Loin des télévisions, loin de tout engagement politique, Christopher Isherwood continuait à écrire, cultivant toujours aussi tranquillement son jardin secret. Il travaillait sur le roman mexicain dont il avait eu l’idée en 1956 en Angleterre, L’Ami de passage, tout en gagnant sa vie en écrivant pour le cinéma. Son amant, Don Bachardy, était frustré et déprimé. Compagnon attitré d’un écrivain plus âgé et reconnu, il dépendait de lui non seulement financièrement et affectivement, mais plus profondément, pour beaucoup de son identité. Un an après avoir emménagé avec Isherwood, ce jeune Américain de 19 ans parlait avec l’accent britannique. Néanmoins, encouragé par l’écrivain, il avait commencé à suivre des cours de dessin au Choinard Art Institute. Il avait un excellent coup de crayon et un don pour le portrait. Il commença par dessiner Isherwood, toujours disponible pour poser, puis fit un portrait de leur ami Gerald Heard, un gourou anglais. Celui-ci fut aussitôt acheté par Igor Stravinsky. Bachardy avait trouvé sa voie.
De son côté, Isherwood avait du mal à venir à bout de son roman mexicain. Il y avait déjà consacré plus de trois ans de sa vie. Les personnages secondaires, inspirés par sa propre histoire, tenaient bon, mais le narrateur hétérosexuel lui échappait, comme dans
Le Monde au crépuscule. En 1959, il mit de côté le manuscrit et commença à réfléchir avec d’autres à une comédie musicale qui serait une adaptation d’
Une fille comme ça, la pièce de John von Druten, elle-même adaptée d’
Adieu à Berlin. Il avait reçu un scénario de la part d’un certain Victor Chapin, mais il le trouvait trop fragmentaire, trop
proche du livre. Cependant il se mit à l’annoter et à se prendre au jeu. Il en parla à Auden qui aimait bien l’idée, déclarant que le scénario devait être « aussi brutal que
La Blonde ou la Rousse1 », avec Lotte Lenya dans le rôle de Fräulein Schroeder. Isherwood rédigea un canevas et envisagea différents compositeurs en discutant avec Auden et Chester Kallman, qui avait collaboré à plusieurs opéras. Hélas, les choses en restèrent au point mort.
L’interruption avait été bénéfique pour son roman mexicain. Isherwood comprit qu’il avait écrit un roman sur sa vie d’expatrié après Berlin. Il n’avait besoin ni de Mexico ni de narrateur imaginaire. Il pouvait reprendre la voix d’Adieu à Berlin pour lier ses différentes histoires. Sa vie était une matière plus riche et plus vraie que tout ce qu’il pourrait inventer. Ainsi raconte-t-il cette prise de conscience dans son journal, le 17 mars 1959 :
« Enfin !
J’ose presque dire que je crois que je vois comment faire.
Très simplement. Sans aucune construction fantaisiste.
Trois études de personnages sans rapports, qui sont néanmoins liées par le personnage du narrateur.
Mr Lancaster. Ambrose. Paul.
2 »
Ce sera L’Ami de passage, qui comprendra un quatrième personnage, version romanesque de son amant allemand, Heinz Neddermeyer, rebaptisé Waldemar. Le personnage de M. Lancaster était inspiré par un vieux cousin guindé de l’écrivain, Basil Fry ; Ambrose est l’ami d’Isherwood, l’esthète parfait, Francis Turville-Petre ; Paul était le célèbre Denham Fouts, un type sublime et décadent originaire de Floride qui avait brièvement rejoint Isherwood à l’époque de sa quête spirituelle védantique. Enfin, sous les traits d’Augustus Parr, on reconnaît Gerald Heard, successivement croqué par le crayon de Bachardy et la plume d’Isherwood.
Le narrateur de L’Ami de passage est Isherwood lui-même, comme dans Adieu à Berlin, qui raconte quatre voyages importants de sa vie : Brême en 1929, un séjour sur une île grecque en 1934, Londres pendant la crise de Munich en 1938, et ses années californiennes.
