Aux Etats-Unis, dans les années 1960, les médias étaient en plein bouleversement et avaient une influence de plus en plus forte sur ce que les gens pensaient d’un livre ou d’une pièce. Les hebdomadaires Time et Newsweek, notamment, faisaient figure d’autorité. Ainsi est-ce assez drôle de lire aujourd’hui les lettres de John Cheever qui s’inquiète de ce que va dire de lui Time. Le New Yorker, lui, était en train de perdre sa réputation de neutralité et prenait de plus en plus de risques, surtout dans ses reportages. Il existait en outre des hebdomadaires plus récents, dont l’avis comptait, tel le Village Voice, dont le premier numéro était apparu en 1955. Et quelques magazines gay, tel ONE.
Celui-ci avait démarré à Los Angeles en 1953, et était davantage consacré aux questions de justice et d’engagement qu’au domaine culturel. (Le nom en majuscules était une référence à une citation de l’historien écossais Thomas Carlyle : « Un lien de fraternité mystique unit tous hommes qui ne font qu’UN. ») Les articles avaient par exemple pour titre « New Deal pour les déviants » ou « Les homosexuels qui réussissent », et c’est
ONE qui publia l’essai visionnaire de Norman Mailer intitulé « Le personnage de scélérat
homosexuel ». Dans les années 1960, le magazine commença à publier des critiques de livres. La
Mattachine Review, publication de la première association de défense des droits des homosexuels, la Mattachine Society, fut fondée en 1955, publiant à l’occasion de la poésie, par exemple « L’Automobile verte » d’Allan Ginsberg, mais la revue consacrait encore moins de place à la culture que
ONE. Il y avait çà et là un papier sur Platon ou sur Whitman, mais jamais rien sur Edward Albee, Tennessee Williams ou le style
camp. Le rythme de publication était assez hasardeux et les abonnés peu nombreux. Dans les années 1960,
ONE se vendait en moyenne à 2 500 exemplaires. La majorité des lecteurs gay n’entendaient donc parler de livres et de théâtre que grâce à la presse classique. Le fait d’armes le plus important de
ONE est d’avoir réussi à se frayer un chemin jusqu’à la Cour suprême des Etats-Unis après avoir été accusé d’être une « publication obscène » ; la Cour suprême révisa finalement la décision des tribunaux locaux et autorisa la diffusion du magazine par la poste.
Aussi surprenant que cela puisse paraître, le principal changement des médias à l’égard des gay ne vint pas de la presse mais de la télévision. Les séries télé et les sitcoms demeuraient fermées aux homosexuels, de même qu’elles avaient été fermées aux Noirs jusqu’au milieu des années 1960. En revanche les personnalités gay firent une brillante apparition sur le petit écran dans les émissions de fin de soirée à partir de cette date-là.
Les années 1960 sont l’âge d’or de la figure de l’intellectuel public : presque tous les écrivains et critiques sont passés à la télévision à cette époque. Ce fut aussi l’âge d’or de la prétention, chacun voulant avoir l’air plus intelligent qu’il ne l’était, contrairement à notre époque où même les politiciens cherchent à avoir l’air médiocre. Prétendre être un intellectuel a au moins l’avantage de produire un certain type d’intelligence. Les magazines
Time et
Newsweek se faisaient la guerre en affichant tel ou tel écrivain à la une. Quant au
New Yorker, son statut à part, hautement symbolique, lui permettait de publier des articles de fond sans perdre le moindre lecteur. Bennett Cerf, éditeur chez Random House, participait régulièrement à un jeu télévisé intitulé
What’s My Line ? Les
animateurs d’émissions de fin de soirée, David Susskind, Jack Paar, David Frost ou Dick Cavett, adoraient inviter de vrais écrivains sur leur plateau.
Certains de ces écrivains étaient gay. Certes, ils ne s’en vantaient pas, mais tous n’avaient pas leur langue dans leur poche.
Truman Capote vint à la télévision relativement tard par rapport à Gore Vidal, par exemple, qui alla défendre Visit to a Small Planet dès 1957. Grâce à son physique agréable et sa douce voix de patricien, Vidal passait très bien. Il avait l’air suffisamment respectable pour s’offrir le luxe de tenir des propos qui l’étaient moins. Il était régulièrement invité par The Tonight Show de Jack Parr, et parfois par le Today Show de Dave Garroway, connu pour son chimpanzé nommé J. Fred Muggs.
Truman Capote n’avait jamais mis les pieds sur un plateau de télévision le jour où il fut invité par David Susskind pour son émission Open End, deux mois après la parution de Diamants sur canapé. C’était en janvier 1959, il était entre deux projets, période toujours difficile pour un écrivain, mais sans doute une partie de lui devait-elle se dire : si Gore y arrive, j’y arriverai.
Il fit part de son angoisse à Norman Mailer et sa femme, Adele, dans la limousine qui les emmenait aux studios à Newark. Mailer raconte ainsi : « Je ne voulais pas participer à cette émission, dit-il avec d’une petite voix sèche qui semblait produite par une anche non humidifiée dans ses narines. J’ai dit à Bennett Cerf que c’était une erreur, mais Bennett pense que la télévision va jouer un rôle très important dans la vente des livres. J’espère qu’il se trompe. »
Mailer a raconté leur soirée dans un texte étrange et brillant intitulé « Une petite maladie modeste, perverse et hérissée de pointes », titre qui fait allusion, non pas à Capote, mais à la télévision. Mailer avait beau être grande gueule et macho, il pouvait être curieusement aimable, à la fois généreux et conflictuel, s’apitoyant sur sa personne tout en s’en moquant. Il était fasciné par les homosexuels et n’avait pas peur de dire ce qu’il pensait, pour le meilleur et pour le pire.
