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Chansons d’amour
« Peut-être est-il impossible de s’adapter à la vie américaine, écrivait le critique d’art Harold Rosenberg. La vie américaine est une corde raide ; toute vie individuelle aux Etats-Unis comprend quelque chose d’inconnu, encore en friche1. » Rosenberg évoquait ici la vie des intellectuels, mais sa remarque vaut autant pour les homosexuels. La vie gay comprend quelque chose d’inconnu, d’encore en friche. De même que l’amour, et la poésie.
Le poète homosexuel le plus en vue de l’époque était Allen Ginsberg, mais depuis la parution de Howl et autres poèmes, il avait choisi de nouveaux sentiers, incarnés par sa participation aux émeutes de Chicago et celles du Stonewall. Ginsberg était loin de mener la vie d’un T. S. Eliot ou d’un Robert Lowell (qui passa plus de temps en hôpital psychiatrique que lui). Il exploitait son énergie et ses talents plus librement. Sa mère, Naomi, lui avait écrit une lettre dont il intégra plus tard une partie dans un poème : « marie-toi Allen ne prends pas de drogue ». Or il prenait des drogues. Et il alla en Inde, trois fois. Comme Isherwood, il étudia la religion hindoue, mais sous différents jours, moins contraignants, plus subjectifs que le védantisme. Il se passionna également pour le bouddhisme et la politique. Il était désormais plus prophète que poète.
En 1969, Ginsberg était passé de l’image parfaite de la génération Beat à celle des hippies – image au sens propre puisque son portrait était affiché partout dans les chambres d’étudiants. Il recevait des brassées de courrier de lecteurs qui lui envoyaient leur manuscrit ou lui demandaient des conseils, de l’aide, voire, un jour, un bout de sa barbe (destiné à être vendu aux enchères par la revue littéraire d’un lycée !). Cependant, il avait beau être connu dans le monde entier, la poésie qu’il écrivait depuis Howl était rarement citée. En 1968, Jane Kramer fit un portrait de lui très vivant pour le New Yorker, qui fut ensuite repris en livre sous le titre Ginsberg, très précis sur les drogues qu’il prenait, mais très peu sur sa vie amoureuse2. Peter Orlovsky y est présenté comme « son camarade de chambre de plus de treize ans ».
Non pas que Ginsberg fût méprisé, mais personne ne voulait entendre parler de son homosexualité. Lui-même évoquait régulièrement ses amants dans des entretiens et n’hésitait pas à faire des avances à ses fans, gay ou hétérosexuels. (Il existait jusqu’à récemment une page Facebook intitulée allen-ginsberg-hit-on-me.) En 1971, il fut invité par l’université William and Mary pour participier à une manifestation contre Nixon. Il fut logé par un de mes amis chez qui il prit un bain qui dura trois heures avec un étudiant, rédacteur en chef du magazine d’un campus voisin. Mon ami était ennuyé pour une raison : il avait mobilisé l’unique salle de bain de la maison. Pendant ce temps-là, Ginsberg poursuivait sa relation très libre avec Peter Orlovsky, qui couchait avec des hommes et des femmes. (Charles Shively, qui coucha avec les deux, soupçonne Orlovsky d’avoir fait semblant d’être bisexuel pour ne pas perdre Ginsberg.) De son côté, Orlovsky s’était mis à la poésie : en 1977, il publia chez City Lights Clean Asshole Poems & Smiling Vegetable Songs. Winston Leyland, journaliste de Gay Sunshine, édita plus tard un ensemble de poèmes et de lettres de Ginsberg et Orlovsky sous le titre Straight Hearts’ Delight, ensemble qui forme une chronique de leur vie à deux. Le livre fut complètement ignoré.
Ginsberg était à la fois le poète bohème préféré des étudiants hétérosexuels qui se voulaient transgressifs et celui des étudiants gay qui n’étaient prêts à faire leur coming-out. C’était un poète qui n’était plus connu pour sa poésie, mais finalement peu importe, puisque ce qu’il a écrit après Howl est très inégal, rarement fort. Bien sûr, il y a Kaddish, le long poème sur sa mère qu’il publia en 1959. Mais Kaddish est moins un poème qu’une dépression nerveuse verbale, une avalanche de mots dépourvue de rythme et de forme. Le poème fonctionne parce qu’il échappe au sens, fuit la douleur du poète face à la folie de sa mère. Curieusement Kaddish est une œuvre très puissante mais difficile à citer, or les poèmes survivent parce que nous pouvons les citer. Parmi mes poèmes préférés, je mentionnerai également « Wales Visitation », méditation lyrique sur la nature écrite en 1967, vision de l’Angleterre qui mêle Blake, Wordsworth et le LSD. Et un joli petit poème sur le cœur vu comme un organe érotique, « Love Replied », fondé sur l’obscénité pour découvrir, au-delà du sexe, l’amour.