Les lecteurs d’aujourd’hui ont tendance à considérer qu’Un homme au singulier, le roman qui suit, est le chef-d’œuvre de l’auteur, mais L’Ami de passage est un roman plus riche, plus varié et plus ambitieux. La langue est limpide, vivante, rapide, capable d’exprimer beaucoup en peu d’espace, comme dans cet instantané de Berlin après la guerre :
« Il y avait des hommes d’affaires avec des bourrelets de chair dans le cou et d’énormes cigares, des femmes nageant dans le fard et ployant sous les bijoux, et des petits pages s’élançant de droite et de gauche avec une rapidité d’anguille ; il me sembla qu’ils se répétaient tous à voix basse comme pour se suggestionner : “Il n’est rien arrivé – il n’est rien arrivé – voici l’endroit où il n’est rien arrivé !” »
Le roman réserve également des passages très drôles. « On dit que je suis retors : je ferais semblant d’être […] quelqu’un de perdu dans la masse, tout en ayant la prétention d’un Lawrence d’Arabie et la finesse d’un Talleyrand. Et puis aussi, je suis absolument sans pitié, et d’un cynisme achevé. Mais je les fais quand même bien rire. »
La voix du narrateur est critique envers elle-même, sans complaisance, à l’écoute du monde extérieur et de son moi. Isherwood arrive à saisir cette impression si particulière que l’on éprouve dans un pays étranger, de même que le type de rencontres que l’on y fait. La première personne sonne parfaitement juste, non seulement quand c’est la voix d’Isherwood, mais dans la multitude de petits récits racontés par tel ou tel personnage.
Isherwood s’est beaucoup interrogé sur le sens général de son roman, mais c’est une œuvre trop riche pour être réduite à une seule idée. L’Ami de passage brosse vingt-cinq années de vies d’expatriés sur fond de Seconde Guerre mondiale. Cinq personnages masculins et deux personnages féminins luttent pour donner un sens à leur exil en cherchant à s’épanouir à travers l’argent, le sexe, la drogue, la politique, ou l’art, la religion et l’amour. Les quatre premières voies finissent par être écartées ; seules les trois dernières offrent un peu d’espoir.
Certains lecteurs reprocheront à Isherwood de ne pas avoir été clair sur sa sexualité. Dans le roman, Chris est l’ami, pas l’amant, de Waldemar. Quant à l’auteur, il commence par ne rien dire, puis évoque des partenaires d’un soir en donnant leurs initiales, mais sans révéler leur genre. Ainsi leur nie-t-il toute existence en se revendiquant simple observateur, engagé avec personne. A la fin du roman, Paul reproche à Chris son indifférence : « Vous êtes semblabe à un touriste qui croit pouvoir avaler tout Rome en une seule journée. Je parie que vous ne cessez d’envoyer des cartes postales avec ces mots, “un ami de passage”. » Cela dit le Paul en question est opiomane et son jugement ne vaut que ce qu’il vaut. Le véritable Isherwood était, au contraire, trop engagé avec ses amants. Son roman est à la fois un reflet fidèle et un miroir déformant. Plutôt que de dire la vérité, indicible, il raconte une histoire audible. Ce faisant, comme dans Adieu à Berlin, il ne ment pas. Si bien qu’aujourd’hui nous pouvons reprendre L’Ami de passage et remplir les blancs pour en faire un parfait roman gay.
L’Ami de passage fut publié par Simon and Schuster en 1962 et dédié à Don Bachardy. Les critiques furent plutôt bonnes ; Dorothy Parker en fit l’éloge dans Esquire. Mais beaucoup furent rebutés par le nombre de personnages gay. « A ses yeux le monde est une vaste Sodome », titra le Miami News. « La meilleure preuve du talent de M. Isherwood en tant qu’écrivain, de son art de mettre en scène les personnes, les lieux et les états d’âme, lisait-on dans le Oxford Times, c’est que nous continuons à lire en dépit d’une aversion croissante, en dépit des effluves d’une homosexualité de plus en plus nauséabonde. » Dans le New York Times, Herbert Mitgang demandait d’un air narquois : « Qui sait s’il ne cherchait pas à dégoûter le lecteur – et s’il n’y serait pas arrivé ? En tout cas voilà qui en dit long sur le savoir-faire d’Isherwood en tant que romancier. » Plusieurs critiques avouaient qu’ils auraient préféré que l’auteur d’Adieu à Berlin leur offre une nouvelle Sally Bowles.