Ce soir-là, donc, Mailer et sa femme arrivent aux studios avec Truman Capote et retrouvent David Susskind, l’animateur, et la troisième invitée de la soirée, Dorothy Parker. Les écrivains s’assoient, l’émission commence – diffusée en direct – et Mailer prend la parole en se lançant sur le terrain politique. Après avoir monopolisé la parole pendant une heure, il sent que Susskind se retourne contre lui et la boucle, pour se venger, persuadé que sans lui, l’émission est morte. Truman Capote prend le relais.
On se met à parler des écrivains de la Beat génération. Mailer était assez mitigé vis-à-vis de Jack Kerouac, Capote, lui, le méprisait ouvertement. « C’est pas de l’écriture, c’est de la dactylographie », dit-il. Et Dorothy Parker de l’approuver. Fin de l’émission.
En sortant, les écrivains s’arrêtent devant l’écran diffusant l’émission en playback. Dorothy Parker, qui avait horreur de se voir, disparaît, mais Mailer et Capote restent. Capote trouve que Mailer a été formidable, mais celui-ci fait une sale tête.
Tout le monde rentre à Manhattan pour aller boire un verre et dîner à El Morocco, où Capote connaît tous les serveurs. Mailer et sa femme le rassurent en lui disant qu’il a été très bon.
Le lendemain matin, des amis de Mailer l’appellent pour lui dire qu’ils ont adoré l’émission, surtout Capote. Les gens citent tous sa réplique, « C’est pas de l’écriture, c’est de la dactylographie », et certains vont jusqu’à suggérer qu’il a été meilleur que Mailer. Ils veulent en savoir plus sur cet écrivain. Capote téléphone à Mailer dans l’après-midi pour lui avouer qu’il est étonné par les réactions enthousiastes à son égard.
Furieux d’avoir été éclipsé, et dérouté, Mailer retourne aux studios quelques jours plus tard et demande à visionner l’émission. Capote a eu droit à beaucoup plus de gros plans que lui, comme pour le discréditer. (Mailer n’a jamais reconnu que ses interminables monologues pouvaient lasser les spectateurs.) Mais il comprend tout de suite pourquoi Capote a eu droit à tant de gros plans : « Capote ne paraissait pas petit, dans l’émission, mais imposant ! Son visage, en fait, était extraordinaire, ce visage jeune-vieux, encore beau, avec la promesse de la laideur à venir ; cette voix, pleine de chuintements insidieux et de nasalités impitoyables ;
c’était une voix propre à frapper l’oreille de New York. La voix avait survécu : elle parlait d’horreurs vues et transmises ; elle parlait de jugements qui seraient sans appel
2. »
Là où certains ne voyaient qu’un « mutant » ou un « pédé », Mailer, lui, avait saisi l’androgynie essentielle de ce nouveau Tirésias. Son imagination et sa générosité lui avaient permis de saisir l’attrait de la particularité de Capote. Quand il le revit, il le trouva d’ailleurs changé, doué d’« une nouvelle assurance superposée à l’ancienne ».
Nombre d’Américains moyens rouleraient des yeux en soupirant chaque fois que ce petit bonhomme à la voix androgyne apparaîtrait à la télévision. Mais beaucoup – femmes et hommes, hétérosexuels et homosexuels – seraient subjugués. Capote venait de découvrir que la célébrité liée aux livres n’est rien par rapport à la célébrité liée à la télévision.
C’est à cette époque qu’il commença à travailler sur un nouveau projet, un reportage sur la vie à Moscou pour le New Yorker, une suite de Les muses parlent. Mais il n’y arrivait pas. Il préférait passer du temps avec celles qu’il appelait ses « cygnes », ses riches amies, telles Babe Paley ou Slim Keith. Puis un jour il remit au New York Times un texte court consacré à un massacre qui avait eu lieu au Kansas : une famille de quatre personnes avait été bâillonnée et ligotée avant d’être tuée dans une ferme isolée. Les coupables étaient introuvables. Capote demanda à William Shawn, son éditeur au New Yorker, s’il pouvait abandonner son projet moscovite pour aller enquêter au Kansas. Shawn dit oui. A l’origine son idée était de faire le portrait d’une petite ville américaine frappée par un nouveau type de violence, un long papier d’humeur dont le cœur serait ce meurtre mystérieux. Pendant qu’il était sur place, à Garden City, interviewant les voisins avec son amie d’enfance, Harper Lee, deux anciens condamnés furent arrêtés et accusés du meurtre. Capote comprit qu’il avait de quoi faire un livre entier.
Il passa les deux premières semaines de janvier 1960 à discuter avec Perry Smith et Dick Hickock en prison. Puis rentra à New York et retourna au Kansas en mars pour suivre le procès, qui
dura une semaine, pas plus. Perry Smith et Dick Hickock furent condamnés à la pendaison le 13 mai. Capote repartit aussitôt pour écrire. Comme il n’arrivait pas à se concentrer à New York, il prit ses notes et partit s’isoler en Espagne avec Jack Dunphy dans un village de pêcheurs au bord de la Méditerranée.
C’est ainsi, en vivant une vie quotidienne imaginaire avec Perry Smith et Dick Hickock, qu’il devint réellement intime avec les deux hommes, surtout Smith. Ce dernier était plus petit, plus touchant, plus proche de Capote, qui pouvait davantage s’identifier à lui. Un être de papier est plus poreux et plus accessible qu’un être vivant. Capote n’avait pas le droit de correspondre avec les deux hommes – pas encore –, en revanche il écrivait tous les jours à Alvin Dewey, l’agent du Bureau d’investigation du Kansas dirigeant l’enquête, pour vérifier des détails, clarifier certains points, être tenu au courant du déroulement de l’affaire. Enfin il apprit que la Cour suprême du Kansas avait repoussé la date de l’exécution et répondu à l’appel pour un nouveau procès.
