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Annus mirabilis
Edmund White arriva à New York en 1962 en pensant devenir dramaturge, non pas romancier. A 22 ans, frais émoulu de l’université du Michigan, il débarquait avec une pièce qu’il avait écrite au cours de sa dernière année d’étudiant : The Blue Boy in Black. La pièce avait gagné un prix et lui avait valu d’être représenté par l’agence littéraire William Morris. Mais il avait une autre raison pour venir à New York : il poursuivait de ses ardeurs un étudiant, un très beau comédien nommé Stanley Redfern. Edmund White était plus amoureux de Redfern que l’inverse, mais les deux hommes emménagèrent ensemble. Néanmoins White s’autorisait de nombreuses aventures – un mode de vie qu’il adoptera plus tard avec un autre comédien, Keith McDermott, moins épris que lui là encore.
Lui-même était un peu comédien : sociable, charmeur, dragueur, à l’aise. Il aimait être aimé. Naturellement courtisan, il connaissait tout le monde et était toujours là au bon moment. Nous l’avons déjà vu présent aux émeutes du Stonewall, et en compagnie de Mart Crowley et de James Merrill.
Edmund White continuait cependant à écrire, non seulement du théâtre, mais des nouvelles et des romans. Il était sexuellement et littérairement compulsif, mû par un réel besoin de jouer avec les mots. Avec le temps, il deviendra un brillant prosateur, mais chez lui l’écriture ne coulait pas de source. L’écriture, la vraie, exige de la solitude, et il n’aimait pas être seul. Peu à peu il mit au point une méthode : il rédigeait à la main, au lit, le matin, avant que son esprit critique se réveille, jusqu’au jour où il rassemblait ses feuillets pour composer une première version, allait voir quelqu’un à qui il dictait son texte et le modifiait au fur et à mesure. La méthode avait l’avantage d’être efficace et de lui éviter de travailler tout le temps seul.
Edmund White explora plusieurs pistes. Il commença avec un récit inspiré par son histoire d’amour avec un imprévisible blond nommé John Ruddy, dont un chapitre sera publié en 1997 par l’anthologie gay et lesbienne de Seymour Kleinberg, The Other Persuasion, sous le titre « La belle pièce reste vide » – une citation de Kafka que l’écrivain reprendra pour le titre d’un autre roman, The  Beautiful Room is Empty. C’est l’histoire de deux amis gay qui vont à Puerto Rico avant le mariage, avec une femme, de l’un des deux. Ils y vont soi-disant pour s’envoyer en l’air, jusqu’au moment où le personnage principal avoue qu’il est amoureux de l’ami qui va se marier. C’est un texte très fort, clair, réaliste. L’auteur savait qu’il était trop tôt pour le publier et le mit de côté.
Il se lança ensuite dans un roman plus curieux, expérimental, raconté par un homme souffrant d’amnésie. Le personnage principal d’Oublier Elena se réveille dans une maison au bord de l’océan et ne sais plus qui ni où il est, encore moins comment les choses fonctionnent.
« Je me demande quelle sorte d’impression je ferais si j’allais aux toilettes maintenant ? Peut être personne ne s’apercevrait ou ne se soucierait de ce que j’aie été le premier à les utiliser ; peut-être les gens ici ont-ils une attitude “ naturelle” par rapport aux fonctions du corps et les trouvent-ils drôles, ou, au contraire, trop vulgaires pour qu’on en parle. D’autre part, il se peut que la chose soit soumise à une étiquette rigoureuse, et que les hommes de la maison se succèdent par ordre de taille, de popularité ou d’ancienneté. »
L’écrivain revint ensuite à une littérature plus réaliste et se lança dans un roman qu’il voulait très vendeur. Au début, il l’appela Like People in History, puis Woman Reading Pascal. Le personnage principal était une femme inspirée par le personnage d’Isabel Archer dans Portrait de femme d’Henry James. Il finit le roman, mais personne n’était convaincu et il ne trouva pas d’éditeur.
