Edmund White arriva à New York en 1962 en pensant devenir dramaturge, non pas romancier. A 22 ans, frais émoulu de l’université du Michigan, il débarquait avec une pièce qu’il avait écrite au cours de sa dernière année d’étudiant : The Blue Boy in Black. La pièce avait gagné un prix et lui avait valu d’être représenté par l’agence littéraire William Morris. Mais il avait une autre raison pour venir à New York : il poursuivait de ses ardeurs un étudiant, un très beau comédien nommé Stanley Redfern. Edmund White était plus amoureux de Redfern que l’inverse, mais les deux hommes emménagèrent ensemble. Néanmoins White s’autorisait de nombreuses aventures – un mode de vie qu’il adoptera plus tard avec un autre comédien, Keith McDermott, moins épris que lui là encore.
Lui-même était un peu comédien : sociable, charmeur, dragueur, à l’aise. Il aimait être aimé. Naturellement courtisan, il connaissait tout le monde et était toujours là au bon moment. Nous l’avons déjà vu présent aux émeutes du Stonewall, et en compagnie de Mart Crowley et de James Merrill.
Autant le personnage central de la première moitié de ce livre était Gore Vidal, au croisement de différentes routes, autant le personnage principal de cette seconde moitié, ce serait lui. Les deux écrivains ont beau être éloignés, ils ont beaucoup en commun. Tous deux sont très cultivés, ont beaucoup lu, ont une belle langue et ne cessent d’écrire. Tous deux ont vécu en Europe et adorent les gigolos
1. Cependant, là où Vidal est au mieux de sa forme quand il écrit sur le pouvoir, la politique et l’histoire, Edmund White
est meilleur quand il écrit sur le sexe, l’art et, de temps en temps, l’amour. Chacun semble trébucher dès que l’autre pénètre sur son territoire.
Edmund White est né en 1940 à Cincinnati, dans l’Ohio. Ses parents ont divorcé quand il avait 7 ans, et il passait l’été à Cincinnati avec son père, un homme d’affaires originaire du Texas, et l’année scolaire à Chicago avec sa mère, psychologue, texane elle aussi. Il confia très tôt ses penchants à sa mère, qui l’envoya sur-le-champ chez un psy. Il passa toute la première partie de sa vie à consulter des psychothérapeuthes, apprenant à exprimer ses sentiments avec facilité, voire volubilité. A l’université, il étudia, entre autres, le chinois. Plus tard il dira qu’il était attiré par la faculté à s’abstraire de soi propre au bouddhisme. Son œuvre fait souvent référence au bouddhisme, même si ces références ont quelque chose d’incongru. White n’a jamais donné l’impression d’être un écrivain doué d’une grande dimension spirituelle.
Un an après avoir débarqué à New York, il eut le plaisir de voir The Blue Boy in Black monté off-Broadway. La pièce est une comédie satirique dont le personnage principal, Joan, une servante noire, travaille pour un écrivain à succès, puis devient sa secrétaire, avant de devenir elle-même un écrivain grand public. Son rôle était joué par Cicely Tyson, une ancienne mannequin qui commençait à se faire un nom au théâtre et à la télévision. Howard Taubman fit l’éloge de la pièce et de la comédienne dans le New York Times, avec quelques réserves (dont « une dose généreuse de plaisanteries bécasses sur l’homosexualité »). Selon lui, la pièce fonctionnait mieux comme « un pamphlet avec un contrepoint d’amertume » sur la situation « d’une femme noire astucieuse dans une société de Blancs. […] A la fin elle atteint une émotion vraiment puissante ».
Edmund White parle mal, voire pas du tout, de cette pièce dans ses différents mémoires, comme s’il boudait le plaisir d’avoir eu une pièce montée à New York par de vrais professionnels à 23 ans. (Il y avait même un petit rôle pour Stanley Redfern.) Il est vrai que le spectacle n’a jamais trouvé son public et fut retiré de l’affiche au bout de 23 représentations. La preuve que l’auteur fut plus
profondément blessé que ce qu’il dit, c’est qu’il ne se souvient plus de l’année exacte où elle fut jouée.
A peine arrivé à New York, il avait trouvé un job de rédacteur pour
Time Life Books qu’il gardera pendant sept ans. Il alla voir un nouveau psychothérapeute, puis un autre (tous deux lui conseillaient de laisser tomber les hommes), mais il continuait à écumer la ville à la recherche d’aventures (les bars et les bains étaient rares et très surveillés). Dans les années 1960 et 1970, Edmund White était très bien physiquement, de taille moyenne, avec des cheveux sombres et des yeux bruns mélancoliques. Un de mes amis qui fit sa connaissance à l’époque se souvient de son charisme de voyou : « On avait l’impression que coucher avec lui serait l’expérience la plus fabuleuse au monde. » Plus tard, à peine se mit-il à grossir, Edmund White alla s’inscrire dans un club de gym, ce qui n’était pas encore à la mode parmi les gay – Mart Crowley décrira avec gourmandise ses pectoraux musclés. Il se laissa pousser la moustache dès que le style « macho » vit le jour, puis la rasa quand tout le monde la rasa. David Leavitt, un écrivain plus jeune, avouera qu’il enviait Edmund White d’avoir « une vie tellement emblématique
2 ». Il n’a pas tort : il a toujours été en parfait accord avec l’esprit du temps.
Edmund White continuait cependant à écrire, non seulement du théâtre, mais des nouvelles et des romans. Il était sexuellement et littérairement compulsif, mû par un réel besoin de jouer avec les mots. Avec le temps, il deviendra un brillant prosateur, mais chez lui l’écriture ne coulait pas de source. L’écriture, la vraie, exige de la solitude, et il n’aimait pas être seul. Peu à peu il mit au point une méthode : il rédigeait à la main, au lit, le matin, avant que son esprit critique se réveille, jusqu’au jour où il rassemblait ses feuillets pour composer une première version, allait voir quelqu’un à qui il dictait son texte et le modifiait au fur et à mesure. La méthode avait l’avantage d’être efficace et de lui éviter de travailler tout le temps seul.
Patrick Merla fut un de ses premiers dactylos. A l’origine Merla était serveur dans un restaurant de Greenwich Village, mais il écrivait de la poésie qu’il avait montrée à White et tapait très bien à la machine. « Je suis sans doute le seul dactylo qui n’ait pas couché
avec lui », confiera-t-il plus tard. Il travaillera de façon intermittente pour l’écrivain pendant plus de trente-cinq ans. Leur collaboration était un véritable échange au cours duquel Merla posait des questions, et White reprenait et clarifiait son texte. Un jour, celui-ci était en train de dicter une de ses longues métaphores filées quand tout à coup Merla s’arrêta et croisa les bras. Edmund White lui demanda ce qui se passait. « La métaphore est suffisamment longue », répondit-il. Quand l’écrivain travaillera pour la nouvelle mouture de la
Saturday Review, il fera embaucher Patrick Merla comme collaborateur.
