Pendant ce temps-là, à New York, les écrivains gay récemment publiés apprenaient à se connaître. L’écriture commence souvent dans la solitude, mais peu à peu les auteurs découvrent qu’ils appartiennent à une famille.
Les journaux de Felice Picano offrent un tableau amusant et instructif du gay New York de l’époque, des réseaux d’amitié et des cercles littéraires qui se formaient grâce aux fêtes et aux signatures en librairie. Felice Picano est un écrivain né à New York qui, à l’époque, avait écrit deux thrillers, dont un best-seller,
Eyes, et fondé une petite maison d’édition baptisée Sea Horse Press. En septembre 1978, peu après la publication du
Danseur de Manhattan, il rencontra Andrew Holleran à Fire Island et lui proposa de le conseiller sur la façon de mener sa carrière littéraire. Holleran répondit qu’il aurait aimé faire la connaissance de George Whitmore. Celui-ci était un écrivain talentueux, originaire du Colorado, futur auteur d’un roman autobiographique,
The Confessions of Danny Slocum. Les deux hommes se rencontrèrent et se firent brièvement la cour – beaucoup de ces amitiés avaient une connotation sexuelle, surtout au début. A New York, Whitmore présenta Picano à son nouvel ami à lui, Edmund White. Lequel proposa à Picano de donner une conférence à l’université Johns Hopkins, où il enseignait, sur la notion de suspense. Ils firent l’aller-retour en train jusqu’à Baltimore et discutèrent longuement. Picano écrira dans son journal : « Edmund White […] est un type charmant qui s’impose une auto-analyse rigoureuse, mais qui la cache sous une jolie surface d’habileté
vernissée et de joie enfantine […] Je le soupçonne de ne pas savoir s’il préfère l’amour pur ou le respect. Je l’aime d’autant plus que j’éprouve un immense respect pour son œuvre
1. » Peu après, au cours de l’automne, Edmund White revit Holleran, seul. Toute la bande fit alors la connaissance de l’ami d’Holleran, Robert Ferro, dont le compagnon, Michael Grumley, avait suivi les ateliers d’écriture de l’université de l’Iowa et écrivait. Tous deux s’étaient mariés plus ou moins secrètement – leurs amis proches les appelaient « les Ferro-Grumley ». Edmund White leur présenta alors un nouveau petit ami, Christopher Cox, un comédien (encore un) originaire d’Alabama qui rêvait d’écrire, mais qui finit par devenir rédacteur de presse. Larry Kramer, lui, allait et venait d’une soirée à l’autre, tel un parent plus âgé malvenu. On le voyait moins souvent depuis l’éreintement cuisant de
Fags, signé par Whitmore dans
Body Politic.
La plupart avaient la trentaine en 1978. A 39 ans, White était le plus âgé ; à 29, Cox était le plus jeune. Tous ces écrivains se virent pendant au moins un an avant de comprendre qu’ils formaient un cercle, qu’ils baptisèrent du nom de Lavender Quill, puis de Violet Quill. C’était après une lecture organisée par la librairie Three Lives, à Greenwich Village, qui fut un tel succès que Holleran et Ferro proposèrent à tous de se réunir régulièrement pour lire leurs textes, comme dans les ateliers d’écriture de l’université de l’Iowa. La première réunion officielle eut lieu le 31 mars 1980 dans l’appartement de Grumley et Ferro, sur la Quatre-Vingt-Quinzième Rue Ouest. Elle réunissait Holleran, White, Cox, Picano et Whitmore. Holleran lut une nouvelle intitulée « Sleeping Soldiers », liée à la période qu’il avait passée dans l’armée ; Ferro lut les premiers chapitres d’un nouveau roman, Max Desir ; Picano lut un monologue intérieur qu’il publiera plus tard sous le titre de « Spinning ». On discuta des qualités et des défauts des textes pendant que Grumley faisait passer des desserts.