Le roman n’eut pas le succès qu’espérait son auteur. Qui se jura de plus jamais commettre l’erreur et de ne proposer que des
personnages hétérosexuels. Comme pour Isherwood lui-même, le roman mettrait un certain temps à trouver ses lecteurs.
Pendant ce temps-là, le projet de comédie musicale adaptée d’
Adieu à Berlin avait fait son chemin, mais sans Isherwood. La question était la suivante : à qui appartenaient les droits de représentation puisqu’il y avait la pièce de van Druten ? Sandy Wilson, auteur d’une charmante comédie musicale parodique intitulée
The Boy Friend, fut embauché par un producteur pour écrire une nouvelle version,
Bienvenue à Berlin, dans lequel Julie Andrews jouerait le rôle de Sally Bowles. Hélas, son agent interdit à l’actrice de lire le scénario car elle lui avait réservé le rôle de Mary Poppins
3. Un jeune producteur nommé Hal Prince travaillait également sur le projet, mais avec un autre scénariste, Joe Masteroff. C’est Hal Prince qui eut l’idée d’introduire un personnage de maître des cérémonies au Lady Windermere Club – rebaptisé le Kit Kat Club – pour donner le ton. Le personnage n’existe pas chez Isherwood. Hal Prince écouta les airs composés par Sandy Wilson, mais il les trouvait trop joyeux pour le Berlin de Weimar. Il fit appel à un nouveau tandem de parolier et compositeur : John Kander et Fred Ebb. Puis Joe Masteroff proposa un nouveau titre,
Cabaret. Mais le projet était loin d’être finalisé.
De son côté, en 1961, Bachardy était allé suivre des cours à la Slade School of Fine Arts de Londres pendant six mois. Le retour en Californie auprès de son amant était difficile. A 27 ans, il vivait avec Isherwood depuis dix ans et n’était plus un petit jeune homme propre sur lui, jeans impeccable et cheveux bien coupés. Le journal d’Isherwood permet de se faire une idée – trop précise – des bagarres, des fâcheries et des rancœurs qui empoisonnaient leurs rapports. Ainsi Isherwood se plaint-il de à Bachardy :
« En ce moment même il est dans un tel état de nerfs qu’il est sur le point de hurler ; sa compagnie est un supplice. Je suis sûr qu’il me déteste et moi-même j’ai tendance à le détester, en surface, bien sûr. Plus profondément, les choses sont plus ou moins ce qu’elles sont depuis des années. »
4Les deux amants traversaient une période particulièrement délicate. Chacun avait des liaisons. Et même s’ils s’étaient mis d’accord dès le début pour avoir des rapports libres, la règle changeait au gré de leur humeur et du sérieux de la liaison en question.
J’en profite pour glisser quelques mots sur l’absence de monogamie dans plupart des histoires qui forment ce livre, que j’expliquerais ainsi : les couples gay ayant été obligés d’inventer un nouveau mode de vie, ils ont eu tendance à adopter des règles plus souples et plus réalistes que celles qui se transmettent depuis des générations de mariage hétérosexuel. Ils ne se sont jamais identifiés à une tradition qui accorde tous les droits au mari et aucun à la femme. Ils n’ont pas été non plus confrontés à la question des enfants illégitimes ou à celle de la filiation. Ils ont toujours su, surtout les hommes, que le sexe n’a rien à voir avec l’amour. Gore Vidal et Howard Austen incarnent un cas extrême dans la mesure où ils n’ont jamais couché ensemble. Ce type d’arrangement est donc très supportable, même si l’envie et la jalousie existent. De même qu’il arrive de tomber amoureux d’un partenaire d’une nuit.
Bachardy et Isherwood étaient tous les deux sujets à des crises de jalousie violentes, et leurs liaisons étaient l’expression d’une profonde insatisfaction. « Quand je souffre, je souffre comme une bête sans voix », écrit Isherwood dans son journal
5. L’écrivain était en plein désarroi : après la déception de
L’Ami de passage, il avait décidé de cacher la vérité et s’était lancé dans l’histoire d’une femme anglaise mariée pendant la guerre et vivant en Californie, malheureuse, alors qu’elle rêve de rentrer en Angleterre (
The Englishwoman). Hélas, l’élément autobiographique de son histoire ne suffisait pas à donner vie au livre. Une fois de plus, il sentait qu’il flanchait. Quant à Bachardy, il traversait également une période critique : autant il était sûr de lui pour le dessin, autant il avait des doutes sur sa peinture et s’en prenait volontiers à son compagnon quand il n’y arrivait pas.