Le livre qui le fit vraiment connaître est un style d’ouvrage très différent, un document qui, curieusement, fut très vendeur : The Joy of Gay Sex. Peu de temps avant, en 1972, Les Joies du sexe, d’Alex Comfort, avait été un immense best-seller. Un packager astucieux se dit qu’il pourrait reproduire ce succès en publiant deux livres de la même veine destinés au public homosexuel, l’un pour les hommes, l’autre pour les femmes. Il demanda au psychiatre Charles Silverstein de rédiger le premier. Silverstein était connu pour mener campagne afin que l’homosexualité ne soit plus considérée comme une maladie, et encore répertoriée comme telle dans le Diagnostic and Statistic Manual de l’American Psychiatric Association de 1973. C’est lui qui suivait Edmund White et avait été le premier à lui dire que son problème n’était pas d’être queer. Au contraire, la volonté de se « guérir » de son homosexualité le détournait de ses vrais problèmes. Il abandonna Edmund White en tant que patient dès qu’il commença à collaborer avec lui pour cet ouvrage.
The Joy of Gay Sex n’est pas seulement un guide pratique, c’est aussi un beau livre érotique. Il fonctionne comme certains livres de cuisine qui s’autorisent beaucoup de fantaisie. Les peintures de Michael Leonard et les dessins sépia de Julian Graddon sont érotiques mais jamais vulgaires. (Les pastiches de style ancien d’Ian Beck sont moins heureux.) Le texte fournit beaucoup d’informations et couvre des domaines aussi variés que la santé, la psychologie et le comportement. On y trouve des entrées comme « Solitude », « Culpabilité » ou « Vieillir », de même que des entrées sur les différentes pratiques sexuelles. Le ton du livre est généralement léger et sain. Ainsi l’entrée « Liaison sans lendemain » : « Si d’aventure un de vos amis passe chez vous sans prévenir, ne le fichez pas à la porte, ne plongez pas la tête dans les mains en gémissant. Laissez les deux hommes discuter, et si la soirée devient plus soirée mondaine que partie fine, acceptez-le avec élégance. » Impossible à choquer, toujours courtois, on dirait un manuel de Judith Martin qui signait à l’époque « Miss Manners ». Je ne sais pas qui a écrit quoi, mais j’imagine que White est l’auteur des descriptions pratiques très précises qui ressemblent souvent à des petites nouvelles. L’entrée « Première fois », sous-entendu « Première expérience de sodomie », est particulièrement détaillée, accompagnant pas à pas le lecteur jusqu’à l’orgasme, avant de conclure : « A ce moment-là aucun de vous deux ne devrait s’écrouler de sommeil ni se laisser aller à une discussion sans importance. Lui devrait vous regarder droit dans les yeux et vous avouer qu’il vient de vivre une expérience merveilleuse. Si tout se passe bien vous découvrirez que vous avez plein de choses à vous dire. »
Edmond White cache son homosexualité dans le cheval de Troie d’un style alambiqué afin de l’introduire clandestinement dans la cité de la littérature. Je sais que beaucoup de lecteurs l’apprécient mais je le redis, c’est un roman du placard, dont le style baroque et halluciné est une porte superbe, mais fermée. Ceci dit, le roman a quelque chose d’effarouché quand on le compare à ce qui parut la même année.
C’était en 1978. Après le succès de The Joy of Gay Sex, Edmund White aurait dû être le roi des cercles gay, et son éditeur, Michael Denneny, chez St Martin’s Press, le roi des éditeurs. Malheureusement il fut éclipsé, non pas par un roman, mais par deux : Fags de Larry Kramer, et Le Danseur de Manhattan d’Andrew Holleran. Sans compter un quatrième roman qui sortit à la fin de l’année : Chroniques de San Francisco, d’Armistead Maupin.
N’était le contexte, nous dirions sans hésiter que l’année 1978 fut l’annus mirabilis de la littérature gay.
C’est ainsi qu’à l’été 1978, deux romans de facture très différente, consacrés au même univers, sortirent à quelques semaines d’écart. Non seulement les deux auteurs restèrent amis, mais ils firent leur tournée de promotion ensemble.
