Une révolution littéraire était en train de se préparer. Au début tout était très lent. Il fallait du temps pour que les journaux réagissent, que des librairies ouvrent, et surtout, pour que de nouvelles œuvres soient écrites. Les poèmes et les pièces de théâtre peuvent avoir un effet immédiat, mais en général la littérature, surtout les romans, demande une longue gestation, suivie de longs mois d’écriture et de récriture. Le premier chef-d’œuvre de la littérature gay qui parut après Stonewall était un roman vieux de soixante ans.
E. M. Forster avait écrit
Maurice en 1913, mais il ne voulait pas le publier tant que sa mère était en vie. Or celle-ci vécut longtemps. Il avait donné le manuscrit à des amis compréhensifs, dont le jeune Christopher Isherwood, qui avait été impressionné. « Il n’est pas trop daté ? » lui avait demandé Forster. « Pourquoi faudrait-il qu’il ne le soit pas ? » avait répondu Isherwood
1. La mère de Forster finit par mourir, mais l’écrivain remit la publication pour préserver sa réputation. Ne pouvant écrire sur ce qui lui tenait à cœur, il n’avait rien publié depuis
La Route des Indes, en 1924. Lui aussi vécut longtemps, mourant en 1970 à l’âge de 91 ans.
Maurice fut publié un an plus tard, sous la direction d’Isherwood. Les craintes de Forster étaient fondées. Le roman, l’histoire d’un long coming-out, dont la psychologie et la retenue sont un peu datées, ne fut guère apprécié par les critiques. Certains étaient déçus d’apprendre que l’auteur était homosexuel, d’autres en profitèrent pour dire que Forster était un écrivain surestimé. «
Maurice, malgré ses nombreux défauts, est
le seul livre sincère de Forster, déclara Marvin Mudrick, plein de nerfs, d’hystérie, d’infatuation et d’amertume
2. »
1971 vit également la publication posthume de la poésie complète de Frank O’Hara. Ce dernier était mort en 1966 à Fire Island, renversé par une voiture. Il avait 40 ans. Nous en reparlerons dans le chapitre suivant, entre-temps je dirai simplement que sa sexualité n’aura été librement reconnue qu’après sa disparition – et après la libération gay.
Plusieurs batailles pour cette libération étaient en cours dans la presse. En septembre 1970, quelques semaines après la première gay pride mondiale, Harper’s en fit un long compte rendu, avec le titre suivant en une : « Homo/Hétéro : la bataille de l’identité sexuelle ». Le papier était signé Joseph Epstein, qui analysait sa propre homophobie en s’appuyant sur Freud, André Gide, Gore Vidal, Norman Mailer et « Elliott, le coiffeur d’une de mes amies chic ». Hélas, au lieu de surmonter ses craintes, Epstein finissait en les justifiant. « Si je pouvais, je ferais en sorte que l’homosexualité disparaisse de cette terre. » Il avouait avoir peur pour ses quatre fils et concluait : « Rien ne m’attristerait plus que si l’un d’eux se révélait homosexuel. Car je sais qu’il serait condamné à un état de négritude permanente parmi les hommes, obligé, quoi qu’il fasse pour s’adapter à sa condition, de vivre comme participant de la douleur de cette terre. » L’idée que le monde pourrait être changé afin que les homosexuels (et les Noirs) ne soient plus opprimés ne lui traversait pas l’esprit.
Un mois après la parution de cet article, la Gay Activist Alliance débarqua dans les locaux de
Harper’s : une douzaine de militants gay, en cheveux longs et jeans, occupèrent les bureaux pendant une journée entière. Il y avait notamment le journaliste Arthur Bell, Arnie Kantrowitz, futur spécialiste de Whitman, et Vito Russo, auteur de l’essai qui ferait date,
The Celluloid Closet. Ils étaient venus exposer la question du droit des homosexuels tout en offrant des cafés et des beignets au personnel
3. Midge Decter, rédactrice en chef adjoint de
Harper’s, n’apprécia guère.
En dépit des réserves d’Epstein, ou à cause de celles-ci, la
New York Times Review décida de lui confier la critique de
Maurice.