Il travaillait lentement, sûrement, écrivant au crayon noir sur des blocs de papier jaune, recréant chaque scène, dressant le portrait de chaque membre de la famille assassinée, des habitants de la bourgade, de la police, des tueurs. Une histoire de meurtre vraie devait être aussi bien écrite qu’un bon roman. Capote soignait et travaillait sa prose, et cela se sent :
« Le village de Holcomb est situé sur les hautes plaines à blé de l’ouest du Kansas, une région solitaire que les autres habitants du Kansas appellent “là-bas” […] Le pays est plat et la vue étonnamment vaste : des chevaux, des troupeaux de bétail, une masse blanche d’élévateurs à grain qui se dressent aussi gracieusement que des temples grecs, sont visibles bien avant que le voyageur ne les atteigne
3. »
De sang-froid a beau avoir suscité nombre d’imitations, le livre garde tout son pouvoir et sa fraîcheur. Personne n’a jamais égalé ni l’élégance, ni la souplesse de la langue, ni la profondeur psychologique, ni la solidité de l’architecture du roman. Truman Capote avait choisi deux partis pris narratifs dès le début. D’abord, il
progresse vers le meurtre en passant successivement des tueurs à la famille Clutter ; puis il saute le meurtre, laissant un blanc jusqu’à l’arrestation, le jour où Smith et Hickock avouent à la police. Ensuite, l’auteur n’intervient d’aucune façon, même pas en tant que spectateur. Pourtant sa présence hante le livre, tel l’Homme invisible dont la silhouette floue n’apparaît que sous la pluie. (A tel point que, quarante ans plus tard, les deux adaptations au cinéma,
Truman Capote et
Scandaleusement célèbre, font intervenir l’écrivain dans la narration.
4)
Capote mit un peu plus de trois ans à écrire De sang-froid – tout sauf la fin. Il vécut avec Dunphy en Europe pendant presque toute la période. Il devra attendre de rentrer aux Etats-Unis en juin 1963 pour avoir l’autorisation de correspondre avec les tueurs. Tout à coup ces deux hommes, qui étaient de purs êtres de fiction, lui répondirent. Capote décida d’aller les voir en prison et se mit à leur envoyer des livres : pour Smith, Thoreau, des dictionnaires et ses propres livres ; pour Hickock, des best-sellers de Harold Robbins et des magazines féminins. Pendant ce temps-là il attendait, impatient, que les tribunaux prennent leur décision afin d’écrire les dernières pages. Les lettres qu’il a envoyées aux meurtriers témoignent d’un réel souci pour leur avenir. Celles qu’il a envoyées aux autres disent plutôt sa frustration de voir le procès traîner en longueur.
La dernière demande en appel finit par être rejetée ; l’exécution fut fixée au 14 avril 1965. Capote prit l’avion pour le Kansas avec Joe Fox, son éditeur chez Random House. Arrivé sur place, il changea d’avis et renonça à aller voir les deux hommes. Il téléphona à Smith pour lui dire que les autorités refusaient qu’il vienne. Puis au dernier moment, il revint sur sa décision et y alla avec Fox, arrivant juste à temps pour échanger quelques mots avec Smith et Hickock. Fox resta dehors pendant qu’il allait rejoindre une vingtaine de personnes, dont Alvin Dewey, dans l’entrepôt où se trouvait la potence.
Dick Hickock fut pendu, puis, une demi-heure plus tard, Perry Smith. Dans le livre, l’écrivain ne dit pas un mot sur sa présence et décrit la mort de Smith du point de vue de Dewey.
« Manches, corde, bandeau ; mais, avant que le bandeau ne soit ajusté, le prisonnier cracha son chewing-gum dans la paume de la main tendue de l’aumônier. Dewey ferma les yeux ; il les tint fermés jusqu’à ce qu’il entende le bruit sourd qui annonce un cou brisé par une corde. […] Dewey se souvint de la première fois qu’il avait rencontré Perry dans la salle d’interrogatoire du quartier général de la police de Las Vegas : l’homme-enfant, le nabot assis sur la chaise métallique, ses petits pieds chaussés de bottes n’arrivant pas jusqu’au plancher. Et lorsque Dewey rouvrit les yeux à présent, c’est ce qu’il vit : les mêmes pieds d’enfant qui pendaient et se balançaient. »
Quelques heures plus tard, Capote reprit l’avion pour New York avec Joe Fox en lui agrippant la main, pleurant toutes les larmes de son corps.
Il finit son roman à la mi-juin. De sang-froid fut publié en quatre parties successives dans le New Yorker à la fin de l’année 1965. Puis en livre en janvier 1966, dédié à Jack Dunphy et Harper Lee, et aussitôt porté aux nues. Capote prétendait avoir inventé un nouveau genre littéraire, le « roman documentaire », déclaration sur laquelle les critiques les plus avisés fermaient les yeux. Le livre resta dans la liste des meilleures ventes du New York Times pendant trente-sept semaines, dont douze à la première place. L’auteur fit la une de nombreux magazines et fut invité dans d’innombrables émissions de télévision et de radio. NBC News réalisa une émission spéciale d’une demi-heure, « Capote retourne au Kansas », en avril 1966. Autant l’auteur s’était retiré de son récit, autant l’écrivain, ce petit bonhomme efféminé qui avait écrit un best-seller sur deux gros durs meurtriers, semblait présent partout.
