En 1958, à l’époque où il travaillait sur l’adaptation de
Soudain l’été dernier, Gore Vidal emmena Tennessee Williams à Palm Beach pour lui présenter le sénateur John F. Kennedy et sa femme, Jackie. Vidal et Jackie se connaissaient car ils avaient le même beau-père, Hugh Auchincloss, maintes fois marié et divorcé. Tennessee Williams n’avait jamais entendu parler des Kennedy ; en revanche ceux-ci connaissaient certainement le célèbre dramaturge. A quatre, on partagea quelques verres et l’on tira au pigeon – Tennessee Williams se révéla meilleur tireur que le sénateur du Massachusetts. Jusqu’au moment où Kennedy fit un pas pour viser, et Tennessee Williams chuchota à l’oreille de Vidal : « T’as vu ce cul ! » Vidal le rabroua en lui rappelant que mater un futur président ne se faisait pas, puis rapporta la remarque à Kennedy. « Excitant, dis-moi ! » s’écria celui-ci avec un grand sourire. Plus tard, Tennessee Williams confia à Vidal : « Les gens ne voteront jamais pour ces deux-là. Ils sont beaucoup trop séduisants pour les Américains. »
1Il rentra à Key West. Vidal rentra à Edgewater. Deux ans plus tard, Kennedy était élu président et inaugurait les années 1960.
Tennessee Williams était riche et célèbre. Son théâtre était régulièrement monté à Broadway ; et Hollywood avait mis des options sur toutes ses œuvres, y compris les plus apaisées, tel
Eté et fumées. Il était au comble de ce qu’il appelait « la catastrophe du succès ». Il était loin de mener une vie extravagante, mais l’argent accentuait le sentiment d’irréalité de la vie dont il souffrait. Même sans argent ni
gloire, il se serait effondré, mais ces deux paramètres ont sûrement accéléré sa chute.
Il vivait toujours avec Frank Merlo, entre leur petite maison de Key West et divers appartements à New York. Merlo était à la fois son majordome et son compagnon ; c’est lui qui s’occupait des déménagements, des emplois du temps, des factures… Il était plus amoureux de Tennessee Williams que l’inverse, et ce déséquilibre favorisait une certaine paranoïa et un sentiment de culpabilité chez le dramaturge. Il évitait d’aller à Key West quand Merlo y était seul. Il lui arrivait même de penser que Merlo le haïssait et voulait sa mort. Donald Windham raconte avoir vu Tennessee Williams prendre un cocktail que lui avait préparé Merlo et le verser dans l’évier. « Poison », murmura-t-il dans sa barbe en pensant que personne ne le voyait
2.
Le dramaturge était de plus en plus instable. Il buvait, et sa consommation de barbituriques et d’amphétamines provoquait chez lui de violentes sautes d’humeur. Ses tendances hypocondriaques empiraient ; il avait l’impression que chaque pièce écrite était la dernière. Son travail finissait par en souffrir. L’émotion qui animait ses meilleurs textes se faisait plus vague, plus diffuse, plus baroque. Après Eté et fumées, il donna Doux oiseau de jeunesse, une pièce extravagante et masochiste qui raconte le retour d’un gigolo nommé Chance Wayne dans sa ville natale, le week-end de Pâques. Chance Wayne se fait castrer par le père vengeur de son ex-petite amie. Il est flanqué d’une actrice folle et dépendante des médicaments, Alexandra del Lago, alias la princesse Kosmonopolis, en qui beaucoup voient un autoportrait de l’écrivain.
Puis ce fut L’Ecole des jeunes mariés, une sorte de comédie domestique, que l’on pourrait qualifier de « pièce de Noël », si tant est que l’expression ait un sens pour le dramaturge. Toujours à la recherche de nouveaux projets, l’écrivain reprit ensuite une ancienne nouvelle, « La Nuit de l’iguane », dont il retapa le texte en le transformant en un long acte, puis en vraie pièce. Ce sera son dernier succès sur scène, et sans doute, son dernier succès littéraire.
La Nuit de l’iguane est un drame comique, souvent poétique, où l’on voit plusieurs âmes perdues s’accrocher à leur dernière chance
dans un petit hôtel au Mexique. La pièce est pleine de références autobiographiques, plus calmes, moins stridentes qu’ailleurs. Le grand-père d’Hannah Jelkes s’appelle Nonno, allusion à l’appellation italienne de Merlo pour le grand-père du dramaturge, le révérend Dakin, qui avait vécu avec eux à Key West
3. La pièce n’a rien de gay, ouvertement ou non, néanmoins le drame ne paraît jamais contraint ni étouffé.
En octobre 1961, Tennessee Williams alla suivre les répétitions à New York. Le personnage d’Hannah Jelkes était interprétée par Margaret Leighton, celui de Maxine, la propriétaire mal embouchée de l’hôtel, par Bette Davis. Fidèle à sa réputation, celle-ci chercha noise au dramaturge, au metteur en scène, Frank Corsaro, et à ses partenaires qu’elle accusait de vouloir l’éclipser et saboter son jeu. (Elle finit par abandonner et fut remplacée par Shelley Winters.)
