« Peut-être est-il impossible de s’adapter à la vie américaine, écrivait le critique d’art Harold Rosenberg. La vie américaine est une corde raide ; toute vie individuelle aux Etats-Unis comprend quelque chose d’inconnu, encore en friche
1. » Rosenberg évoquait ici la vie des intellectuels, mais sa remarque vaut autant pour les homosexuels. La vie gay comprend quelque chose d’inconnu, d’encore en friche. De même que l’amour, et la poésie.
Le poète homosexuel le plus en vue de l’époque était Allen Ginsberg, mais depuis la parution de Howl et autres poèmes, il avait choisi de nouveaux sentiers, incarnés par sa participation aux émeutes de Chicago et celles du Stonewall. Ginsberg était loin de mener la vie d’un T. S. Eliot ou d’un Robert Lowell (qui passa plus de temps en hôpital psychiatrique que lui). Il exploitait son énergie et ses talents plus librement. Sa mère, Naomi, lui avait écrit une lettre dont il intégra plus tard une partie dans un poème : « marie-toi Allen ne prends pas de drogue ». Or il prenait des drogues. Et il alla en Inde, trois fois. Comme Isherwood, il étudia la religion hindoue, mais sous différents jours, moins contraignants, plus subjectifs que le védantisme. Il se passionna également pour le bouddhisme et la politique. Il était désormais plus prophète que poète.
En 1969, Ginsberg était passé de l’image parfaite de la génération Beat à celle des hippies – image au sens propre puisque son portrait était affiché partout dans les chambres d’étudiants. Il recevait des brassées de courrier de lecteurs qui lui envoyaient leur manuscrit ou lui demandaient des conseils, de l’aide, voire, un jour, un
bout de sa barbe (destiné à être vendu aux enchères par la revue littéraire d’un lycée !). Cependant, il avait beau être connu dans le monde entier, la poésie qu’il écrivait depuis
Howl était rarement citée. En 1968, Jane Kramer fit un portrait de lui très vivant pour le
New Yorker, qui fut ensuite repris en livre sous le titre
Ginsberg, très précis sur les drogues qu’il prenait, mais très peu sur sa vie amoureuse
2. Peter Orlovsky y est présenté comme « son camarade de chambre de plus de treize ans ».
Non pas que Ginsberg fût méprisé, mais personne ne voulait entendre parler de son homosexualité. Lui-même évoquait régulièrement ses amants dans des entretiens et n’hésitait pas à faire des avances à ses fans, gay ou hétérosexuels. (Il existait jusqu’à récemment une page Facebook intitulée allen-ginsberg-hit-on-me.) En 1971, il fut invité par l’université William and Mary pour participier à une manifestation contre Nixon. Il fut logé par un de mes amis chez qui il prit un bain qui dura trois heures avec un étudiant, rédacteur en chef du magazine d’un campus voisin. Mon ami était ennuyé pour une raison : il avait mobilisé l’unique salle de bain de la maison. Pendant ce temps-là, Ginsberg poursuivait sa relation très libre avec Peter Orlovsky, qui couchait avec des hommes et des femmes. (Charles Shively, qui coucha avec les deux, soupçonne Orlovsky d’avoir fait semblant d’être bisexuel pour ne pas perdre Ginsberg.) De son côté, Orlovsky s’était mis à la poésie : en 1977, il publia chez City Lights Clean Asshole Poems & Smiling Vegetable Songs. Winston Leyland, journaliste de Gay Sunshine, édita plus tard un ensemble de poèmes et de lettres de Ginsberg et Orlovsky sous le titre Straight Hearts’ Delight, ensemble qui forme une chronique de leur vie à deux. Le livre fut complètement ignoré.
Ginsberg était à la fois le poète bohème préféré des étudiants hétérosexuels qui se voulaient transgressifs et celui des étudiants gay qui n’étaient prêts à faire leur coming-out. C’était un poète qui n’était plus connu pour sa poésie, mais finalement peu importe, puisque ce qu’il a écrit après
Howl est très inégal, rarement fort. Bien sûr, il y a
Kaddish, le long poème sur sa mère qu’il publia en 1959. Mais
Kaddish est moins un poème qu’une dépression nerveuse verbale, une
avalanche de mots dépourvue de rythme et de forme. Le poème fonctionne parce qu’il échappe au sens, fuit la douleur du poète face à la folie de sa mère. Curieusement
Kaddish est une œuvre très puissante mais difficile à citer, or les poèmes survivent parce que nous pouvons les citer. Parmi mes poèmes préférés, je mentionnerai également « Wales Visitation », méditation lyrique sur la nature écrite en 1967, vision de l’Angleterre qui mêle Blake, Wordsworth et le LSD. Et un joli petit poème sur le cœur vu comme un organe érotique, « Love Replied », fondé sur l’obscénité pour découvrir, au-delà du sexe, l’amour.