De sang-froid parut le même mois que l’essai de
Time sur l’homosexualité et l’article de Stanley Kauffmann contre la présence des homosexuels dans le théâtre. Capote ne fit en aucun cas les frais de cet air du temps anti-gay. La critique de Kauffmann publiée par le
New Republic fait partie des rares papiers réservés sur le livre : « Sommes-nous si désemparés, si avides de nouveauté qu’il suffit qu’un écrivain connu commette un reportage délayé sur un crime pour que ce texte soit automatiquement élevé au rang de littérature,
comme Andy Warhol qui, en peignant une boîte de soupe, l’aurait soi-disant élevée au rang d’art ? » Etrangement, personne ne fit la moindre allusion à la vie sexuelle de Capote, ni de façon codée ni directement. Est-ce parce que la plupart des critiques étaient trop bien élevés pour y faire allusion ? Parce que le livre était trop hétérosexuel pour que l’Amérique moyenne y voie la moindre référence homosexuelle ? Qui aurait imaginé qu’un écrivain homosexuel en sache plus sur le monde sans pitié de Smith et Hickock qu’un bon père de famille ? Néanmoins il existe un fil narratif gay, mais ce fil demeura caché jusqu’aux deux adaptations filmées.
Il y eut un article qui blessa profondément Capote. C’était en Angleterre, dans The Observer. Kenneth Tynan accusait l’écrivain d’avoir laissé mourir Smith et Hickock afin d’avoir une fin plus poignante : « Pour la première fois, un écrivain influent et en vue a pu avoir une intimité privilégiée avec des criminels sur le point de mourir, or, d’après moi, il n’a pas fait ce qu’il aurait pu pour les sauver […] Pas une ligne de prose, avec ou sans mort, ne vaut une vie humaine. » L’accusation persiste aujourd’hui encore. A l’époque, les procès en appel ont duré plus de cinq ans, l’affaire a été jugée par plusieurs tribunaux et défendue par les plus grands avocats. Capote n’aurait pas pu faire grand-chose. Quoi qu’il en soit, le reproche l’a profondément blessé.
Autre accusation sous-entendue : Capote serait tombé amoureux de Smith mais l’aurait sacrifié pour son best-seller, payant lui-même le prix jusqu’à la fin de ses jours. Comme s’il fallait tomber amoureux d’une personne pour se sentir en empathie avec elle. A propos de l’amitié qui liait Capote, Smith et Hickock, Donald Windham a fait les remarques judicieuses que voici : « Certes, il faut mettre entre guillemets le mot “amis”, mais Capote est vraiment devenu proche des deux meurtriers, surtout de Perry Smith, comme un soldat s’attachant à deux prisonniers piégés dans un no man’s land en pleine guerre, dans deux camps opposés, mais inextricablement liés
5. » Dans son roman, Capote s’identifie avec les assassins autant qu’avec les victimes, créant une très forte tension. Sans doute cette tension existait-elle chez l’auteur lui-même, un nœud fait de peur, de droiture, de pitié et de la culpabilité de se savoir vivant. Faut-il
s’étonner que Capote ait bu plus que de coutume et fût criblé de tics nerveux alors qu’il attendait l’exécution ?
Plus tard, il se justifia en expliquant qu’il n’avait aucun problème de conscience et qu’il avait fait ce qu’il pouvait pour Smith et Hickock. Puis il organisa une grande soirée.
Il loua la salle de bal de l’hôtel Plaza et annonça un bal masqué qui aurait lieu le 28 novembre 1966, en l’honneur de son amie Katherine Graham, rédactrice en chef du Washington Post. Il invita toutes les personnes célèbres qu’il connaissait ou voulait connaître, outre quelques illustres inconnus, tels Alvin et Marie Dewey. (Bien sûr il avait convié Jack Dunphy qui, à la surprise générale, ne lui fit pas faux bond. Les deux hommes vivaient toujours officiellement ensemble, mais Dunphy était de plus en plus retiré. Capote avait acheté deux fermes, une pour chacun, dans la région des Hamptons, au sud de Long Island, mais il allait plus volontiers chez Dunphy parce sa maison était plus chaleureuse et qu’en général Dunphy y était. Ce n’était pas un couple comme les autres…)
George Plimpton nous a laissé un merveilleux récit de ce bal Noir & Blanc dans son Truman Capote, après avoir recueilli les témoignages d’une douzaine de personnes qui y avaient participé. D’après certains, c’était une espèce de bal d’étudiants délirant pour adultes. D’autres s’en souviennent comme d’une soirée magique, digne de Proust. Jerome Robbins dansait avec Lauren Bacall ; Harold Prince et sa femme partirent au bout d’une demi-heure ; Norman Mailer prit à partie McGeorge Bundy, conseiller de la Maison-Blanche, au sujet du Vietnam… Sachant ce qu’avait vécu et ce qu’allait vivre Truman Capote, il est difficile de ne pas interpréter cette extravagante soirée comme un moyen de défense contre la culpabilité et le malaise. Mais pendant douze heures, de dix heures du soir à dix heures du matin, un défilé de grands noms en smoking, robes du soir et masques entra et sortit de ce superbe hôtel qui donne sur Central Park, fidèle à l’image qu’un petit garçon précoce du fin fond de l’Alabama devait se faire du succès.
Non loin du Plaza, à quinze pâtés de maison, un musicien de jazz noir nommé Rufus Scott sort d’un vieux cinéma de la Quarante-
Deuxième. Il est minuit. Il est sans le sou, malheureux, se sent coupable, et erre dans le quartier de Times Square alors qu’il fait un froid de loup.
