Christopher Isherwood avait dédié Un homme au singulier à Gore Vidal. Touché, ce dernier dédiera son roman le plus connu à Isherwood. Entre-temps, le meilleur hommage qu’il rendit à son ami fut de se poser en rival. Il reprit Un garçon près de la rivière et fit paraître une nouvelle version, comme s’il voulait être le premier chroniqueur de la vie gay américaine. Le livre sortit en 1965, un an après Un homme au singulier, avec une postface justifiant cette édition et une déclaration très claire quant à la question sexuelle :
« J’ai décidé d’explorer le monde caché de l’homosexualité (que je connaissais moins bien que ce que je prétendais) et par voie de conséquence de montrer le caractère “naturel” des rapports homosexuels, tout en faisant remarquer qu’un homosexuel en tant que tel n’existe pas. En dépit de l’usage courant, ce mot est un adjectif qualifiant un acte, non pas un substantif désignant un type identifiable. Tous les êtres humains sont bisexuels
1. »
Affirmer que l’homosexualité est une catégorie nulle et non avenue était ingénieux. L’axiome ouvrait la voie à un nouveau type de tolérance et permettait à Vidal de se placer au-delà des revendications des années 1960. Personne ne pouvait le qualifier d’homosexuel : cet animal-là n’existait pas. A l’inverse, le même point de vue le mettra hors jeu au cours de la décennie suivante, le contexte ayant changé.
Gore Vidal est un personnage aux facettes multiples, doué d’une énergie exceptionnelle. Il a écrit des pièces et des scénarios, écumé les plateaux de télévision, s’est présenté au Congrès, s’est également fait un nom en tant qu’essayiste. Au début il écrivait des textes de circonstance parce que le sujet l’intéressait, des exercices intellectuels. Avec le temps il s’améliora car la forme de l’essai correspondait à son esprit, sa curiosité, sa culture et son ego. Son éditeur, Jason Epstein, dira plus tard que Vidal « avait trop d’ego pour écrire de la fiction, il était incapable de se subordonner à quiconque […] C’était toujours lui sous différents habits
2. » Dans ses essais, c’est Vidal jouant à Vidal, et avec brio, exploitant une première personne pleine d’aisance et s’intéressant à tout : littérature, histoire, culture, politique. Il collaborait régulièrement à
The Nation et
Esquire, et, à partir de 1964, à la
New York Review of Books.
Néanmoins ce qui lui tenait à cœur, c’était la fiction. Il avait alors deux romans en cours : un sur la Rome antique et un autre sur la ville de Washington. Mais la littérature demande du temps et Vidal avait besoin d’argent. Il gagna un peu des deux en adaptant The Best Man pour l’écran en 1963. Puis, lassé de New York et d’Edgewater, il partit six mois à Rome avec Howard Austen. C’est là qu’il finit Julian, son meilleur roman.
Julien l’Apostat est le dernier empereur païen de la Rome antique, à qui Edward Gibbon consacre quatre chapitres de sa fameuse Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain. S’inspirant de deux récits écrits à la première personne, Moi, Claude, de Robert Graves, et les Mémoires d’Hadrien, de Marguerite Yourcenar, Vidal raconte son histoire à travers trois narrateurs disant « je », ce qui lui permet de retrouver la voix de ses essais. Le roman parut en 1964 : l’accueil critique fut excellent et ce fut un best-seller.
Vidal retourna à Edgewater, reprit le journalisme politique, différents scénarios, puis retourna à Rome pour finir son roman sur la capitale américaine. Publié au début de l’année 1967,
Washington D. C. est une saga familiale illustrant la vie politique américaine du New Deal jusqu’à l’ère McCarthy. Le roman est assez maladroit, truffé de dialogues d’exposition, et semble revenir en arrière. Vidal est prisonnier des conventions de la troisième personne et de sa
tendance à exprimer les sentiments dans une langue mélo. Une intrigue sous-jacente parcourt le livre : le lien homoérotique qui unit un patron de presse et son gendre, politicien en herbe. L’accueil critique fut mitigé, mais le livre se vendit encore mieux que
Julian. Beaucoup y voyaient un roman à clé sur la famille Kennedy.
En réalité, Vidal était meilleur en politique quand il écrivait des essais. Et à l’oral. En 1964, non seulement
Esquire lui confia la couverture des conventions de l’année, mais il était régulièrement invité par Jack Paar et David Susskind, qui animaient des émissions politiques. « A présent je consacre ma vie aux plateaux de télévision, alternative agréable à la vraie vie
3 », écrivait-il à des amis. Ce rôle de commentateur politique averti lui allait comme un gant, même si son expérience du terrain était limitée : il s’était présenté une fois au Congrès et avait échoué. Vidal était une des rares personnalités du monde littéraire à s’intéresser aux magouilles des partis. Il a toujours dit que cette sagesse teintée de cynisme venait de sa famille maternelle, en particulier de son grand-père, le sénateur Gore, mais j’ai tendance à penser qu’il en avait davantage appris par son père, Eugene, maltraité par le gouvernement à l’époque où il travaillait pour l’industrie aéronautique. Il a aussi appris à connaître le monde politique plus tard, quand il s’est plongé dans la vie d’Aaron Burr et d’Abraham Lincoln pour écrire sur eux.