La pièce fut un succès et la troupe s’apprêtait à partir en tournée quand Tennessee Williams accorda un entretien au Sunday Times. L’interview parut le 5 novembre 1961. L’écrivain se plaignait, sans surprise, expliquait qu’il était épuisé, malade, que cette pièce était sans doute la dernière. L’entretien était suivi d’un article du nouveau critique de théâtre du journal, Howard Taubman, intitulé « Not What It Seems » (“Pas ce qu’il paraît”). L’analyse commençait ainsi : « Il est temps de parler ouvertement, avec candeur, de l’incidence et de l’influence croissantes de l’homosexualité sur la scène new-yorkaise. » Taubman, qui venait de la musique, se disait préoccupé par le nombre de dramaturges et de personnages gay déguisés en hétérosexuels. « Les personnages représentent autre chose que ce qu’ils prétendent être. Il n’est donc pas étonnant qu’ils aient l’air plus malades que nécessaire. » Le journaliste ne donnait aucun nom précis (en 1961 c’eût été diffamatoire), mais son papier était publié juste à côté de l’entretien avec Tennessee Williams.
Personne ne sait comment celui-ci a réagi, ni même s’il a vu le papier. Mais l’article était le premier d’une série de tirs et de bombardements, d’une charge bientôt obsessionnelle, chez les critiques ayant pignon sur rue.
La Nuit de l’iguane fut accueillie par des commentaires délirants. La pièce resta très longtemps à l’affiche et remporta le New York
Drama Critics Circle Award. Le dramaturge fit la une de l’hebdomadaire
Time en mars 1962. Personne n’avait fait la moindre allusion à de vrais-faux personnages gay dans le théâtre de Tennessee Williams – en tout cas pour l’instant.
Jusqu’au 13 octobre 1962, le jour où une pièce d’une force exceptionnelle fut créée à Broadway : Qui a peur de Virginia Woolf ? d’Edward Albee.
Albee avait déjà attiré l’attention des amateurs de théâtre grâce à de petites pièces montées dans les quartiers sud de New York. Qui a peur de Virginia Woolf ? était sa première œuvre accomplie, mais elle ne venait pas de nulle part. Le dramaturge avait beaucoup écrit avant de connaître ce succès soudain.
Edward Albee était le fils unique d’un couple aisé de Long Island, ancien élève de l’école privée de Lawrenceville, comme James Merrill, autre enfant de la haute, puis d’un pensionnat militaire et de Choate, excellent lycée privé. Il commença des études à Trinity College, à Hartford, mais fut renvoyé au bout de trois semestres parce qu’il séchait. En 1949, à 19 ans, il eut une violente altercation avec ses parents. Soudain il appela un taxi et partit, coupant définitivement les ponts avec sa famille pour s’installer à Greenwich Village.
Albee savait qu’il était gay depuis l’âge de la puberté – « Je m’y suis fait comme un canard se fait à l’eau », dit-il
4. A New York, il eut un premier petit ami, puis un autre, William Flanagan, un compositeur de musique qui avait à peine cinq ans de plus que lui mais qui devint son mentor artistique. Flanagan était intelligent, spirituel, original et perfide. Sa musique avait beau être appréciée par ses professeurs, Aaron Copland et David Diamond, sa carrière de compositeur n’a jamais décollé. Albee et lui avaient tendance à boire et se laisser aller à la mélancolie ; dans les bars gay du sud de Manhattan on les appelait les sœurs Grimm
5. Albee dira plus tard que s’il ne souriait pas, c’est parce qu’il avait des dents sens dessus dessous. Néanmoins il maintint ce pincement des lèvres tranchant comme un coup de scalpel longtemps après être allé chez le dentiste. Les sœurs Grimm étaient des piliers de bars, que ce soit le San Remo, le Julius, sur la Dixième Rue Ouest, ou le College of Complexes (plus
tard appelé le Ninth Circle), toujours sur la Dixième Rue, dont le miroir surmontant le comptoir était couvert de graffitis rédigés au savon par les patrons. C’est là qu’Albee découvrit l’expression « Qui a peur de Virginia Woolf ? ».
Il gagnait sa vie en faisant des petits boulots ; à un moment il livrait des télégrammes pour Western Union. Il avait 21 ans quand il commença à toucher 25 dollars par semaine grâce à un fonds mis en place par sa grand-mère. Il écrivait, mais discrètement, presque secrètement. Il s’essaya à la poésie, au roman, à une pièce en vers, puis une pièce en prose en un acte intitulée
Ye Watchers and Ye Lonely Ones, alternance de scènes avec deux garçons amoureux et avec deux homosexuels adultes. « Pourquoi les homosexuels s’écrivent-ils toujours de la poésie pourrie ? » demande l’un. « Parce que l’amour homosexuel est pourri », répond l’autre
6. Albee ne soumettait son travail à personne, à part William Flanagan.
New York avait vu se développer ce qu’on appelle la scène « Off Broadway » au fil des années 1950. Cette scène alternative comprenait non seulement le Provincetown Playhouse, qui existait depuis la Première Guerre mondiale, mais le Living Theater, le Circle in the Square, le Cafe La Mama et le Caffe Cino. Albee et Flanagan y allaient régulièrement pour voir des pièces d’Eugene O’Neill, de Tennessee Williams et de dramaturges étrangers, Eugène Ionesco ou Jean Genet. C’est là qu’Albee s’était formé aux planches, loin des scènes commerciales du centre de Manhattan incarnées par Broadway.