La petite bande se réunit encore quatre fois au printemps 1980, deux fois en juillet, à Fire Island, mais pas en automne ni en hiver. Entre-temps, Holleran, White, Picano et Whitmore avaient été sélectionnés pour une anthologie de nouvelles publiée par
Christopher Street :
Aphrodisiac : Fiction from Christopher Street.(La nouvelle qui donnait son titre au recueil était un texte d’un
jeune auteur originaire de Virginie qui venait de s’installer à New York, Christopher Bram.) A la fin de l’hiver, Whitmore se fâcha avec Ferro qu’il trouvait trop critique et abandonna. Les autres se réunirent encore deux fois en mars 1981, accueillant lors de leur dernière réunion Vito Russo qui leur lut des extraits de son futur essai,
The Celluloid Closet. Le Violet Quill était mort, mais la plupart continuaient à se voir, se lire et s’échanger des citations de promotion. Ils s’étaient officiellement réunis huit fois en tout.
En novembre 1980, le SoHo Weekly News avait publié un long article annoncé en couverture sous le titre suivant : « Fag Lit’s New Royalty ». A l’intérieur, l’article était intitulé « A Movable Brunch – the Fag Lit Mafia », signé par un auteur australien gay, Dennis Altman. Ce coup de pute était le premier coup de projecteur sur le Violet Quill. Il faudra pourtant attendre que le sida ait tué la moitié de ses membres pour que l’on en reparle.
Certains estiment que le Violet Quill a été à l’origine d’un nouveau courant de la littérature gay. Je ne suis pas de cet avis. Le Violet Quill était une bande de copains liés par certaines affinités qui se sont retrouvés plusieurs fois ; en outre ils n’étaient pas les seuls acteurs de la littérature gay à l’époque. Les plus importants, Andrew Holleran et Edmund White, avaient une voix et un parcours très originaux. Holleran écrira d’ailleurs un essai émouvant sur la mort de Robert Ferro, dans lequel il minimise le rôle du Violet Quill en le qualifiant de « club de nouvelles et de desserts
2 ». Quant à White, il ne le mentionne jamais dans ses mémoires.
En outre, leurs livres n’étaient pas vraiment révolutionnaires par rapport à ce qui s’écrivait avant Stonewall.
Un garçon près de la rivière,
Les Domaines hantés,
La Chambre de Giovanni, même
Un homme au singulier : les personnages homosexuels de ces romans sont malheureux, comme dans les romans plus récents. Faudrait-il s’en étonner ? Les cicatrices étaient profondes, et la libération était lente à porter ses fruits. Comme je l’ai dit plus haut,
Nocturnes pour le roi de Naples et
Le Danseur de Manhattan sont aussi sombres, à leur manière, que
Fags. Non pas que la littérature doive être un rayon de soleil permanent. Combien de classiques ont-ils une fin heureuse ? Chez les anciens – et Holleran demeurera enfermé dans ce
schéma-là –, les homosexuels sont toujours plus malheureux que les autres, et ils le sont parce qu’ils sont homosexuels. Chez les modernes, les homosexuels et les hétérosexuels sont aussi malheureux, ou aussi heureux, ou aussi déjantés.
Peu avant la première réunion du Violet Quill, Edmund White avait publié un livre qui lui avait permis de toucher un public plus large que celui de Nocturnes pour le roi de Naples. C’était un récit de voyage.
Les Etats du désir : Voyages en gay Amérique est à l’origine une idée de Charles Ortleb, rédacteur en chef de Christopher Street, qui pensait qu’il était temps de publier un tableau du monde gay, pas seulement à New York et San Francisco, mais dans tout le pays. White serait parfait pour ça. Il soumit son idée au romancier, qui la soumit à son tour à son éditeur, Bill Whitehead, chez Dutton. Mais ce dernier ne pouvait pas lui proposer plus de 15 000 dollars d’avance, or White avait besoin de 5 000 supplémentaires pour financer son périple. Charles Ortleb compléta, en échange de quatre chapitres qui seraient publiés dans son magazine.