L’homosexualité n’était jamais à l’ordre du jour lorsqu’il était invité à la télévision. Néanmoins, en mars 1967, CBS diffusa une émission spéciale sur le sujet, intitulée « CBS Reports : The Homosexuals ». L’émission était animée par Mike Wallace qui interrogeait des homosexuels dont le visage était masqué, de même que des psychiatres pontifiants, dont Charles Socarides, farouchement anti-gay. Gore Vidal avait été invité, non pas en tant qu’homosexuel mais en tant qu’homme de lettres, pour discuter avec Albert Goldman. Ce dernier, futur auteur de biographies de Lenny Bruce, de John Lennon et d’Elvis Presley, défendit l’idée que l’homosexualité était « un des phénomènes tendant vers l’érosion finale de nos valeurs culturelles ». Ce à quoi Vidal répondit : « La prétendue rupture de la fibre morale de ce pays est un des phénomènes les plus salutaires auquel nous assistons depuis quelque temps. »
Vidal et Austen retournèrent à Rome en mai 1967, emménageant dans un appartement sous les toits près de la piazza Navona, avec une terrasse inondée de soleil. Tous deux aimaient la ville, appréciant notamment la présence de jeunes garçons faciles. Austen aimait recevoir. Vidal, lui, était professionnel : Rome était pour lui un lieu propice à l’écriture et au travail.
Le critique Kenneth Tynan lui avait demandé d’écrire un sketch érotique pour un spectacle qu’il était en train de monter, intitulé Oh ! Calcutta ! Un matin sur sa terrasse, alors qu’il réfléchissait à une scène d’orgie, Vidal s’entendit dire : « Je suis Myra Breckinridge qu’aucun homme ne pourra jamais posséder. » Son imagination suivit ; il oublia Kenneth Tynan et rédigea le premier jet de Myra Breckinridge en un mois.
Myra Breckinridge est l’histoire d’un cinéphile qui change de sexe et s’en va à Hollywood. C’est une pochade extrêmement inventive, mi-parodique, mi-lyrique, qui n’est pas sans rappeler Orlando de Virginia Woolf. Le livre est émaillé de récits amusants de vieux films, de poèmes en prose sur les studios, et d’hommages comiques au vieux critique de films gay, Parker Tyler (qui était en vie à l’époque). Il se présente comme le journal de Myra Breckinridge, ce qui permet à Vidal de mêler narration, analyse sociologique, légendes d’Hollywood et scènes érotiques explicites. Non seulement assiste-t-on à une orgie, mais à deux longues scènes où Myra joue au docteur avec un grand blond hétéro, Rusty Godowsky, et le sodomise avec un godemiché. La voix du Vidal cultivé, auteur d’essais, est exploitée jusqu’à l’absurde, à la fois sérieuse et joueuse. « Le roman étant mort, il n’y a plus lieu d’inventer des histoires. Les Français ne le veulent plus, et les Américains ne le peuvent plus. Quant à moi, je ne le devrais pas pour la bonne raison que je me situe en dehors de l’expérience humaine normale. » Myra Breckinridge est plus un livre de voix que de narration, même s’il ne tient pas toujours les promesses de cette voix. Cependant on a dit la même chose à propos d’Orlando.
C’est ce roman que Vidal dédia à Christopher Isherwood. « C’est un honneur et un plaisir de voir un de tes livres qui m’est dédié », télégraphia ce dernier pour le remercier
4.
Myra Breckinridge fut publié en février 1968, sans que les critiques n’aient reçu les épreuves. L’éditeur, Little Brown, voulait garder secrète l’identité transsexuelle de Myra, préférant inscrire le roman dans la veine des classiques underground incarnée par Lolita ou Candy. Sur la couverture du livre avait été reproduite la statue de la cowgirl que l’auteur voyait de sa chambre quand il logeait à l’hôtel Château Marmont à Hollywood. Le roman fut tiré à 55 000 exemplaires et fut un best-seller instantané. Les critiques suivirent peu à peu. « Un roman drôle, mais il faut avoir le cœur bien accroché », écrivait Eliot Fremont-Smith dans le New York Times. La New York Times Book Review, elle, évoquait le lectorat du roman avec embarras : « Le graphisme cryptique de la couverture est à la fois attirant et affecté ; même la dédicace est un clin d’œil aux plus avertis. » Il y a fort à parier que les lecteurs gay étaient majoritaires parmi les premiers acheteurs, mais le livre franchit très vite la frontière et se maintint sur la liste des best-sellers pendant trente semaines. Quel était l’autre best-seller de l’année ? Un roman farouchement hétérosexuel : Couples, de John Updike. C’était en 1968, les écrivains avaient besoin de proposer quelque chose de nouveau et de plus audacieux, en accord avec ce qui se passait dans le monde.
1968 fut une année politique et violente. Les Etats-Unis étaient déchirés par la guerre du Vietnam et la question noire. Le 31 mars, Lyndon Johnson annonça qu’il ne se présenterait pas aux futures présidentielles, laissant le champ libre des deux côtés. Le 4 avril, Martin Luther King fut assassiné par un sniper à Memphis. Suivirent une série d’émeutes dans les quartiers noirs de tout le pays. En juin, c’était au tour de Robert Kennedy d’être assassiné à Los Angeles alors qu’il venait de remporter les primaires de Californie. A la fin du mois d’août, les démocrates se réunirent à Chicago.
CBS et NBC couvrirent très largement les conventions républicaine et démocrate ; la chaîne ABC, elle, avait décidé de s’en tenir à des synthèses en fin de soirée et embaucha Gore Vidal pour les commenter tous les soirs. A ses côtés, pour le point de vue conservateur, la chaîne avait convoqué William F. Buckley.