C’est ainsi, en écrivant à la main et dictant, qu’Edmund White a pu publier des romans, des pièces de théâtre, des critiques littéraires et des essais. Il adoptera la même méthode pour les manuels qu’il rédigera quand il aura besoin d’argent, réservant Merla pour ses projets plus ambitieux. (Merla deviendra lui-même auteur d’un recueil de contes de fées, rédacteur en chef de plusieurs publications gay et directeur d’un volume collectif important : Boys Like Us : Gay Men Tell their Coming Out Stories.)
La fin des années 1960 et la première moitié des années 1970 sont une étrange période dans l’histoire de la littérature. L’idée de la mort du roman était un lieu commun encore plus répandu qu’aujourd’hui. La plupart des bons écrivains étaient trop intellectuels, trop conscients de leur travail pour s’autoriser à raconter une simple histoire. Ils rêvaient de « faire du nouveau », pour reprendre les termes d’Ezra Pound, à tel point qu’ils ne faisaient que de l’étrange. Quels sont les romans de cette époque qui se lisent encore ? L’Arc-en-ciel de la gravité de Thomas Pynchon, Sula de Toni Morrison, mais surtout des romans plus classsiques, Le Don de Humboldt de Saul Bellow, Angle d’équilibre de Wallace Stegner, et les premiers titres d’Ann Tyler. (La plupart des romans expérimentaux sont oubliés, mais j’en citerai quelques-uns ici : Speedboat de Renata Adler, Sheeper d’Irving Rosenthal, Les Oranges de sang de John Hawks, Le Bûcher de Times Square de Robert Coover, et les romans de Susan Sontag, Le Bienfaiteur ou Dernier recours, dont nous ne nous souvenons que parce que leur auteur est une célèbre essayiste.)
Edmund White explora plusieurs pistes. Il commença avec un récit inspiré par son histoire d’amour avec un imprévisible blond nommé John Ruddy, dont un chapitre sera publié en 1997 par l’anthologie gay et lesbienne de Seymour Kleinberg, The Other Persuasion, sous le titre « La belle pièce reste vide » – une citation de Kafka que l’écrivain reprendra pour le titre d’un autre roman, The Beautiful Room is Empty. C’est l’histoire de deux amis gay qui vont à Puerto Rico avant le mariage, avec une femme, de l’un des deux. Ils y vont soi-disant pour s’envoyer en l’air, jusqu’au moment où le personnage principal avoue qu’il est amoureux de l’ami qui va se marier. C’est un texte très fort, clair, réaliste. L’auteur savait qu’il était trop tôt pour le publier et le mit de côté.
Il se lança ensuite dans un roman plus curieux, expérimental, raconté par un homme souffrant d’amnésie. Le personnage principal d’Oublier Elena se réveille dans une maison au bord de l’océan et ne sais plus qui ni où il est, encore moins comment les choses fonctionnent.
« Je me demande quelle sorte d’impression je ferais si j’allais aux toilettes maintenant ? Peut être personne ne s’apercevrait ou ne se soucierait de ce que j’aie été le premier à les utiliser ; peut-être les gens ici ont-ils une attitude “ naturelle” par rapport aux fonctions du corps et les trouvent-ils drôles, ou, au contraire, trop vulgaires pour qu’on en parle. D’autre part, il se peut que la chose soit soumise à une étiquette rigoureuse, et que les hommes de la maison se succèdent par ordre de taille, de popularité ou d’ancienneté. »
L’écrivain arrive à maintenir ce ton étrangement pince-sans-rire pendant près de deux cents pages, comme si c’était un conte de fées
nouveau roman, alors qu’il s’agit d’un simple week-end à Fire Island. Mais nous ne connaîtrons jamais la vérité – White ne tombera jamais le masque. Cette technique, fondée sur le « faire-de-l’étrange », lui permet de décrire le monde de Fire Island, un monde de fêtes gay, sans écrire un roman gay. La prose dégage quelque chose de bizarre et de raide, comme si l’anglais n’était pas la langue maternelle du narrateur, victime de lésions cérébrales. Il
n’y a pas la moindre métaphore. Le livre est un objet de curiosité qui fonctionne suivant sa propre logique, servi par une fin très forte à laquelle ont contribué Patrick Merla et d’autres.
Oublier Elena a beau être une fable, on sent la tension de la dimension autobiographique chez le personnage principal qui ne sait plus qui il est, ni ce qu’il veut, qui fait semblant d’avancer dans la vie, anxieux, en espérant que personne ne lira entre les lignes de ses faits et gestes.
A l’époque, Edmund White était lié à un poète et traducteur du français, Richard Howard, une personnalité énergique, généreuse, flamboyante – il lisait de la poésie avec de vieux lorgnons pince-nez –, qui avait beaucoup de relations et aida Edmund White à trouver un éditeur. Le roman sortit en 1973 et fut bien accueilli par la critique, mais il était trop insolite pour attirer un public large. (Le livre aura une reconnaissance tardive le jour où Nabokov en fera l’éloge dans un entretien. Edmund White découvrira que c’est Vera, la femme de Nabokov, qui l’avait lu et recommandé à son mari. Quand il dit que son lecteur idéal est « une femme hétérosexuelle, cultivée, d’une soixantaine d’années, ayant une parfaite maîtrise de la langue anglaise, mais pas américaine », c’est à Vera Nabokov qu’il pense
3.)
L’écrivain revint ensuite à une littérature plus réaliste et se lança dans un roman qu’il voulait très vendeur. Au début, il l’appela Like People in History, puis Woman Reading Pascal. Le personnage principal était une femme inspirée par le personnage d’Isabel Archer dans Portrait de femme d’Henry James. Il finit le roman, mais personne n’était convaincu et il ne trouva pas d’éditeur.
Le livre qui le fit vraiment connaître est un style d’ouvrage très différent, un document qui, curieusement, fut très vendeur :
The Joy of Gay Sex. Peu de temps avant, en 1972,
Les Joies du sexe, d’Alex Comfort, avait été un immense best-seller. Un packager astucieux se dit qu’il pourrait reproduire ce succès en publiant deux livres de la même veine destinés au public homosexuel, l’un pour les hommes, l’autre pour les femmes. Il demanda au psychiatre Charles Silverstein de rédiger le premier. Silverstein était connu pour mener campagne afin que l’homosexualité ne soit plus considérée comme
une maladie, et encore répertoriée comme telle dans le
Diagnostic and Statistic Manual de l’American Psychiatric Association de 1973. C’est lui qui suivait Edmund White et avait été le premier à lui dire que son problème n’était pas d’être
queer. Au contraire, la volonté de se « guérir » de son homosexualité le détournait de ses vrais problèmes. Il abandonna Edmund White en tant que patient dès qu’il commença à collaborer avec lui pour cet ouvrage.