« Pourquoi manges-tu
mon derrière & mes pieds
Pourquoi embrasses-tu
mon ventre ainsi
Pourquoi glisses-tu
et suces-tu la couronne de ma bite
quand je suis premier à te dénuder
c’est à l’intérieur de ma poitrine »
Le reste de son œuvre n’est pas mauvais, mais pas non plus très stimulant. Beaucoup de poèmes ressemblent à des paroles de chansons écrites en pilote automatique. Ces interminables vers libres sont tellement détendus et coulants qu’ils finissent par se dissoudre.
Ginsberg s’est évanoui en tant que poète au moment même où il s’est imposé comme figure publique. Sa vie était-elle devenue trop publique et n’avait-il plus rien à exprimer en vers ? Ou était-il trop épanoui pour écrire quoi que ce soit d’inoubliable ?
Un des meilleurs poèmes du Ginsberg de cette époque est « Un air de camé dans la ville de minuit », écrit en 1966 pour Frank O’Hara, peu après la mort de ce dernier. C’est un poème plus râpeux, plus granuleux que de coutume, comme si le sable d’O’Hara s’y était introduit.
« Je contemple l’intérieur de ma tête
et recherche ton/nez romain cassé
ton parfum de bouche mouillé de martinis
& un immense baiser artistique ivre. »
Le poème se poursuit pour aboutir à une image superbe, mais moqueuse, des poètes après la mort.
« Je voudrais être là à ta garden party sous les nuages
nous tous nus
grattant nos harpes et nous lisant notre dernière poésie
dans le céleste et ennuyeux
Musée du comité de l’amitié. »
Frank O’Hara était un poète originaire du Massachusetts, qui avait servi dans la marine et avait commencé ses études à Harvard avant d’obtenir son diplôme de l’université du Michigan. (De tous les écrivains dont nous avons parlé jusqu’ici, c’est sans doute le plus diplômé.) Sa vraie vie ne commença toutefois que lorsqu’il s’installa à New York. Le jour, il travaillait pour des musées et des revues d’art ; la nuit, il écrivait de la poésie. Il avait en apparence une grande facilité à écrire, publiant ses poèmes dans de petites revues avant de les rassembler en de fins volumes, tel Poèmes Déjeuner, publié par City Lights en 1965, dans la même collection de poche que Howl. Il partagea plusieurs appartements avec son ami Joe LeSueur (avec qui il couchait à l’occasion) et tombait régulièrement amoureux. Il était entouré d’artistes qui ont laissé de nombreux portraits de lui : Larry Rivers, Fairfield Porter, Alex Katz ou Don Bachardy. Wynn Chamberlain, lui, a fait un double portrait de groupe amusant qui représente O’Hara et ses amis – LeSueur, Joe Brainard, Frank Lima – d’un côté en chemises blanches, nœuds papillons et le sourcil froncé, de l’autre, nus et tout sourire. Ginsberg devait avoir cette peinture en tête quand il évoquait la « garden party » « nus » dans le poème cité plus haut.
Il faudra attendre la publication posthume de sa poésie complète en 1971 pour que soit reconnue son identité de poète gay. Son homosexualité avait beau être un secret éventé, ses poèmes les plus ouvertement homosexuels, « At The Old place » et « Homosexuality »
(« Enfin nous tombons notre masque, n’est-ce pas, et nous gardons / nos lèvres scellées ? ») devront attendre sa disparition pour être publiés. Dans
Love Poems (
Tentative Titles), O’Hara ne donnait pas le nom de son amant, Vincent Warren, pas même dans la dédicace, parce que Warren avait peur que sa mère tombe sur le livre. Joe LeSueur l’a très justement écrit : « Pour comprendre la crainte de la désapprobation matriarcale, il suffit d’être gay et pas nécessairement jeune et naïf. Tout le monde connaît l’histoire de E. M. Forster et sa mère, et aujourd’hui nous savons que Roland Barthes a attendu la mort de sa mère en 1978 pour commencer à sortir du placard
3. »
Pourtant tout était dans la poésie d’O’Hara, sensibilité gay et expérience gay, éparpillées çà et là l’air de rien dans la quodienneté de ce qu’il appelait ses poèmes « je fais ci je fais ça ». O’Hara privilégiait en outre des thèmes très gay : les vieux films, Lana Turner, James Dean, Billie Holiday, la musique classique. Pour qui l’a repérée, il est impossible d’ignorer la dimension homosexuelle de sa poésie. « Partager un coca avec toi » est sans doute le poème d’amour le plus à la coule jamais écrit, et le plus sincère en vertu de cet aspect coulant.