Buckley était le fondateur et le rédacteur en chef de la National Review, perçue comme le porte-parole du conservatisme américain. Auteur de plusieurs ouvrages, dont God and Man at Yale, il écrivait également un édito pour une agence de presse intitulé « On the Right » et animait une émission de télévision, Firing Line. Savant, plein d’esprit, mais lugubre, il était connu pour son phrasé élaboré, son timbre voilé, ses sourcils agités et sa langue de reptile. Il incarne une époque où les conservateurs étaient des gens policés et raisonnables. Mais Buckley était en avance sur son temps à plus d’un égard.
Ses échanges avec Vidal pendant la convention républicaine de Miami furent tendus, mais sans dérapages. Le modérateur était un journaliste de télévision, Howard K. Smith. Buckley était pour la guerre au Vietnam, Vidal contre, mais ni l’un ni l’autre n’appréciaient le candidat républicain, Richard Nixon. Buckley soutenait le gouverneur de Californie, Ronald Reagan.
La convention démocrate de Chicago était beaucoup plus agitée. La situation était plus délicate car les démocrates étaient farouchement divisés. Ceux qui étaient pour la guerre soutenaient la candidature du vice-président Hubert Humphrey ; les avocats de la paix, celle du sénateur Eugene McCarthy. La rue se fit l’écho de cette scission jusqu’au jour où les manifestants anti-guerre – le National Mobilization Against the War (MOBE), les Yippies (Youth International Party) et d’autres – se heurtèrent à la police municipale. Allen Ginsberg vint soutenir les manifestants sur place ; l’auteur de « Howl » s’était éloigné de la poésie pour se rapprocher des spiritualités orientales. Il portait toujours son nœud papillon, mais avec la barbe et les cheveux longs. A Chicago, il retrouva William Burroughs et Jean Genet, qui suivaient la convention pour Esquire. Norman Mailer, lui, y était pour le magazine Harper’s. Un an plus tôt, il avait publié un drôle de roman intitulé Pourquoi sommes-nous au Vietnam ?, l’histoire de deux amis proches partis chasser en Alaska, dont chacun refuse d’avouer son amour de peur de se faire sodomiser. Mailer n’avait pas abandonné son étrange rapport à l’homosexualité, toujours curieux et alerte face aux écrivains gay.
Le premier échange télévisé entre Vidal et Buckley eut lieu un dimanche et tourna au vinaigre. Buckley avait lu et détesté Myra Breckinridge. Il provoqua Vidal en le traitant de pornographe, or un pornographe n’a aucune légitimité pour qualifier le parti républicain d’immoral. Vidal prit la chose à la légère, mais il y avait de la rumba dans l’air.
Pendant la journée, Vidal se rendait à la convention à la fois en tant que journaliste et pour soutenir McCarthy. Il découvrait un nouveau monde : celui des jeunes manifestants qui se retrouvaient à quelques kilomètres de là, dans Lincoln Park, au bord du lac Michigan. Tous les soirs, la police faisait une descente à coups de gaz lacrymogène et de matraque pour que personne ne dorme sur place. Le maire de la ville, Richard Daley, avait horreur des manifestants et encourageait la police à sévir. Norman Mailer a très bien illustré cette atmosphère dans Miami and the Siege of Chicago, décrivant ainsi un meeting de Ginsberg et quelques amis – c’était un lundi matin :
« Ils avaient l’allure misérable et déterminée de fantassins avançant d’un pas lourd vers le front ; Ginsberg, qui n’avait aucun goût pour la violence et pas la moindre idée sur un quelconque moyen de l’éviter, [me] fit un salut amical, libre, puis continua péniblement à travers l’herbe tandis que Genet, qui avait la carrure de Mickey Rooney et une apparence angélique, [me] toisait avec la morgue que les intellectuels français mettent au moins deux décennies à acquérir. Burroughs me fit un simple signe de tête. Rien ne semblait le surprendre ni en bien ni en mal. »
Tard dans la soirée de ce lundi, la police fit une nouvelle descente et Ginsberg fut méchamment gazé. Il passa une semaine avec la voix cassée, à cause des gaz lacrymogènes et pour avoir trop psalmodié.
Le lendemain soir, la police revint à la charge. Les étudiants résistèrent en lançant des pierres avant de courir se réfugier à Grant Park, plus proche de la convention et des hôtels où étaient logés les délégués. Ils étaient également plus proches des équipes de télévision. A l’époque, les vidéos permettant une diffusion immédiate
n’existaient pas, mais il y avait les caméras 16 millimètres dont les rushes étaient envoyés d’urgence aux studios pour être montés avant d’être diffusés.
L’explosion eut lieu le lendemain après-midi, le mercredi 28 août. Dans le hall où se tenait la convention, les démocrates opposés à la guerre essayaient de défendre le point de vue de la paix. Pendant ce temps-là, dans Grant Park, un manifestant grimpa en haut d’un mât pour décrocher le drapeau américain et le remplacer par un autre – certains disent que c’était un drapeau du Vietcong ou du Front de libération du Vietnam, d’autres affirment que c’était un foulard rouge. Deux flics essayaient d’intercepter l’intrus quand soudain ce fut une pluie de pierres. La police réagit en se rassemblant et matraquant à tort et à travers. Les équipes de la télévision se précipitèrent dans la mêlée pour filmer. Dans un coin du parc, Ginsberg essayait de calmer des manifestants en leur apprenant à répéter l’incantation d’inspiration hindoue OM en chœur.
La foule se mit à chanter avec Ginsberg. C’était une génération prête à essayer la moindre idée, la moindre drogue, la moindre action – qui sait si certains n’avaient pas essayé de s’envoyer en l’air à coups de gaz lacrymogène aux cours des jours passés –, si bien qu’ils n’eurent aucun mal à entonner OM.