Epstein rédigea un article exceptionnellement long, une fois de plus, tâchant de distinguer les grands romans de Forster, dont il était fou, de l’homosexuel qui en était l’auteur. « L’influence homosexuelle, si elle existe dans les autres romans de Forster, est si faible qu’elle ne vaut pas la peine d’être mentionnée. » Ainsi étaient renvoyées dos à dos les amitiés masculines de
La Route des Indes et celles du
Plus long des voyages. Epstein ajoutait qu’il était déçu par
Maurice pour des raisons littéraires, et que les lecteurs gay le seraient à cause du manque de « parties de plaisir homosexuelles ». Or le livre eut beaucoup de succès auprès du lectorat gay qui contribua à remettre Forster au goût du jour pendant une vingtaine d’années, succès dont témoignent les nombreuses adaptations au cinéma et les rééditions des romans de l’écrivain.
Une nouvelle génération d’écrivains gay était en train d’éclore, mais elle ne parlait pas toujours le même langage que ses aînés, qui n’avaient pas le sentiment de faire partie d’un mouvement. Les personnalités reconnues, elles, réagissaient différemment. Certains, comme Truman Capote, se fichaient comme d’une guigne de la bataille à mener. D’autres, tel Tennessee Williams, étaient agacés. Gore Vidal se montrait curieux mais réservé. Seuls Ginsberg et Isherwood, explicites au sujet de leur sexualité, soutenaient ouvertement le mouvement. La majorité faisaient comme si le militantisme était bon pour les autres. O’Hara était mort avant Stonewall, mais son ami Joe LeSueur était convaincu que ce type d’activisme ne l’aurait pas attiré. Inversement, un autre de ses amis était persuadé qu’il aurait jugé cette agitation idiote mais aurait adoré les soirées dansantes que la Gay Activist Association (GAA) organisait au Firehouse.
En 1970,
Gay Sunshine fut fondé à Berkeley par Winston Leyland. C’était une revue littéraire et culturelle qui publiait de longs entretiens avec des personnalités homosexuelles. En général, la nouvelle génération interviewait les aînés qu’elle respectait et admirait. Surtout, elle posait des questions que personne n’avait osé poser. Aujourd’hui, ces conversations avec Isherwood, Ginsberg, Vidal et autres sont une mine d’information sur la vie privée et l’état
d’esprit de ces hommes. Ginsberg a raconté, par exemple, qu’il avait couché avec Kerouac ; John Rechy, auteur de
Cité de la nuit, roman sur le monde des prostitués, publié en 1963, critique la culture SM ; Isherwood brise le mythe épouvantable suivant lequel les nazis étaient homosexuels ; pour la première fois Vidal parle de Howard Austen, son compagnon depuis vingt-trois ans, sachant que ses propos seront imprimés. (Les journalistes avaient introduit le sujet en demandant à Vidal qui hériterait de son argent.) Ces entretiens libres rappellent l’existence d’un monde littéraire gay, distinct mais parallèle au monde de la culture en général. Un monde où les lecteurs hétérosexuels se risquaient très rarement. Non pas qu’ils en soient exclus ; de fait ils ne s’y intéressaient pas.
Cependant la doxa évoluait, y compris à la télévision. Dans un entretien qu’il accorda à David Frost, toujours en 1970, Tennessee Williams répondit à une question sur sa vie sexuelle avec un sourire chafouin : « Je ne voudrais pas créer de scandale, mais disons que j’ai largement écumé les quais. »
Depuis la mort de Frank Merlo, en 1963, Tennessee Williams vivait une vie étrange, planant entre les vapeurs d’alcool et les somnifères. « J’ai traversé les sixties en dormant », avouera-t-il à Gore Vidal qui lui répondit qu’il n’avait rien raté
4. A vrai dire le dramaturge était devenu tellement paranoïaque et imprévisible que ses amis l’évitaient. Il avait même embauché un compagnon, qui avait souvent peur de ses réactions. Pendant les répétitions de sa nouvelle pièce,
Le Paradis sur terre, il riait constamment, mais les comédiens ne savaient pas si c’était à cause d’eux ou de son texte. La pièce fut créée à Broadway mais elle fut retirée de l’affiche au bout d’un mois. Le frère de l’écrivain, Dakin, persuada alors son frère de se faire soigner. Tennessee Williams fut interné dans un pavillon psychiatrique en 1969, mais dès qu’il ne prenait plus de médicaments, il était en manque. Plus tard il dira avoir eu deux attaques cardiaques sur place.
Il se réveilla des sixties pour se retrouver au cœur d’une drôle de bataille. C’était à la fin de l’année 1971 : une nouvelle pièce,
Nightride, d’un inconnu signant Lee Barton, venait d’être montée off-Broadway. La pièce est un face à face entre un chanteur de
rock ouvertement gay et un vieux dramaturge homosexuel qui n’a rien écrit depuis dix ans. Le spectacle fut largement commenté par les critiques, dont l’un identifia le second personnage comme étant Tennessee Williams. Peu après Lee Barton publia un article consacré à ce dernier dans le
New York Times.
