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Le monde entier nous regarde
Christopher Isherwood avait dédié Un homme au singulier à Gore Vidal. Touché, ce dernier dédiera son roman le plus connu à Isherwood. Entre-temps, le meilleur hommage qu’il rendit à son ami fut de se poser en rival. Il reprit Un garçon près de la rivière et fit paraître une nouvelle version, comme s’il voulait être le premier chroniqueur de la vie gay américaine. Le livre sortit en 1965, un an après Un homme au singulier, avec une postface justifiant cette édition et une déclaration très claire quant à la question sexuelle :
Affirmer que l’homosexualité est une catégorie nulle et non avenue était ingénieux. L’axiome ouvrait la voie à un nouveau type de tolérance et permettait à Vidal de se placer au-delà des revendications des années 1960. Personne ne pouvait le qualifier d’homosexuel : cet animal-là n’existait pas. A l’inverse, le même point de vue le mettra hors jeu au cours de la décennie suivante, le contexte ayant changé.
Néanmoins ce qui lui tenait à cœur, c’était la fiction. Il avait alors deux romans en cours : un sur la Rome antique et un autre sur la ville de Washington. Mais la littérature demande du temps et Vidal avait besoin d’argent. Il gagna un peu des deux en adaptant The Best Man pour l’écran en 1963. Puis, lassé de New York et d’Edgewater, il partit six mois à Rome avec Howard Austen. C’est là qu’il finit Julian, son meilleur roman.
Julien l’Apostat est le dernier empereur païen de la Rome antique, à qui Edward Gibbon consacre quatre chapitres de sa fameuse Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain. S’inspirant de deux récits écrits à la première personne, Moi, Claude, de Robert Graves, et les Mémoires d’Hadrien, de Marguerite Yourcenar, Vidal raconte son histoire à travers trois narrateurs disant « je », ce qui lui permet de retrouver la voix de ses essais. Le roman parut en 1964 : l’accueil critique fut excellent et ce fut un best-seller.
Vidal retourna à Edgewater, reprit le journalisme politique, différents scénarios, puis retourna à Rome pour finir son roman sur la capitale américaine. Publié au début de l’année 1967, Washington D. C. est une saga familiale illustrant la vie politique américaine du New Deal jusqu’à l’ère McCarthy. Le roman est assez maladroit, truffé de dialogues d’exposition, et semble revenir en arrière. Vidal est prisonnier des conventions de la troisième personne et de sa tendance à exprimer les sentiments dans une langue mélo. Une intrigue sous-jacente parcourt le livre : le lien homoérotique qui unit un patron de presse et son gendre, politicien en herbe. L’accueil critique fut mitigé, mais le livre se vendit encore mieux que Julian. Beaucoup y voyaient un roman à clé sur la famille Kennedy.
En réalité, Vidal était meilleur en politique quand il écrivait des essais. Et à l’oral. En 1964, non seulement Esquire lui confia la couverture des conventions de l’année, mais il était régulièrement invité par Jack Paar et David Susskind, qui animaient des émissions politiques. « A présent je consacre ma vie aux plateaux de télévision, alternative agréable à la vraie vie3 », écrivait-il à des amis. Ce rôle de commentateur politique averti lui allait comme un gant, même si son expérience du terrain était limitée : il s’était présenté une fois au Congrès et avait échoué. Vidal était une des rares personnalités du monde littéraire à s’intéresser aux magouilles des partis. Il a toujours dit que cette sagesse teintée de cynisme venait de sa famille maternelle, en particulier de son grand-père, le sénateur Gore, mais j’ai tendance à penser qu’il en avait davantage appris par son père, Eugene, maltraité par le gouvernement à l’époque où il travaillait pour l’industrie aéronautique. Il a aussi appris à connaître le monde politique plus tard, quand il s’est plongé dans la vie d’Aaron Burr et d’Abraham Lincoln pour écrire sur eux.