Il n’avait pas 30 ans quand il eut l’idée d’un dialogue entre deux hommes assis sur un banc de Central Park. Il rédigea consciencieusement le premier jet au cours des deux semaines et demie suivantes, reprit son texte et l’acheva la veille de son anniversaire. La première personne qui lut
Zoo Story est Flanagan, qui fut sous le choc. Il la transmit aussitôt à plusieurs amis et connaissances – Aaron Copland, Thornton Wilder, Richard Howard, William Inge – qui réagirent différemment, entre amusement poli et réel enthousiasme. Hélas, les pièces en un acte sont plus difficiles à vendre. Personne ne savait qu’en faire, jusqu’au jour où David Diamond, l’ancien professeur de Flanagan, envoya le texte à un ami en
Allemagne. Celui-ci tomba sous le charme, le traduisit en allemand et monta le dialogue au festival de Berlin de 1959 – avec
La Dernière Bande de Beckett. Albee assista donc à la première mise en scène d’une de ses pièces dans une langue dont il ne parlait pas un mot.
Cette étrangeté convenait assez bien à ce nouveau type de théâtre dépouillé, abstrait, minimal, que les critiques commençaient à appeler « théâtre de l’absurde », cherchant à identifier cet anti-réalisme insolite – même si Zoo Story, comme le théâtre d’Harold Pinter, ne va pas sans réalisme. La pièce est un long échange entre deux étrangers : Jerry, solitaire et malheureux, et Peter, bourgeois et marié, dont Jerry se moque pour devenir son intime – Jerry deviendra tellement intime qu’il se suicidera. Aujourd’hui la pièce est considérée comme une « pièce gay ». De fait, elle possède des accents gay prononcés et s’apparente à une longue scène de séduction, mais seule une phrase est explicite, lorsque Jerry avoue qu’à l’âge de 15 ans il fut pendant onze jours exactement « h-o-m-o-s-e-x-u-e-l ».
La première représentation en anglais eut lieu sous la forme d’une lecture à l’Actor’s Studio. « Putain, c’est la meilleure pièce que j’aie jamais vue », déclara Norman Mailer
7. Hélas, l’Actor’s Studio ne savait qu’en faire.
Finalement, la création eut lieu à New York, mais ailleurs, et toujours couplée avec La Dernière Bande de Beckett : au Provincetown Playhouse, en janvier 1960. Les critiques furent polis et réservés. Brooks Atkinson, dans le New York Times, et Walter Kerr, dans le Herald Tribune, avouaient être déroutés par le nihilisme des deux œuvres, non par les sous-entendus sexuels. Peu après le New York Post publia un article dithyrambique, signé Richard Watts : du jour au lendemain les deux pièces furent un triomphe. C’était une époque où un papier suffisait à faire et défaire une réputation. Edward Albee était devenue la coqueluche du théâtre alternatif en vingt-quatre heures.
Suivirent une série de pièces courtes :
La Mort de Bessie Smith,
Le Tas de sable (avec une musique de William Flanagan) et
Le Rêve de l’Amérique. Pendant ce temps-là
Zoo Story tournait en province et
dans le monde entier, jusqu’en Argentine où elle fut montée dans le cadre d’un programme d’échanges culturels.
Albee et Flanagan avaient rompu la veille du triomphe de
Zoo Story à New York, mais ils étaient restés proches. (En 1966, Flanagan interviewera Albee pour la
Paris Review.) Le couple, connu pour la violence de ses scènes, souffrait de problèmes d’alcool et de sexe. Peu après, Albee fit la connaissance d’un étudiant originaire du Texas, Terrence McNally, qui deviendra lui aussi dramaturge. De son côté, Flanagan tomba amoureux de Sanford Friedman, compagnon de leur ami commun, Richard Howard. (Les couples, surtout les couples gay, ont tendance à se mêler, se séparer et se réconciler pour former de nouvelles combinaisons. Ce type de relations compliquées, souples, se voit dans toute vie à deux, quelle qu’elle soit.) Des années plus tard, Richard Howard reconnaîtra des échos de soirées passées avec Albee et Flanagan dans
Qui a peur de Virginia Woolf ?8, de même que leur ami commun, marié, le compositeur Charles Strouse. « C’est comme si on discutait ensemble », déclarera ce dernier à sa femme. Au Wagner College de Staten Island, où Albee enseigna quelque temps, les gens, eux, étaient persuadés que George et Martha, le couple de
Qui a peur de Virginia Woolf ? était inspiré par un couple marié de l’université – mais personne n’était d’accord pour dire lequel.
Albee avait commencé à écrire cette première « vraie » pièce en 1960. A l’origine intitulée
L’Exorcisme : qui a peur de Virginia Woolf ?, elle mettait en scène un mari et une femme qui cherchaient à se libérer du fantasme suivant lequel ils auraient perdu un enfant. Puis peu à peu l’idée originale disparut, noyée sous la force des émotions et les jeux de rôles, et le passage de deux à trois actes. George et Martha se déchirent avec un tel brio et une telle complicité que c’est comme s’il faisaient l’amour. Ils ont pris l’habitude de jouer à des jeux auxquels ils initient un couple plus jeune qu’ils ont invité à boire un verre, Nick et Honey. Aujourd’hui ces jeux sont connus : ils ont pour nom « comment humilier le maître de maison », « comment s’envoyer la maîtresse de maison », « c’est le tour des invités ». La force de la pièce vient de la langue râpeuse, électrique, et de l’alternance entre des échanges vifs comme le feu
et de longs monologues. Le rythme des reparties entre George et Martha, saouls, est littéralement enivrant.
« Martha. Hé, encore de la glace, tu veux ? Tu ne me mets jamais de glace. On peut savoir pourquoi ?
George (prenant le verre). J’en mets toujours assez, mais la glace, tu la manges. C’est une habitude chez toi… les glaçons, tu les croques… comme un épagneul. Tu finiras par casser tes grandes dents.