Jusqu’au jour où, à la plage, Isherwood avoua à Bachardy que son nouveau livre lui échappait. Bachardy lui demanda sur qui ou sur quoi exactement il voulait écrire. Isherwood explique dans
son journal : « La vérité, aveuglante, s’est aussitôt imposée, le livre n’avait rien à voir avec une Anglaise mais avec un Anglais – moi.
6 » Bachardy lui suggéra de transférer les problèmes de son personnage féminin sur un jeune homme gay. Aussitôt dit aussitôt fait. Le roman devint
The Englishman et Isherwood révisa tout le texte. Soit il dirait la vérité, soit il serait muet. Bachardy trouvera également le titre définitif :
A Single Man.
Cette fois-ci Isherwood ne choisit pas la première personne, mais la troisième. George, le personnage principal, a 58 ans. Comme l’écrivain, il vit à Santa Monica, dans la même maison, et donne des cours à l’université. Mais il vit seul. C’est un homosexuel dont l’amant est mort peu de temps auparavant – ce qui était à la fois un fantasme douloureux et une douce revanche pour Isherwood. Bachardy avait alors deux liaisons sérieuses, dont l’une avec un certain George. Isherwood, qui avait peur de perdre son compagnon, avait peu de mal à imaginer la solitude qui sous-tend l’histoire de George.
Le roman, effilé, précis, bâti à partir de chapitres brefs, raconte une journée de la vie de George. Alors que L’Ami de passage couvrait une période de vingt-cinq ans, Un homme au singulier couvre à peine vingt-quatre heures. Le roman est écrit au présent, le temps du scénario, et commence avec une certaine distance, un détachement teinté d’étrangeté, comme s’il était raconté par Dieu. Puis peu à peu émerge une conscience, et George apparaît, avec son corps d’homme mûr et sa jolie petite maison. Intervient ensuite le souvenir de Jim, son amant mort. Le temps a passé et sa disparition est davantage une absence physique qu’une souffrance affective. Aux yeux de ses voisins, George est un vieux garçon à plaindre.
Isherwood suit les méandres de la pensée de George, qui est souvent la sienne, proposant au passage une série de vignettes satiriques sur la vie aux Etats-Unis en 1962 : les autoroutes, la culture universitaire, les cartes à perforer des premiers ordinateurs, la crise des missiles de Cuba qui vient de s’achever, le supermarché, le club de gym…
Un homme au singulier est en quelque sorte une version plus modeste et plus humaine
d’
Ulysse, de James Joyce, comme si George était Leopold Bloom à Los Angeles. La vie sexuelle de George est une partie seulement de sa vie, fondue parmi de multiples facettes, même si elle est centrale. La simple vue de deux joueurs de tennis torse nu et en short blanc suffit à rompre sa mélancolie et donner un sens à sa vie.
La structure du livre, heure par heure, permet à l’écrivain d’être souple et de parler de tout, mais le livre ne donne jamais l’impression d’être informe. La plongée dans les pensées de George permet d’aborder une multitude de sujets. Sa rage vis-à-vis de la doxa dominante provoque chez lui des envies de meurtre assez comiques alors qu’il est au volant pour aller donner ses cours. Ses étudiants sont essentiellement issus de minorités : femmes, noirs, asiatiques, juifs, personnes âgées, et un jeune homosexuel. Le livre qu’ils étudient est Jouvence, d’Aldous Huxley. Un jour, un étudiant plus âgé, réfugié juif, demande à George si Huxley n’était pas antisémite. George répond qu’il ne l’était pas, avant de poursuivre avec un débat auquel lui-même s’est souvent confronté : il affirme que chaque minorité est différente, et que l’idée progressiste selon laquelle nous serions tous frères et sœurs, en dépit des apparences, est un leurre.
