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White Noise
Pendant ce temps-là, à New York, les écrivains gay récemment publiés apprenaient à se connaître. L’écriture commence souvent dans la solitude, mais peu à peu les auteurs découvrent qu’ils appartiennent à une famille.
Les journaux de Felice Picano offrent un tableau amusant et instructif du gay New York de l’époque, des réseaux d’amitié et des cercles littéraires qui se formaient grâce aux fêtes et aux signatures en librairie. Felice Picano est un écrivain né à New York qui, à l’époque, avait écrit deux thrillers, dont un best-seller, Eyes, et fondé une petite maison d’édition baptisée Sea Horse Press. En septembre 1978, peu après la publication du Danseur de Manhattan, il rencontra Andrew Holleran à Fire Island et lui proposa de le conseiller sur la façon de mener sa carrière littéraire. Holleran répondit qu’il aurait aimé faire la connaissance de George Whitmore. Celui-ci était un écrivain talentueux, originaire du Colorado, futur auteur d’un roman autobiographique, The Confessions of Danny Slocum. Les deux hommes se rencontrèrent et se firent brièvement la cour – beaucoup de ces amitiés avaient une connotation sexuelle, surtout au début. A New York, Whitmore présenta Picano à son nouvel ami à lui, Edmund White. Lequel proposa à Picano de donner une conférence à l’université Johns Hopkins, où il enseignait, sur la notion de suspense. Ils firent l’aller-retour en train jusqu’à Baltimore et discutèrent longuement. Picano écrira dans son journal : « Edmund White […] est un type charmant qui s’impose une auto-analyse rigoureuse, mais qui la cache sous une jolie surface d’habileté vernissée et de joie enfantine […] Je le soupçonne de ne pas savoir s’il préfère l’amour pur ou le respect. Je l’aime d’autant plus que j’éprouve un immense respect pour son œuvre1. » Peu après, au cours de l’automne, Edmund White revit Holleran, seul. Toute la bande fit alors la connaissance de l’ami d’Holleran, Robert Ferro, dont le compagnon, Michael Grumley, avait suivi les ateliers d’écriture de l’université de l’Iowa et écrivait. Tous deux s’étaient mariés plus ou moins secrètement – leurs amis proches les appelaient « les Ferro-Grumley ». Edmund White leur présenta alors un nouveau petit ami, Christopher Cox, un comédien (encore un) originaire d’Alabama qui rêvait d’écrire, mais qui finit par devenir rédacteur de presse. Larry Kramer, lui, allait et venait d’une soirée à l’autre, tel un parent plus âgé malvenu. On le voyait moins souvent depuis l’éreintement cuisant de Fags, signé par Whitmore dans Body Politic.
La plupart avaient la trentaine en 1978. A 39 ans, White était le plus âgé ; à 29, Cox était le plus jeune. Tous ces écrivains se virent pendant au moins un an avant de comprendre qu’ils formaient un cercle, qu’ils baptisèrent du nom de Lavender Quill, puis de Violet Quill. C’était après une lecture organisée par la librairie Three Lives, à Greenwich Village, qui fut un tel succès que Holleran et Ferro proposèrent à tous de se réunir régulièrement pour lire leurs textes, comme dans les ateliers d’écriture de l’université de l’Iowa. La première réunion officielle eut lieu le 31 mars 1980 dans l’appartement de Grumley et Ferro, sur la Quatre-Vingt-Quinzième Rue Ouest. Elle réunissait Holleran, White, Cox, Picano et Whitmore. Holleran lut une nouvelle intitulée « Sleeping Soldiers », liée à la période qu’il avait passée dans l’armée ; Ferro lut les premiers chapitres d’un nouveau roman, Max Desir ; Picano lut un monologue intérieur qu’il publiera plus tard sous le titre de « Spinning ». On discuta des qualités et des défauts des textes pendant que Grumley faisait passer des desserts.