The Joy of Gay Sex n’est pas seulement un guide pratique, c’est aussi un beau livre érotique. Il fonctionne comme certains livres de cuisine qui s’autorisent beaucoup de fantaisie. Les peintures de Michael Leonard et les dessins sépia de Julian Graddon sont érotiques mais jamais vulgaires. (Les pastiches de style ancien d’Ian Beck sont moins heureux.) Le texte fournit beaucoup d’informations et couvre des domaines aussi variés que la santé, la psychologie et le comportement. On y trouve des entrées comme « Solitude », « Culpabilité » ou « Vieillir », de même que des entrées sur les différentes pratiques sexuelles. Le ton du livre est généralement léger et sain. Ainsi l’entrée « Liaison sans lendemain » : « Si d’aventure un de vos amis passe chez vous sans prévenir, ne le fichez pas à la porte, ne plongez pas la tête dans les mains en gémissant. Laissez les deux hommes discuter, et si la soirée devient plus soirée mondaine que partie fine, acceptez-le avec élégance. » Impossible à choquer, toujours courtois, on dirait un manuel de Judith Martin qui signait à l’époque « Miss Manners ». Je ne sais pas qui a écrit quoi, mais j’imagine que White est l’auteur des descriptions pratiques très précises qui ressemblent souvent à des petites nouvelles. L’entrée « Première fois », sous-entendu « Première expérience de sodomie », est particulièrement détaillée, accompagnant pas à pas le lecteur jusqu’à l’orgasme, avant de conclure : « A ce moment-là aucun de vous deux ne devrait s’écrouler de sommeil ni se laisser aller à une discussion sans importance. Lui devrait vous regarder droit dans les yeux et vous avouer qu’il vient de vivre une expérience merveilleuse. Si tout se passe bien vous découvrirez que vous avez plein de choses à vous dire. »
Le livre offre une image sympathique, voire tendre, de la vie gay, un contrepoint à la culture « macho » qui commençait à être à a mode. Car les années 1970 ont imposé à la fois une allure –
moustache, jeans, blouson de cuir – et un comportement – froid, sans cœur, viril – qui étaient des réactions à l’image de l’homosexuel d’antan, trop sensible, prisonnier de ses émotions. Ni Silverstein ni White n’avaient peur des émotions.
Ce ton plein de sagesse et d’attention passe encore très bien aujourd’hui. Seule l’entrée « Immoralité » risque de faire tiquer le lecteur :
« C’est un mot qui n’a pas beaucoup de sens dans la vie gay, et même les hétéros commencent à se lasser de cette notion qu’ils jugent inadéquate et trompeuse […] A partir du moment où un homme gay ne se sent lié à personne, il n’y a aucun mal à ce qu’il ait autant d’aventures qu’il le souhaite. »
C’est le genre de passage, pourtant pas dépourvu de bon sens, qui sera utilisé contre l’ouvrage quelques années plus tard. Cependant, le jour où le livre fut publié par Crown en 1977, Edmund White n’avait qu’une seule crainte : les conséquences sur sa réputation d’écrivain. Mais il avait reçu une avance importante, et le livre se vendit plus que tout ce qu’il écrira au cours des années suivantes.
En même temps, grâce à Patrick Merla, il collaborait au magazine Christopher Street. Il écrivait des critiques d’art et de poésie, et c’est lui qui leur présenta James Merrill. Il préparait aussi un nouveau roman.
Quelques années plus tôt, il était tombé amoureux de Keith McDermott, un jeune comédien beau, intelligent, drôle, mais très ambitieux. (Il joua peu après à Broadway dans
Equus, face à Richard Burton.) Hélas, il aimait White comme ami, plus que comme amant. L’écrivain tâcha de surmonter cet amour non partagé en emménageant avec lui, puis en accueillant chez eux un neveu, également appelé Keith. A 16 ans, Keith Flemming était un adolescent malheureux, fils de parents divorcés. Son père l’avait fait interner dans un hôpital psychiatrique parce qu’il avait fait une fugue. Heureusement, sa mère, sœur d’Edmund White, venait de l’en sortir pour l’envoyer à New York. Keith Flemming vécut chez
son oncle et son compagnon jusqu’au jour où il s’installa avec une petite amie.
Edmund White tâcha de sublimer son amour pour Keith McDermott en écrivant un roman sur lui. A mille lieues de son livre sur Jim Ruddy, il se lança dans un texte expérimental, laissant libre cours à toutes les images qu’il s’était interdites dans Oublier Elena.
Nocturnes pour le roi de Naples est un roman onirique dont le narrateur est une version largement imaginaire de McDermott s’adressant à un « tu » non identifié, plus âgé, comme White, à qui il raconte quelques tranches de sa vie mouvementée. Beaucoup de lecteurs sont fous de ce roman ; j’avoue que je n’en suis pas. Il est truffé de belles phrases, élégantes en soi, mais qui, une fois liées ensemble, sont absurdes.
Il n’y a pas de vrais personnages, mais de vagues présences. Pas d’intrigue, mais des lambeaux d’histoires : le « je » va à Rome ; il a un amant qui travaille dans le théâtre et partage sa vie, entièrement artificielle ; il se souvient de son enfance dont le coup d’arrêt fut le départ de son père, suivi par le suicide de sa mère (au gaz, dans le garage familial, avec le chien). Plus tard il revoit son père, coureur de jupons et héroïnomane. Dans le dernier chapitre, il apprend que le « tu », qui apparaît à peine dans le livre, est mort d’une pneumonie. Il va sur une plage embrumée et hurle :
« Mais je n’ai aucune pitié à offrir puisque moi aussi, je suis en train de mourir et qu’on a trouvé malin de me jouer le même tour qu’à toi en m’emprisonnant dans un corps de gamin vieillot, en me ficelant dans une camisole de force, laquelle me donne, avec mes bras repliés, un air de soumission devant le spectacle affolant d’un homme, d’un dieu qui est mort ou qui a peut-être disparu, ou alors ce dieu n’a existé que dans les ombres crispées et opaques d’un monde où il faut dire “tu” à des gens qui réclament une attention particulière mais refusent toute expression de sensibilité, et qui exigent de l’amour alors qu’ils n’ont que de l’amitié à offrir. »
C’est de la prose sous amphétamines, qui bondit de jolies phrases en jolies phrases et finit par former un nœud inextricable.
Edmond White cache son homosexualité dans le cheval de Troie d’un style alambiqué afin de l’introduire clandestinement dans la cité de la littérature. Je sais que beaucoup de lecteurs l’apprécient mais je le redis, c’est un roman du placard, dont le style baroque et halluciné est une porte superbe, mais fermée. Ceci dit, le roman a quelque chose d’effarouché quand on le compare à ce qui parut la même année.