« Autre chose. La minorité a son propre type d’agressivité. Elle provoque positivement les attaques de la majorité. Elle hait la majorité – non sans raison, je vous l’accorde. Elle hait même les autres minorités – parce que toutes les minorités sont en compétition : chacune proclame que ses souffrances sont les plus atroces et que les torts qu’elle subit sont les plus graves. Et plus toutes ces minorités haïssent, plus elles sont persécutées, plus elles deviennent méchantes. Croyez-vous que cela rende méchant d’être aimé ? Vous savez bien que non. Alors pourquoi cela les rendrait-il meilleures d’être détestées ? Quand vous êtes en proie aux persécutions, vous avez horreur de ce qui vous arrive, vous haïssez les gens qui sont à l’origine de vos malheurs ; vous vivez dans un monde de haine. Allons ! vous ne reconnaîtriez pas l’Amour en personne si vous le rencontriez ! L’Amour vous serait suspect. Vous croiriez qu’il cache quelque chose – une idée derrière la tête, un piège. »
George est bien placé pour savoir que la persécution provoque la colère et la folie. S’il suffisait d’être opprimé pour être saint, pourquoi ne pas souhaiter à tout le monde d’être opprimé ? Or George envisage les homosexuels comme une minorité, à l’image des Noirs, des Juifs et des Asiatiques – notons qu’il a des années d’avance quand il s’agit de voir les points communs et les points d’achoppement. A ce moment-là ses étudiants ne savent pas qu’il parle en son nom propre : le lecteur s’attend à ce que l’un d’eux s’indigne. Sauf que c’est la fin du cours, et, cruelle ironie, les étudiants guettent la sonnerie pour s’en aller.
La scène est saisissante. Même James Baldwin n’a jamais exposé la question de façon aussi directe et réaliste. Isherwood le fait à travers un personnage qui ne peut pas être entièrement compris. (L’auteur lui-même n’aurait peut-être pas été beaucoup plus clair. Peu de critiques ont accordé à cette scène toute l’attention qu’elle méritait. Mais récemment, quand les journaux de l’écrivain ont été publiés et que l’on a découvert son obsession et sa fascination pour les Juifs, les gens se sont mis à commenter ce passage, hélas, pour prouver l’antisémitisme de l’auteur, sans dire que George évoque sa rage et sa rancœur d’homosexuel.)
Nous continuons à suivre George au cours de sa journée. Il rend visite à Doris, une ancienne maîtresse de Jim, l’amant disparu. Doris est en train de mourir d’un cancer à l’hôpital. Il s’assied à côté d’elle et lui prend la main en avouant qu’il regrette de ne plus avoir de raisons de lui en vouloir : « Tant que subsistait une seule goutte minuscule et précieuse de cette haine, George pouvait encore trouver en Doris un vestige de Jim. Car il avait haï Jim aussi, presque autant qu’elle, durant leur séjour au Mexique. Entre George et Doris tel a été le lien. Et le voici rompu. Et voici qu’un nouveau fragment de Jim est à jamais perdu pour George. »
Puis George fuit l’ombre de la mort pour aller dans un club de gym, non pas un immense club rutilant, mais un espace minable où deux types et un gamin de 12 ans font des haltères. Puis il dîne avec Charlotte, la femme anglaise qui avait donné son nom à la première version du roman. Ils boivent, discutent de leurs ex – le mari de Charlotte l’a quittée pour une femme plus jeune –,
confrontent leurs souvenirs de l’Angleterre. Plutôt que de rentrer chez lui, George poursuit dans un bar au bord de l’Océan où il retrouve Kenny Potter, étudiant de son cours de littérature. Kenny vient de se disputer avec sa petite amie. Les deux hommes picolent jusqu’au moment où Kenny propose qu’ils rentrent ensemble chez George. Nous – et George – sommes persuadés de savoir ce qui va se passer, surtout au moment où les deux hommes piquent un plongeon, nus et ivres, dans la mer. Or le roman s’achève de façon plus intéressante et plus inattendue : George est seul, au lit, chez lui.
« George se sourit à lui-même, tout content de lui. Oui, c’est bien vrai, je suis dingue, songe-t-il. Voilà mon secret, voilà ma force. »
Il s’endort. Le narrateur omniscient revient pour poser des questions et y répondre sur l’avenir, comme à la fin d’Ulysse. Il compare les individus à des îlots de conscience au sein d’un vaste océan et finit en imaginant la mort de George. Qui pourrait mourir d’une crise cardiaque en plein sommeil. Le narrateur ne se prive pas de donner quelques détails cliniques.