« Qui ne se fout pas de savoir que Tennessee Williams a fini par reconnaître ses préférences sexuelles par écrit ? Il lui reste à donner au théâtre gay une pièce significative, car, vu son talent, cette œuvre vaudrait toutes les révélations personnelles. Plusieurs écrivains gay de sa génération, et d’autres, plus jeunes, ont échoué à produire quoi que ce soit, sous quelque nom que ce soit, qui serait une vrai plaidoyer en faveur de l’homosexuel dans la société. »
Tennessee Williams lut l’article (il avait également vu Nightride) et répondit dans un entretien avec Arthur Bell, journaliste gay du Village Voice. « L’auteur me fait de la peine. Il a tort d’imaginer que j’ai caché certaines parties de ma vie, [mais] il écrit sous un pseudonyme. Je n’ai rien à cacher. L’homosexualité n’est pas un sujet dans mon théâtre. J’écris sur les rapports humains. Je n’ai jamais triché. »
Lee Barton n’était pas le seul jeune écrivain gay à s’en prendre au plus grand dramaturge américain vivant de l’époque. Dans une « Lettre ouverte à Tennessee Williams » publiée par
Gay Sunshine, Michael Silverstein déclara : « Vous m’avez aidé à me libérer mais je constate que vous n’êtes pas libre
5. »
La pièce suivante de Tennessee Williams, Avis aux petites embarcations, se déroule dans un bar où sont rassemblés plusieurs écorchés vifs, dont Quentin, un scénariste gay. Elle fut créée en mars 1972 et eut de meilleures critiques que les pièces des dix années précédentes, mais la plupart mettaient l’accent sur le personnage de Quentin, comme si l’œuvre était « les garçons de la bande » de l’écrivain. La sexualité de l’auteur éclipsait tout.
De son côté, Christopher Isherwood était parfaitement éveillé et en prise avec le monde. Sa vie avec Don Bachardy avait toujours autant de hauts et de bas (Bachardy avait une liaison avec un de ses vieux amis), mais il continuait à écrire. En 1967, il avait publié
Rencontre au bord d’un fleuve, un joli roman sur l’histoire de deux frères anglais qui se retrouvent dans un monastère hindou près de Calcutta. Le plus jeune est décidé à devenir moine. L’aîné (qui a une femme et un amant) espère le faire changer d’avis. Le roman est écrit sous forme de lettres et d’entrées de journaux intimes. Les critiques furent un peu désemparés par le livre, surtout par sa dimension spirituelle. Comme toujours, ils auraient préféré que l’auteur écrive de nouveau sur Berlin.
Jusqu’au jour où Bachardy eut l’idée d’en faire une pièce de théâtre, et les deux hommes s’associèrent pour la première fois, inaugurant de nombreuses collaborations à venir. La pièce fut montée à Los Angeles et à New York, mais le succès fut mitigé. Peu importe, tous deux avaient découvert le plaisir de travailler à quatre mains. Ils commençaient par discuter longuement puis passaient à l’écriture, Isherwood dictant et Bachardy tapant à la machine. Ils écrivirent plusieurs scénarios ainsi, dont celui d’un téléfilm, Frankenstein : the True Story.
A la même époque, Isherwood s’était plongé dans la lecture des journaux intimes de ses parents dans l’espoir de faire la paix avec sa mère, disparue peu de temps auparavant, et de découvrir son père qui était mort quand il était petit. Kathleen et Frank parut en 1971 : c’est un livre curieux, à vif mais sec, personnel mais désincarné. Aucun de ces deux personnages de l’élite anglaise n’est vraiment touchant. Néanmoins ce fut l’occasion pour Isherwood d’expérimenter un nouveau procédé : le dédoublement qui consiste à parler de lui dans le passé sous le nom de « Christopher », tout en conservant le « je » pour son moi présent. L’écrivain reprendra le procédé après avoir relu ses journaux et comblé les manques sur ses premières années en Californie : il en fera ses mémoires, rédigés comme un journal, mais trop âpre et sulfureux pour être publié de son vivant – il faudra attendre sa mort pour que paraisse Lost Years : A Memoir, 1945-1951.