C’était en 1978. Après le succès de The Joy of Gay Sex, Edmund White aurait dû être le roi des cercles gay, et son éditeur, Michael Denneny, chez St Martin’s Press, le roi des éditeurs. Malheureusement il fut éclipsé, non pas par un roman, mais par deux : Fags de Larry Kramer, et Le Danseur de Manhattan d’Andrew Holleran. Sans compter un quatrième roman qui sortit à la fin de l’année : Chroniques de San Francisco, d’Armistead Maupin.
N’était le contexte, nous dirions sans hésiter que l’année 1978 fut l’annus mirabilis de la littérature gay.
Larry Kramer avait 43 ans quand il publia son premier livre. Il était plus âgé que ne l’étaient d’ordinaire les primo-romanciers, et il avait une longue carrière derrière lui. Né à Washington, diplômé de Yale, il avait travaillé dans le cinéma, à New York, puis chez Columbia, à Londres. Il avait écrit et produit, seul, une adaptation de
Femmes amoureuses, de D. H. Lawrence, qui avait été sélectionnée pour l’oscar de la meilleure adaptation en 1970. (Le vainqueur cette année fut M*A*S*H*.) C’était un homme pugnace, la mâchoire carrée, des sourcils épais et une crinière de cheveux noire qu’il perdra peu à peu. Il revint à New York, après Londres, et découvrit le monde des bars et des boîtes gay. Il écrivit alors une pièce,
The Sissies’ Scrapbook, l’histoire de quatre amis à Yale, dont l’un est gay. La pièce fut montée quelque temps off-Broadway. Suivit un scénario sur deux frères, dont l’un est gay, qui vont danser en boîte, pour lequel il ne trouva pas de producteur. Son rêve était d’écrire sur ce nouvel univers gay, jusqu’au moment où il se dit que le roman serait le genre idéal. Il commença par raconter une année dans le gay New York, qu’il réduisit à un week-end, après avoir écrit quatre
versions successives, dont deux comptaient plus de mille pages. Il finit par vendre le manuscrit à Random House.
Peu après il fit connaissance d’un certain Eric Garber au YMCA de midtown Manhattan. Eric Garber avait 34 ans, il était grand, timide et avait une dégaine de grand dadais. C’était un ancien élève d’Harvard qui avait été enrôlé dans l’armée, choisissant l’Allemagne plutôt que le Vietnam. Il avait commencé des études de droit mais avait abandonné pour suivre les cours d’écriture de l’université de l’Iowa. En 1971, il avait publié une nouvelle intitulée « The Holy Family » sous son vrai nom. Il signa tout ce qu’il écrivit par la suite sous le nom d’Andrew Holleran.
Alors qu’ils étaient venus au YMCA pour faire du sport et draguer, les deux hommes se lancèrent dans une longue conversation sur la littérature et l’écriture. Eric Garber dit à Larry Kramer qu’il venait de finir un roman sur le gay New York. Kramer répondit qu’il venait d’en finir un sur le même thème et proposa à Garber d’envoyer son manuscrit à ses agents, Ron Bernstein et Pat Loud. (Celle-ci s’était fait connaître en 1973 parce qu’elle et sa famille avaient été l’objet d’un documentaire baptisé An American Family. Pendant le tournage, elle avait divorcé, et son fils, Lance, était sorti du placard, devenant le premier gay à l’annoncer à la télévision. Pat Loud s’était ensuite associée à Ron Bernstein, attirant plus d’un écrivain gay grâce à sa réputation de mère gay-friendly.)
Les deux agents apprécièrent le manuscrit d’Eric Garber et le vendirent à Pat Golbitz, éditrice chez William Morrow. L’auteur décida de changer de nom au dernier moment. Il était le fils unique de parents de la bonne bourgeoise qui venaient de prendre leur retraite en Floride. « Je me fichais de savoir qui était au courant de mon homosexualité, mais j’avais peur que certaines personnes de la petite ville où vivaient mes parents le découvrent et le leur fassent payer d’une manière ou d’une autre. »
4 Il n’avait rien dit à ses parents, et ne le dirait jamais explicitement. (Il n’avait même pas annoncé à sa mère qu’il publiait un roman.)
C’est ainsi qu’à l’été 1978, deux romans de facture très différente, consacrés au même univers, sortirent à quelques semaines d’écart.
Non seulement les deux auteurs restèrent amis, mais ils firent leur tournée de promotion ensemble.
On a tellement écrit sur Fags – y compris l’auteur – qu’il est facile de perdre de vue la ligne directrice du livre. Le roman est l’histoire d’une fête, comme Les Garçons de la bande, mais une fête qui dure plusieurs jours, s’étend de Manhattan à Fire Island, et comprend des centaines d’invités. Les personnages vont de l’instituteur tristounet au producteur de cinéma sadique, en passant par un beau mannequin viril posant pour les cigarettes Winston et un gamin de 16 ans à peine débarqué de son Maryland natal. Au cœur de tout ce beau monde, Fred Lemish, scénariste à succès, voudrait réaliser un film sur la folie du monde gay des années 1970. Il court après Dinky Adams, beau mais dépourvu de caractère et peu enclin à la monogamie. Larry Kramer mêle cette intrigue à une douzaine d’autres pour en faire une machine sexuelle élaborée digne de Rube Goldberg. Le roman rappelle délibérément les dessins animés pornos plein de pénis géants et de culs charnus de ce dernier. Çà et là, Fred ou un autre livre un long discours sur le caractère vide et destructeur de tout ce sexe dépourvu d’amour.
Fags est un roman érotique qui remet en cause le sexe pour le sexe, ce qui le rend un peu schizophrène – mais le sexe rend souvent les gens fous. Plus tard, l’auteur et ses ennemis diront que le livre est une dénonciation sans ambiguïté de la débauche, mais le roman se vautre dans le sexe. Le fait est qu’il est excitant, d’où le nombre de lecteurs gay, aujourd’hui encore, en dépit des prêchi-prêcha, des répétitions et de l’écriture, souvent mauvaise. (Irving Howe a écrit un jour que ce que l’on pouvait infliger de pire au Complexe de Portnoy de Philip Roth, c’était de le lire deux fois – une remarque à laquelle j’ai souvent pensé quand j’ai relu Fags.)