Le magazine Harper’s, lui, détestait les trois romans. Midge Decter, rédactrice en chef adjointe au moment de la descente de la Gay Activist Alliance, était partie depuis neuf ans – jugeant que Harper’s était devenu trop progressiste –, mais le magazine était toujours aussi peu amical vis-à-vis des homosexuels. Un certain Jeffrey Burke ne fit qu’une bouchée d’une demi-douzaine de titres gay : nos trois romans, de même que Petite musique de chambre de Doris Grumbach, Au pays des hommes nus de Tobias Schneebaum, et Dress Grey, un polar qui se déroule à l’académie militaire de West Point, dont l’auteur, Lionel Truscott, est hétérosexuel (c’est lui qui avait couvert les émeutes du Stonewall pour le Village Voice). Les six livres n’avaient rien à voir, mais, écrivait-il : « Six livres écrits par, sur, ou pour des homosexuels viennent de paraître en quelques mois. Au-delà du crépitement pressé des machines à écrire et des rouleaux d’imprimerie, on entend résonner le tintement de la caisse. Hélas, la littérature est la grande oubliée de l’histoire6. » Dix ans s’étaient écoulés depuis Stonewall, mais pour Harper’s, tous ces nouveaux livres étaient forcément bâclés. Reconnaissons néanmoins que le magazine était assez attentif pour remarquer la naissance d’un nouveau phénomène de la littérature contemporaine.
Le quatrième de nos romans publiés en 1978 eut moins de presse que les autres : Chroniques de San Francisco fut largement négligé au moment de sa parution. La première édition, publiée par Harper and Row, était un poche dont la couverture rappelait la BD, ce que le roman est plus ou moins puisque c’est le recueil de chroniques du San Francisco Chronicle signées par un inconnu, Armistead Maupin. Il y eut peu de presse et beaucoup de retours, mais le bouche à oreille fut très rapide et finalement ce fut la meilleure vente des quatre.
Armistead Jones Maupin, Jr, était originaire du Sud, né à Washington en 1944 d’un père officier de marine qui s’installa en Caroline du Sud, à Raleigh, après la guerre, avant de se faire avocat. Un ami de la famille a beau avoir surnommé les parents de Maupin « John Wayne et tante Mame7 », sa mère était une tante Mame très refoulée. Maupin vécut une adolescence relativement normale, qui passa par les Boy Scouts et les Boys State, une association de l’American Legion qui organise des camps d’éducation civique pour les meilleurs élèves. Il fit ses études à l’université de Caroline du Nord, à Chapel Hill, et s’engagea – côté conservateur – auprès d’un commentateur politique local, Jesse Helms. Il commença son droit en pensant rejoindre le cabinet de son père, mais prit cette matière en horreur et abandonna ses études pour entrer dans la marine, après avoir suivi la même formation que son père.
Armistead Maupin était attiré par les garçons depuis l’âge de 12 ans, mais c’était un désir qu’il avait toujours nié et refoulé. Il attendra d’être enseigne en poste à Charleston pour avoir sa première expérience sexuelle. Un soir, habillé en civil, il sortit sur la promenade de Charleston Battery et séduisit un inconnu qu’il ramena chez lui. C’était en 1979, l’été de Stonewall, même s’il n’entendra parler des émeutes que des années plus tard. Peu à peu il prit l’habitude d’aller sur Charleston Battery pour draguer, jusqu’au jour où il apprit que son supérieur était envoyé au Vietnam ; il décida de le suivre. La guerre du Vietnam était l’événement mondial le plus important de l’époque, il voulait y participer. Il passa un an sur place, assigné à différents postes, dont celui d’officier chargé du protocole à Saigon, accompagnant les dignitaires de passage qui souhaitaient faire des emplettes, et officier de liaison dans un camp situé sur la frontière cambodgienne, surveillant les navires de patrouille comme celui d’Apocalypse Now.
Il passa brièvement par San Francisco à son retour, en 1970, une fois libéré par la marine, mais ne s’y arrêta pas. Il retourna au Vietnam en tant que civil, envoyé par l’administration Nixon pour construire des maisons destinées aux soldats vietnamiens dans le cadre d’une campagne visant à gagner les cœurs et les esprits. Une fois rentré aux Etats-Unis il fut invité à la Maison-Blanche pour rencontrer Richard Nixon. Il passa une demi-heure, avec ses collègues, à parler de tout et de rien avec le président. C’était la semaine du second discours d’investiture de Nixon et le scandale du Watergate n’avait pas encore éclaté. Des années plus tard, Armistead Maupin aura encore une photo, affichée dans les toilettes, sur laquelle on le voit serrer la main de Nixon.