Martha. Mes grandes dents sont à moi !
George. Certaines… pas toutes… pas toutes.
Martha. Il m’en reste plus qu’à toi.
George. Deux de plus.
Martha. Deux de plus, c’est énorme. »
La pièce est portée pendant trois heures et demie par ce rythme effréné, passant du drame conjugal à la comédie noire, de la confrontation à vif à un épuisement qui s’apparente à la paix. Sous ce feu d’artifice verbal éblouissant se cachent deux êtres malheureux liés à jamais par l’amour. Un amour qui, loin d’adoucir ou de tempérer leurs querelles, ajoute à leur douleur.
Richard Barr et Clinton Wilder, les producteurs d’Albee, étaient ravis par cette nouvelle pièce, persuadés qu’elle ferait un tabac à Broadway. Ils réussirent à trouver 75 000 $, mais la création n’en coûta finalement que 47 000. Ils avaient économisé en faisant notamment chanter le titre, non pas sur l’air de « Qui a peur du grand méchant loup ? », dont les droits appartenaient à Disney, mais sur l’air de « Here We Go Round the Mulberry Bush », mélodie appartenant au domaine public. Le metteur en scène, Alan Schneider, était connu pour avoir monté Beckett et Ionesco. Uta Hagen jouait le rôle de Martha, Arthur Hill celui de George, Melinda Dillon celui de Honey, et George Grizzard celui de Nick.
La pièce fut créée un samedi soir, il fallut donc attendre le lundi pour que tombent les papiers. Les premiers furent mauvais. « Une pièce malade pour des gens malades », concluait le
Daily Mirror. Puis peu à peu les éloges apparurent, avec çà et là des réserves (en général
sur l’enfant imaginaire), ou franchement dithyrambiques. Beaucoup comparaient la pièce au théâtre d’Eugene O’Neill. Le public était aussi enthousiaste. Tennesse Willliams, qui avait assisté à la générale, était tellement grisé qu’il y retourna plusieurs fois au cours de la semaine qui suivit.
Personne ne fit le moindre commentaire sur la sexualité d’Albee. Howard Taubman, qui redoutait tant l’influence des homosexuels, était admiratif : « M. Albee est comme Strindberg, sans concession avec les femmes, mais il n’est pas beaucoup plus amène avec ses personnages masculins. Il a beau pleurer sur la condition humaine, il n’épargne guère ceux qui se perdent dans les labyrinthes psychologiques et affectifs […] C’est un bon point pour ce jeune dramaturge destiné à devenir une des figures majeures de notre scène. »
Qui a peur de Virginia Woolf ? resta à l’affiche pendant deux ans, et fut très vite traduite dans plusieurs langues. Ingmar Bergman la mit en scène en Suède, et à Prague elle fut montée sous le titre Qui a peur de Franz Kafka ? Partout les gens étaient bouleversés. L’énergie verbale et psychologique ne suffisent pas à expliquer cette force d’attraction. Le secret de son succès était lié au sujet : le mariage.
Le début des années 1960 inaugurait une époque où l’on pouvait enfin dire la vérité sur la question. Les vieux mythes de bonheur conjugal et de normalité commençaient à être mis à mal ; les gens voulaient savoir comment vivaient les autres couples. John Cheever et John Updike écrivaient dans le New Yorker sur ce thème. En 1961, Richard Yates publiait un roman féroce sur la vie à deux, La Fenêtre panoramique. Au théâtre, Elaine May et Mike Nichols exploitaient la veine de la querelle domestique dans un nouveau type de comédie. Les couples découvrant Qui a peur de Virginia Woolf ? étaient à la fois fascinés et soulagés de voir que leurs déchirements étaient moins destructeurs que ce qu’ils craignaient, que leurs disputes pouvaient se révéler salutaires, qu’il existait au moins un mariage bien pire que le leur.
Qui a peur de Virginia Woolf ? remporta deux prix en 1963 : le Tony Award et le New York Drama Critics Circle Award de la meilleure pièce. Les jurés du prix Pulitzer auraient voulu attribuer le prix de meilleur dramaturge à Albee, mais le jury, qui comprenait des
rédacteurs de presse de tout le pays, refusa. Pas de prix Pulitzer pour le théâtre cette année-là. Peu importe, la pièce était plébiscitée par le public et les critiques.
Peu à peu ceux-ci se retournèrent contre la pièce qu’ils avaient encensée. Ce fut un mouvement lent, imperceptible, un malaise croissant vis-à-vis du texte et de son auteur. Un goutte-à-goutte de commentaires négatifs qui se mua en torrent de boue, non seulement contre Albee, mais contre tous les dramaturges gay. En quelques années il était devenu de bon ton de piétiner Qui a peur de Virginia Woolf ?