L’homosexualité n’était jamais à l’ordre du jour lorsqu’il était invité à la télévision. Néanmoins, en mars 1967, CBS diffusa une émission spéciale sur le sujet, intitulée « CBS Reports : The Homosexuals ». L’émission était animée par Mike Wallace qui interrogeait des homosexuels dont le visage était masqué, de même que des psychiatres pontifiants, dont Charles Socarides, farouchement anti-gay. Gore Vidal avait été invité, non pas en tant qu’homosexuel mais en tant qu’homme de lettres, pour discuter avec Albert Goldman. Ce dernier, futur auteur de biographies de Lenny Bruce, de John Lennon et d’Elvis Presley, défendit l’idée que l’homosexualité était « un des phénomènes tendant vers l’érosion finale de nos valeurs culturelles ». Ce à quoi Vidal répondit : « La prétendue rupture de la fibre morale de ce pays est un des phénomènes les plus salutaires auquel nous assistons depuis quelque temps. »
Vidal et Austen retournèrent à Rome en mai 1967, emménageant dans un appartement sous les toits près de la piazza Navona, avec une terrasse inondée de soleil. Tous deux aimaient la ville, appréciant notamment la présence de jeunes garçons faciles. Austen aimait recevoir. Vidal, lui, était professionnel : Rome était pour lui un lieu propice à l’écriture et au travail.
Le critique Kenneth Tynan lui avait demandé d’écrire un sketch érotique pour un spectacle qu’il était en train de monter, intitulé Oh ! Calcutta ! Un matin sur sa terrasse, alors qu’il réfléchissait à une scène d’orgie, Vidal s’entendit dire : « Je suis Myra Breckinridge qu’aucun homme ne pourra jamais posséder. » Son imagination suivit ; il oublia Kenneth Tynan et rédigea le premier jet de Myra Breckinridge en un mois.
Myra Breckinridge est l’histoire d’un cinéphile qui change de sexe et s’en va à Hollywood. C’est une pochade extrêmement inventive, mi-parodique, mi-lyrique, qui n’est pas sans rappeler Orlando de Virginia Woolf. Le livre est émaillé de récits amusants de vieux films, de poèmes en prose sur les studios, et d’hommages comiques au vieux critique de films gay, Parker Tyler (qui était en vie à l’époque). Il se présente comme le journal de Myra Breckinridge, ce qui permet à Vidal de mêler narration, analyse sociologique, légendes d’Hollywood et scènes érotiques explicites. Non seulement assiste-t-on à une orgie, mais à deux longues scènes où Myra joue au docteur avec un grand blond hétéro, Rusty Godowsky, et le sodomise avec un godemiché. La voix du Vidal cultivé, auteur d’essais, est exploitée jusqu’à l’absurde, à la fois sérieuse et joueuse. « Le roman étant mort, il n’y a plus lieu d’inventer des histoires. Les Français ne le veulent plus, et les Américains ne le peuvent plus. Quant à moi, je ne le devrais pas pour la bonne raison que je me situe en dehors de l’expérience humaine normale. » Myra Breckinridge est plus un livre de voix que de narration, même s’il ne tient pas toujours les promesses de cette voix. Cependant on a dit la même chose à propos d’Orlando.
Myra Breckinridge fut publié en février 1968, sans que les critiques n’aient reçu les épreuves. L’éditeur, Little Brown, voulait garder secrète l’identité transsexuelle de Myra, préférant inscrire le roman dans la veine des classiques underground incarnée par Lolita ou Candy. Sur la couverture du livre avait été reproduite la statue de la cowgirl que l’auteur voyait de sa chambre quand il logeait à l’hôtel Château Marmont à Hollywood. Le roman fut tiré à 55 000 exemplaires et fut un best-seller instantané. Les critiques suivirent peu à peu. « Un roman drôle, mais il faut avoir le cœur bien accroché », écrivait Eliot Fremont-Smith dans le New York Times. La New York Times Book Review, elle, évoquait le lectorat du roman avec embarras : « Le graphisme cryptique de la couverture est à la fois attirant et affecté ; même la dédicace est un clin d’œil aux plus avertis. » Il y a fort à parier que les lecteurs gay étaient majoritaires parmi les premiers acheteurs, mais le livre franchit très vite la frontière et se maintint sur la liste des best-sellers pendant trente semaines. Quel était l’autre best-seller de l’année ? Un roman farouchement hétérosexuel : Couples, de John Updike. C’était en 1968, les écrivains avaient besoin de proposer quelque chose de nouveau et de plus audacieux, en accord avec ce qui se passait dans le monde.