La fin de l’après-midi approchait, les manifestants s’éloignaient de Grant Park pour se diriger du côté de Michigan Avenue, espérant remonter l’avenue jusqu’à la convention. Arrivés devant l’hôtel Hilton, sur Balbo Avenue, ils furent arrêtés par la police. Coincés sur trois côtés, ils ne pouvaient plus faire un geste. Tout le monde se regardait en chiens de faïence – l’attente dura trente minutes. Quand soudain, à 19 h 57, comme si elle avait reçu un ordre, la police chargea. Des colonnes entières de flics foncèrent dans la foule à coups de poing et de matraque, piétinant et frappant les manifestants avant de les balancer dans leurs fourgons. La police s’en prit également aux journalistes en les aspergeant de gaz poivré et en saccageant leur matériel. Heureusement il y avait des caméras au sommet du fronton de l’hôtel et la scène était filmée. Les manifestants se mirent à entonner en chœur : « Le monde entier nous regarde, le monde entier nous regarde. »
Une heure plus tard, le reportage était diffusé sur les écrans, à peine monté, avec un minimum de commentaires : dix-sept minutes de pure violence policière. Partout dans le pays les gens virent les flics s’en prendre aux étudiants désarmés. Le spectacle était aussi choquant que celui de la police s’attaquant aux militants des droits civiques en Alabama avec des chiens et des tuyaux de pompiers. Cette fois-ci les manifestants étaient blancs, mais certains étaient noirs de sang sur les écrans noir et blanc.
Ce soir-là, dans le studio d’ABC, Howard K. Smith ouvrit son émission avec des images de l’attaque des flics à Grant Park. Buckley prit la défense de la police et se montra sévère à l’égard des manifestants à qui il reprochait d’enfreindre la loi. Vidal, lui, affirmait que ceux-ci mettaient en pratique le droit de se réunir, conforme à la Constitution. La discussion s’envenima et devint de plus en plus incohérente. Buckley cita le juge de la Cour suprême Oliver Wendell Holmes, « que vous devez mépriser », ajouta-t-il. Vidal cita de nouveau la Constitution. Buckley l’interrompit…
« Buckley : Et certains étaient pro-nazis
5.
Vidal : Vous pouvez la boucler deux secondes ?
Buckley : Non, je ne la bouclerai pas. Certains étaient pro-nazis et la réponse, c’est qu’ils ont été bien traités par ceux qui les ostracisaient, or moi, je suis pour ostraciser les gens qui en incitent d’autres à tirer sur les marines et les soldats américains. Je sais que vous vous en foutez…
Vidal : Le seul pro ou crypto-nazi que je connaisse, c’est vous. Sans compter que…
Howard K. Smith : Je vous en prie, pas de noms d’oiseaux. »
C’est là que Buckley sortit l’injure qui fit le tour du monde.
« Buckley : Ecoutez-moi, espèce de queer. Arrêtez de me traiter de crypto-nazi ou je vous flanque mon poing dans la gueule.
Howard K. Smith : J’ai dit pas de noms d’oiseaux !
Buckley : Et vous verrez ce que vous verrez. Laissez cette pauvre Myra Breckinridge se vautrer dans la pornographie et arrêtez de parler de nazisme. J’ai servi dans l’infanterie au cours de la dernière guerre, moi !
Vidal : Vous n’avez jamais été dans l’infanterie. Vous n’avez pas fait la guerre, point barre.
Buckley : Si, j’étais dans l’infanterie.
Vidal : Pas du tout. Vous êtes en train de vous inventer une carrière militaire. »
Les deux hommes étaient assis côte à côte en se faisant à moitié face. Buckley portait un costume gris, Vidal un costume noir. Le premier avait un doigt plaqué sur une oreille, sans doute pour maintenir son micro en place et s’écouter. Vidal ne put s’empêcher de sourire quand il se fit traiter de queer – un sourire enfantin, bizarrement joyeux, jusqu’au moment où il comprit la hargne de Buckley et son sourire se fit hésitant. Buckley se pencha en avant, les dents serrées, prêt à frapper, heureusement il avait toujours le doigt contre l’oreille.
Au fin fond de la Virginie, un adolescent de 16 ans – moi – assistait à cet échange, bouche bée. Je rentrais d’un camp de scout et je n’en revenais pas de voir deux adultes s’injurier comme deux adolescents hors d’eux. J’avais compris que l’insulte de Buckley, « queer », était à prendre au sens purement sexuel, et je me demandais si c’était vrai. J’étais impressionné par le sang-froid et la maîtrise de Vidal.
« Ce qui s’est passé à Sharon… », poursuivit Vidal avant que Smith ne lui coupe la parole. Et l’animateur d’expliquer que les manifestants étaient responsables de la violence dans la mesure où ils avaient brandi un drapeau du Vietcong. Vidal répondit que brandir un drapeau du Vietcong était une façon de prendre la parole. « Nous avons droit à la liberté de parole. Nous venons d’en voir un exemple grotesque. » Là-dessus Smith conclut en déclarant que Buckley et Vidal leur avaient offert « un peu plus de flamme et un peu moins de clarté que d’habitude », mais tout de même, c’était un débat intéressant.
Le lendemain la presse commenta le débat en en évoquant « le langage inélégant », les journalistes ne pouvant citer les propos tenus. Et il y avait plus grave, aucun mort, mais de nombreux blessés et des centaines de manifestants arrêtés. A la convention démocrate, une violente joute verbale avait eu lieu : Abe Ribicoff, député de
New York, avait reproché au maire, Richard Daley, « ses tactiques dignes de la Gestapo dans les rues de Chicago ». Les Américains étaient outrés par cette brutalité mais beaucoup stigmatisaient les manifestants, plus que la police. C’était une époque où les gens faisaient confiance à la police. Tel est le contexte dans lequel Hubert Humphrey fut choisi pour la présidentielle du côté démocrate.