« L’enseigne d’un hôtel, en énormes lettres de néon, défiait le ciel sans étoiles, avec les noms des acteurs de Broadway, et ceux, en lettres d’un kilomètre de haut, des véhicules qui les transporteraient vers l’immortalité. Les grands immeubles noirs, ronds comme des phallus ou pointus comme des lances, gardaient la cité qui ne dormait jamais.
A leurs pieds, Rufus allait ; il était de ceux qui étaient tombés – car le poids de cette cité était meurtrier –, un de ceux qui avaient été écrasés le jour où ces tours étaient tombées. Bien que seul – et cette solitude le tuait –, il faisait partie d’une multitude sans précédent. »
Nous venons de passer de la réalité à la fiction, plus exactement, au premier chapitre d’
Un autre pays, de James Baldwin, publié quatre ans plus tôt, en 1962. Les 80 premières pages de ce roman sont époustouflantes : c’est un flot d’images de New York et de flash-back qui accompagnent Rufus pour sa dernière nuit sur terre, jusqu’à son suicide du haut du pont Georges Washington. De l’avis général, le livre s’effondre après ces 80 premières pages, mais je ne suis pas d’accord. Le roman a des défauts, mais, comme l’a écrit le poète Randall Jarrell à propos de la poésie de Walt Whitman, « ils n’ont pas d’importance
6 ».
Baldwin avait commencé à écrire Un autre pays avant la publication de La Chambre de Giovanni, en 1956. Autant La Chambre de Giovanni est un roman sur la peur et sur la défaite de l’amour, autant celui-ci est un roman sur le triomphe de l’amour, thème sur lequel il est beaucoup plus difficile d’écrire, d’autant que Baldwin traitait en même temps de la question raciale : les personnages d’Un autre pays cherchent à dépasser la frontière Blanc-Noir en nouant des amitiés malaisées et en se lançant dans des liaisons passionnées. Enfin, Baldwin introduit dans Un autre pays des personnages d’homosexuels couchant avec des femmes et vice versa.
Rufus est un jeune batteur qui se lie avec un groupe d’artistes
blancs de Greenwich Village ; les femmes et les hommes l’aiment. Marqué, meurtri par le racisme, sa paranoïa transforme sa passion pour Leona, une jeune fille blanche du Sud, en une histoire épouvantable. Leona finit dans un hôpital psychiatrique, provoquant à son tour une dépression nerveuse chez Rufus. Après le suicide de Rufus, sa sœur, Ida, fait la connaissance de la bande d’artistes de Greenwich ; tous succombent à son charme, comme jadis à celui de son frère. Jeune chanteuse de blues qui monte, Ida est ambitieuse, rageuse et imprévisible. Jusqu’au moment où Eric, un comédien gay originaire de l’Alabama, rentre de Paris où il a vécu avec un certain Yves. En attendant que celui-ci vienne le rejoindre, il s’accorde une liaison avec Cass, femme d’un romancier à succès.
Ces histoires de destins croisés ont beau fleurer le mélo, le roman est particulièrement bouleversant. Si seulement les mélos avaient la force de celui de Baldwin ! L’écrivain couvre un immense champ, des boîtes de jazz new-yorkaises à une enfance blanche et gay dans le Sud, en passant par une fête de fumeurs sur les toits de Greenwich Village, de violentes scènes de ménage, ou une discussion entre un homosexuel et un hétérosexuel évoquant chacun leurs amant(e)s – avant de coucher ensemble. Un autre pays est un roman sur la douleur et le pardon, rythmé par de multiples enregistrements de Bessie Smith.
A l’époque où il l’écrivait, Baldwin vivait entre Paris et New York. Il était resté proche de Lucian Happersberger (dont on retrouve nombre de traits chez Yves), mais il avait un nouvel homme dans sa vie, Engin Cezzar, un comédien turc formé par la Yale Drama School. Baldwin avait rencontré Cezzar au moment où celui-ci jouait le rôle de Giovanni dans une mise en scène de
La Chambre de Giovanni à l’Actor’s Studio. Personne ne connaît la vraie nature de leurs relations, mais Cezzar dira plus tard dans ses mémoires qu’il avait sauvé Baldwin d’une « incessante homosexualité » en lui permettant de découvrir la simple amitié masculine
7. Cezzar se maria peu après et Baldwin devint proche de sa femme. Dans un étrange essai qu’il écrivit sur André Gide à cette époque, « La prison de l’homme », Baldwin regrette « l’homosexualité, de nos jours […] où il est impossible de trouver un amant ou un ami, où l’occasion
d’entretenir des relations authentiquement humaines a complètement disparu ». Il admire Gide qui est resté marié, comme si le fait de mener une double vie était un facteur de stabilité, stabilité qu’il ne trouvait pas dans la vie gay. Baldwin était plus compliqué vis-à-vis de la question que ne le laisseraient penser ses romans. En tout cas, quelles que soient ses relations avec Cezzar, il alla lui rendre visite en Turquie et adopta peu à peu la ville d’Istanbul comme une seconde terre d’accueil, comme Paris autrefois.
Pendant ce temps-là, les Etats-Unis étaient en pleine effervescence, et le succès de Baldwin à cette époque en est le reflet. La version poche de Chronique d’un pays natal se vendait bien, quand soudain le livre décolla, porté par le mouvement pour les droits civiques. Les lecteurs blancs découvraient l’autre côté du miroir dont Baldwin était un chantre éloquent et passionné. Esquire et Harper’s se mirent à lui commander régulièrement des articles. Personne ne sait mon nom, recueil d’essais, parut en 1961 et fut encensé par la presse avant de devenir un best-seller. Baldwin était personnellement engagé dans le mouvement pour les droits civiques, prenant la parole aux réunions, donnant des conférences, apparaissant à la télévision – les gens étaient aussi fascinés par sa voix de clarinette et son étrange beauté que par la voix et le visage de Truman Capote. Il est étonnant qu’il ait pu finir Un autre pays, ce qu’il fit en se retirant à Istanbul.