Telle est l’adresse d’Anna Madrigal, propriétaire d’une maison à trois étages, divisée en appartements et située dans le quartier de Russian Hill. Chroniques de San Francisco est un roman dont l’unité de lieu est une pension de famille, comme Le Père Goriot ou Adieu à Berlin, qui comprennent tous deux des personnages homosexuels. Les sociologues estiment qu’un quartier est perçu comme un quartier gay quand 15 % à 25 % des habitants sont homosexuels. C’était vrai pour San Francisco et c’est vrai pour les chroniques de Barbary Lane. Les trois quarts des personnages principaux ont beau être hétéros, la série est perçue comme une série gay. Le personnage gay le plus important, Michael Tolliver, n’est désigné comme tel qu’au bout de 70 pages, dans le premier volume, même si son rôle s’affirme au fil du roman et de la série. L’intrigue la plus saillante de ce premier tome est l’histoire d’amour entre Edgar Halcyon, un homme d’affaires marié de cinquante ans et des poussières, malade en phase terminale, et Anna Madrigal, une femme affranchie, qui a le même âge. Celle-ci est une transsexuelle, mais nous ne l’apprenons qu’à la fin du volume suivant. Sa personnalité est telle que peu importe son changement de sexe. Anna Madrigal est la première androgyne de l’histoire de la littérature qui ne soit ni menaçante, ni victime, ni uni-dimensionnelle. Maupin avait dévoilé le secret de son identité aux rédacteurs du San Francisco Chronicle avant de commencer son feuilleton. Ils avaient accepté, mais à une condition : ne pas le révéler aux lecteurs avant un an. Un conseil fort avisé.
Son rythme était le suivant : six mois de travail intense, puis six mois de pause. Le 27 novembre 1977, il était en pleine interruption quand Harvey Milk, représentant du cinquième district de la ville, et George Moscone, le maire, furent assassinés par Dan White, ancien superviseur de San Francisco. Maupin n’a jamais intégré ce double meurtre dans ses récits. Pas plus que les « émeutes de la Nuit blanche* » du 21 mai 1979 qui éclatèrent dans les quartiers gay parce que le jury avait accusé Dan White d’homicide involontaire. Ces deux drames auraient porté ombrage au petit monde de Barbary Lane. En revanche, les questions politiques sont présentes dans ses récits, mais de façon plus subtile, plus personnelle. Le slogan féministe, « le personnel est politique », avait fait son chemin dans les esprits gay (Edmund White a écrit un essai dont le titre le reprend), et l’engagement de Maupin avait un caractère très personnel.
En 1977, la croisade contre les homosexuels menée par l’association d’Anita Bryant, « Protégeons nos enfants », dans le comté de Dade, en Floride, le rendit fou – une rage que l’on perçoit chez certains de ses personnages. Ainsi, lorsque la mère de Michael lui fait l’éloge d’Anita Bryant dans une lettre, il est tellement hors de lui qu’il lui avoue la vérité :
« Je suppose que je ne vous aurais pas écrit si vous ne m’aviez pas parlé de votre participation à la campagne de “Protégeons nos Enfants”. C’est cela, plus que tout autre chose, qui m’a fait prendre conscience que je devais vous dire la vérité : que votre propre fils est homosexuel et que je n’ai jamais eu besoin d’être protégé de quoi que ce soit, hormis de la cruelle et ignorante piété de gens comme Anita Bryant.
La plupart des gens, dont beaucoup de gay, surtout les plus jeunes, ont du mal à mesurer à quel point il était douloureux d’avouer la vérité pour les hommes et les femmes de cette génération. Aujourd’hui, ça paraît évident, normal. Mais dans un monde aussi conformiste, c’était un geste important, voire dangereux. Les homosexuels étaient tellement décriés qu’ils réagissaient soit par le silence, soit par le sophisme de Gore Vidal – « l’homosexualité en soi n’existe pas » –, sous-entendu, le jour où les gens comprendront que l’identité gay est une construction sociale, l’homophobie disparaîtra. L’idée est sympathique, mais il faudra qu’un nombre incalculable d’hommes et de femmes franchissent le pas, banal mais difficile, de dire la vérité et de la partager avec leurs proches, pour que non seulement le monde culturel mais tout le corps politique commence à bouger, ne fût-ce que de quelques centimètres.
* Jeu de mots intraduisible, white night signifiant à la fois « nuit blanche » et « nuit (de Dan) White ».