Le dernier jour de la convention, Vidal et Buckley, revenus sur les plateaux télévisés, furent plus mesurés, professionnels, presque ennuyeux. En novembre ils étaient de nouveau invités pour commenter les élections ; Nixon venait de l’emporter, en partie à cause des divisions des démocrates que la convention avait révélées, mais aussi parce qu’il incarnait l’ordre et la loi. Le candidat ségrégationniste, George Wallace, avait attiré beaucoup de voix conservatrices blanches et l’élection avait été étonnamment serrée. Buckley exigea qu’un écran le sépare de Vidal de façon à ne pas avoir à regarder son adversaire quand ils se parlaient.
Les choses auraient pu en rester là, mais Buckley était têtu
6. Peu après, il proposa à
Esquire d’écrire un article sur leur altercation télévisée. Il avait besoin de pouvoir traiter Vidal d’homosexuel par écrit.
Esquire, qui aimait la polémique, consulta ses avocats et accepta, à condition que Vidal puisse répondre. Buckley était d’accord. Vidal hésita – il n’avait jamais reconnu publiquement son homosexualité (après tout ça n’existait pas) –, mais finalement accepta. Chacun rédigea son article et le soumit à son adversaire. On consulta des avocats et les articles furent corrigés. Alors que chaque partie s’était mise d’accord, trois mois avant la parution, Buckley envoya un télégramme à vingt journaux pour dire qu’il avait été victime de diffamation publique à la télévision de la part de Vidal et que celui-ci avait l’intention de recommencer dans
Esquire. Il ne fit pas mention de son article à lui. Deux jours plus tard il engageait un procès pour diffamation contre Vidal. Il comptait toujours sur
Esquire pour publier son article, tout en menaçant le magazine de poursuites judiciaires s’il publiait celui de Vidal.
Difficile de croire que Buckley ait pu mener un tel combat sans penser qu’il était fou. La simple idée d’homosexualité rend certaines personnes complètement folles.
L’article de Buckley parut en août 1969, sous le titre « De l’expérience Gore Vidal », et le sous-titre suivant : « Qualifier un homme de queer devant dix millions de téléspectateurs peut-il se justifier ? » C’est justement ce à quoi une partie de l’article s’emploie, du moins la partie qui a du sens. Car le reste est très long, obsessionnel, fastidieux. Pourquoi Esquire a-t-il publié un tel papier, qui ne correspondait sûrement pas à ce qu’ils attendaient ? Et que cherchait à prouver Buckley ? La réponse n’est pas évidente. Buckley commence en citant un vieil article publié par le East Village Other qui l’accusait de s’appuyer sur une « logique de tapette ». Il se plaint du fait que les autres ont le droit de l’injurier, de même que les manifestants ont le droit d’injurier Lyndon Johnson, alors pourquoi n’aurait-il pas le droit de traiter Vidal de queer ? Il revient longuement sur leur débat télévisé, et évoque les textes de Vidal trahissant « une quasi-obsession vis-à-vis de l’homosexualité », façon à peine détournée de dire que Vidal est homosexuel. Ses avocats avaient dû lui recommander de couper ce qui était trop direct. Lui-même devait se dire qu’en stigmatisant Vidal comme un vrai pervers, il serait du côté de la vertu et l’emporterait. Il conclut son article par un étrange paragraphe sur la façon dont « la pédérastie est admise, mais l’accusation de pédérastie – y compris par des pédés – ne l’est pas […] En revanche la même accusation mue par la colère est injustifiable, c’est pourquoi je présente mes excuses à Gore Vidal ».
L’article de Vidal parut au mois de septembre, sous le titre « Rencontre détestable avec Willimam F. Buckley, Jr » et le sous-titre « Qualifier un homme de pro-crypto-nazi devant dix millions de téléspectateurs peut-il se justifier ? » La une d’Esquire annonçait : « Les gamins contre les porcs », avec une photo montrant un écolier face à face avec un vrai porc.
Le papier de Vidal est clair, cohérent et sans merci. Son récit des événements de Chicago, dans la rue et à la télévision, est plus convaincant que l’interminable blabla de Buckley. Ce n’est rien à côté de ce qu’il révèle sur la famille de Buckley : il commence et conclut avec le récit effroyable de la façon dont les enfants Buckley ont vandalisé une église épiscopalienne en 1944, à Sharon, dans le Connecticut – Sharon étant, on s’en souvient, le mystérieux nom
que Vidal avait prononcé au moment où Buckley était sorti de ses gonds. La famille Buckley, catholique pratiquante, en voulait à mort au pasteur épiscopalien local qui avait vendu une maison à des Juifs. Vidal cite des articles de la presse régionale et des minutes du procès, sans préciser que Buckley n’a pas participé au saccage. Seules ses trois sœurs étaient impliquées. C’était une histoire douloureuse, dont la révélation a sans doute meurtri Buckley qui a fini par s’en remettre aux tribunaux, alors qu’à l’origine c’est lui qui avait obligé Vidal à se défendre par écrit. Cependant, il y avait pire : la liste des propos racistes distillés par Buckley au fil des années. Vidal finit en lui présentant plus ou moins ses excuses, affirmant qu’il regrette d’avoir associé son nom à celui d’Hitler. Il voulait simplement le traiter de fasciste.