En avril 1962, il fut invité par la Maison-Blanche pour un dîner en l’honneur des lauréats du prix Nobel. Il était ravi de faire la connaissance de Jackie Kennedy, mais il passa plus de temps à discuter avec Katherine Ann Porter.
Un autre pays fut publié en juin la même année. Les lecteurs qui admiraient l’essayiste tombaient des nues ; ils avaient oublié que Baldwin était aussi un romancier écrivant sur l’homosexualité. Le livre reçut un accueil critique mitigé : loué par Lionel Trilling, qualifié de pornographie par Stanley Edgar Hyman, jugé « médiocre » par Paul Goodman dans la
New York Times Book Review. (Goodman était connu pour être bisexuel, et toujours en rivalité avec les autres écrivains.) En revanche le public plébiscita le livre. Non seulement l’édition originale, reliée, fut un best-seller, mais la version poche
qui parut un an après fut la deuxième meilleure vente de l’année après
Sa Majesté des mouches. C’était juste avant la création de
Qui a peur de Virginia Woolf ? à Broadway. Edward Albee et James Baldwin exploitaient tous deux la rage et l’obscénité pour creuser la face sombre de l’amour.
Un autre pays est truffé de termes qui auraient été censurés un ou deux auparavant encore : con, bite, enculé, enfoiré. Les gens étaient excités par le vocabulaire cru et la grammaire des émotions déployés par l’écrivain.
Le livre eut beaucoup de succès auprès des lecteurs gay, mais certains ne l’aimaient pas. Ainsi Donald Vining, qui travaillait à Columbia University et tint son journal de 1933 à 1975 (il le publia en quatre volumes sous le titre A Gay Diary). Voilà ce qu’il écrivait au sujet de Baldwin :
« Hier soir j’ai lu […]
Un autre pays que je n’ai pas du tout aimé. Baldwin sait écrire, certes, mais les scènes de cul sont beaucoup trop explicites, et comme les préférences sexuelles de ses personnages ne sont pas les miennes, tout ça me dégoûte un peu. On dirait qu’ils partagent le goût de l’auteur pour les corps en sueur, ce qui me répugne ; on pleure, on halète, on souffle, etc., beaucoup trop
8.
Sueur mise à part (le roman se passe essentiellement l’été), Vining a vu juste : les scènes les plus crues rappellent le style des romans pulp. On se bat, on frissonne beaucoup, surtout chez les couples hétérosexuels. Un autre pays aurait mérité de la part de l’auteur une dernière relecture destinée à atténuer les passages un peu faciles et supprimer les répétitions. (Toutes les dix pages ou presque un personnage balance la tête en arrière et éclate de rire.) Mais finalement peu importe. L’écrivain a réussi à insuffler suffisamment d’énergie et d’électricité à son livre pour transporter le lecteur jusqu’à la fin. Même Vining avoue avoir lu jusqu’à point d’heure pour connaître la fin.
Le public avait à peine eu le temps d’assimiler ce roman quand l’auteur frappa de nouveau avec un long essai consacré à la question raciale, publié dans le numéro du
New Yorker de Thanksgiving 1962.
L’analyse était intitulée « Lettre d’une région de mon esprit » ; un an plus tard, elle fut reprise sous forme de livre avec le titre suivant :
La prochaine fois, le feu.
Sous couvert de chronique d’un dîner avec Elijah Muhammad, fondateur des Blacks Muslims, le texte est un long monologue brillant sur le prix du racisme en Amérique. Ecrit et rythmé comme un sermon religieux, il se lit comme une série de péroraisons et tient par la musique des mots. Sans doute est-il mieux écrit que les romans, mais il est moins expressif et moins téméraire. La beauté de la prose crée une sorte de transe qui cache beaucoup de généralisations. Çà et là, une idée neuve jaillit, mais le contenu s’évapore assez vite après la lecture. L’idée la plus forte est celle de la violence promise par le titre, que l’on ne trouve que dans les dernières phrases, lorsque l’auteur affirme que les Blancs conscients et les Noirs conscients doivent, « tels des amants », susciter la prise de conscience des autres et « mettre fin au cauchemar racial ».
« Si nous n’avons pas, et dès aujourd’hui, toutes les audaces, l’accomplissement de cette prophétie, reprise de la Bible dans une chanson d’esclave, est sur nos têtes :
Et Dieu dit à Noé
Vois l’arc en le ciel bleu
L’eau ne tombera plus
Il me reste le feu… »
Les émeutes raciales qui explosèrent aux Etats-Unis à partir de 1965 ont donné une importance démesurée à cette menace finale. Plus une année ne passait sans qu’une grande ville soit le théâtre de violences : Los Angeles, Detroit, Newark, Chicago, Washington. Baldwin était devenu un prophète.