« L’une après l’autre, les lumières s’éteignent ; il se fait une obscurité complète. Et si un quelconque élément de la non-entité que nous avons nommée George a bien été absent à l’instant de ce choc terminal, au loin, là-bas, sur les eaux profondes, alors à son retour il se trouvera sans abri. Car il ne peut plus se fondre avec ce qui gît ici, sans ronfler, sur le lit. Ce qui gît ici est maintenant pareil aux ordures qui se trouvent dans la poubelle derrière la maison. Il va falloir emporter le tout pour s’en débarrasser, sans trop attendre. »
La philosophie védanta, l’âme et la mort sont évoquées par les images les plus triviales qui soient. Ces images ont quelque chose de choquant et de cru, c’est vrai, mais elles ont aussi quelque chose de libérateur.
Isherwood offre aux lecteurs un personnage d’homosexuel entièrement épanoui, tout en en faisant une personnalité ordinaire,
noyant sa sexualité dans la rumeur universelle de l’être. Il fait également passer l’homosexualité de George en le présentant comme un homme qui vit seul – tactique dont se moque amèrement le narrateur : « Allons même plus loin : disons que ce type de relation peut quelque fois être presque beau – surtout si l’un des partenaires est déjà mort, ou, mieux encore, les deux. »
Un homme au singulier est aussi un roman sur la douleur, qui ne sombre jamais dans la tristesse. George parvient à voguer sur cette tristesse, à flotter dedans, avec une surprenante sérénité. Jim ne le quitte jamais en pensée. Il est mort dans un accident de voiture en allant voir sa famille dans l’Ohio, mais George n’est pas allé à l’enterrement. A certains, George ne dit pas que Jim est mort, mais simplement qu’il est parti. Il ne dit la vérité qu’à ses amis proches. Aujourd’hui, alors que la thérapie fait loi, le calme apparent de George passerait pour du déni, mais George arrive à préserver le souvenir de Jim avec une grâce qui n’a rien d’hystérique ni de réprimé.
Les éditeurs anglais et américain d’Isherwood publièrent le roman sans problème, même si Simon and Shuster demanda à l’auteur de supprimer une phrase décrivant George s’essuyant avec un mouchoir après s’être masturbé. Isherwood avait envoyé le manuscrit au
New Yorker pour une éventuelle publication en feuilleton, mais Roger Angell, responsable de la littérature, avait refusé en expliquant : « J’ai beau croire au roman, je ne le trouve pas particulièrement intéressant
7. » Autant le
New Yorker publiait des textes documentaires d’une profonde originalité, autant il publiait une littérature plus attendue et conventionnelle.
Un homme au singulier parut en août 1964. Les critiques furent contrastées, témoignant d’une réelle ouverture d’esprit ou, au contraire, d’un esprit obtus. Alan Pryce-Jones qualifia le roman de « petit chef-d’œuvre » dans le
New York Herald Tribune. Le
Catholic Standard et le
Daily Worker n’appréciaient pas le livre, mais Graham Greene déclara dans le
Catholic Herald que c’était un des meilleurs romans de l’année. D’autres reconnaissaient que le monde avait évolué, mais il restait du chemin à faire. Le
Nashville Tennessean jugeait qu’« en faisant de son personnage principal un déviant
sexuel, [Isherwood] crée un fort contraste avec l’homme normal, même s’il montre que tout le monde éprouve les mêmes émotions et se heurte aux mêmes crises, quelles que soient les différences en termes de normalité et de perspective ». Dans les cercles littéraires de New York, les choses avaient peu changé. Elizabeth Hardwick, qui écrivait dans la
New York Review of Books, commençait par se répendre en ricanements méprisants (« Notre pauvre Corydon est à présent en Californie, parcourant les autoroutes avec une ardeur rêveuse, s’attaquant aux fourmis avec du Flit et cuvant son chagrin au milieu des hibiscus »), à tel point que le lecteur tombait des nues en découvrant qu’elle avait plutôt apprécié le livre. (Elle tirait son chapeau à Isherwood pour avoir compris qu’une vie d’homosexuel, loin d’être amusante, est un « piège »
8.) Quant à notre expert ès homosexualité, Stanley Kauffmann, il affirmait dans
The New Republic : « Le livre nous captive car il établit un parallèle avec la vérité de nos vies, mais comme avec tout parallèle, il maintient une certaine distance. » Qui voudrait s’approcher trop près, en effet ?