Cependant, derrière le mauvais et hypocrite roman, se cache un bon roman où l’écrivain reconnaît que les choix ne sont jamais simples. Ainsi le fameux sermon de Fred destiné à Dinky à qui il explique qu’il doit opter pour l’amour et la monogamie « avant de mourir de trop baiser », avertissement qui semble annoncer le sida. Fred livre son discours alors que Dinky s’habille de cuir et s’apprête à aller une partouze ; le spectacle l’excite tellement qu’il
se met à douter de ses propos. Peu après, Fred et une centaine d’hommes regardent Dinky se faire hisser sur un anneau avant de se faire fister par un autre amant dépité, Jack Humpstone. Tous deux rêvent de le voir mourir ; le lecteur retient son souffle. La scène est à la fois grand-guignolesque et puissante, notamment parce qu’elle montre que l’amour n’est bénin que lorsqu’on obtient ce qu’on veut. L’amour peut-être beaucoup plus destructeur que le sexe gratuit.
Le Danseur de Manhattan est un livre plus apaisé, retenu, élégiaque. C’est aussi l’histoire d’une fête, ou plutôt d’un lendemain de fête. C’est un roman curieusement chaste ; on y parle sans cesse de sexe, mais il n’y a pas de scènes explicites. Le titre est une référence à un poème de William Butler Yeats, dont l’œuvre a inspiré beaucoup d’écrivains gay. (Yeats était hétérosexuel, mais, comme l’a écrit W. H. Auden dans « A la mémoire de W. B. Yeats », « Tu étais aussi sot que nous ».) Le roman abonde en références littéraires : F. Scott Fitzgerald (à tel point que certains l’ont appelé le Gay Gatsby), Ronald Fairbank, Marcel Proust, et une bonne dose de Truman Capote. Andrew Holleran peint le New York des années 1970 comme Capote avait peint celui des années 1940 dans Petit déjeuner chez Tiffany.
« L’été fut extrêmement chaud et précoce cette année-là – l’extraordinaire chaleur rendait l’East Village presque sensuel […] Au sud d’Astor Place les rues étaient désertes à la tombée de la nuit, et quand on marchait vers le sud, des silhouettes vibraient un instant au loin, avant de se matérialiser en un groupe de garçons qui jouaient au ballon dans le terrain vague jonché de débris de verres. »
Le lyrisme d’Holleran se poursuit :
« Même Sutherland, lorsqu’on le croisait sur la Cinquième Avenue après que les employés étaient rentrés chez eux jouer au tennis pendant qu’il faisait encore jour, même Sutherland était
gagné par l’extase, quand il s’arrêtait pour bavarder à la fin d’un après-midi passé dans les toilettes de Grand Central. “Oh, mon Dieu, disait-il en ôtant des poils coincés entre ses dents, il n’y aucun autre moment de l’année, aucun, où la ville soit si mûre, comme un fruit prêt à vous tomber dans la main. La moiteur des sous-vêtements des jeunes courtiers ! Mon Dieu !” »
Le ton est à la fois sensuel, drôle, grivois, tendre et triste.
L’intrigue est on ne peut plus simple. Malone, un jeune homme sublime, débarque à New York, sort du placard, abandonne son travail dans une grande entreprise, s’installe avec un amant, quitte celui-ci pour s’en offrir des centaines d’autres, de préférence des tapins, et s’enivre de fêtes et de soirées avant de disparaître. Au fil de son parcours, il est conseillé et suivi par Sutherland, un homme plus âgé, plein de sagesse, sans doute l’auteur des meilleurs répliques du roman. Le jour où Malone décide de reprendre son travail parce qu’il a peur de gâcher sa vie, Sutherland lui demande ce qu’il compte indiquer sur son CV pour les dix années qui viennent de s’écouler. Malone hésite. « Je cherchais l’amour », finit-il par répondre. Sutherland réplique :
« Tu cherchais l’amour. Eh bien, je ne crois pas que cela corresponde au profil que recherche Union Carbide. Ou Olgivy & Mather. Ou Ford Motor. Chercher l’amour n’est pas une occupation qu’on trouve communément sur un CV. Vois-tu, toi tu noircissais les pages de ton journal pendant que les autres rédigeaient leur CV. Ne crois pas qu’on te pardonnera ça. Après tout, l’Empire State Building n’est rien d’autre qu’un monument d’amour sublimé. »
Le Danseur de Manhattan est l’histoire de la quête d’un amour, dépourvu d’objet et d’amant. Tout n’y est que désir, rêve et mélancolie. Le roman est un collage d’états d’âme composite qui fait merveille : ces états d’âme sont peints avec une telle finesse qu’ils se suffisent à eux-mêmes.
L’histoire de Malone est racontée par un narrateur dont la correspondance avec un ami ouvre et clôt le livre, dans laquelle tous deux
usent et abusent de références
camp, du duc de Saint-Simon à Rima la fille-oiseau (le personnage de
Vertes demeures de William Henry Hudson). La correspondance était inspirée par les lettres que l’auteur et Robert Ferro s’étaient envoyées après leur rencontre à l’université de l’Iowa. Cependant il faut attendre la fin du roman pour découvrir le nom de l’auteur fictif : Paul. Chez Andrew Holleran, un pseudonyme, ou un masque, en cache toujours un autre, façon pour l’écrivain de préserver l’anonymat dont il a besoin pour protéger son extrême sensibilité et sa parfaite oreille.
En juillet 1978, Christopher Street afficha en une Le Danseur de Manhattan, qualifié de « meilleur roman gay de l’année ». Le livre eut un succès immédiat, bientôt cité par la presse gay comme le « bon » roman gay, par opposition au « mauvais », Fags. Les deux livres eurent droit à des critiques dans The Advocate, Fag Rag, The Body Politic (signée par George Whitmore qui disait vouloir brûler Fags) et Gay Community News.
En dépit des attaques, Fags se vendit à 40 000 exemplaires en édition reliée et 300 000 en édition poche. Le livre était l’occasion pour les lecteurs gay de prendre leur pied tout en se sentant moralement supérieurs aux hommes qui couchaient plus qu’eux. Le Danseur de Manhattan se vendit autant. Plus significatif encore, le succès des deux romans ne devait rien à l’opinion générale. Au contraire, il fallut attendre plusieurs mois pour que tous les lecteurs soient au courant. John Lahr critiqua les deux livres en même temps dans la New York Times Book Review de janvier 1979, sous le titre « Fables camp ». Il avait adoré Le Danseur de Manhattan, louant la beauté de la prose et parlant de Malone comme « d’une figure mobile et étrangement morale ». En revanche il avait détesté Fags : « Les personnages sont affublés de noms tels que Randy Dildough, Blaze Sorority, Boo Boo Bronstein, Jack Humpstone, Nicola Loosh, et décrits dans un style baroque et jovial qui, si l’on prend chaque phrase une par une, est un des pires que j’aie jamais vu dans un texte publié […] M. Kramer a voulu faire de son livre une farce exubérante, mais sa frivolité n’apporte rien et se solde par un fiasco embarrassant. »
A vrai dire la qualité littéraire du roman posait moins de problème aux lecteurs gay que l’image de libertinage qu’ils
refusaient. Andrew Holleran expliquera plus tard que le tableau qu’il avait peint était aussi noir, à sa manière, que celui de Larry Kramer : l’amour entre deux hommes est beau mais impossible. La vision d’Edmund White dans
Nocturnes pour le roi de Naples était aussi tragique
5. Si
Fags n’avait pas joué le rôle de paratonnerre, qui sait si Holleran et White n’auraient pas été accusés d’être trop sombres ?