Pourtant tout était dans la poésie d’O’Hara, sensibilité gay et expérience gay, éparpillées çà et là l’air de rien dans la quodienneté de ce qu’il appelait ses poèmes « je fais ci je fais ça ». O’Hara privilégiait en outre des thèmes très gay : les vieux films, Lana Turner, James Dean, Billie Holiday, la musique classique. Pour qui l’a repérée, il est impossible d’ignorer la dimension homosexuelle de sa poésie. « Partager un coca avec toi » est sans doute le poème d’amour le plus à la coule jamais écrit, et le plus sincère en vertu de cet aspect coulant.
« Partager un coca avec toi
Est même plus drôle qu’aller à San Sébastien, Irun,
Hendaye, Biarritz, Bayonne…
en partie parce qu’avec ta chemise orange tu ressembles
à un saint Sébastien mieux et plus heureux
en partie grâce à mon amour pour toi, en partie grâce
à ton amour du yaourt
en partie grâce aux tulipes orange fluo autour des bouleaux
en partie grâce au secret de nos sourires devant les gens
et les statues »
On dirait une parodie de publicité pour Coca-Cola. Le lecteur imagine parfaitement deux hommes échangeant un grand sourire face à un distributeur de boissons.
Contrairement à ceux de Ginsberg, les longs vers d’O’Hara sont souples, mais jamais mous. Ils ont le rythme de l’argot américain, et sont pleins de surprises et d’humour. Cependant les deux poètes étaient des amis proches, et l’exemple de Ginsberg a sans doute permis à O’Hara d’échapper aux formes de poésie plus classiques et de trouver sa propre voix. O’Hara a su tirer parti de sa liberté. Pour expliquer ce qu’il cherchait, il a rédigé un manifeste humoristique sur le style de sa poésie, qu’il appelait le « personnisme ».
Un poème considéré comme un coup de fil ? Pas étonnant que la poésie d’O’Hara soit aussi réjouissante et engageante.
Loin de la poésie un rien débraillée de Ginsberg et O’Hara, la poésie de James Merrill semble, au contraire, très collet monté, par sa forme et par son mètre. Le poète lui-même était issu d’une famille argentée et privilégiée, fils de Charles Merrill, cofondateur de la première maison de courtage américaine, Merrill Lynch. Certains lui ont tenu rigueur de cet environnement, comme s’il était plus facile d’écrire de la poésie quand on avait de l’argent… Combien d’hommes et de femmes fortunés ont-ils profité de leur oisiveté pour donner de grandes œuvres d’art ?
Merrill écrivait déjà de la poésie quand il entra à l’université d’Amherst : il avait publié un premier recueil, payé par son père, à 16 ans. En 1947, Kimon Friar, son professeur et amant, le présenta à Anaïs Nin : c’est ainsi qu’il a fait son apparition dans notre histoire, quand Gore Vidal et lui envoyèrent des lettres au New York Times pour prendre la défense d’Anaïs Nin. Néanmoins il garda ses distances avec Anaïs Nin – qui se rabattit sur son camarade de chambre –, préférant aller voyager en Europe. Il publia son premier recueil chez un grand éditeur en 1951.
S’inspirant de l’exemple du poète grec Constantin Cavafy, dont les aperçus sur de jeunes éphèbes sensuels (« Jours de 1896 », « Jours de 1908 », etc.) étaient très en avance sur leur temps, Merrill se mit à écrire ses propres « Jours de… », insufflant davantage de vie dans son œuvre. Dans ses poèmes plus tardifs sur l’enfance, « La maison brisée » (sur le divorce de ses parents) et « Jours de 1935 » (sur un pauvre petit garçon riche qui rêve d’être kidnappé comme le bébé Lindbergh), il évoque tranquillement l’enfance d’un homme gay. Enfin, dans « Matinées », il dit son amour de l’opéra depuis toujours, proposant le portrait chaleureux, plein d’esprit et d’auto-dérision, d’une queen folle d’opéra.
Ephraim est un Juif grec de la cour de Tibère à Capri ; il a été assassiné car il aimait Caligula. Il se présente face à Merrill et Jackson pour les initier au monde invisible, aux différentes étapes de la vie après la mort et à la réincarnation. Le poème est moins extravagant qu’il n’en a l’air, mais pas toujours. La mythologie de Merrill n’est pas très loin d’une version intelligente d’une vague scientologie qui, heureusement, demeure à l’arrière-plan. Au premier plan, c’est une trame serrée d’éléments appartenant à la vraie vie qu’une écriture sublime rend magique. Le poème est un tissu de figures de style, d’acrostiches, de vraies rimes et de fausses rimes. Le vers est exploité avec autant de fluidité que la meilleure prose. Par exemple, Merrill et Jackson ne voient pas Ephraim, mais lui les voit dans des miroirs.
Merrill s’exprime comme si c’était une plaisanterie, un jeu, un faux. Le lecteur sourit mais il n’est pas obligé de le prendre au premier degré. Personnellement, par exemple, je ne crois ni aux esprits ni à la réincarnation. A mi-chemin du poème, lorsque le père de Merrill meurt, qu’Ephraim annonce qu’il est réincarné en Angleterre et que Merrill et Jackson veulent retrouver le courtier/bébé réincarné, je ne peux m’empêcher d’éclater de rire et de songer : si seulement c’était vrai.