« Partager un coca avec toi
Est même plus drôle qu’aller à San Sébastien, Irun,
Hendaye, Biarritz, Bayonne…
en partie parce qu’avec ta chemise orange tu ressembles
à un saint Sébastien mieux et plus heureux
en partie grâce à mon amour pour toi, en partie grâce
à ton amour du yaourt
en partie grâce aux tulipes orange fluo autour des bouleaux
en partie grâce au secret de nos sourires devant les gens
et les statues »
On dirait une parodie de publicité pour Coca-Cola. Le lecteur imagine parfaitement deux hommes échangeant un grand sourire face à un distributeur de boissons.
Contrairement à ceux de Ginsberg, les longs vers d’O’Hara sont souples, mais jamais mous. Ils ont le rythme de l’argot américain, et sont pleins de surprises et d’humour. Cependant les deux poètes étaient des amis proches, et l’exemple de Ginsberg a sans doute permis à O’Hara d’échapper aux formes de poésie plus classiques et de trouver sa propre voix. O’Hara a su tirer parti de sa liberté. Pour expliquer ce qu’il cherchait, il a rédigé un manifeste humoristique sur le style de sa poésie, qu’il appelait le « personnisme ».
« C’est moi qui l’ai fondé après avoir déjeuné avec LeRoi Jones, le 27 août 1959, un jour où j’étais amoureux (pas de Roi, d’un type blond). Je suis rentré travailler et j’ai écrit un poème dédié à cette personne. Pendant que j’écrivais je prenais conscience que si je voulais, je pouvais utiliser le téléphone plutôt que d’écrire un poème, et c’est là qu’est né le Personnisme. »
4Un poème considéré comme un coup de fil ? Pas étonnant que la poésie d’O’Hara soit aussi réjouissante et engageante.
Loin de la poésie un rien débraillée de Ginsberg et O’Hara, la poésie de James Merrill semble, au contraire, très collet monté, par sa forme et par son mètre. Le poète lui-même était issu d’une famille argentée et privilégiée, fils de Charles Merrill, cofondateur de la première maison de courtage américaine, Merrill Lynch. Certains lui ont tenu rigueur de cet environnement, comme s’il était plus facile d’écrire de la poésie quand on avait de l’argent… Combien d’hommes et de femmes fortunés ont-ils profité de leur oisiveté pour donner de grandes œuvres d’art ?
Merrill écrivait déjà de la poésie quand il entra à l’université d’Amherst : il avait publié un premier recueil, payé par son père, à 16 ans. En 1947, Kimon Friar, son professeur et amant, le présenta à Anaïs Nin : c’est ainsi qu’il a fait son apparition dans notre histoire, quand Gore Vidal et lui envoyèrent des lettres au
New York Times pour prendre la défense d’Anaïs Nin. Néanmoins il garda ses distances avec Anaïs Nin – qui se rabattit sur son camarade de
chambre –, préférant aller voyager en Europe. Il publia son premier recueil chez un grand éditeur en 1951.
Il fit alors la connaissance d’un écrivain dont il tomba amoureux, David Jackson, qui avait également de la fortune. Jackson écrivait de la fiction. Il publia des nouvelles, mais ne parvint jamais à faire éditer les trois romans qu’il écrivit. Les deux hommes vivaient très simplement, donnaient des cours et voyageaient (surtout en Grèce, où la vie était bon marché) tout en aménageant les deux derniers étages d’un grand bâtiment sans intérêt à Stonington, dans le Connecticut, au bord du détroit de Long Island. (Truman Capote y séjourna un été, mais il trouvait Stonington trop petit, il s’y fit des ennemis et n’y remit jamais les pieds.)