En 1972, le film
Cabaret sortit sur les écrans. Isherwood fut dubitatif, presque autant que face à la comédie musicale, malgré le plaisir de se voir incarné par Michael York, un beau comédien doué d’une voix suave, une octave plus grave que la sienne. Le personnage
n’était plus hétérosexuel, mais Isherwood trouvait que son homosexualité avait l’air d’être « une faiblesse ridicule […] comme faire pipi au lit
6 ». Pour les gay de ma génération, ce film fut une révélation. A nos yeux, le héros était évidemment un homosexuel qui évite de commettre l’erreur d’épouser sa meilleure amie. Tous deux couchent avec le même homme, ce que révèle le dialogue suivant : « Fais-toi sauter par Max ! » déclare York. « C’est ce que je fais », répond Liza Minnelli. York a un sourire amer et enchaîne : « Moi aussi. » Ce triangle sexuel était une idée du scénariste, Jay Presson Allen, et il correspondait plus à l’époque où le film fut tourné qu’à l’époque où le roman original avait été publié. Quoi qu’il en soit, le film attira un nouveau public qui découvrit Isherwood. Dont un jeune officier ayant servi dans la marine pendant la guerre du Vietnam, Armistead Maupin, qui se débattait encore avec sa sexualité. Il fut tellement frappé par
Cabaret qu’il se mit en quête des œuvres complètes d’Isherwood.
Gore Vidal, lui, passait de moins en moins de temps aux Etats-Unis. En 1971, il vendit Edgewater et acheta avec Howard Austen une villa baptisée La Rondinaia (« Le nid d’hirondelles »), à Ravello, en Italie. C’est là qu’il commença à écrire son roman consacré à un grand homme de l’histoire américaine, Aaron Burr. Il avait décidé de se lancer dans le roman historique, évitant de parler d’homosexualité, un thème qui avait nui aux ventes de
Two Sisters, une méta-fiction mêlant mémoires, scénario et fiction. Cependant il en parlait très librement dans ses essais et ses entretiens. Il en discuta longuement avec John Mitzel et Steve Abbott dans
Fag Rag en 1973, mais il écrit par la suite à un ami : « Je ne vois pas très bien l’intérêt de ces revues de pédés – du moins pour ceux d’entre nous qui ont la possibilité d’écrire ailleurs et de dire la même chose. Le rêve de ces journaux c’est que le chef de la police de L. A. s’amourache de leur style et qu’un jour il soit illuminé, comme saint P[aul], et comprenne que les
pédés non seulement sont bien mais
mieux7 ! »
Vidal publia
Burr en 1973. Ce fut un immense succès critique et public. A mes yeux,
Burr est son meilleur roman : même s’il n’a rien de gay (à part le personnage sodomite inspiré par William F. Buckley),
l’écrivain y déploie tout son talent. Aaron Burr est un personnage cynique, spirituel, tout sauf innocent, le double parfait de Vidal, une sorte d’autoportrait fantaisiste. « Heureusement notre peuple a toujours préféré la légende à la réalité – j’en suis d’autant plus conscient que je suis devenu une des légendes noires de la république, un personnage à peine réel. » Burr raconte sa vie à Charles Schuyler, un jeune journaliste qui écrit la biographie du vieil homme (et rappelle le jeune Vidal en herbe). Le « présent » du New York de 1833 est superbement décrit, et le « passé » de l’époque de George Washington, Thomas Jefferson et Alexander Hamilton est extrêmement vivant, fidèle à l’esprit du temps. Le roman est vif, inventif, intelligent et amusant.
En 1975, Tennessee Williams publia ses
Mémoires d’un vieux crocodile. Vidal en fit la chronique pour la
New York Times Review of Books sous le titre « Quelques souvenirs de l’oiseau de gloire et d’un moi antérieur », livrant une analyse particulièrement magistrale de l’homme et de l’œuvre. Il révèle un amour profond pour le dramaturge, avec tous ses défauts – l’oiseau de gloire était un surnom personnel du dramaturge – et dévoile une facette de lui-même plus sensible. Son analyse est un tableau merveilleusement réaliste du monde gay de l’après-guerre, où l’on croise Paul Bowles, Carson McCullers, Jean Cocteau, et un Truman Capote redoutable, pervers et menteur pathologique. Tennessee Williams écrivit peu après à son amie et sombre alter ego, Maria St Just : « Gore a écrit un papier hilarant sur mes
Mémoires qui se vendent comme des petits pains – et grimpent lentement mais sûrmement sur la liste de best-sellers !!