Le magazine
Harper’s, lui, détestait les trois romans. Midge Decter, rédactrice en chef adjointe au moment de la descente de la Gay Activist Alliance, était partie depuis neuf ans – jugeant que
Harper’s était devenu trop progressiste –, mais le magazine était toujours aussi peu amical vis-à-vis des homosexuels. Un certain Jeffrey Burke ne fit qu’une bouchée d’une demi-douzaine de titres gay : nos trois romans, de même que
Petite musique de chambre de Doris Grumbach,
Au pays des hommes nus de Tobias Schneebaum, et
Dress Grey, un polar qui se déroule à l’académie militaire de West Point, dont l’auteur, Lionel Truscott, est hétérosexuel (c’est lui qui avait couvert les émeutes du Stonewall pour le
Village Voice). Les six livres n’avaient rien à voir, mais, écrivait-il : « Six livres écrits par, sur, ou pour des homosexuels viennent de paraître en quelques mois. Au-delà du crépitement pressé des machines à écrire et des rouleaux d’imprimerie, on entend résonner le tintement de la caisse. Hélas, la littérature est la grande oubliée de l’histoire
6. » Dix ans s’étaient écoulés depuis Stonewall, mais pour
Harper’s, tous ces nouveaux livres étaient forcément bâclés. Reconnaissons néanmoins que le magazine était assez attentif pour remarquer la naissance d’un nouveau phénomène de la littérature contemporaine.
Le quatrième de nos romans publiés en 1978 eut moins de presse que les autres : Chroniques de San Francisco fut largement négligé au moment de sa parution. La première édition, publiée par Harper and Row, était un poche dont la couverture rappelait la BD, ce que le roman est plus ou moins puisque c’est le recueil de chroniques du San Francisco Chronicle signées par un inconnu, Armistead Maupin. Il y eut peu de presse et beaucoup de retours, mais le bouche à oreille fut très rapide et finalement ce fut la meilleure vente des quatre.
Armistead Jones Maupin, Jr, était originaire du Sud, né à Washington en 1944 d’un père officier de marine qui s’installa en Caroline du Sud, à Raleigh, après la guerre, avant de se faire avocat. Un ami de la famille a beau avoir surnommé les parents de Maupin « John Wayne et tante Mame
7 », sa mère était une tante Mame très refoulée. Maupin vécut une adolescence relativement normale, qui passa par les Boy Scouts et les Boys State, une association de l’American Legion qui organise des camps d’éducation civique pour les meilleurs élèves. Il fit ses études à l’université de Caroline du Nord, à Chapel Hill, et s’engagea – côté conservateur – auprès d’un commentateur politique local, Jesse Helms. Il commença son droit en pensant rejoindre le cabinet de son père, mais prit cette matière en horreur et abandonna ses études pour entrer dans la marine, après avoir suivi la même formation que son père.
Armistead Maupin était attiré par les garçons depuis l’âge de 12 ans, mais c’était un désir qu’il avait toujours nié et refoulé. Il attendra d’être enseigne en poste à Charleston pour avoir sa première expérience sexuelle. Un soir, habillé en civil, il sortit sur la promenade de Charleston Battery et séduisit un inconnu qu’il ramena chez lui. C’était en 1979, l’été de Stonewall, même s’il n’entendra parler des émeutes que des années plus tard. Peu à peu il prit l’habitude d’aller sur Charleston Battery pour draguer, jusqu’au jour où il apprit que son supérieur était envoyé au Vietnam ; il décida de le suivre. La guerre du Vietnam était l’événement mondial le plus important de l’époque, il voulait y participer. Il passa un an sur place, assigné à différents postes, dont celui d’officier chargé du protocole à Saigon, accompagnant les dignitaires de passage qui souhaitaient faire des emplettes, et officier de liaison dans un camp situé sur la frontière cambodgienne, surveillant les navires de patrouille comme celui d’Apocalypse Now.
Il passa brièvement par San Francisco à son retour, en 1970, une fois libéré par la marine, mais ne s’y arrêta pas. Il retourna au Vietnam en tant que civil, envoyé par l’administration Nixon pour construire des maisons destinées aux soldats vietnamiens dans le cadre d’une campagne visant à gagner les cœurs et les esprits. Une fois rentré aux Etats-Unis il fut invité à la Maison-Blanche
pour rencontrer Richard Nixon. Il passa une demi-heure, avec ses collègues, à parler de tout et de rien avec le président. C’était la semaine du second discours d’investiture de Nixon et le scandale du Watergate n’avait pas encore éclaté. Des années plus tard, Armistead Maupin aura encore une photo, affichée dans les toilettes, sur laquelle on le voit serrer la main de Nixon.
Entre-temps, quand il était outre-mer, il avait rencontré un journaliste qui lui permit d’obtenir un job à l’Associated Press à son retour. On l’envoya à San Francisco. C’était ça ou Buffalo, dans l’Etat de New York.
La ville de Howl avait beaucoup changé depuis l’époque d’Allen Ginsberg. La bohème ouvrière des poètes et des beatniks s’était poursuivie dans les années 1960, jusqu’à « l’été de l’amour » de 1967, quand le vieux quartier de Haight Ashbury fut envahi par les hippies. La plupart de ces nouveaux venus rentrèrent chez eux à la fin de l’été, mais beaucoup, souvent gay ou lesbiennes, restèrent sur place et s’installèrent dans les quartiers alentour, notamment le quartier de Castro. Les gens vivaient en communautés organisées autour du sexe, de la drogue et de la musique. San Francisco était la ville des Grateful Dead, de Jefferson Airplane et des Cockettes, une troupe de drag queens. C’est à cette époque qu’Harvey Milk débarqua de Manhattan pour se présenter au conseil municipal. A côté de cette nouvelle contre-culture survivaient les anciens quartiers ouvriers d’Irlandais, de Latinos, d’Asiatiques et même les Anglais de vieille souche, le tout formant un vivant mélange de cultures réunies au sein de cette étroite péninsule.
A San Francisco, les convictions républicaines de Maupin commençaient à s’étioler. Comme l’écrivit son ami, le romancier britannique Patrick Gale, sa philosophie politique « souffrit d’une longue usure dans une ville où personne n’était d’accord avec Nixon et où régnait la culture alternative ». Mais c’est surtout le sexe qui l’a amené à changer d’allégeance. « La
backroom des Dave’s Baths était la démocratie faite chair ; tout ce qui était d’ordre racial et social était abandonné au vestiaire
8. » Comme beaucoup qui l’acceptèrent tard dans leur vie, Maupin fit de son homosexualité une cause d’engagement militant. Il la révéla publiquement en 1974, quand le
magazine
San Francisco le présenta comme l’un des dix hommes les plus sexy de la baie. Il avait accepté à condition d’être explicitement identifié comme gay.