James Merrill était un grand jeune homme pâle, distant, calme, énigmatique, plein d’une courtoisie toute formelle. (Sur certaines photos il a l’air d’un extraterrestre un peu doucereux.) Ses poèmes sont également calmes, énigmatiques, formels. Il avait le génie des mots, et ses vers sont extrêmement tendus, pleins de contraintes et de jeux de mots élaborés. Son œuvre témoigne d’une intelligence proche de celle d’Alexander Pope, de W. H. Auden et de Cole Porter. C’est une poésie élégante, belle, qui longtemps ne prenait vie que lorsqu’il parlait de l’enfance. Une poésie prisonnière du placard, comme il le reconnaît lui-même dans son autobiographie : « Je n’ai jamais douté que chacun de mes poèmes ou presque devait une partie de son hermétisme à l’obligation où j’étais de cacher mes sentiments, et l’objet de ces sentiments. Dépourvu de genre, telle une feuille de vigne, le pronom “tu” me permettait de protéger cet objet, mais l’on n’était jamais assez prudent
5. »
S’inspirant de l’exemple du poète grec Constantin Cavafy, dont les aperçus sur de jeunes éphèbes sensuels (« Jours de 1896 », « Jours de 1908 », etc.) étaient très en avance sur leur temps, Merrill se mit à écrire ses propres « Jours de… », insufflant davantage de vie dans son œuvre. Dans ses poèmes plus tardifs sur l’enfance, « La maison brisée » (sur le divorce de ses parents) et « Jours de 1935 » (sur un pauvre petit garçon riche qui rêve d’être kidnappé comme le bébé Lindbergh), il évoque tranquillement l’enfance d’un homme gay. Enfin, dans « Matinées », il dit son amour de l’opéra depuis toujours,
proposant le portrait chaleureux, plein d’esprit et d’auto-dérision, d’une
queen folle d’opéra.
« Quels ravages certains samedis après-midi
provoqués sur les mœurs d’une jeune personne brillante
à présent je laisse au public le loisir de juger.
Le but désormais était de composer avec
Ses frissons et ses fièvres, ses passions et ses trahisons,
Surtout pour en faire des chansons.
Toi et moi, caro, rarement
Prenons de vrais risques désormais.
Tout est trop stupide ou solennel.
Suffit de connaître la partition
D’après les disques ou les transcriptions
Pour nos quatre mains. »
Son « cher » et tendre est désigné ici par le masculin de cara, mais la sensibilité gay du poème est telle que cette subtile désignation de l’amant est presque superflue.
Il suffit de très peu pour que Merrill donne vie à ses émaux poétiques : un peu de vérité, un peu d’émotion. Edmund White, qui fit la connaissance du poète dans les années 1970, a raconté deux fois, dans un roman et dans un essai, qu’un jour il assista à la création d’un poème de Merrill avec David Kalstone. Le poète leur lut les vers qu’il avait écrits. Ils étaient impressionnés, mais trouvaient le poème un peu froid. Soudain Merrill se frappa le front en s’exclamant : « Mon Dieu, j’ai complètement oublié les sentiments ! » Il remonta et revint une demi-heure plus tard avec une nouvelle version, plus chaleureuse et plus vivante. Certains pensent que l’anecdote est trop belle pour être vraie : soit Edmund White l’aurait enjolivée, soit Merrill les aurait fait marcher
6. Personnellement je la trouve parfaitement plausible. Les poèmes de Merrill sont d’ingénieux collages de fragments de phrases et de métaphores qui demeurent parfois suspendus, tels des mobiles décoratifs. Il suffit
d’un léger souffle d’émotion – à peine perceptible – pour qu’ils se mettent à vibrer et chalouper.
En attendant, Merrill et Jackson s’amusaient depuis longtemps avec un jeu ancien à la mode chez les enfants, et plus récemment chez les hippies : la planche ouija. Cette planche est un rectangle en bois ou en carton sur lequel sont imprimés les 26 lettres de l’alphabet, les chiffres de 1 à 9, et les mots « oui » et « non ». Les deux ou trois participants poussent délicatement du doigt une réglette pour la faire glisser sur la planche, comme si celle-ci bougeait toute seule, ou animée par un esprit, suivant telle ou telle lettre composant les mots proférés par ce dernier. Merill et Jackson avaient commencé à y jouer en 1955, en utilisant une tasse de thé en porcelaine chinoise et en notant leurs conversations avec l’au-delà. Merrill décida d’exploiter ce matériau pour en faire un roman, mais il perdit le manuscrit. Vers 1974, il se dit que la méthode correspondait mieux à la poésie. Certains avaient choisi la libération par les hallucinogènes ou en allant en Inde. Merrill, lui, préférait le spiritualisme d’antan. Le résultat est un long poème narratif superbe, intitulé « The Book of Ephraim ».