8 »
Ces
Mémoires d’un vieux crocodile sont un méli-mélo libre et chaleureux de souvenirs plus ou moins fiables et d’anecdotes. Peu importe qu’il fût ivre ou défoncé, le dramaturge savait encore écrire. Les critiques furent déçus de voir qu’il en disait plus sur ses liaisons que sur son théâtre, mais Tennessee Williams n’a jamais été très disert sur son art. Les lecteurs gay, eux, étaient plus enthousiastes, car ils étaient sensibles à la franchise avec laquelle il évoquait ses aventures. L’écrivain reçut beaucoup de courrier. Pour certains, qui ne
connaissaient que l’auteur d’
Un tramway nommé Désir, il devint un modèle admiré.
1975 est aussi l’année où Truman Capote publia trois chapitres de son roman inachevé, Prières exaucées, dans Esquire. Comme il en parlait depuis près de dix ans, il voulait prouver à tous, y compris à lui-même, que le livre existait. Au lieu de quoi il perdit des amis proches et porta atteinte à sa réputation littéraire.
Le chapitre le plus connu, « La côte basque », est un portrait polyphonique de dames de la haute échangeant des ragots dans un restaurant sélect de New York. Portrait vache mais vivant. Hélas, les autres chapitres ne sont plus que vaches et ennuyeux. Raconté par un certain P. B. Jones, double de Capote qui gagne sa vie en étant masseur et gigolo,
Prières exaucées est une pochade pornographique sur la vie littéraire et mondaine, vue par un écrivain qui, au fond, avait horreur du sexe. C’est du porno malveillant et sans joie. Le chapitre le plus long, « Des monstres à l’état pur », est ce que Capote a écrit de plus ouvertement gay, et de pire. Comme si l’auteur avait décidé de rivaliser avec ses pairs mais échouait. La voix du narrateur, fondée sur l’autodérision, est une pâle imitation de celle de
Myra Breckinridge. Un long épisode avec Denham Fouts permet d’identifier le fameux giton de
L’Ami de passage, comme si Capote espérait le voler à Isherwood. Mais le Denham Fouts de Capote n’est plus qu’un sale petit tapin dépourvu de la dimension comique et mystérieuse que le personnage de Paul avait chez Isherwood. (Les deux écrivains l’imaginent mourant après sa cure de désintoxication, mais Capote ajoute une précision sordide : il meurt assis aux toilettes.) Pire encore, la scène où P. B. Jones se rend au Plaza pour se mettre au service d’un dramaturge célèbre et moustachu, M. Wallace, « un nabot trapu, pansu, bouffi d’alcool, avec fausse moustache collée au-dessus d’une lippe laconique ». Tout le monde reconnut Tennessee Williams, à qui rien n’est épargné, ni ses mauvaises critiques les plus récentes, ni son compagnon mort. Sa chambre d’hôtel sent la merde de chien. Jones est obligé de sortir son bouledogue avant de se déshabiller pour son client, mais M. Wallace préfère parler plutôt que de baiser. Le portrait que nous offre Capote est caricatural, mais sauvé par un
moment de vérité, après un long monologue du dramaturge qui explique qu’il meurt d’un cancer et pense que P. B. Jones se ment à lui-même :
« Non, voici ce que je pensais : ce petit bonhomme replet, à l’imagination d’auteur dramatique, tout comme un de ses personnages à la dérive, cherche à attirer l’attention et à se faire plaindre en racontant à des étrangers des mensonges auxquels il ne croit qu’à moitié. Et des étrangers parce qu’il n’a pas d’amis, et il n’a pas d’amis parce qu’il n’a pitié que de ses propres personnages et de lui-même – tous les autres n’étant que des spectateurs. »
Qui sait si Capote ne parlait pas de lui-même ? A une différence près : il n’éprouvait plus la moindre pitié pour ses personnages.
Prières exaucées est un ouvrage choquant, moins pour les secrets qu’il trahit qu’à cause de sa grossièreté et son absence d’imagination. Le chapitre « La côte basque » a coûté à Capote beaucoup de ses amies qu’il appelait ses « cygnes », notamment Babe Paley dont on dit que le mari, William Paley, serait le personnage adultère qui retire frénétiquement du sang menstruel sur ses draps avant que sa femme ne rentre. Çà et là afflue la belle prose rythmée de Capote, mais dans l’ensemble le livre n’offre ni surprises ni plaisirs. On a du mal à croire que l’auteur des
Domaines hantés et
De sang-froid ait pu commettre un truc aussi mécanique et ordurier. Encore moins qu’il y ait passé dix ans, ce qui est sûrement faux. Donald Windham, qui gardait l’appartement de Capote en 1970
9, était tombé sur le manuscrit du chapitre « Des monstres purs » qui traînait sur le bureau de Jack Dunphy. Il l’avait lu, bien sûr, et avait été atterré. Il crut que c’était un canular, une parodie des romans à succès de Jacqueline Susann, jusqu’au jour où le livre fut publié.