Buckley, qui n’avait pas gagné la partie par écrit, engagea un procès contre Vidal. Il faut reconnaître que son article est un oreiller mou à côté de celui de Vidal, un bon coup de batte bien visé. Mais il aurait pu retirer son article et laisser tomber. Hélas, son orgueil et sa vertu étaient en jeu ; il était incapable d’abandonner.
Le jour où Esquire publia l’article de Vidal, Buckley engagea en outre des poursuites contre le magazine. Contre-procès, renvois, dépositions, assignations à comparaître : l’affaire fit des allers-retours entre les avocats et les juges pendant trois ans. Et les frais augmentaient. Jusqu’au jour où, en août 1972, Esquire proposa un accord à Buckley : le magazine paierait ses frais d’avocats et se désolidariserait des accusations de Vidal s’il abandonnait le procès. Buckley accepta. Puis publia un communiqué de presse pour dire qu’il avait gagné. Le New York Times se fit l’écho de l’affaire, oubliant une fois de plus de mentionner l’article original de Buckley, comme si c’était Vidal qui avait tout déclenché.
Quelques années plus tard, Vidal publia un roman intitulé
Burr, qui comprend un personnage particulièrement déplaisant, William de la Touche Clancey, sodomite catholique d’origine irlandaise qui se donne de grands airs et que tout le monde méprise. L’allusion avait beau être claire, il n’y eut aucune menace de procès, peut-être
parce qu’il aurait été ridicule de suggérer que Buckley fût sodomite – après tout, ces choses-là n’existent pas.
Gore Vidal n’est pas le seul écrivain engagé à qui l’on reprocha d’être homosexuel en 1968. Il ne suffisait pas d’être blanc, riche et ancien élève de Harvard pour avoir l’air fou à traiter quelqu’un de queer.
Après plusieurs séjours prolongés à Istanbul, James Baldwin était de retour aux Etats-Unis. Il apparaissait souvent sur les plateaux de télévision, toujours en tant que porte-parole noir, jamais gay. Chez lui la question sexuelle était réservée à la fiction. L’écrivain était proche de l’entourage de Martin Luther King, mais aussi des nouveaux militants, plus radicaux, incarnant une alternative au pacifisme de King : Huey Newton et les Black Panthers. Ainsi les décrivait-il avec bienveillance dans le roman qu’il allait bientôt publier, Tell Me How Long The Train’s Been Gone :
« Ils étaient plus jeunes que ce qu’ils pensaient, beaucoup plus : ils débarquaient parfois avec leurs bérets style Castro, leurs parkas, leurs capuches, leurs pulls, leurs jeans fins, leurs velours côtelés et leurs grosses bottes, leurs superbes cheveux crépus noirs tournoyant autour de leur tête comme une ronde de feu prophétique […] ils avaient le regard aussi ébahi, incapable de refuser leur confiance, ils étaient condamnés à lutter contre cette tendance à donner sa confiance, subjugués, comme tous les gamins, à l’idée de rencontrer un Grand Homme. »
Le « Grand Homme » est à la fois Leo Proudhammer, comédien noir et personnage principal du livre, et James Baldwin lui-même, figure emblématique du mouvement pour les droits civiques des Noirs.
Le porte-parole des Black Panthers était un homme plus âgé, un ancien détenu de 33 ans nommé Eldridge Cleaver. En mars 1968 il publia un recueil de textes intitulé
Un Noir à l’ombre, dont plusieurs témoignages particulièrement forts sur la prison de Folsom où il avait été envoyé pour viol, et une longue analyse de
Chronique d’un pays natal de Baldwin. Eldridge Cleaver commence par avouer son goût pour les écrits de Baldwin, puis son malaise, déclarant soudain que ces textes trahissent « la haine la plus répugnante, la plus épouvantable et la plus totale à l’égard des Noirs, en particulier à l’égard de lui-même, et l’amour des Blancs le plus éhonté, le plus fanatique, le plus servile et le plus flagorneur qu’on ait jamais vu sous la plume d’un écrivain noir digne de ce nom ». Précisant sa pensée, Cleaver accuse Baldwin d’avoir des réserves vis-à-vis du nationalisme africain dans son texte intitulé « Les Princes et le Pouvoir » et de se moquer de l’essai de Norman Mailer, « Le Nègre blanc ». Cleaver raisonne comme si Mailer incarnait la condition de l’homme noir, négligeant honteusement le romancier blanc. Il poursuit ensuite sur l’homosexualité, délirant complètement. « On dirait que beaucoup de nègres homosexuels […] sont outrés et frustrés parce que leur maladie les empêche de faire un bébé avec l’homme blanc. » Il y voit la raison pour laquelle les Noirs sont prêts à tout pour avoir un amant blanc.
Et en arrive à sa fameuse déclaration : « Personnellement, je ne pense pas que l’homosexualité soit un vrai progrès par rapport à l’hétérosexualité sur l’échelle de l’évolution humaine. L’homosexualité est une maladie, comme le viol de nourrissons ou le rêve de devenir PDG de General Motors. » Même si le ton est celui de la plaisanterie, on est en droit de se demander où veut en venir exactement Cleaver. Il finit en citant le journaliste Murray Kempton hors contexte, de façon à disqualifier James Baldwin comme si c’était le nouveau Stepin Fetchit, ce comédien noir des années 1930 et 1940 à la démarche et à la diction traînantes
7.
Ce que dit Cleaver à propos de la femme noire (« l’alliée silencieuse, indirectement mais effectivement, de l’homme blanc
8 »), de même que son explication politique du viol des femmes blanches, est encore plus atterrant. Le livre de Cleaver a beau avoir été critiqué, il est choquant de voir le nombre d’éloges dont il bénéficia en 1968. La
New York Times Book Review le sélectionna pour en faire un des dix meilleurs livres de l’année. Hélas, la compassion pour les opprimés cachait la triste vérité que Christopher Isherwood avait
identifiée dans
Un homme au singulier : l’oppression peut vous rendre haineux et fou.