Que s’était-il passé pour justifier un tel revers ? A un moment ou un autre, les critiques avaient dû apprendre que l’auteur était gay, mais il est difficile d’imaginer ce qu’ils se disaient en privé. La première charge publique eut lieu au printemps 1963 dans la Tulane Drama Review, une revue de théâtre trimestrielle influente. Le rédacteur en chef, Richard Schechner, signait un éditorial qui démarrait ainsi : « Le théâtre américain, notre théâtre, est si affamé, si vorace, si corrompu, si aveugle moralement, si pervers que Qui a peur de Virginia Woolf ? est un succès… Personnellement j’en ai assez de cette morbidité et de cette perversité sexuelle qui ne sont là que pour titiller un théâtre et un public impuissants et homosexuels. J’en ai assez d’Albee. »
Albee changea alors son fusil d’épaule : il adapta un récit de Carson McCullers, La Balade du café triste, pour la scène. Son adaptation fut bien accueillie, mais elle était davantage perçue comme l’œuvre de McCullers. Il faudra attendre décembre 1964 pour que soit créée une pièce originale d’Albee, Tiny Alice, à mille lieues de Qui a peur de Virginia Woolf ?. Tiny Alice est une comédie surréaliste qui tient plus de Ionesco que d’O’Neill, une pièce onirique sur la foi, la religion et le théâtre. L’histoire ? Julian, un frère convers, catholique, est envoyé chez la riche mademoiselle Alice, qui vit dans un immense manoir. Il finit par l’épouser, tout en découvrant qu’elle n’est que l’image de la véritable Alice, minuscule, qui vit dans la maquette du manoir posée sur la scène. Julian est tué par un avocat afin de pouvoir retrouver sa vraie fiancée à l’intérieur de la maquette.
Les critiques furent déroutés par la pièce, mais respectueux. Taubman publia un bon papier tout en avouant sa perplexité. Même John Gielgud, qui jouait le rôle de Julian, dit qu’il ne comprenait pas grand-chose à l’histoire. Mais la pièce plut au public, ravi d’être emporté par tant de vertige et de confusion. Une voix s’éleva pourtant, qui ne souffrait de nul vertige. C’était celle d’un jeune romancier nommé Philip Roth, qui chroniqua la pièce dans la toute nouvelle
New York Review of Books. Sous le titre « La pièce qui n’ose dire son nom »
9, le futur auteur de
Portnoy et son complexe qualifiait celle-ci de « rêverie homosexuelle » et soulignait « sa lourdeur, sa prétention, sa complexité exaspérante, sa gratuité et ses symboles faciles, sa rhétorique et ses reparties épouvantablement tapette ». Je me demande qui, aujourd’hui, jugerait la rhétorique de la pièce « épouvantablement tapette », et ce ne fut pas le cas chez les critiques de l’époque. Philip Roth rendait à peine compte de la pièce et ne disait pas un mot sur les acteurs ni sur la mise en scène. Son argument le plus convaincant était le suivant : « A l’instar de
Qui a peur de Virginia Woolf ?, Tiny Alice est l’histoire de la victoire d’une femme forte face à un homme faible. » L’idée sous-entendue étant qu’un homme hétérosexuel ne saurait imaginer une telle situation. Le romancier concluait en demandant : « Combien de temps faudra-t-il attendre pour qu’une pièce montée à Broadway nous présente un personnage homosexuel comme un homosexuel et non plus sous les traits d’un prêtre miné par l’angoisse, d’un nègre en colère, d’une actrice vieillissante, ou, pire encore, de monsieur Tout-le-Monde ? » (Cinquante ans plus tard, Philip Roth écrira un roman intitulé
Un homme, l’histoire d’un Juif hétérosexuel agonisant, obsédé sexuel, roman qui ne prétend à aucune universalité.)
C’était la deuxième critique de théâtre du romancier. Neuf mois plus tard, il publia un mauvais papier sur Blues pour M. Charlie, de James Baldwin, y voyant une pâle imitation de Zoo Story. Il ne faisait aucune allusion à l’homosexualité de Baldwin ni à celle d’Albee. Quelqu’un avait dû le mettre en garde. J’ai tendance à penser qu’il avait dû lire l’essai d’une intellectuelle qui tentait de percer le secret de cette homosexualité cachée. J’en parlerai bientôt…
En attendant, la charge de Philip Roth avait ouvert la voie à de nouvelles attaques. En 1965, Wilfrid Sheed, qui rendait compte de plusieurs créations (dont la première de Terrence McNally) dans Commentary, disait qu’il aurait préféré que « la sensibilité homosexuelle soit ouvertement affirmée dans une pièce plutôt que furtivement diffusée dans une vingtaine. Ça aurait au moins l’avantage de créer un parfum plus propre. » En été 1965, la Tulane Drama Review publia un article de 30 pages sur Qui a peur de Virginia Woolf ? signé par un psychiatre, Donald Kaplan, pour qui la pièce était la preuve de la sexualité infantile du « théâtre homosexuel ». En novembre 1965, dans Women’s Wear Daily, Martin Gottfried, lui, prenait plus ou moins la défense de ce théâtre (« Le fait est que sans l’homosexuel, la création américaine serait dans un état encore plus lamentable ») avant d’affirmer que Qui a peur de Virginia Woolf ? était « sans doute la pièce homosexuelle la plus réussie jamais montée à Broadway. Si la question sexuelle avait été plus évidente aux yeux des gens, elle n’aurait même pas été montée – alors qu’il s’agit d’un théâtre passionnant ».
En janvier 1966, lorsque Stanley Kauffmann, le nouveau critique de théâtre du New York Times, signa son célèbre article intitulé « Le théâtre homosexuel et ses masques », le sujet semblait un peu éculé. Voilà ce que Kauffmann avouait : « Le principal reproche que l’on fait aux dramaturges homosexuels est bien connu. Parce que trois de nos dramaturges les plus applaudis au cours des vingt dernières années sont (réputés) homosexuels, et parce que leurs pièces ont souvent pour thème les femmes et le mariage, le théâtre américain de l’après-guerre donnerait une image gravement déformée des femmes, du mariage et de la société américaine en général. » Kauffmann ne donnait aucun nom, mais il pensait évidemment à Tennessee Williams, Edward Albee et William Inge, auteur de Bus Stop et Picnic, et patient du docteur Kubie. A vrai dire, le théâtre de William Inge est du bon mélodrame, traditionnel, piquant, sans le moindre indicateur gay, il est donc difficile de justifier sa présence, à moins que Kauffmann ait entendu dire que l’auteur était un homosexuel refoulé.