La petite bande se réunit encore quatre fois au printemps 1980, deux fois en juillet, à Fire Island, mais pas en automne ni en hiver. Entre-temps, Holleran, White, Picano et Whitmore avaient été sélectionnés pour une anthologie de nouvelles publiée par Christopher Street : Aphrodisiac : Fiction from Christopher Street.(La nouvelle qui donnait son titre au recueil était un texte d’un jeune auteur originaire de Virginie qui venait de s’installer à New York, Christopher Bram.) A la fin de l’hiver, Whitmore se fâcha avec Ferro qu’il trouvait trop critique et abandonna. Les autres se réunirent encore deux fois en mars 1981, accueillant lors de leur dernière réunion Vito Russo qui leur lut des extraits de son futur essai, The Celluloid Closet. Le Violet Quill était mort, mais la plupart continuaient à se voir, se lire et s’échanger des citations de promotion. Ils s’étaient officiellement réunis huit fois en tout.
En outre, leurs livres n’étaient pas vraiment révolutionnaires par rapport à ce qui s’écrivait avant Stonewall. Un garçon près de la rivière, Les Domaines hantés, La Chambre de Giovanni, même Un homme au singulier : les personnages homosexuels de ces romans sont malheureux, comme dans les romans plus récents. Faudrait-il s’en étonner ? Les cicatrices étaient profondes, et la libération était lente à porter ses fruits. Comme je l’ai dit plus haut, Nocturnes pour le roi de Naples et Le Danseur de Manhattan sont aussi sombres, à leur manière, que Fags. Non pas que la littérature doive être un rayon de soleil permanent. Combien de classiques ont-ils une fin heureuse ? Chez les anciens – et Holleran demeurera enfermé dans ce schéma-là –, les homosexuels sont toujours plus malheureux que les autres, et ils le sont parce qu’ils sont homosexuels. Chez les modernes, les homosexuels et les hétérosexuels sont aussi malheureux, ou aussi heureux, ou aussi déjantés.
Les Etats du désir fut publié en janvier 1980 et dédié à Patrick Merla. Le livre fut largement remarqué par la presse, pour le meilleur et pour le pire. Deux articles en particulier, le premier signé Paul Cowan dans la New York Times Book Review, le second John Leonard dans le New York Times, offraient des lectures intéressantes et contrastées. John Leonard avait l’impression de découvrir un nouveau monde étrange, qui le mettait mal à l’aise, tout en avouant sa fascination et en soulignant la qualité de la prose. En revanche, Paul Cowan cassait tout, y compris l’écriture, et qualifiait le livre de malhonnête, trompeur, offrant une image partiale de l’Amérique gay, ne présentant pas d’homosexuels sympathiques, mais exclusivement des riches s’envoyant en l’air entre eux. (Il avait dû sauter les pages consacrées aux travaux d’intérêt général de Los Angeles, aux visites de prisonniers dans l’Utah et aux mouvements politiques de Washington et Boston.) Les deux critiques relevaient l’expression « sales géniteurs » utilisée, non pas par l’écrivain, mais par un pauvre hère au fin fond d’un bled. Cowan et Leonard étant des hétérosexuels blancs, ils n’avaient pas idée de ce que c’est que d’être traité comme « l’Autre ». Cependant, Leonard interprétait cette expression comme une blague et s’en amusait, alors que Cowan s’indignait que l’écrivain osât la reproduire. Sans doute Cowan ignorait-il que les hétérosexuels ont besoin de se reproduire, y compris pour que les homosexuels voient le jour.
Les Etats du désir fit d’Edmund White le porte-parole de la nouvelle génération gay. L’écrivain était régulièrement invité à écrire des articles sur le monde gay. Il livra notamment une contribution très intéressante sur la langue gay dans une anthologie intitulée The State of the Language, et interviewait souvent les personnalités des générations précédentes : Christopher Isherwood et Williams Burroughs pour le New York Times, ou Truman Capote pour le magazine After Dark.