1968 fut une année politique et violente. Les Etats-Unis étaient déchirés par la guerre du Vietnam et la question noire. Le 31 mars, Lyndon Johnson annonça qu’il ne se présenterait pas aux futures présidentielles, laissant le champ libre des deux côtés. Le 4 avril, Martin Luther King fut assassiné par un sniper à Memphis. Suivirent une série d’émeutes dans les quartiers noirs de tout le pays. En juin, c’était au tour de Robert Kennedy d’être assassiné à Los Angeles alors qu’il venait de remporter les primaires de Californie. A la fin du mois d’août, les démocrates se réunirent à Chicago.
CBS et NBC couvrirent très largement les conventions républicaine et démocrate ; la chaîne ABC, elle, avait décidé de s’en tenir à des synthèses en fin de soirée et embaucha Gore Vidal pour les commenter tous les soirs. A ses côtés, pour le point de vue conservateur, la chaîne avait convoqué William F. Buckley.
Buckley était le fondateur et le rédacteur en chef de la National Review, perçue comme le porte-parole du conservatisme américain. Auteur de plusieurs ouvrages, dont God and Man at Yale, il écrivait également un édito pour une agence de presse intitulé « On the Right » et animait une émission de télévision, Firing Line. Savant, plein d’esprit, mais lugubre, il était connu pour son phrasé élaboré, son timbre voilé, ses sourcils agités et sa langue de reptile. Il incarne une époque où les conservateurs étaient des gens policés et raisonnables. Mais Buckley était en avance sur son temps à plus d’un égard.
Ses échanges avec Vidal pendant la convention républicaine de Miami furent tendus, mais sans dérapages. Le modérateur était un journaliste de télévision, Howard K. Smith. Buckley était pour la guerre au Vietnam, Vidal contre, mais ni l’un ni l’autre n’appréciaient le candidat républicain, Richard Nixon. Buckley soutenait le gouverneur de Californie, Ronald Reagan.
La convention démocrate de Chicago était beaucoup plus agitée. La situation était plus délicate car les démocrates étaient farouchement divisés. Ceux qui étaient pour la guerre soutenaient la candidature du vice-président Hubert Humphrey ; les avocats de la paix, celle du sénateur Eugene McCarthy. La rue se fit l’écho de cette scission jusqu’au jour où les manifestants anti-guerre – le National Mobilization Against the War (MOBE), les Yippies (Youth International Party) et d’autres – se heurtèrent à la police municipale. Allen Ginsberg vint soutenir les manifestants sur place ; l’auteur de « Howl » s’était éloigné de la poésie pour se rapprocher des spiritualités orientales. Il portait toujours son nœud papillon, mais avec la barbe et les cheveux longs. A Chicago, il retrouva William Burroughs et Jean Genet, qui suivaient la convention pour Esquire. Norman Mailer, lui, y était pour le magazine Harper’s. Un an plus tôt, il avait publié un drôle de roman intitulé Pourquoi sommes-nous au Vietnam ?, l’histoire de deux amis proches partis chasser en Alaska, dont chacun refuse d’avouer son amour de peur de se faire sodomiser. Mailer n’avait pas abandonné son étrange rapport à l’homosexualité, toujours curieux et alerte face aux écrivains gay.
Le premier échange télévisé entre Vidal et Buckley eut lieu un dimanche et tourna au vinaigre. Buckley avait lu et détesté Myra Breckinridge. Il provoqua Vidal en le traitant de pornographe, or un pornographe n’a aucune légitimité pour qualifier le parti républicain d’immoral. Vidal prit la chose à la légère, mais il y avait de la rumba dans l’air.
Pendant la journée, Vidal se rendait à la convention à la fois en tant que journaliste et pour soutenir McCarthy. Il découvrait un nouveau monde : celui des jeunes manifestants qui se retrouvaient à quelques kilomètres de là, dans Lincoln Park, au bord du lac Michigan. Tous les soirs, la police faisait une descente à coups de gaz lacrymogène et de matraque pour que personne ne dorme sur place. Le maire de la ville, Richard Daley, avait horreur des manifestants et encourageait la police à sévir. Norman Mailer a très bien illustré cette atmosphère dans Miami and the Siege of Chicago, décrivant ainsi un meeting de Ginsberg et quelques amis – c’était un lundi matin :
« Ils avaient l’allure misérable et déterminée de fantassins avançant d’un pas lourd vers le front ; Ginsberg, qui n’avait aucun goût pour la violence et pas la moindre idée sur un quelconque moyen de l’éviter, [me] fit un salut amical, libre, puis continua péniblement à travers l’herbe tandis que Genet, qui avait la carrure de Mickey Rooney et une apparence angélique, [me] toisait avec la morgue que les intellectuels français mettent au moins deux décennies à acquérir. Burroughs me fit un simple signe de tête. Rien ne semblait le surprendre ni en bien ni en mal. »
Tard dans la soirée de ce lundi, la police fit une nouvelle descente et Ginsberg fut méchamment gazé. Il passa une semaine avec la voix cassée, à cause des gaz lacrymogènes et pour avoir trop psalmodié.