L’article de Kauffmann, parce qu’il ne donnait aucun nom et n’analysait aucune pièce en particulier, ressemble à une lettre
anonyme empoisonnée. « Nous en avons plus qu’assez de ce que nous servent ces trois écrivains : malveillance vis-à-vis des femmes, violence crue qui n’est autre qu’une façon de sublimer des haines sociales, exhibitionnisme sexuel travesti destiné à plaire au public avec un sourire narquois, telle une strip-teaseuse cachant son jeu derrière un grand rictus. » Kauffmann exploite le vieil argument suivant lequel les dramaturges gay devraient être capables d’écrire sur eux-mêmes sans mascarade – « Le dramaturge homosexuel doit être libre d’écrire en toute honnêteté sur ce qu’il sait ». Mais Kauffman a une mauvaise opinion des homosexuels, quoi qu’ils fassent. « Les homosexuels doués pour l’écriture ont des chances d’être attirés par le théâtre. C’est la conséquence logique de l’histrionisme défiant et/ou protecteur auquel ils sont obligés d’avoir recours dans leur vie quotidienne […] Comment en vouloir à ces gens ? Les conventions et le puritanisme du monde occidental sont tels qu’ils sont condamnés à avancer masqués depuis des générations, condamnés à la haine de soi et de ceux qui les ont contraints à se haïr. Aujourd’hui, alors que nous bénéficions d’une relative liberté, ils expriment leurs sentiments sous différents types de camouflage. »
Le style pesant de Kauffmann a du mal à cacher son sectarisme obsolète vis-à-vis de « ces gens ». Ses reproches ont si peu de fondement qu’on ne sait plus par quel bout les prendre. Qu’y a-t-il de malveillant dans les portraits de Blanche et de Maggie proposés par Tennessee Williams, dans le personnage de Cherie, dans Bus Stop, de William Inge, ou même dans la façon dont Edward Albee nous présente Martha ? Combien de temps Kauffmann a-t-il passé dans des boîtes de strip-tease à étudier ces danseuses au sourire « narquois » ? Et quel est celui qui entretient des fantasmes misogynes ?
La semaine où parut l’analyse de Kauffmann, le magazine
Time publia un long article intitulé « L’homosexuel en Amérique », non signé, comme ça se faisait à l’époque. Le papier est un tissu de platitudes consensuelles et de stéréotypes ignobles. « Les grands artistes que l’on cite si souvent pour prouver le génie créateur de l’homosexuel – tous les Léonard et les Michel-Ange – sont sûrement des exceptions. […] Les homosexuels sont pour la plupart des artistes
ratés et leur créativité innée est un mythe. » Cet art a beau pécher par sa faiblesse, il est vécu comme une vraie menace : « L’éthique et l’esthétique homosexuelles sont la mise en scène d’une charge vengeresse et moqueuse contre ce que ces déviants appellent le monde “
straight”. C’est évident dans le mouvement en faveur de la sensibilité “
camp”, fondé sur l’idée que la laideur et la banalité sont drôles. »
Comment interpréter cette soudaine panique face à la culture homosexuelle ? Quel en fut le déclencheur ? Que s’était-il passé ?
En analyser les causes serait trop long. Disons simplement qu’à peine Edward Albee avait-il été élevé au rang des plus grands dramaturges américains, aux côtés de Tennessee Williams et d’Arthur Miller, les critiques découvraient que ce dernier était le seul hétérosexuel de la bande. Voilà ce qui les mettait mal à l’aise. Les meilleures pièces de Miller, Mort d’un commis voyageur (1949) et Les Sorcières de Salem (1953), sont aux antipodes du théâtre de Tennessee Williams ou d’Edward Albee : ce sont des œuvres sérieuses, sombres, sincères, directes. En revanche, sa dernière pièce, Après la chute (1964), qui fait référence à son mariage avec Marilyn Monroe et aux écoutes de la Commission de la chambre sur les activités antiaméricaines, avait déçu la critique. Albee était donc le premier dramaturge important à émerger depuis longtemps. Son succès donnait l’impression que les homosexuels prenaient le pouvoir, une peur qui se répandit dans les autres domaines artistiques. La musique était de toute façon considérée comme une cause perdue.
Un des déclencheurs de ce nouvel état d’esprit était un essai que j’ai cité plus haut, un texte étonnant que je n’ai pas encore analysé.
Je l’ai déjà fait remarquer, il est difficile de savoir ce que les écrivains se disent en privé. L’intelligentsia de New York était un tout petit monde, non dénué d’esprit de clocher et moins ouvert qu’il ne voulait bien le croire. Il réunissait des hommes et des femmes qui avaient peu de contacts avec le monde gay ou avec celui du théâtre. Or, en 1964, parut un essai qui leur ouvrit soudain les yeux. La coïncidence dans le temps n’est pas due au hasard. L’essai en question n’a
pas créé la vague de panique culturelle dont nous parlons, mais il en fut un catalyseur important.