La rencontre White-Capote était prometteuse, un peu comme le passage de témoin dans une course de relais, même si les deux écrivains ne couraient pas dans le même couloir. Capote avait enfin surmonté l’échec de Prières exaucées et venait d’achever un recueil de nouvelles intitulé Musique pour caméléons. Edmund White alla le voir dans son appartement de la place des Nations unies avec le photographe Robert Mapplethorpe. Il fut surpris : Capote fit à peine attention à ce beau photographe sexy et son assistant. Néanmoins l’écrivain se plia volontiers au jeu des questions, mais il était absent, morose, et se leva plusieurs fois pour aller s’offrir un verre ou une fumette dans la pièce voisine. Il ne réagit vraiment que lorsque White mentionna son portrait de Tennessee Williams, vachard, dans « Des monstres à l’état pur ». Capote éclata de rire avant de lui rappeler que le dramaturge et lui se connaissaient depuis des lustres et s’étaient rabibochés depuis. Mapplethorpe photographia les deux écrivains ensemble : White a l’air heureux, confiant ; Capote, pieds nus, a l’air revenu de tout. La photo illustre la relève de la garde, le passage de l’ancienne à la nouvelle génération, mais elle dégage un parfum de tristesse. Edmund White a raconté la façon dont Capote lui a « tendu une vague joue, un geste de pure routine, telles les deux sœurs Gabor faisant semblant de s’embrasser devant l’objectif. “C’est bien, me dit-il, je suis sûr que vous allez écrire des livres formidables, mais croyez-moi…” Il retira ses lunettes et me regarda droit dans les yeux. “C’est une vie épouvantable.”3 »
Chaque fois que les homosexuels s’affichaient un peu ouvertement dans la presse ou ailleurs, une personnalité se croyait obligée de réagir. En septembre 1980, Midge Decter signa ainsi un article dans la revue Commentary intitulé « The Boys on the Beach ». Dix ans s’étaient écoulés depuis que la Gay Activist Alliance avait investi les bureaux de Harper’s, mais elle s’en était pris à d’autres cibles entre-temps : féministes, parents progressistes, jeunes gauchistes…
Cette fois-ci Midge Decter commençait par dire sa surprise face aux homosexuels qui s’estimaient victimes de discriminations. Après tout, elle en connaissait depuis toujours, depuis l’époque où elle et son mari, Norman Podhoretz, passaient l’été à Fire Island Pines. Les homosexuels n’y étaient pas opprimés, au contraire, c’est eux qui étaient les oppresseurs et mettaient les autres mal à l’aise à côté de leurs corps parfaitement entretenus, infligeant « un spectacle sans fin, organisé avec un soin implacable, de tendre adolescence […] un rappel insistant des ravages infligés à [nos] corps par une vie hétérosexuelle ordinaire ». (C’était avant que la mode des clubs de gym ne touche les hétérosexuels, qui justifiaient leur embonpoint sous prétexte qu’ils étaient mariés et menaient une vie vertueuse.) Mais il y avait pire que les corps, les blagues : « Je fais allusion ici à cette façon de parler, de bouger et de décorer son espace connue sous le nom de “camp” […] invention purement homosexuelle, brillante illustration de l’agression homosexuelle à l’encontre du monde hétérosexuel. »
A mi-chemin de son analyse (fort longue), Midge Decter précisait brusquement que jusqu’ici elle parlait du bon vieux temps, que tels étaient les homosexuels qu’elle appréciait. Elle allait maintenant passer à la nouvelle génération d’activistes, ceux dont elle avait horreur. Elle rappelait ainsi l’épisode de Harper’s : « Ils ont débarqué avec l’inévitable escadron de caméras de télé et de journalistes, et une fois les projecteurs tournés vers eux, ils nous ont imposé une visite assez pénible qui a duré toute la journée. » Puis elle se plaignait de leur façon de s’habiller, stigmatisant « l’allure terne et peu avenante de ces manifestants ; je n’ai jamais vu de rassemblement d’homosexuels aussi dépourvu de couleur et de raffinement ». Elle n’appréciait pas non plus leurs choix politiques, et méprisait la nouvelle culture gay, « tous ces articles, ces tracts, ces romans, ces magazines qui multiplient les génuflexions dûment photographiées au pied de l’autel du dieu Phallus […] L’homosexualité, comme la négritude et les femmes, sont devenus des “marchés” ». (« Négritude » ? Le terme désigne un mouvement littéraire d’écrivains africains francophones des années 1930. Je doute que ce soit le sens dans lequel Midge Decter l’entendait.) Cela dit elle citait une exception : Etats du désir, un livre qu’elle aimait. A ses yeux, Edmund White était « un écrivain doué et cultivé, un porte-parole beaucoup plus convenable du type d’homosexuels que j’avais pour voisins à Fire Island Pines. »
La New York Review of Books avait insisté pour qu’il supprime ce paragraphe. Vidal avait refusé. Il préféra confier son papier à Victor Navasky, juif, rédacteur en chef de The Nation, qui le publia tel quel. Le texte parut en novembre 1981 sous le titre « Some Jews and the Gay ». Le titre changea lorsqu’il fut repris en livre, afin de souligner le sentiment d’oppression partagé des deux minorités. L’article a beaucoup été cité depuis, surtout pour son humour, mais aussi pour ses idées6.