Armistead Maupin avait très vite quitté l’Associated Press pour s’essayer à différents jobs, notamment dans la publicité, mais son rêve était d’écrire. Il commença par rédiger des billets pour la presse régionale, dont le Pacific Sun, un hebdomadaire basé dans le comté de Marin. Le jour où le journal décida de publier une édition pour la ville de San Francisco, on lui proposa d’intégrer des personnages récurrents dans ses papiers consacrés aux sites de la région, jusqu’au jour où il eut sa propre chronique, intitulée « The Serial by Armistead Maupin » – l’édition du comté de Marin publiait une chronique de Cyra McFadden intitulée « The Serial », satire de la gauche caviar de la région. Cinq semaines plus tard, le Pacific Sun décida de mettre fin à l’édition de San Francisco. Heureusement, ses billets avaient attiré l’attention d’un responsable du quotidien de la ville, le San Francisco Chronicle, qui cherchait à capter un lectorat plus jeune. Maupin fut embauché pour un salaire de journaliste moyen et reprit sa chronique, rebaptisée « Tales of the City », titre original des Chroniques de San Francisco.
Il commença par le personnage de Mary Ann Singleton, une fille du Midwest, astucieuse et originale, qu’il balança dans un San Francisco truffé de repères faciles à identifier. Mary Ann ne tarde pas à faire la connaissance d’une bande d’expatriés et d’autochtones qui comprend des homosexuels et, surtout, la fameuse Anna Madrigal, logeuse et fumeuse de hash.
Armistead Maupin était obligé de rendre trois feuillets par jour, cinq jours par semaine, pendant six mois. « Il lui arrivait d’avoir à peine plus de deux jours d’avance sur ses lecteurs, dira-t-il en parlant de lui à la troisième personne. Il était comme eux, il avait hâte de savoir ce qui se passerait, sauf qu’il comptait sur sa propre vie pour le savoir
9. » L’écrivain essayait de ne pas trop planifier ses récits à l’avance de façon à se laisser surprendre par les péripéties de ses personnages lui aussi.
Sa chronique eut tout de suite du succès dans la région. Puis
Newsweek en parla, et Harper and Row prit contact avec l’écrivain
pour lui proposer d’en faire un livre. Random House avait publié un recueil des chroniques de Cyra McFadden qui avait eu un succès fou en 1977. Harper and Row espérait obtenir le même résultat. Maupin reprit ses textes, supprima une histoire de serial killer et corsa un peu le vocabulaire. En revanche il conserva l’approche rapide et elliptique des scènes les plus crues, conçues pour les lecteurs d’un journal « familial ». L’habileté et la drôlerie avec lesquelles il parle de presque tout – impuissance, sexe oral, une femme riche qui s’envoie en l’air avec un jeune livreur – sont déjà comiques en soi.
Les Chroniques de San Francisco font merveille en livre. La langue est nerveuse, intelligente, vivante. Le récit est porté par les dialogues, même si l’ensemble suit une ligne claire, plus nette qu’une pièce ou un scénario. Ainsi Michael Tolliver, alias Mouse, et son ami Mona avant que Michael ne participe à un concours de danse en slip dans un bar gay :
« Michael gémit et réajusta son slip.
— Mais qu’est-ce que je fous ici, putain ! Mona, j’ai été membre des Futurs Fermiers d’Amérique, dans le temps !
— Souviens-toi, tu paies le loyer.
— Oui. Je paie le loyer. Ceci est un enregistrement…
— Détends-toi.
— Et si je perdais ? Et s’ils se mettent à rire. Oh bordel ! Qu’est-ce que je fais s’ils ne me remarquent même pas ? […] Je crois que je vais vomir.
— Garde ça pour le finale. »
Le roman est bâti à partir de scènes courtes et concises qui s’enchaînent en claquant pour former un vrai livre. Beaucoup de gens ont comparé Maupin à Dickens, pour une seule raison : parce que Dickens est le feuilletoniste le plus célèbre au monde. Maupin a avoué lui-même qu’il avait peu lu le romancier anglais (il connaissait mieux E. F. Benson, auteur d’une série de romans connue sous le nom de « cycle de Lucia ».) A mes yeux il est plus proche d’un autre romancier victorien, Anthony Trollope, qui s’appuie lui aussi sur les dialogues. Les deux écrivains ont en commun un
talent pour l’improvisation et l’art de créer des personnages qui évoluent et gagnent en profondeur. Tous deux commencent par des intrigues simples, claires, avant de laisser le récit se développer et révéler de nouvelles couleurs et de nouvelles dimensions. Tous deux sont doués d’une telle curiosité, d’une telle imagination, qu’ils ont publié des séries exceptionnellement vivantes : Trollope a écrit sept romans sur les habitants du comté imaginaire de Barsetshire et six sur la famille Palliser. Maupin en a écrit six sur la bande de copains du 28, Barbary Lane.
Telle est l’adresse d’Anna Madrigal, propriétaire d’une maison à trois étages, divisée en appartements et située dans le quartier de Russian Hill. Chroniques de San Francisco est un roman dont l’unité de lieu est une pension de famille, comme Le Père Goriot ou Adieu à Berlin, qui comprennent tous deux des personnages homosexuels. Les sociologues estiment qu’un quartier est perçu comme un quartier gay quand 15 % à 25 % des habitants sont homosexuels. C’était vrai pour San Francisco et c’est vrai pour les chroniques de Barbary Lane. Les trois quarts des personnages principaux ont beau être hétéros, la série est perçue comme une série gay. Le personnage gay le plus important, Michael Tolliver, n’est désigné comme tel qu’au bout de 70 pages, dans le premier volume, même si son rôle s’affirme au fil du roman et de la série. L’intrigue la plus saillante de ce premier tome est l’histoire d’amour entre Edgar Halcyon, un homme d’affaires marié de cinquante ans et des poussières, malade en phase terminale, et Anna Madrigal, une femme affranchie, qui a le même âge. Celle-ci est une transsexuelle, mais nous ne l’apprenons qu’à la fin du volume suivant. Sa personnalité est telle que peu importe son changement de sexe. Anna Madrigal est la première androgyne de l’histoire de la littérature qui ne soit ni menaçante, ni victime, ni uni-dimensionnelle. Maupin avait dévoilé le secret de son identité aux rédacteurs du San Francisco Chronicle avant de commencer son feuilleton. Ils avaient accepté, mais à une condition : ne pas le révéler aux lecteurs avant un an. Un conseil fort avisé.