Le lecteur d’aujourd’hui ne peut manquer d’être frappé par d’autres aspects, dont le scepticisme de l’auteur vis-à-vis de « la promesse de Bobby Kennedy que d’ici quarante ans on pourra voir un Noir devenir président des Etats-Unis ». Un lecteur gay, lui, ne
peut s’empêcher de comparer l’expérience noire telle qu’elle est vécue par Baldwin et sa propre expérience : « C’est cette inquiétude qu’on rencontre chez chaque Américain blanc, cette incapacité à se renouveler à la source de sa propre vie, qui rend si suprêmement difficile la discussion, pour ne pas parler de la solution, de toute question épineuse, c’est-à-dire de toute réalité
9. »
Néanmoins, cet essai me semble avoir moins de portée aujourd’hui que lorsqu’il fut publié. Ses belles phrases et sa douce cadence formaient un abri rassurant pour le lecteur blanc qui pouvait réfléchir tranquillement aux torts causés par trois siècles de discrimination raciale.
La prochaine fois, le feu parut en livre en janvier 1963. Peu après, Martin Luther King, qui avait rencontré Baldwin en 1957 après le boycott des bus de Montgomery, lança une campagne destinée à lutter contre la politique de ségrégation de la ville de Birmingham, dans l’Alabama. Suivirent des semaines de manifestations et d’arrestations, jusqu’au 2 mai, le jour où des policiers blancs refoulèrent une marche d’écoliers noirs avec des tuyaux de pompiers et des chiens. Des journalistes de la télévision étaient présents, si bien que la brutalité de leur réaction fut rendue publique le soir même. Le pays fut horrifié. Deux semaines plus tard, Time affichait à sa une le portrait de Baldwin en le présentant comme le porte-parole littéraire du mouvement des droits civiques. L’article qui lui était consacré mettait l’accent sur ses essais plus que sur ses romans, et ne disait rien sur sa sexualité – Time, le magazine qui accusait les homosexuels d’empoisonner la culture américaine trois ans plus tôt. Baldwin avait mis de côté la question sexuelle dans ses discours et dans ses articles – on le comprend. Il est difficile de mener deux combats en même temps.
Quelques jours plus tard, Baldwin reçut un coup de fil de Robert Kennedy, ministre de la Justice. L’idée lui avait été suggérée par un ami commun, Dick Gregory, qui pensait que les deux hommes auraient avantage à se rencontrer pour envisager différentes façons de mettre fin aux violences dans le sud du pays. Baldwin prit rendez-vous avec lui pour un petit déjeuner à Washington, organisant dès le lendemain une rencontre à New
York entre Robert Kennedy et différentes personnalités noires : les chanteurs Lena Horne et Harry Belafonte, la dramaturge Lorraine Hansberry, le sociologue Kenneth Clark, l’acteur Rip Horn et le vieil activiste Jerome Smith. La réunion fut houleuse. Lorraine Hansberry sortit en claquant la porte, exaspérée à l’idée de se retrouver face à un homme de pouvoir qui semblait ne rien comprendre. Baldwin et Clark partirent peu après car ils avaient rendez-vous dans un studio de télévision pour un entretien qu’on peut voir aujourd’hui sur YouTube : autant Clark est calme, concentré, autant Baldwin a du mal à cacher sa colère sous sa diction précise et son brillant sarcasme. Robert Kennedy mit fin à la rencontre, furieux, mais plus tard il dira que sa colère lui avait permis de comprendre le point de vue des autres et de s’engager en faveur des droits civiques.
Le cours des événements se précipitait. Baldwin sillonnait le pays pour prendre la parole un peu partout, n’hésitant pas à exprimer ses doutes sur le pouvoir de la non-violence noire face à la violence des Blancs du Sud. Il participa à la fameuse marche de Washington, le 28 août 1963, le jour du fameux « I have a dream » de Martin Luther King. Un mois plus tard, une église de la communauté noire de Birmingham était incendiée par des « suprémacistes » blancs ; quatre fillettes moururent. Peu après Baldwin participa à une émission télévisée, face au théologien d’origine allemande Reinhold Niebuhr. Tous deux étaient choqués et n’hésitaient pas à le dire. Baldwin affirma que les Noirs étaient « le seul espoir que le pays possède ». La plupart des Américains « ont perdu la notion de ce qui les fait vivre. Je finis par me demander si ça n’est pas Coca-Cola
10 ».
En novembre, John Kennedy fut assassiné. Lyndon Johnson devint président. Baldwin continua à écrire et s’exprimer en public tout en mettant la dernière main à une pièce de théâtre : Blues pour M. Charlie.
Les réactions commençaient à se faire sentir : les critiques noirs estimaient que Baldwin s’identifiait trop aux Blancs ; les critiques blancs le jugeaient trop politisé. Le magazine
Freedomways regrettait que l’on ne se sente pas « l’amour pour les siens dans son écriture »
à propos d’
Un autre pays – c’est le reproche que des amis juifs firent à Philip Roth au moment de la parution de
Goodbye, Colombus. Mais le jour où
Blues pour M. Charlie fut créé à Broadway, en avril 1964, avec Diana Sands et Rip Torn, Philip Roth s’en prit à la pièce dans la
New York Review of Books en lui reprochant ses bonnes intentions : « S’il existait une nation noire musulmane, et s’il y avait une télévision dans ce pays, le deuxième et le troisième acte de
Blues pour M. Charlie seraient le genre de niaiserie que les ménagères regarderaient à la télé l’après-midi. » Difficile de publier de la littérature dans les années 1960 sans que l’on vous tombe dessus (y compris vos pairs). Quelques mois plus tard, Philip Roth s’en prendrait également à
Tiny Alice.
L’été suivant, en 1964, Johnson fit voter au Congrès le Civil Rights Act, puis se présenta aux élections présidentielles contre Barry Goldwater. Le jour de la fête du travail, la télévision diffusa un spot publicitaire connu sous le nom de « publicité de la marguerite » : une petite fille tient une marguerite à la main sur un fond d’explosion nucléaire, tandis qu’on entend Johnson sussurrer : « Aimons-nous les uns les autres ou mourons. » Une des plumes de Johnson devait connaître le poème de W. H. Auden intitulé « Premier septembre 1939 », dont le célèbre vers « Nous devons nous aimer ou mourir ». (Auden déclarera à un ami : « Tu ne peux pas laisser ton nom associé à ce genre de conneries », retirant brutalement le poème de son recueil,
Collected Shorter Poems, l’année suivante.)