En 1982, Vidal décida de se présenter aux primaires du parti démocrate de Californie pour obtenir un siège au Sénat. Il avait beau vivre la plus grande partie de l’année en Italie, il avait gardé une adresse à Los Angeles. Mais l’idée de briguer un tel mandat était étrange, y compris à ses yeux. « Je me présente en toute légèreté au Sénat, écrivait-il à un ami. A-t-on jamais envie de gagner ? Ça, c’est une vraie question7. »
Pourquoi s’est-il présenté ? Il était largement reconnu comme écrivain. Est-ce parce qu’il était tourmenté, pour tenter autre chose ? Parce que c’était l’occasion de s’opposer aux conservateurs qui venaient de porter Reagan au pouvoir, liés à son ennemi de toujours, William F. Buckley ? La politique est un moyen très onéreux de faire entendre sa voix, même à l’époque où l’argent des grands groupes n’avait pas envahi le champ. Vidal comptait dépenser 30 000 dollars de sa poche pour financer sa campagne au sein du parti démocrate. S’il gagnait, il lui faudrait un million supplémentaire pour se présenter contre le candidat républicain. La politique le démangeait depuis toujours, mais il y avait renoncé depuis 1960, quand il s’était présenté au Congrès. Qui sait s’il n’avait pas envie de tenter le coup une dernière fois ?
En 1982, l’homosexualité était un sujet moins sensible, plus abordable qu’en 1960. Pourtant personne ne fit mention de celle de Vidal au cours de la campagne, sauf Armistead Maupin. Ce dernier l’interviewa pour le magazine California et lui posa des questions sur Howard Austen. Vidal répondit qu’il s’agissait de sa vie privée et que tous deux étaient simplement de « vieux copains […] Il a vécu ici et là, j’ai vécu ici et là. Nous voyageons ensemble, nous voyageons séparément9 ».
La primaire eut lieu le 4 juin ; Vidal fut largement battu, avec un tiers de voix de moins que Brown. Cela dit seuls les partisans les plus loyaux votent aux primaires, et ils ont tendance à choisir les politiciens les plus conventionnels. En novembre, ce fut au tour de Brown de perdre face au candidat républicain. Après tout, c’était l’ère Reagan. Entre-temps Vidal avait trouvé un autre moyen d’expression pour ses convictions politiques : un ouvrage consacré à Abraham Lincoln.
On acceptait enfin de lire un roman gay comme une œuvre littéraire. La qualité exceptionnelle de la langue d’Edmund White y était pour quelque chose, bien sûr. De même que la souffrance mise en scène. Néanmoins j’ai la conviction que c’est parce que les mentalités avaient changé. Les critiques étaient prêts à mettre au même plan la littérature gay et la littérature hétérosexuelle.
Un jeune Américain s’est bien vendu, grâce aux critiques, mais aussi grâce à la couverture, élégante : une photo noir et blanc qui représentait un beau jeune homme sur une plage. (Il y aura des complications plus tard : le jeune homme était mineur et les parents n’avaient pas donné d’autorisation au photographe. Les éditions suivantes afficheront une photo de mannequin professionnel.)
Le roman se vendit à plus de 30 000 exemplaires en édition reliée, et plus encore en trade paperback, un type de livre de poche de qualité qui était une aubaine pour la fiction gay. Plus tôt, Avon Books avait connu de vrais succès avec des titres publiés en poches de grande diffusion, notamment les romans grand public de Gordon Merrick, dont Beaux à se damner. L’éditeur avait tenté de recommencer avec des rééditions de Christopher Isherwood ou des polars, mais la marge des poches de grande diffusion était tellement faible qu’il ne gagnait d’argent qu’avec les succès de masse. En revanche, Dutton, un autre éditeur, avait calculé que les poches de qualité, plus chers, permettaient de gagner de l’argent avec des ventes plus faibles. Un jeune Américain fit un tel tabac que Dutton décida de publier de nouveaux titres gay sous cette forme, dans une collection appelée « Plume », dont les couvertures étaient des photos noir et blanc. C’est ainsi que Dutton, maison historique de Winnie l’Ourson, se découvrit une seconde identité en tant qu’éditeur de littérature gay.