bande, qui n’était qu’une façon de damer le pion à Albee. (« Oui, les deux premiers actes de Qui a peur de Virginia Woolf ? sont un échange de reparties merveilleusement vaches, pas aussi bonnes que celles de Mart Crowley dans Les Garçons de la bande, mais merveilleuses, c’est vrai. ») Trop tard. Après avoir été vilipendé et conspué pour avoir osé écrire sur les hétérosexuels, Albee n’osera plus jamais mettre en scène de vrais homosexuels. La meilleure preuve est une pièce qu’il publiera trente ans plus tard : Trois femmes grandes (1994), qui comprend un personnage de jeune homme très comme il faut, dont on parle et à qui on parle, mais qui lui-même ne prend jamais la parole.
Pendant ce temps-là, la carrière de Tennessee Williams poursuivait son étrange cours. Après avoir fait la une de Time en 1962, le dramaturge écrivit Le train de l’aube ne s’arrête plus ici, offrant un nouvel autoportrait sous les traits d’un personnage de prima donna, Mrs Goforth. Il rompit avec Frank Merlo, tout en continuant à vivre avec lui, puis rencontra un jeune poète nommé Frederick Nicklaus qu’il invita à vivre avec eux. Peu après Merlo tomba malade et resta à Key West alors que le dramaturge partait suivre les répétitions du Train de l’aube à New York. Les deux hommes s’appelaient sans cesse. Tennessee Williams était de plus en plus angoissé et fragilisé. Le Train de l’aube fut créé en janvier 1963, mais l’accueil général fut épouvantable. Richard Gilman signa un papier intitulé « M’sieur Williams, il est mort ». Frank Merlo apprit qu’il avait un cancer du poumon. Il prit aussitôt l’avion pour être hospitalisé à New York.
Tennessee Williams allait le voir tous les jours, comme s’il lui était plus facile de l’aimer malade qu’en bonne santé. Pour oublier, il se noya dans le travail et reprit le Train de l’aube, déterminé à améliorer la pièce. Son metteur en scène, Frank Corsaro, dira plus tard : « Frank était malade, et Tennessee était incapable de s’en sortir seul pour la vie matérielle quotidienne. Bien sûr, il m’a dit : “C’est ma dernière pièce, mon chou.” » Sa productrice, Cheryl Crawford, ajoutera : « Frankie était le seul qui le comprenait vraiment, qui savait comment le prendre et l’aider. A l’époque où Frankie était mourant, il a dû faire face à une nouvelle forme de chagrin et de culpabilité, et je crois que ça l’a achevé. »16
Le soir du 21 septembre 1963, Tennessee Williams alla voir Merlo à l’hôpital. Celui-ci était tellement à bout de forces que le dramaturge lui proposa de le laisser se reposer. Merlo lui demanda de rester en lui avouant : « Je me suis habitué à toi. » Des années plus tard, Tennessee Williams reviendra sur cet aveu dans ses mémoires : « Cette déclaration d’habitude était difficile à interpréter comme un aveu d’amour, car l’amour était quelque chose que Merlo n’avait jamais été capable de me déclarer, sauf au téléphone, quand j’étais à l’autre bout du pays. » Tennessee Williams attendit qu’il s’endorme et partit retrouver des amis dans un bar. Il rentra chez lui à minuit et apprit que Merlo était mort à onze heures. « On m’a dit qu’il avait expiré et s’était rallongé sur son oreiller, et c’était fini, écrira-t-il deux jours plus tard à son amie Maria St. Just. Je commence à peine, aujourd’hui, à sentir la douleur d’avoir perdu mon petit cheval adoré17. »