Une heure plus tard, le reportage était diffusé sur les écrans, à peine monté, avec un minimum de commentaires : dix-sept minutes de pure violence policière. Partout dans le pays les gens virent les flics s’en prendre aux étudiants désarmés. Le spectacle était aussi choquant que celui de la police s’attaquant aux militants des droits civiques en Alabama avec des chiens et des tuyaux de pompiers. Cette fois-ci les manifestants étaient blancs, mais certains étaient noirs de sang sur les écrans noir et blanc.
Ce soir-là, dans le studio d’ABC, Howard K. Smith ouvrit son émission avec des images de l’attaque des flics à Grant Park. Buckley prit la défense de la police et se montra sévère à l’égard des manifestants à qui il reprochait d’enfreindre la loi. Vidal, lui, affirmait que ceux-ci mettaient en pratique le droit de se réunir, conforme à la Constitution. La discussion s’envenima et devint de plus en plus incohérente. Buckley cita le juge de la Cour suprême Oliver Wendell Holmes, « que vous devez mépriser », ajouta-t-il. Vidal cita de nouveau la Constitution. Buckley l’interrompit…
Vidal : Vous pouvez la boucler deux secondes ?
Buckley : Non, je ne la bouclerai pas. Certains étaient pro-nazis et la réponse, c’est qu’ils ont été bien traités par ceux qui les ostracisaient, or moi, je suis pour ostraciser les gens qui en incitent d’autres à tirer sur les marines et les soldats américains. Je sais que vous vous en foutez…
Vidal : Le seul pro ou crypto-nazi que je connaisse, c’est vous. Sans compter que…
Howard K. Smith : Je vous en prie, pas de noms d’oiseaux. »
C’est là que Buckley sortit l’injure qui fit le tour du monde.
« Buckley : Ecoutez-moi, espèce de queer. Arrêtez de me traiter de crypto-nazi ou je vous flanque mon poing dans la gueule.
Howard K. Smith : J’ai dit pas de noms d’oiseaux !
Buckley : Et vous verrez ce que vous verrez. Laissez cette pauvre Myra Breckinridge se vautrer dans la pornographie et arrêtez de parler de nazisme. J’ai servi dans l’infanterie au cours de la dernière guerre, moi !
Vidal : Vous n’avez jamais été dans l’infanterie. Vous n’avez pas fait la guerre, point barre.
Buckley : Si, j’étais dans l’infanterie.
Vidal : Pas du tout. Vous êtes en train de vous inventer une carrière militaire. »
Les choses auraient pu en rester là, mais Buckley était têtu6. Peu après, il proposa à Esquire d’écrire un article sur leur altercation télévisée. Il avait besoin de pouvoir traiter Vidal d’homosexuel par écrit. Esquire, qui aimait la polémique, consulta ses avocats et accepta, à condition que Vidal puisse répondre. Buckley était d’accord. Vidal hésita – il n’avait jamais reconnu publiquement son homosexualité (après tout ça n’existait pas) –, mais finalement accepta. Chacun rédigea son article et le soumit à son adversaire. On consulta des avocats et les articles furent corrigés. Alors que chaque partie s’était mise d’accord, trois mois avant la parution, Buckley envoya un télégramme à vingt journaux pour dire qu’il avait été victime de diffamation publique à la télévision de la part de Vidal et que celui-ci avait l’intention de recommencer dans Esquire. Il ne fit pas mention de son article à lui. Deux jours plus tard il engageait un procès pour diffamation contre Vidal. Il comptait toujours sur Esquire pour publier son article, tout en menaçant le magazine de poursuites judiciaires s’il publiait celui de Vidal.
Difficile de croire que Buckley ait pu mener un tel combat sans penser qu’il était fou. La simple idée d’homosexualité rend certaines personnes complètement folles.