Autant les rédacteurs du journal tenaient le compte anxieux du nombre de personnages gay, autant ils n’avaient aucun problème avec le pourcentage exceptionnel de fumeurs d’herbe. C’était ainsi
dans la Californie des années 1970. Et Maupin savait que cette liberté ne durerait peut-être pas. Dans une scène inoubliable, Michael se défonce avec son voisin, hétérosexuel, Brian, ex-avocat devenu serveur, et évoque avec lui la façon dont changent les époques. Avec sa voix cassée, Brian leur prédit un avenir plus sévère : « On sera… Enfin je veux dire, des gens comme toi et moi… on sera de vieux libertins de 50 ans dans un monde rempli de calvinistes de 20 ans. »
En dépit du nombre important de personnages hétérosexuels, les Chroniques touchèrent d’abord les lecteurs gay. A l’origine ils étaient attirés parce que l’histoire se déroule dans la Mecque gay de San Francisco, mais la découverte d’un monde où les autres étaient aussi déjantés qu’eux les amusait autant. Chez Armistead Maupin, rien n’arrive qu’aux autres. Sa légèreté de ton vis-à-vis de la sexualité, quelle qu’elle soit, était vécue comme un soulagement après les romans culpabilisants de Larry Kramer et Andrew Holleran, qui, au fond, n’étaient pas très loin des romans érotiques de Philip Roth et John Updike, aussi culpabilisants. Puis le bouche à oreille se mit à fonctionner, notamment à partir des librairies gay. Et grâce à Maupin, qui appela lui-même pour prévenir les autres libraires. (Une fois le lectorat gay établi, il dut faire pression sur son éditeur pour que celui-ci cible aussi le lectorat hétérosexuel.)
En 1978, peu avant la sortie du livre, il avait fait la connaissance de son héros, Christopher Isherwood, à Los Angeles, lors d’une fête donnée en l’honneur de La Fièvre du samedi soir le jour des oscars. Isherwood, qui avait repéré ses chroniques, s’exclama : « Ah, ces merveilleuses petites pochades ! » avant de conseiller à Maupin de ne jamais s’excuser de chercher à distraire les lecteurs : « On peut très bien être à la fois artiste et amuser les gens. » Maupin lui demanda de lui envoyer une citation pour la quatrième de couverture de son livre, ce que le romancier fit volontiers, comparant Maupin à Dickens. Il rencontra également Don Bachardy qui réalisera un très beau portrait de lui au trait, soulignant un type de désinvolture sexy que la photo saisit rarement.
Maupin n’était lié à personne en particulier, tombant régulièrement amoureux et ayant des liaisons, dont l’une avec le comédien
Rock Hudson, qui n’était jamais sorti du placard (« J’adorais Rock, mais je faisais vraiment partie de sa vie sexuelle cachée », dira-t-il
10). Il n’avait pas rencontré l’homme de sa vie.
Son rythme était le suivant : six mois de travail intense, puis six mois de pause. Le 27 novembre 1977, il était en pleine interruption quand Harvey Milk, représentant du cinquième district de la ville, et George Moscone, le maire, furent assassinés par Dan White, ancien superviseur de San Francisco. Maupin n’a jamais intégré ce double meurtre dans ses récits. Pas plus que les « émeutes de la Nuit blanche
* » du 21 mai 1979 qui éclatèrent dans les quartiers gay parce que le jury avait accusé Dan White d’homicide involontaire. Ces deux drames auraient porté ombrage au petit monde de Barbary Lane. En revanche, les questions politiques sont présentes dans ses récits, mais de façon plus subtile, plus personnelle. Le slogan féministe, « le personnel est politique », avait fait son chemin dans les esprits gay (Edmund White a écrit un essai dont le titre le reprend), et l’engagement de Maupin avait un caractère très personnel.
En 1977, la croisade contre les homosexuels menée par l’association d’Anita Bryant, « Protégeons nos enfants », dans le comté de Dade, en Floride, le rendit fou – une rage que l’on perçoit chez certains de ses personnages. Ainsi, lorsque la mère de Michael lui fait l’éloge d’Anita Bryant dans une lettre, il est tellement hors de lui qu’il lui avoue la vérité :
« Je suppose que je ne vous aurais pas écrit si vous ne m’aviez pas parlé de votre participation à la campagne de “Protégeons nos Enfants”. C’est cela, plus que tout autre chose, qui m’a fait prendre conscience que je devais vous dire la vérité : que votre propre fils est homosexuel et que je n’ai jamais eu besoin d’être protégé de quoi que ce soit, hormis de la cruelle et ignorante piété de gens comme Anita Bryant.
Je suis désolé, maman. Non pas d’être ce que je suis, mais de ce
que tu dois éprouver en ce moment. Je sais ce que c’est, car j’ai subi ce sentiment pendant la plus grande partie de ma vie. Répugnance, honte, incompréhension, rejet dû à la crainte de quelque chose que je savais, même enfant, faire partie de moi au même titre que la couleur de mes yeux. […]
Etre gay m’a enseigné la tolérance, la compassion et l’humilité. Cela m’a montré les possibilités illimitées de l’existence. Cela m’a fait connaître des gens dont la passion, la gentillesse et la sensibilité ont été pour moi une constante source d’énergie.
Cela m’a fait entrer dans la grande famille de l’Humanité, maman. Et cela me plaît. J’y suis bien. »
La lettre de Michael fut l’occasion pour Maupin de faire son coming-out auprès de ses propres parents. Son père réagit en lui envoyant une lettre d’indignation sèche, rédigée sur du papier officiel jaune. Il accusait son fils de faire souffrir sa mère, malade – mais déjà au courant. Au fil des années, Maupin découvrira que de nombreux homosexuels avaient découpé cette chronique pour l’envoyer à leurs parents avec un mot précisant : « moi aussi »
11.
La plupart des gens, dont beaucoup de gay, surtout les plus jeunes, ont du mal à mesurer à quel point il était douloureux d’avouer la vérité pour les hommes et les femmes de cette génération. Aujourd’hui, ça paraît évident, normal. Mais dans un monde aussi conformiste, c’était un geste important, voire dangereux. Les homosexuels étaient tellement décriés qu’ils réagissaient soit par le silence, soit par le sophisme de Gore Vidal – « l’homosexualité en soi n’existe pas » –, sous-entendu, le jour où les gens comprendront que l’identité gay est une construction sociale, l’homophobie disparaîtra. L’idée est sympathique, mais il faudra qu’un nombre incalculable d’hommes et de femmes franchissent le pas, banal mais difficile, de dire la vérité et de la partager avec leurs proches, pour que non seulement le monde culturel mais tout le corps politique commence à bouger, ne fût-ce que de quelques centimètres.