« Le style “
camp” », de Susan Sontag, parut d’abord dans la
Partisan Review en automne 1964
10. Même si cette revue était lue par les intellectuels, peu d’entre eux ont dû le repérer. En décembre 1964, le magazine
Time en reproduisit plusieurs extraits, au moment de la création de
Tiny Alice. Les jérémiades publiées par
Time peu après à propos de la sensibilité
camp ne venaient donc pas de nulle part. Enfin, « Le style “
camp” » fut repris au début de l’année 1966 dans le premier recueil d’essais de Susan Sontag,
Against Interpretation, juste à temps pour avoir pu influencer un Kauffmann.
Susan Sontag était elle-même lesbienne, mais elle a vécu toute sa vie en esquivant le sujet. Il aura fallu qu’elle meure et que son fils publie ses journaux pour que l’on découvre qu’elle avait toujours aimé les femmes. Son essai est affreusement réservé, lui aussi, mettant un temps infiniment long à reconnaître que la sensibilité camp est spécifique aux homosexuels. Elle parle de ceux-ci comme si c’était une tribu du bout du monde dont elle serait l’anthropologue. Son analyse ne distingue jamais clairement les deux acceptions – au moins – du mot « camp ». D’un côté, le terme désigne un style de comportement gay délibéré, certaines façons de parler et de bouger, dont l’usage de pronoms féminins et une certaine souplesse de poignet : « Arrête de te la jouer camp, chéri. » D’un autre il désigne une conception de l’art que l’on pourrait résumer ainsi : « C’est tellement mauvais que c’est bon. » Un film, une pièce ou une peinture ont beau être affreux, on peut en apprécier la dynamique, la bêtise ou l’absurdité. L’idée a le mérite d’offrir de nouveaux points de vue sur les notions de beauté et de plaisir, de succès et d’échec, et elle touche autant l’art que notre regard sur l’art. C’est une attitude qui a été nommément désignée par les gay mais qui est universelle. Tout le monde peut apprécier le style camp, des chorégraphies de Busby Berkeley aux anthologies de mauvaise poésie, de la peinture d’Henri Rousseau aux films d’horreur japonais.
Susan Sontag avait, à l’origine, de bonnes intentions : elle entendait mettre en valeur l’élément gay dans l’art. « Les deux forces
essentielles de la sensibilité moderne sont le sérieux moral des Juifs, et l’
esthétisme mêlé d’ironie des homosexuels. » Hélas, cette façon d’établir des catégories finit par réduire le propos. De même, Susan Sontag assimile tout ce qui procure du plaisir à l’idée de
camp (y compris Mozart et Henry James), si bien que le mot ne veut plus rien dire. Plus grave, beaucoup de lecteurs finissaient par penser que le style
camp était une espèce de code secret gay, un ensemble de plaisanteries et de clins d’œil dirigé contre la sincérité hétérosexuelle. J’ai tendance à penser que c’est la raison pour laquelle Philip Roth interprétait le mystère enjoué de
Tiny Alice comme une vaste plaisanterie de « tapette ». Une fois identifié le style
camp, les gens pouvaient lire
Qui a peur de Virginia Woolf ? comme une pièce gay cachant son jeu : tout commence par un mari et une femme se chamaillant au sujet d’un film de Bette Davis. (Les gens oubliaient que l’actrice était une icône non seulement chez les homosexuels, mais chez les femmes hétérosexuelles qui adulaient sa brutalité, et chez tous ceux qui s’intéressent au jeu de l’acteur. Ils oubliaient également que les couples hétérosexuels aiment les vieux films.)
C’est ainsi qu’est né le mythe suivant :
Qui a peur de Virginia Woolf ? serait la mise en scène d’un quatuor d’homosexuels. Du jour au lendemain ou presque, tous ceux qui appréciaient la pièce parce qu’elle exprimait une certaine vérité sur le mariage découvraient qu’elle n’avait rien à voir avec leurs préoccupations. Les critiques avaient changé leur fusil d’épaule. Walter Kerr reprit son éloge le jour où il le fit reparaître sous forme de livre : « brillant » fut remplacé par « admirable »
11.
Qu’il me soit permis de préciser ici une chose : oui, Albee s’est inspiré de la vie de couple gay pour écrire
Qui a peur de Virginia Woolf ? C’est ce qui lui a permis de formuler des vérités sur le mariage en général. Il l’a lui-même souligné plus tard : « Il n’y a pas beaucoup de différences entre les couples gay et les couples hétérosexuels quand ils se crêpent le chignon
12. » Sur le moment, comme Tennessee Williams, il n’a pas réagi aux attaques. Plus tard il dira à son biographe : « Je sais que je n’ai pas écrit l’histoire de deux couples d’hommes
13. » Tennessee Williams, lui, répondra à un journaliste en 1970 : « Quand je décris un personnage féminin, je décris
un personnage féminin, nom de Dieu, pas une
drag queen ! Si j’ai envie d’avoir une
drag queen, je l’invente, cette
drag queen !
14 »
La majorité des critiques disaient haut et fort qu’ils n’avaient aucun problème vis-à-vis de l’homosexualité, mais vis-à-vis des personnages homosexuels déguisés en hétérosexuels. Si les écrivains gay, ajoutaient-ils, pouvaient imaginer de vrais personnages gay, ils le feraient et ils seraient heureux. Dix ans, vingt ans plus tard, pourtant, le jour où les dramaturges proposeront des personnages ouvertement gay, pas un seul de ces critiques n’aura un mot amène, ni Taubman, ni Kauffmann, ni Roth.