11En février 1965, Baldwin fut invité par l’université de Cambridge, en Angleterre, pour débattre de la question suivante : « Le rêve américain a-t-il été réalisé aux dépens du Nègre américain ? » Il avait face à lui un autre Américain, William F. Buckley, rédacteur en chef d’une nouvelle revue conservatrice, National Review. Les archives télévisuelles permettent de découvrir un Baldwin particulièrement éloquent et convaincant lorsqu’il raconte, calme mais sans concessions, l’expérience quotidienne de ce que c’est que d’être noir en Amérique.
« A trente ans, vous arrivez à un âge où vous avez été mis à l’épreuve. Mais le plus grave, ce n’est pas le catalogue d’humiliations classiques – les flics, les chauffeurs de taxi, les serveurs,
la ou
le propriétaire, les banques, les compagnies d’assurance, tout ce qui fait les vingt-quatre heures de chaque journée et vous rappelle que vous êtes un être humain qui ne vaut rien. Ce n’est pas ça. Le plus grave, c’est qu’à cet âge-là vous découvrez que votre fille, votre fils, votre neveu ou votre nièce vit la même chose
12. »
Sa façon d’appuyer sur la et le propriétaire est tellement unique qu’on a l’impression de voir la personne en question. De même sa façon de souligner les humiliations quotidiennes plutôt que des événements spectaculaires devait permettre aux Blancs de s’identifier plus facilement. En face, Buckley ne peut pas lui opposer grand-chose, si ce n’est murmurer pour expliquer qu’on ne peut pas juger de façon aussi expéditive l’Amérique sous prétexte que la population noire y est mal traitée.
Baldwin était en Angleterre le jour où Malcolm X fut assassiné dans une mosquée de Harlem. Il rentra aux Etats-Unis et participa à la marche organisée par Martin Luther King, de Selma à Montgomery, deux villes de l’Alabama, en faveur du droit de vote des Noirs. Il existe d’ailleurs une photo où on le voit marchant à côté de Joan Baez.
Pendant ce temps-là, Lucien Happersberger était revenu vivre avec lui, après avoir quitté sa femme et déménagé aux Etats-Unis. Avec son frère, David, et Baldwin, Happersberger monta une société de production de cinéma pour adapter Blues pour M. Charlie. David Leeming, un jeune Anglais que Baldwin avait rencontré à Istanbul, se joignit à eux et devint l’assistant de Baldwin.
En août 1965, le quartier de Watts, à Los Angeles, connut une flambée de violence inouïe, six jours d’émeutes raciales, les pires depuis la Seconde Guerre mondiale. La prochaine fois, le feu se vendait toujours autant. Baldwin était de plus en plus sollicité pour des entretiens, des conférences, des pétitions. Mais il était épuisé. A bout.
Jusqu’au jour où Happersberger épousa Diana Sands – le personnage d’Yves, dans
Un autre pays, était tombé amoureux de celui de Juanita dans
Blues pour M. Charlie. Baldwin était au désespoir. Il rompit avec Happersberger, mit fin à leur société de production et alla s’installer à Istanbul. Plus tard, il justifiera son choix dans une lettre à David Leeming : il avait vécu de façon trop altruiste et voulait « éviter le genre de renoncement qui est le destin des héros de Henry James
13 ». Sur le moment il demanda à Leeming de partir avec lui ; celui-ci accepta de retourner à Istanbul pour jouer le rôle de secrétaire, expliquant : « Il avait besoin de moi à la fois dans ses bras et dans son bureau. » (Leeming a été obligé de paraphraser la plus grande partie de cette lettre dans son autobiographie alors qu’elle lui est adressée. Les ayants droit de Baldwin, autrement dit sa sœur, Gloria, refusent la reproduction et la citation d’extraits des lettres qui n’étaient pas destinées au public. Il n’existe donc pas d’édition de la correspondance de Baldwin, et ses biographes sont condamnés à oublier la facette la plus spontanée et la plus insolente de l’écrivain chaque fois qu’ils utilisent ses lettres.)
Baldwin retrouva son petit appartement de la place Taksim à Istanbul, avant d’emménager dans une maison sur une colline dominant le Bosphore. Il suivait désormais le mouvement des droits civiques à distance. En 1966, il commença un nouveau roman, Tell Me How Long The Train’s Been Gone, récit à la première personne d’un comédien-réalisateur noir en convalescence après une crise cardiaque.
C’est ainsi qu’en novembre 1966, pendant que Truman Capote organisait un sublime bal masqué à New York, James Baldwin vivait une vie étonnamment rangée à Istanbul, écrivant le jour, ne buvant que le soir, et recevant sa famille et ses amis, dont Beauford Delaney. Il travaillait avec Engin Cezzar sur des scénarios et des créations théâtrales. Il se promenait, profitait des marchés et des cafés d’Istanbul ; les gens avaient beau le remarquer, il n’y avait pas de télévision.
Baldwin disait qu’il aimait Istanbul car il ne s’y sentait pas « noir » ; son homosexualité avait moins d’importance qu’aux Etats-Unis. Il adorait les Turcs. Il vécut plus ou moins dix ans en Turquie, mais jamais il ne chercha à apprendre la langue. Son autre pays était un pays où le silence était une question de survie.