Capote s’était abîmé dans un monde de rêves et de « mensonges à moitié crus », ceux-là mêmes qu’il servait aux étrangers. Dans un entretien qu’il accorda à
Playboy en 1975, il inventa une anecdote déplaisante selon laquelle Gore Vidal aurait été viré de la Maison-Blanche par Robert Kennedy et Arthur Schlesinger parce qu’il avait injurié la mère de Jackie Kennedy
10. Ils « ont pris
Gore par la peau du cou et l’ont traîné jusqu’à la porte avant de le balancer dans Pennsylvania Avenue ». Cette fois-ci Gore Vidal le traîna devant les tribunaux en exigeant un million de dollars, dont il savait que Capote ne les avait pas. Le procès dura plus de huit ans. Les deux dinosaures se livraient de nouveau la guerre devant les tribunaux. Vidal dit lui-même en riant qu’à partir d’un certain âge les procès remplacent le sexe. Autre exemple : le jour où Donald Windham publia les lettres que lui avait écrites Tennessee Williams dans les années 1940 et 1950, une correspondance qui révèle la facette la plus saine et la plus délicieuse du dramaturge, ce dernier lui fit un procès, en dépit de l’accord qu’ils avaient signé.
En 1976, George Whitmore, un jeune écrivain gay, interviewa Tennessee Williams pour Gay Sunshine à l’hôtel Elysée à New York. Le dramaturge, agrippé aux bras de son fauteuil, déblatéra contre les critiques juifs qui voulaient briser sa carrière. Whitmore fila ensuite chez son ami, le dramaturge Victor Bumbalo, hurlant de rire et d’horreur, lui qui venait de faire la connaissance de son héros. Il sucra tous les propos antisémites ou délirants du dramaturge quand il transcrivit l’entretien par écrit.
Pendant ce temps-là la presse gay continuait à se développer. En 1974, David Goodstein, un homme d’affaires ambitieux, racheta
The Advocate, transféra le siège de Los Angeles à San Francisco et transforma le journal en magazine. Il mit l’accent sur la culture plutôt que sur la politique, autrement dit sur le sexe et la consommation, mais aussi sur la littérature. Des écrivains gay commencèrent à apparaître en une – peu de personnalités gay autres que les écrivains étaient prêtes à s’afficher ainsi. En deux ans, le nombre d’exemplaires en circulation atteignit le chiffre de 60 000 (comparés aux 2 300 de
ONE dix ans plus tôt.) En 1975, une étude révélait qu’il existait environ 300 publications gay aux Etats-Unis, y compris les magazines plus ou moins pornos, soit un nombre total de 200 000 exemplaires
11.
En 1976, c’était au tour du mensuel
Christopher Street de voir le jour. La revue, qui reprenait le nom de la principale rue du quartier
gay de New York, s’intéressait aux sujets politiques et culturels et avait pour ambition de devenir un
New Yorker gay. Son rédacteur en chef, Charles Ortleb, était un jeune rédacteur-concepteur originaire du New Jersey qui avait fait ses études dans le Kansas. Il avait avec lui une bande de journalistes gay, dont Arthur Bell, Michael Denneny et Patrick Merla. Ils emménagèrent dans les anciens bureaux en sous-sol de la
New York Review of Books, sur la Treizième Ouest, et le premier numéro parut en juillet 1976 – avec un placard vide en couverture. Denneny, qui était aussi éditeur chez St Martin’s Press, dira plus tard qu’ils pensaient que les écrivains gay avaient des tiroirs pleins de manuscrits non publiés. A vrai dire, ils comprirent bientôt que la plupart n’écrivaient que lorsqu’ils étaient sollicités. Au début, les écrivains publiaient sous pseudonyme afin de tricher sur le nombre de signatures. Pour le graphisme, Ortleb fit appel au directeur artistique Rick Fiala, à qui il demanda des dessins humoristiques à la manière du
New Yorker. Fiala travaillait aussi sous pseudonyme, même si son style et ses personnages éternellement souriants sont reconnaissables. Un de ses premiers dessins représentait un personnage gay annonçant à des amis, tout sourire : « Si vous voulez mon avis, on s’amusait plus quand c’était pas naturel. »
A l’origine,
Christopher Street s’adressait aussi bien aux hommes qu’aux femmes, mais celles-ci abandonnèrent au bout de deux ans. C’est ce qui s’était passé avec
Lavender Vision, un magazine créé à Boston, qui s’était scindé en 1971, l’année où les hommes avaient créé
Fag Rag. Les lectorats et les centres d’intérêt étaient trop divergents. (Le premier best-seller gay de l’époque est un roman, publié en 1974, de Patricia Nell Warren, femme divorcée, ancienne éditrice de
Reader’s Digest, qui n’avoua son homosexualité que plusieurs années plus tard.