« Le livre de mille et une soirées passées
Avec David Jackson devant la planche ouija
En relation avec Ephraim notre esprit familier
7. »
Ephraim est un Juif grec de la cour de Tibère à Capri ; il a été assassiné car il aimait Caligula. Il se présente face à Merrill et Jackson pour les initier au monde invisible, aux différentes étapes de la vie après la mort et à la réincarnation. Le poème est moins extravagant qu’il n’en a l’air, mais pas toujours. La mythologie de Merrill n’est pas très loin d’une version intelligente d’une vague scientologie qui, heureusement, demeure à l’arrière-plan. Au premier plan, c’est une trame serrée d’éléments appartenant à la vraie vie qu’une écriture sublime rend magique. Le poème est un tissu de figures de style, d’acrostiches, de vraies rimes et de fausses rimes. Le vers est exploité avec autant de fluidité que la meilleure prose.
Par exemple, Merrill et Jackson ne voient pas Ephraim, mais lui les voit dans des miroirs.
« Toute surface réfléchissante lui allait.
Midis D et Je pourrions ramer vers un banc de sable
Assez loin de la ville pour nager nus
Et arpenter la trépigneuse de verre à peine mouillée
Qui se guérissait perpétuellement de nous
Ni observés ni entendus pensions-nous, jusqu’à
La nuit où il loua nos corps et notre esprit,
Nos rougissements dans un éclair vaincus
8. »
Merrill s’exprime comme si c’était une plaisanterie, un jeu, un faux. Le lecteur sourit mais il n’est pas obligé de le prendre au premier degré. Personnellement, par exemple, je ne crois ni aux esprits ni à la réincarnation. A mi-chemin du poème, lorsque le père de Merrill meurt, qu’Ephraim annonce qu’il est réincarné en Angleterre et que Merrill et Jackson veulent retrouver le courtier/bébé réincarné, je ne peux m’empêcher d’éclater de rire et de songer : si seulement c’était vrai.
« The Book of Ephraim » peut également être interprété comme un portrait grandeur nature de la vie de couple gay, sans doute le premier, qui embrasse tout, la vie quotidienne et domestique, les amis, l’argent, la belle-famille. Merrill peut parler de ses proches et de ceux de Jackson avec Ephraim, surtout de ses parents morts, de ses neveux et ses nièces. Le poème invente en outre un mythe flatteur pour l’amour gay : Ephraim a besoin que les deux hommes soient ensemble pour transmettre son message au monde. « Bien avant que la bienheureuse conjonction, dit-il avec son langage cryptique, ne me
permette d’y arriver/ puis-je dire que nous avions l’œil sur vous9. » Imaginer que les esprits souhaitent que vous formiez un couple ? C’est un joli conte de fées.
Cette idée d’union est ouvertement reconnue lorsque Merrill se rend chez un psychiatre pour lui parler d’Ephraim.
« Il existe une expression
Que vous avez peut-être entendue – ce que toi et David vivez
Nous l’appelons folie à deux
Inoffensive ; si tu trouvais des voies plus simples
Pour sonder la profondeur de votre esprit l’un l’autre [?]
10 »
Le psychiatre continue en suggérant l’idée que ces esprits fantomatiques seraient des substituts des enfants que Merrill et Jackson n’ont pas.
« The Book of Ephraim » est une œuvre d’art échevelée, une réflexion fantaisiste et vertigineuse sur la vie et la mort, une comédie de la réincarnation. Chaque lecteur est amené à se demander jusqu’à quel point Merrill prenait au sérieux ses conversations avec les esprits.