Quoi qu’ils fissent, les écrivains gay étaient perdants. Quand ils écrivaient sur la vie gay, ils n’étaient pas universels. Quand ils écrivaient sur la vie hétérosexuelle, ils tordaient le cou à ce qu’ils méprisaient ou étaient incapables de comprendre. Or, pour citer de nouveau Michael Bronski : « Les gay sont comme les hétérosexuels. Sauf que les hétérosexuels mentent sur leur vraie nature. »
En juin 1966, six mois après l’article de Kauffmann, Qui a peur de Virginia Woolf ?, le film réalisé par Mike Nichols, avec Elizabeth Taylor et Richard Burton, sortit sur les écrans. Ce fut un triomphe. Mais qui signait la critique dans le New York Times ? Stanley Kauffmann, renvoyé des pages théâtre, qui cette fois-ci se contentait de remarquer que c’était « la pièce de la décennie ». Personne ne fit allusion au sous-texte gay. Comme si le film avait mis un terme à cette discussion. Comme si, après avoir vu deux monstres sacrés hurler leurs répliques et incarner le couple hétérosexuel le plus connu du monde, on ne pouvait plus dire qu’ils cachaient un couple gay sans avoir l’air idiot. Elizabeth Taylor était une icône gay, évidemment, mais pas une drag queen – pas encore. Cette crise de panique culturelle commença donc à disparaître à la fin des années 1960. Le film y est sans doute pour quelque chose : en annihilant la charge contre Albee, il en avait annihilé la principale cause, qui voyait des homosexuels cachés partout – essentiellement parce que les gens répugnaient à parler d’homosexualité.
Le bal des clichés au sujet d’Albee et de Tenneessee Williams n’avait pas complètement cessé. En 1969, William Goldman
consacra un livre à Broadway intitulé
The Season, dans lequel il revenait sur l’idée que les homosexuels avaient pris le pouvoir au théâtre
15. La seule nouveauté était l’usage du mot
fag (« pédé »), et son éloge d’une nouvelle pièce,
Les Garçons de la bande, qui n’était qu’une façon de damer le pion à Albee. (« Oui, les deux premiers actes de
Qui a peur de Virginia Woolf ? sont un échange de reparties merveilleusement vaches, pas aussi bonnes que celles de Mart Crowley dans
Les Garçons de la bande, mais merveilleuses, c’est vrai. ») Trop tard. Après avoir été vilipendé et conspué pour avoir osé écrire sur les hétérosexuels, Albee n’osera plus jamais mettre en scène de vrais homosexuels. La meilleure preuve est une pièce qu’il publiera trente ans plus tard :
Trois femmes grandes (1994), qui comprend un personnage de jeune homme très comme il faut, dont on parle et à qui on parle, mais qui lui-même ne prend jamais la parole.
Pendant ce temps-là, la carrière de Tennessee Williams poursuivait son étrange cours. Après avoir fait la une de Time en 1962, le dramaturge écrivit Le train de l’aube ne s’arrête plus ici, offrant un nouvel autoportrait sous les traits d’un personnage de prima donna, Mrs Goforth. Il rompit avec Frank Merlo, tout en continuant à vivre avec lui, puis rencontra un jeune poète nommé Frederick Nicklaus qu’il invita à vivre avec eux. Peu après Merlo tomba malade et resta à Key West alors que le dramaturge partait suivre les répétitions du Train de l’aube à New York. Les deux hommes s’appelaient sans cesse. Tennessee Williams était de plus en plus angoissé et fragilisé. Le Train de l’aube fut créé en janvier 1963, mais l’accueil général fut épouvantable. Richard Gilman signa un papier intitulé « M’sieur Williams, il est mort ». Frank Merlo apprit qu’il avait un cancer du poumon. Il prit aussitôt l’avion pour être hospitalisé à New York.
Tennessee Williams allait le voir tous les jours, comme s’il lui était plus facile de l’aimer malade qu’en bonne santé. Pour oublier, il se noya dans le travail et reprit le
Train de l’aube, déterminé à améliorer la pièce. Son metteur en scène, Frank Corsaro, dira plus tard : « Frank était malade, et Tennessee était incapable de s’en sortir seul pour la vie matérielle quotidienne. Bien sûr, il m’a dit : “C’est ma dernière pièce, mon chou.” » Sa productrice, Cheryl Crawford,
ajoutera : « Frankie était le seul qui le comprenait vraiment, qui savait comment le prendre et l’aider. A l’époque où Frankie était mourant, il a dû faire face à une nouvelle forme de chagrin et de culpabilité, et je crois que ça l’a achevé. »
16Le soir du 21 septembre 1963, Tennessee Williams alla voir Merlo à l’hôpital. Celui-ci était tellement à bout de forces que le dramaturge lui proposa de le laisser se reposer. Merlo lui demanda de rester en lui avouant : « Je me suis habitué à toi. » Des années plus tard, Tennessee Williams reviendra sur cet aveu dans ses mémoires : « Cette déclaration d’habitude était difficile à interpréter comme un aveu d’amour, car l’amour était quelque chose que Merlo n’avait jamais été capable de me déclarer, sauf au téléphone, quand j’étais à l’autre bout du pays. » Tennessee Williams attendit qu’il s’endorme et partit retrouver des amis dans un bar. Il rentra chez lui à minuit et apprit que Merlo était mort à onze heures. « On m’a dit qu’il avait expiré et s’était rallongé sur son oreiller, et c’était fini, écrira-t-il deux jours plus tard à son amie Maria St. Just. Je commence à peine, aujourd’hui, à sentir la douleur d’avoir perdu mon petit cheval adoré
17. »