12)
Pendant ce temps-là, la librairie de Craig Rodwell avait pris son envol et déménagé sur Christopher Street en 1970, à deux pas du Stonewall Inn. A Toronto, en 1971, la librairie Glad Day ouvrit, dont le nom reprenait celui d’une gravure de William Blake. Une succursale fut inaugurée à Boston en 1977. Giovanni’s Room ouvrit en 1973 à Philadelphie, en référence au roman de James Baldwin,
La Chambre de Giovanni – les propriétaires de la librairie avaient écarté le nom « La Cité de la nuit », jugé trop sérieux, et « Le puits de solitude » (titre d’un roman de Radclyffe Hall), trop déprimant. Il y eut ensuite la librairie Lambda Rising, en 1974, à Washington, A Brother’s Touch à Minneapolis, A Different Light à San Francisco, et bien d’autres.
Marché et communautarisme se rejoignaient, créant un nouveau public pour les livres et les pièces de théâtre des trente années à venir. Ce public était aussi nécessaire, voire plus, pour les œuvres que pour les auteurs.
En décembre 1976, Christopher Street affichait en une un portrait de Christopher Isherwood dessiné par Don Bachardy et proposait un extrait de son nouveau livre, Christopher et son monde.
Les critiques qui rêvaient d’un nouveau roman sur Berlin étaient enfin satisfaits, même si ce n’était pas le Berlin qu’ils imaginaient. Isherwood annonce dès la première page que le livre sera « aussi direct et factuel que possible ». Sur la seconde page il déclare : « Pour Christopher, Berlin voulait dire les garçons. »
Christopher et son monde est un merveilleux livre autobiographique, franc, vif, clairvoyant, qui commence avec le premier séjour de l’auteur à Berlin, entre 1929 et 1939, et finit avec son arrivée en Amérique. Il est construit à partir de souvenirs et de divers matériaux, dont l’œuvre, les lettres et les journaux de l’écrivain et d’autres, notamment de sa mère. Le double masque de « je » et « Christopher », déjà exploité dans Kathleen et Frank, permet à l’auteur de sautiller allègrement entre passé et présent, tout en reconnaissant que chacun change avec le temps : le moi qui vit la vie n’est pas toujours le moi qui la comprend.
Un nombre impressionnant de personnages défilent, dont la famille de l’auteur, ses amis célèbres – W. H. Auden, E. M. Forster, Stephen Spender –, les modèles de ses personnages – Jean Ross qui inspira Sally Bowles, Gerald Hamilton que l’on trouve dans M. Norris change de train, Bertold et Salka Viertel dans La Violette du Prater – et ses trois petits amis allemands, Bubi, Otto et Heinz Neddermeyer. L’écrivain se peint également lui-même, avec un œil plus critique, mais toujours avec sympathie et humour.
Les années sont parcourues librement et rapidement, à la mode picaresque, jusqu’à la crise des années 1930 : Christopher et Heinz viennent de quitter l’Allemagne, Hitler prend le pouvoir et Heinz se retrouve sans patrie. Interdit de séjour en Angleterre où il est considéré comme un étranger en situation illégale, il part avec Christopher en Grèce, puis aux îles Canaries, au Portugal, au Danemark et en Hollande. Christopher tâche de lui obtenir un visa mexicain. Il est en Angleterre quand Heinz est expulsé de France. Tous deux se retrouvent au Luxembourg, mais leur avocat ne peut pas obtenir de visa pour Heinz s’il ne rentre pas en Allemagne. C’est ce qu’il fait, mais il est arrêté pour avoir fui la conscription. Un procès a lieu, Heinz est condamné à la prison et au service militaire. Christopher fait ce qu’il peut d’Angleterre. Désespéré, il écrit en citant son propre journal :
« Au début je ne pensais pas du tout à Heinz. Du moins j’essayais. Je me sentais comme une maison dont une pièce, la principale, est fermée à clé. Puis, avec une grande prudence, je me suis autorisé à penser à lui par petites doses – cinq minutes à la fois. Alors j’ai pleuré un bon coup et ça m’a fait du bien. Mais il est très difficile de pleurer quand on sait d’avance que cela vous fera du bien. »
Le livre aurait pu s’achever sur ce drame, mais ce n’est pas le cas. Car c’est non seulement une épreuve de vérité, mais une épreuve de réalisme, dépourvue de tout mélodrame. La vie continue, Christopher continue. Auden et lui s’en vont en Chine où ils sont témoins d’une guerre cruelle, puis aux Etats-Unis, où Isherwood tombe de nouveau amoureux. Le livre finit alors que le vieux « je » annonce au jeune « Christopher » que ce nouvel amour ne durera pas, mais qu’il finira par rencontrer « le compagnon idéal auquel tu pourras te révéler totalement, et néanmoins être aimé pour ce que tu es, non pour ce que tu feins d’être ». La rencontre n’aura pas lieu tout de suite.