Inutile de dire que Baldwin n’apprécia guère l’essai de Cleaver. Ainsi confia-t-il à un ami : « Tout ce que ce petit soldat se contente de faire, c’est de me traiter de gay. Je pensais qu’on en avait fini avec tout ça depuis les Black Muslims. Son rêve, c’est règlements de compte à OK Corral
9. » Pourtant Baldwin tiendra des propos étranges au sujet de Cleaver dans
Chassés de la lumière :
« Je crus comprendre pourquoi il se sentait obligé d’écrire ce qui était en fait un avertissement : guetteur vigilant sur le rempart de la cité (et je le dis sans ironie), il voyait en moi un roseau fragile, bizarre et dangereusement penché, trop récupéré par le système pour que les Noirs puissent s’appuyer sur lui. A mon avis, la façon dont il retournait contre moi ma célébrité était à la fois naïve et injuste ; il devait aussi m’associer à la dégradation indicible du mâle – à tous ces pédés, à ces tantouzes dont l’allure et les propos avaient dû, plus d’une fois, lui donner la nausée en prison. »
Baldwin poursuit en expliquant que Cleaver est « bizarre et suspect », lui aussi, et que le révolutionnaire et l’artiste « bizarres et suspects » ont beaucoup à apprendre l’un de l’autre. Les propos de Baldwin ont quelque chose de masochiste et de troublant. Comme si une partie de lui estimait qu’il méritait qu’on le traite de « tantouze ». Cleaver n’était pas le seul militant à reprocher à Baldwin d’être gay. Dans certains cercles politiques on le surnommait Martin Luther Queen.
Baldwin aurait peut-être réagi plus directement si de nouveau événements n’étaient survenus. Quelques semaines après la parution d’
Un Noir à l’ombre, la police fit une descente dans un bureau des Black Panthers à Oakland, en Californie. Il y eut des échanges de feu, et Cleaver fut blessé et arrêté. Un autre Black Panther, Bobby Hutton, fut tué. C’était le 6 avril. Plus grave encore : le 4 avril, Baldwin était à Palm Springs et travaillait sur un scénario consacré à Malcolm X quand un ami l’appela de Memphis pour lui annoncer que Martin Luther King venait d’être tué. Baldwin était
sous le choc. Beaucoup de ses amis disent qu’il ne fut plus jamais le même après. Lui-même écrivit dans
Chassés de la lumière : « Depuis la mort de Martin à Memphis […] quelque chose a changé en moi, quelque chose a disparu. Peut-être plus que sa mort, la façon dont il est mort m’a obligé à juger la vie humaine et les êtres humains comme je m’étais toujours interdit de les juger. »
Baldwin devint de plus en plus maussade et amer en entretien, parlant des Blancs réactionnaires, du génocide noir, de la fin de l’espérance… Il ne prit pas le temps de relire les épreuves de Tell Me How Long The Train’s Been Gone avant que le livre ne sorte en juin. Il était découragé et devait se dire que son livre serait un échec.
Le personnage principal du roman est Leo Proudhammer, un acteur noir qui raconte sa vie alors qu’il se repose après une attaque cardiaque. Leo Proudhammer a grandi à Harlem, il a connu la gloire, il a eu des liaisons avec des hommes et des femmes. Il est maintenant engagé avec un jeune militant noir radical. Loin d’être un roman autobiographique, profond, c’est un livre plat, impersonnel, avec çà et là de bons passages, le portrait de jeunes radicaux noirs, par exemple. L’émotion exceptionnelle qui portait Un autre pays a disparu. Baldwin était engagé ailleurs, en politique, avant de sombrer dans le chagrin et l’alcool.
Les critiques furent mauvaises. Certains se faisaient le relais de Cleaver en reprochant à Baldwin de négliger la dimension politique, économique ou sociale, au profit exclusif des histoires de sexe. L’argument selon lequel il était meilleur dans ses essais commençait à revenir. Ce qui est faux, je l’ai déjà dit. Les bons romans de Baldwin sont meilleurs que ses essais, mais les gens préfèrent ces derniers parce qu’il n’y a pas de sexe (autrement dit pas de sexe gay). Alors que ses essais rédigés à la première personne ont permis à Gore Vidal de retrouver de l’énergie pour sa fiction, chez Baldwin, les romans en ont pâti. Le côté relâché de ses essais a contaminé ses derniers romans, écrits à la première personne.
A la fin de l’été 68, Baldwin n’était pas aux Etats-Unis. Il était parti à Paris, puis à Istanbul, donc absent au moment des émeutes de Chicago. Un an plus tard, à Istanbul, il mettait en scène
Fortune and Men’s Eye, de John Herbert, où jouait son ami Engin Cezzar, une pièce sur la vie en prison, le viol, le monde de « pédés, de voyous et de tapettes » dont Baldwin disait qu’il comprenait qu’un Cleaver le déteste.
Quant à Cleaver, il ne s’était pas présenté devant les tribunaux, préférant se faire la belle en Algérie où il vécut six ans. Il retourna aux Etats-Unis en 1975 où il fut accusé d’agression avec intention de donner la mort à un policier et condamné à la prison avec sursis. Il abandonna peu après Marx, devint mormon et finit par rejoindre le parti républicain.