L’article de Buckley parut en août 1969, sous le titre « De l’expérience Gore Vidal », et le sous-titre suivant : « Qualifier un homme de queer devant dix millions de téléspectateurs peut-il se justifier ? » C’est justement ce à quoi une partie de l’article s’emploie, du moins la partie qui a du sens. Car le reste est très long, obsessionnel, fastidieux. Pourquoi Esquire a-t-il publié un tel papier, qui ne correspondait sûrement pas à ce qu’ils attendaient ? Et que cherchait à prouver Buckley ? La réponse n’est pas évidente. Buckley commence en citant un vieil article publié par le East Village Other qui l’accusait de s’appuyer sur une « logique de tapette ». Il se plaint du fait que les autres ont le droit de l’injurier, de même que les manifestants ont le droit d’injurier Lyndon Johnson, alors pourquoi n’aurait-il pas le droit de traiter Vidal de queer ? Il revient longuement sur leur débat télévisé, et évoque les textes de Vidal trahissant « une quasi-obsession vis-à-vis de l’homosexualité », façon à peine détournée de dire que Vidal est homosexuel. Ses avocats avaient dû lui recommander de couper ce qui était trop direct. Lui-même devait se dire qu’en stigmatisant Vidal comme un vrai pervers, il serait du côté de la vertu et l’emporterait. Il conclut son article par un étrange paragraphe sur la façon dont « la pédérastie est admise, mais l’accusation de pédérastie – y compris par des pédés – ne l’est pas […] En revanche la même accusation mue par la colère est injustifiable, c’est pourquoi je présente mes excuses à Gore Vidal ».
L’article de Vidal parut au mois de septembre, sous le titre « Rencontre détestable avec Willimam F. Buckley, Jr » et le sous-titre « Qualifier un homme de pro-crypto-nazi devant dix millions de téléspectateurs peut-il se justifier ? » La une d’Esquire annonçait : « Les gamins contre les porcs », avec une photo montrant un écolier face à face avec un vrai porc.
Le porte-parole des Black Panthers était un homme plus âgé, un ancien détenu de 33 ans nommé Eldridge Cleaver. En mars 1968 il publia un recueil de textes intitulé Un Noir à l’ombre, dont plusieurs témoignages particulièrement forts sur la prison de Folsom où il avait été envoyé pour viol, et une longue analyse de Chronique d’un pays natal de Baldwin. Eldridge Cleaver commence par avouer son goût pour les écrits de Baldwin, puis son malaise, déclarant soudain que ces textes trahissent « la haine la plus répugnante, la plus épouvantable et la plus totale à l’égard des Noirs, en particulier à l’égard de lui-même, et l’amour des Blancs le plus éhonté, le plus fanatique, le plus servile et le plus flagorneur qu’on ait jamais vu sous la plume d’un écrivain noir digne de ce nom ». Précisant sa pensée, Cleaver accuse Baldwin d’avoir des réserves vis-à-vis du nationalisme africain dans son texte intitulé « Les Princes et le Pouvoir » et de se moquer de l’essai de Norman Mailer, « Le Nègre blanc ». Cleaver raisonne comme si Mailer incarnait la condition de l’homme noir, négligeant honteusement le romancier blanc. Il poursuit ensuite sur l’homosexualité, délirant complètement. « On dirait que beaucoup de nègres homosexuels […] sont outrés et frustrés parce que leur maladie les empêche de faire un bébé avec l’homme blanc. » Il y voit la raison pour laquelle les Noirs sont prêts à tout pour avoir un amant blanc.
Ce que dit Cleaver à propos de la femme noire (« l’alliée silencieuse, indirectement mais effectivement, de l’homme blanc8 »), de même que son explication politique du viol des femmes blanches, est encore plus atterrant. Le livre de Cleaver a beau avoir été critiqué, il est choquant de voir le nombre d’éloges dont il bénéficia en 1968. La New York Times Book Review le sélectionna pour en faire un des dix meilleurs livres de l’année. Hélas, la compassion pour les opprimés cachait la triste vérité que Christopher Isherwood avait identifiée dans Un homme au singulier : l’oppression peut vous rendre haineux et fou.