« The Book of Ephraim » peut également être interprété comme un portrait grandeur nature de la vie de couple gay, sans doute le premier, qui embrasse tout, la vie quotidienne et domestique, les amis, l’argent, la belle-famille. Merrill peut parler de ses proches et de ceux de Jackson avec Ephraim, surtout de ses parents morts, de ses neveux et ses nièces. Le poème invente en outre un mythe flatteur pour l’amour gay : Ephraim a besoin que les deux hommes soient ensemble pour transmettre son message au monde. « Bien avant que la bienheureuse conjonction, dit-il avec son langage cryptique, ne me permette d’y arriver/ puis-je dire que nous avions l’œil sur vous9. » Imaginer que les esprits souhaitent que vous formiez un couple ? C’est un joli conte de fées.
Cette idée d’union est ouvertement reconnue lorsque Merrill se rend chez un psychiatre pour lui parler d’Ephraim.
Le psychiatre continue en suggérant l’idée que ces esprits fantomatiques seraient des substituts des enfants que Merrill et Jackson n’ont pas.
« The Book of Ephraim » est une œuvre d’art échevelée, une réflexion fantaisiste et vertigineuse sur la vie et la mort, une comédie de la réincarnation. Chaque lecteur est amené à se demander jusqu’à quel point Merrill prenait au sérieux ses conversations avec les esprits.
Ces séances de spiritisme ont réellement eu lieu. Les archives de Merrill regorgent de carnets de notes que son biographe analyse pour évaluer la part d’invention intervenant entre la dictée pure et le poème fini. Alison Lurie, qui assista à deux ou trois séances avec David Jackson, a raconté la façon dont James Merrill posait la main gauche sur une tasse de thé tout en prenant des notes de la main droite. Jackson, lui, avait la main droite sur la tasse, si bien qu’elle le soupçonne de l’avoir guidée entre les lettres. Dans son essai intitulé Familiar Spirits11, elle laisse penser que Jackson, ou son inconscient, fournissait le matériau brut, le fruit de ces séances, que Merrill creusait et mettait en forme dans ses poèmes. Jackson avait renoncé à écrire après avoir échoué à publier ses romans ; il avait besoin de canaliser son énergie créatrice. Isherwood et Bachardy écrivaient des scénarios à quatre mains, Merrill et Jackson, eux, avaient créé un monde d’esprits à quatre mains. Leur collaboration était plus libre, mais elle n’était pas sans précédent. Le poète William Butler Yeats avait épousé à la fin de sa vie une femme plus jeune, Georgie Hyde-Lees qui, parce qu’elle avait peur que le poète s’ennuie auprès d’elle, s’était « découvert » un don pour l’écriture automatique. Des esprits lui dictaient des images et des idées que son mari travaillait pour en faire des poèmes – qui composeront un épais volume intitulé Une vision. Aujourd’hui encore les biographes ne savent pas quelle fut la part de création réelle de madame Yeats.
« The Book of Ephraim » fut publié avec plusieurs poèmes courts en 1976 sous le titre Divine Comedies, titre qui mariait intelligemment Dante et la sensibilité camp. Au fil des années, Merrill avait élargi son univers en y intégrant de nouveaux esprits et de nouveaux amis, dont W. H. Auden, mort en 1973. Jackson et lui passaient de plus en plus de temps devant leur planche ouija, en partie pour compenser les liaisons que chacun avait à l’extérieur – les toquades de Merrill étant souvent plus sérieuses que celles de son compagnon. Merrill ajouta ainsi deux volumes au fil des ans : Mirabell : Books of Number, qui introduit un ange déchu proche d’une chauve-souris se transformant en paon, et Scripts for the Pageant, qui comprend deux anges de lumière partageant leur message, Michael et Gabriel. Puis les trois volumes ont été rassemblés avec une coda sous le titre The Changing Light at Sandover. Cette version longue a beau réserver de vrais plaisirs, elle comprend de longs temps morts, des passages trop didactiques et pas assez de « vraie » vie. Le couple qui est au centre de cette allégorie, et ce qu’il y a de mieux, finit par se perdre de vue.
Les idées développées par Adrienne Rich ont amené de nombreux lecteurs et lectrices à découvrir sa poésie, à tel point que ses lectures étaient devenues de vraies messes lesbiennes. « Trente et un poèmes d’amour », extrait de The Dream of a Common Language13 (« Plus je vis plus je pense / que deux personnes ensemble est un miracle »), est devenu une référence pour les femmes comme jamais Ginsberg ni O’Hara ne l’ont été pour les hommes. La poésie masculine produit des effets, mais poème par poème, lecteur par lecteur14. Le révélateur le plus profond pour les hommes est à chercher ailleurs, dans le roman.