C’est à la même époque que Truman Capote commença lui aussi à perdre la tête, non pas par excès d’engagement, mais à cause de la célébrité, une drogue dont il abusait. Un an après le bal masqué du Plaza, De sang-froid fut adapté au cinéma : tous les projecteurs étaient de nouveau braqués sur lui. Capote fut derechef invité par toutes les télévisions pour dire son opposition à la peine de mort. En 1967, son récit intitulé « Un souvenir de Noël » fut adapté pour la télévision, lui-même étant le narrateur : sa voix était plus célèbre que jamais.
En revanche, les questions politiques qui mobilisaient Vidal et Baldwin ne l’intéressaient pas. En 1968, il accorde un entretien à
Playboy, mais dès qu’il aborde la guerre du Vietnam ou la question noire, il pèche par la légèreté et l’affectation. (« Je pense que les deux camps, Hanoi et Washington, ont épouvantablement, tragiquement tort. Et les erreurs des hommes d’Etat s’écrivent toujours avec le sang des jeunes hommes. ») Même ce qu’il dit sur la peine de mort a quelque chose de mécanique et d’inconséquent : l’idée qu’elle serait efficace si elle était rapide et cohérente ; que la prison à vie devrait être synonyme de prison sans liberté surveillée. L’écrivain prétend être occupé par l’écriture d’un « roman à clef, puisant dans la vraie vie mais truffé d’éléments fictifs, exploitant à la fois mes qualités de reporter et mon imagination unique
10. » A ses amis, il annonçait que le roman serait deux fois plus long que
A la recherche du temps perdu. Jusqu’au jour où Donald Windham partit avec lui à Palm Springs dans une maison qu’ils avaient louée. Capote s’installait
rarement devant sa machine à écrire avant l’heure du déjeuner et emportait toujours une bouteille de vin dans la pièce où il travaillait, où il passait des heures au téléphone.
Il buvait encore plus qu’à l’époque de
De sang-froid. Windham releva ainsi ses habitudes quand ils étaient en Floride : « Un bloody mary avant le déjeuner, suivis par trois ou quatre grandes vodkas, puis du vin. Avant le dîner, une bouteille de vin blanc (à la place des “premiers verres”), puis quatre ou cinq vodkas à la maison, et deux ou trois autres au restaurant
11. » Une quantité impressionnante d’alcool pour un corps de 1 mètre 62. Dans
Miami and the Siege of Chicago, Norman Mailer ne comparait-il pas le maire de Chicago à « une version grasse et vieillie de Truman Capote, rustre et bouffi par les pilules
12 » ? Hélas, Capote n’était pas loin de ressembler à cette version-là, en dépit du lifting du visage qu’il s’était fait faire.
Windham fit une autre découverte au cours de leur séjour en Floride. Capote enregistrait ses apparitions à la télévision et se les repassait parce qu’il adorait se regarder. Peu à peu il perdait tout lien avec la réalité. « Il s’est mis à me parler comme si j’étais l’invité d’une de ces émissions, comme si je n’en savais pas plus sur lui que lui sur moi
13. »
Sans doute un compagnon lui aurait-il servi d’ancrage, mais Capote et Jack Dunphy vivaient de plus en plus séparés. Dunphy continuait à écrire, mais il était frustré, obnubilé par ses romans et ses pièces, et il avait tendance à s’isoler. Quant à Capote, il avait du mal à accepter les critiques de sa part les rares fois où ils étaient ensemble. Il avait des liaisons de son côté, en général avec des hommes mariés qui se fichaient comme d’une guigne de la littérature.
Il avait la richesse et la célébrité dont il rêvait quand il était petit en Alabama. Il y croyait, s’y accrochait comme à un ballon flottant vers le soleil. Capote était un personnage, un spectacle en soi – pour un temps au moins. L’idée que le succès est ce qui peut arriver de pire à un artiste est idiote. L’échec est beaucoup plus destructeur. Mais l’adulation, qui permet aux artistes d’être sûrs d’eux en société, peut faire monter le son de l’autocritique et du doute. Plus Capote s’exprimait et se montrait extravagant
en public, plus il était vidé quand il s’installait, seul, devant sa machine à écrire.
Les années 1960 s’achevèrent avec trois écrivains gay qui étaient les porte-parole incontournables des questions les plus débattues dans le pays : Vidal pour la politique des partis, Baldwin pour les droits civiques, Capote pour la peine de mort. Chacun fut méprisé à un moment ou un autre à cause de son homosexualité, mais en général, tous trois étaient pris au sérieux. C’était l’âge d’or de la télévision, qui allait durer plusieurs années, jusqu’à ce que les écrivains gay puissent enfin parler, un peu, de leur vie et de leurs sujets de préoccupation. Certes, cette prise de parole était souvent timide, à lire entre les lignes, mais le public d’hommes et de femmes gay y fut très sensible.
Edmund White, à l’époque romancier non publié et dramaturge frustré, se souvient d’avoir vu Capote à la télévision et d’avoir ressenti un certain malaise, comme si l’écrivain était une sorte de Liberace de la littérature. Cela dit, beaucoup d’homosexuels étudiants ou lycéens le trouvaient amusant, voire stimulant. Quant à Gore Vidal, nous étions impressionnés par sa personnalité, en dépit de son style froid et hautain. Nous avions également un profond respect pour James Baldwin, même si nous ne savions rien de sa sexualité, à moins d’avoir lu ses romans. Si ces trois homosexuels parvenaient à être publiés, écoutés et invités à la télévision, l’homosexualité n’était donc peut-être pas le tabou absolu que la société voulait nous faire croire. Qui sait s’il n’y avait pas un peu d’espoir pour nous, pauvres mortels ?