Ces séances de spiritisme ont réellement eu lieu. Les archives de Merrill regorgent de carnets de notes que son biographe analyse pour évaluer la part d’invention intervenant entre la dictée pure et le poème fini. Alison Lurie, qui assista à deux ou trois séances avec David Jackson, a raconté la façon dont James Merrill posait la main gauche sur une tasse de thé tout en prenant des notes de la main droite. Jackson, lui, avait la main droite sur la tasse, si bien qu’elle le soupçonne de l’avoir guidée entre les lettres. Dans son essai intitulé
Familiar Spirits11, elle laisse penser que Jackson, ou son inconscient, fournissait le matériau brut, le fruit de ces séances, que Merrill creusait et mettait en forme dans ses poèmes. Jackson avait renoncé à écrire après avoir échoué à publier ses romans ; il avait besoin de canaliser son énergie créatrice. Isherwood et Bachardy écrivaient des scénarios à quatre mains, Merrill et Jackson, eux, avaient créé un monde d’esprits à quatre mains. Leur collaboration était plus libre, mais elle n’était pas sans précédent. Le poète William Butler Yeats avait épousé à la fin de sa vie une femme plus jeune, Georgie Hyde-Lees qui, parce qu’elle avait peur que le poète s’ennuie auprès d’elle, s’était « découvert » un don pour l’écriture automatique. Des esprits lui dictaient des images et des idées que son mari travaillait pour en faire des poèmes – qui composeront un épais volume intitulé
Une vision. Aujourd’hui encore les biographes ne savent pas quelle fut la part de création réelle de madame Yeats.
« The Book of Ephraim » fut publié avec plusieurs poèmes courts en 1976 sous le titre Divine Comedies, titre qui mariait intelligemment Dante et la sensibilité camp. Au fil des années, Merrill avait élargi son univers en y intégrant de nouveaux esprits et de nouveaux amis, dont W. H. Auden, mort en 1973. Jackson et lui passaient de plus en plus de temps devant leur planche ouija, en partie pour compenser les liaisons que chacun avait à l’extérieur – les toquades de Merrill étant souvent plus sérieuses que celles de son compagnon. Merrill ajouta ainsi deux volumes au fil des ans : Mirabell : Books of Number, qui introduit un ange déchu proche d’une chauve-souris se transformant en paon, et Scripts for the Pageant, qui comprend deux anges de lumière partageant leur message, Michael et Gabriel. Puis les trois volumes ont été rassemblés avec une coda sous le titre The Changing Light at Sandover. Cette version longue a beau réserver de vrais plaisirs, elle comprend de longs temps morts, des passages trop didactiques et pas assez de « vraie » vie. Le couple qui est au centre de cette allégorie, et ce qu’il y a de mieux, finit par se perdre de vue.
Divine Comedies fut largement applaudi au moment de sa publication et couronné par le prix Pulitzer. Il serait malhonnête de dire que le recueil fut lu dans les cercles gay, mis à part les poètes. Les hommes n’ont pas l’équivalent du courant lesbien féministe incarné par Adrienne Rich. Celle-ci avait un public non seulement grâce à sa poésie mais aussi grâce à ses essais, dont « La Lesbienne en nous », conférence qu’elle prononça à la réunion de la Modern Language Association de 1976 : « C’est la lesbienne présente en chaque femme qui est animée par l’énergie féminine, qui est attirée par les femmes fortes, qui recherche une littérature exprimant cette énergie et cette force […] C’est la lesbienne en nous qui est créatrice. » Adrienne Rich approfondira cette idée dans un essai publié en 1980,
La Contrainte à l’hétérosexualité et l’existence lesbienne12, dans lequel elle analyse la notion de « continuum lesbien », qui envisage l’homosexualité féminine comme variant, suivant différents degrés, plutôt que comme égale entre toutes les femmes. (La sexualité masculine est plutôt envisagée comme une série de bonds en avant – un homme serait soit gay soit hétérosexuel –,
pourtant les hommes évoluent eux aussi suivant une courbe qui va de l’intimité affective à l’intimité sexuelle.)
Les idées développées par Adrienne Rich ont amené de nombreux lecteurs et lectrices à découvrir sa poésie, à tel point que ses lectures étaient devenues de vraies messes lesbiennes. « Trente et un poèmes d’amour », extrait de
The Dream of a Common Language13 (« Plus je vis plus je pense / que deux personnes ensemble est un miracle »), est devenu une référence pour les femmes comme jamais Ginsberg ni O’Hara ne l’ont été pour les hommes. La poésie masculine produit des effets, mais poème par poème, lecteur par lecteur
14. Le révélateur le plus profond pour les hommes est à chercher ailleurs, dans le roman.