Heureusement, le roman d’Isherwood permit à la modeste mais vaillante presse gay de se faire remarquer. Le romancier James Colton (alias Joseph Hansen) écrivait dans
ONE : « Le livre le plus honnête jamais écrit sur un personnage homosexuel… sur la vie, la mort, l’amour, le sexe… nous aurions du mal à en faire un éloge excessif
9. » Peu après l’éditeur de la version poche du roman cita James Colton sur la quatrième de couverture : c’était sans doute la première fois qu’un magazine gay était exploité pour la promotion d’un ouvrage. Les éditeurs avaient enfin compris qu’il existait un lectorat homosexuel.
A peine Isherwood avait-il achevé son roman qu’il partit en Inde. Il passa deux mois avec son gourou, Prabhavananda, à faire des recherches pour une biographie,
Ramakrishna : une âme réalisée, et donner des conférences à Calcutta et dans les villes alentour. Cependant il se sentait mal à l’aise et prisonnier de ce rôle de porte-parole : « Tant que je picole sans vergogne, que j’ai des rapports sexuels aussi libres et que je publie des livres comme
Un homme au singulier, je ne peux pas me présenter devant les gens comme si j’étais une sorte de moine laïc. Sinon ma vie se scinde et sonne faux
– ou disons que la seule vérité qu’il me reste, ce sont mes cuites, mes relations sexuelles et mon écriture
10. » Il était temps qu’il abandonne la philosophie védanta.
Il rentra à Los Angles et comprit que Bachardy venait de rompre avec son dernier partenaire. Il fit la paix avec lui et avec lui-même, ce qu’il raconte dans son journal :
« Quand Bachardy est absent, c’est simple, ma vie n’a aucun intérêt. Il crée du désordre, de l’anxiété, de la tension, parfois de la jalousie et de la rage, mais jamais, pas un seul instant, je ne me dis que notre relation ne vaut rien. Autant le reconnaître et ne pas perdre mon temps à prendre de bonnes résolutions. Il se comportera mal ; je me comporterai mal. C’est inévitable. »
11Tous deux continuèrent à avoir des liaisons, surtout Bachardy, même si Isherwood était loin d’être monogame. L’un était frustré dans son travail, en rendait l’autre responsable, lui pardonnait, se remettait au travail… et leur vie à deux se poursuivait bon an mal an.
Cabaret, la comédie musicale, finit par être créée à New York en novembre 1966, avec Lotte Lenya dans le rôle de Fräulein Shroeder. Ce fut un triomphe. Isherwood refusa de se déplacer, préférant envoyer Bachardy, qui n’apprécia guère le spectacle et dit à Isherwood qu’il aurait détesté. Hal Prince et Joe Masteroff avaient ajouté une histoire d’amour moralisatrice dans laquelle le personnage d’Isherwood, américain, essaie – en vain – de sauver Sally Bowles de la décadence en l’épousant. Kander et Ebb auraient préféré que le rôle de Sally soit interprété par Liza Minnelli, vedette de leur dernier spectacle, Flora the Red Menace, mais Hal Prince avait refusé sous prétexte qu’elle avait trop de présence. Dès le début, les gens voulaient une Sally médiocre en expliquant que si elle était vraiment bonne, elle chanterait dans un cabaret de meilleure qualité. Même Isherwood défendit ce parti pris quand Liza Minnelli fut finalement choisie. J’avoue que j’ai du mal à comprendre. Qui aurait envie de voir une comédie musicale avec une chanteuse ne sachant pas chanter ? Comme si la justice régnait et que seuls les plus talentueux étaient destinés à monter au firmament.
En dépit de ses défauts, Cabaret, le film, a permis au nom d’Isherwood de rester dans les mémoires jusqu’à ce que les gens soient prêts à lire Isherwood, le vrai. Un roman est si peu de chose, pourtant Un homme au singulier résiste, tel un mammifère préhistorique entouré de dinosaures.