« Il habite déjà la ville où tu te fixeras. Il sera près de toi bien des années avant que vous ne vous rencontriez. Mais il ne
servirait à rien de le rencontrer maintenant. Pour le moment il n’a que quatre ans. »
Christopher et son monde est dédié à celui qui avait alors 4 ans.
Gore Vidal signa une critique chaleureuse dans la
New York Review of Books. « La phrase d’Isherwood ne pèche par aucun excès. Les verbes sont forts. Les noms précis. Les adjectifs rares. La troisième personne étonne et séduit, tandis que la première est un guide efficace, jamais bêtement bégueule
13. » Peter Stansky, historien de la littérature gay, émit un avis plus réservé dans la même revue tout en demeurant élogieux. En Angleterre, les critiques furent mauvaises car l’écrivain était encore accusé d’avoir fui la guerre, mais l’accueil aux Etats-Unis témoignait d’un vrai respect. Un critique regrettait que l’auteur réduise sa personne à n’être « que » un homosexuel. Grotesque. L’écrivain embrasse la totalité de sa vie : sa famille, ses engagements, son écriture. Il se dévoile comme jamais un écrivain ne s’était dévoilé avant lui. C’est l’homme tout entier qui nous est peint, et les proportions sont parfaites.
Un des passages les plus émouvants, avant l’arrivée aux Etats-Unis, est celui où l’écrivain met à l’épreuve ses convictions, y compris son pacifisme :
« Supposons, se disait maintenant Christopher, que je tiens à ma merci une armée nazie. Je peux la faire sauter en appuyant sur un bouton. Les hommes qui composent cette armée sont bien connus pour torturer et assassiner des civils – tous à l’exception de l’un d’entre eux, Heinz. Appuierai-je sur le bouton ? Non – un instant… supposons que je sache que Heinz en personne, par lâcheté et par contagion morale, devenu aussi mauvais qu’eux, prend part à tous leurs crimes ? Appuierai-je sur le bouton même en ce cas ? La réponse de Christopher, donnée sans l’ombre d’une hésitation, était : bien sûr que non […] Ainsi Christopher était-il forcé de se reconnaître pacifiste – bien que grâce à une argumentation qu’il ne pouvait admettre qu’avec la plus vive répugnance
14. »
Il passe au crible ses autres principes.
« Ce qui avait commencé de faire surface dans son esprit confus, c’était un conflit d’émotions. Il se sentait obligé de devenir pacifiste, il refusait de nier son homosexualité, il voulait conserver le plus possible ses opinions de gauche. Pour le présent, tout ce qu’il pouvait faire était de prendre ses idées l’une après l’autre pour les réexaminer, les faire sonner comme des pièces de monnaie en disant : celle-ci est fausse ; celle-là est vraie mais n’a pas cours ; celle-ci, je crois pouvoir la garder. »
Bien entendu, une des pièces résonnait de façon particulière aux oreilles des lecteurs gay.
Christopher et son monde sortit au moment où le public de l’écrivain s’affirmait. Le livre se vendit très bien et Isherwood reçut un courrier de lecteurs impressionnant, plus que Tennessee Williams pour ses mémoires. Certaines étaient des lettres blagueuses et grivoises (un écolier anglais de 15 ans envoya sa photo en écrivant au dos : « Mes seins sont en feu
15 »), mais d’autres étaient plus graves, profondes, pleines de gratitude envers l’auteur et son œuvre, jugée exemplaire. Le jour où Isherwood signa son livre à la librairie Oscar Wilde, à New York, la queue sur le trottoir était interminable. C’était exactement là où la police et les manifestants gay s’étaient affrontés quelques années plus tôt. Gore Vidal taquinera Isherwood ainsi : « Les gens vont penser que Christopher Street doit son nom à ta pomme
16. »