« Je crus comprendre pourquoi il se sentait obligé d’écrire ce qui était en fait un avertissement : guetteur vigilant sur le rempart de la cité (et je le dis sans ironie), il voyait en moi un roseau fragile, bizarre et dangereusement penché, trop récupéré par le système pour que les Noirs puissent s’appuyer sur lui. A mon avis, la façon dont il retournait contre moi ma célébrité était à la fois naïve et injuste ; il devait aussi m’associer à la dégradation indicible du mâle – à tous ces pédés, à ces tantouzes dont l’allure et les propos avaient dû, plus d’une fois, lui donner la nausée en prison. »
Baldwin poursuit en expliquant que Cleaver est « bizarre et suspect », lui aussi, et que le révolutionnaire et l’artiste « bizarres et suspects » ont beaucoup à apprendre l’un de l’autre. Les propos de Baldwin ont quelque chose de masochiste et de troublant. Comme si une partie de lui estimait qu’il méritait qu’on le traite de « tantouze ». Cleaver n’était pas le seul militant à reprocher à Baldwin d’être gay. Dans certains cercles politiques on le surnommait Martin Luther Queen.
Baldwin aurait peut-être réagi plus directement si de nouveau événements n’étaient survenus. Quelques semaines après la parution d’Un Noir à l’ombre, la police fit une descente dans un bureau des Black Panthers à Oakland, en Californie. Il y eut des échanges de feu, et Cleaver fut blessé et arrêté. Un autre Black Panther, Bobby Hutton, fut tué. C’était le 6 avril. Plus grave encore : le 4 avril, Baldwin était à Palm Springs et travaillait sur un scénario consacré à Malcolm X quand un ami l’appela de Memphis pour lui annoncer que Martin Luther King venait d’être tué. Baldwin était sous le choc. Beaucoup de ses amis disent qu’il ne fut plus jamais le même après. Lui-même écrivit dans Chassés de la lumière : « Depuis la mort de Martin à Memphis […] quelque chose a changé en moi, quelque chose a disparu. Peut-être plus que sa mort, la façon dont il est mort m’a obligé à juger la vie humaine et les êtres humains comme je m’étais toujours interdit de les juger. »
Il buvait encore plus qu’à l’époque de De sang-froid. Windham releva ainsi ses habitudes quand ils étaient en Floride : « Un bloody mary avant le déjeuner, suivis par trois ou quatre grandes vodkas, puis du vin. Avant le dîner, une bouteille de vin blanc (à la place des “premiers verres”), puis quatre ou cinq vodkas à la maison, et deux ou trois autres au restaurant11. » Une quantité impressionnante d’alcool pour un corps de 1 mètre 62. Dans Miami and the Siege of Chicago, Norman Mailer ne comparait-il pas le maire de Chicago à « une version grasse et vieillie de Truman Capote, rustre et bouffi par les pilules12 » ? Hélas, Capote n’était pas loin de ressembler à cette version-là, en dépit du lifting du visage qu’il s’était fait faire.
Windham fit une autre découverte au cours de leur séjour en Floride. Capote enregistrait ses apparitions à la télévision et se les repassait parce qu’il adorait se regarder. Peu à peu il perdait tout lien avec la réalité. « Il s’est mis à me parler comme si j’étais l’invité d’une de ces émissions, comme si je n’en savais pas plus sur lui que lui sur moi13. »
Sans doute un compagnon lui aurait-il servi d’ancrage, mais Capote et Jack Dunphy vivaient de plus en plus séparés. Dunphy continuait à écrire, mais il était frustré, obnubilé par ses romans et ses pièces, et il avait tendance à s’isoler. Quant à Capote, il avait du mal à accepter les critiques de sa part les rares fois où ils étaient ensemble. Il avait des liaisons de son côté, en général avec des hommes mariés qui se fichaient comme d’une guigne de la littérature.
Il avait la richesse et la célébrité dont il rêvait quand il était petit en Alabama. Il y croyait, s’y accrochait comme à un ballon flottant vers le soleil. Capote était un personnage, un spectacle en soi – pour un temps au moins. L’idée que le succès est ce qui peut arriver de pire à un artiste est idiote. L’échec est beaucoup plus destructeur. Mais l’adulation, qui permet aux artistes d’être sûrs d’eux en société, peut faire monter le son de l’autocritique et du doute. Plus Capote s’exprimait et se montrait extravagant en public, plus il était vidé quand il s’installait, seul, devant sa machine à écrire.