White ayant pour consigne d’être efficace et économe, il était obligé de prévoir des étapes rapides, concentrées, dans chaque ville où il avait de vieux copains et s’en faisait de nouveaux. Beaucoup étaient des types qu’il rencontrait dans les bars et les bains. D’une certaine façon, ce guide était la suite de Joy of Gay Sex, comme si l’auteur avait quitté la chambre pour explorer une ville ou une communauté entière. Le livre part du champ sexuel pour aborder les questions de classe, de politique, de race, tous les aspects de la vie des Américains en général. L’écrivain a beau minorer la facette sexuelle de l’aventure, c’est elle qui donne une énergie vive et sympathique à ses rencontres et ses dialogues.
Les Etats du désir est un livre exubérant, échevelé, un guide de voyage qui embrasse tout sur son passage. L’auteur se sent libre de changer de sujet quand il veut, bondissant d’un lieu à une personne à une idée… Le livre fourmille de réflexions sur l’hédonisme, le travail, la religion, l’amitié, l’art, le socialisme et le bonheur. La prose de White gagne beaucoup au contact de la
réalité. Libre d’appeler un chat un chat, l’auteur ne cherche plus à se cacher derrière un style baroque et imagé, adoptant une langue plus simple, plus directe. Le livre est plein d’observations fines et intelligentes :
« A Los Angeles, les rapports humains passent si souvent par la médiation du verre (écran de télévision ou pare-brise de voiture) que la confrontation directe rend les gens dociles, hébétés, doux. »
Autre exemple, deux pages d’une analyse sémiologique étourdissante de la voiture à Los Angeles qui s’achèvent sur une plaisanterie :
« Les Jeeps – peinturlurées avec soin, surmontées d’un aigle en or et aménagées avec des sièges assortis et des cache-roue – affichent le mot M.A.C.H.O, qualité à laquelle seuls les gay et quelques banlieusards hétéros vivant à Akron aspirent encore. »
Le livre présente un éventail de personnalités appartenant à des mondes très différents, de l’éditeur David Goodstein se prélassant, nu, dans sa piscine chauffée, à un bel homme d’affaires, grand, timide, qui a réussi dans l’industrie du bois à Portland, Oregon, en passant par une bande de jeunes queens coincés à Memphis. Le lecteur découvre également la communauté noire gay d’Alabama, les militants de gauche de Boston, et de nombreux cercles gay du Texas, dont un bar de cowboys :
« Quand un citadin se branle en fantasmant sur les cowboys, en général il oublie leurs vraies marques de fabrique – cet air détaché de tout et ce décorum poli et vieux jeu. Il ignore le fait que les cowboys sont souvent mal vus, méfiants vis-à-vis des autres, graves, peu sûrs d’eux, rarement touchants et souvent très conventionnels pour ce qui est du domaine sexuel (ils seraient atterrés par la moindre brutalité, par exemple). »
Le livre s’achève par un retour à New York, où White analyse divers aspects de la sensibilité, de l’art et de la presse gay. Il s’autorise
une brillante variation sur les différents types d’homosexuels identifiables suivant le quartier où ils vivent :
« Greenwich Village est le ghetto gay, même si dans une ville où un homme sur quatre est homosexuel l’expression ne signifie pas grand-chose. Le gay “villageois” peut être un cadre parfaitement adapté qui travaille au centre de Manhattan […] Ça peut être un comédien–serveur–chanteur–vendeur-de-drogues–tapin vivant dans la piaule sinistre d’un immeuble bourré de familles italiennes ; il a débarqué à New York dix ans plus tôt et choisi Greenwich Village à cause de sa réputation de quartier bohème ; il y est resté pour le sexe. C’est un monde d’électrons libres, de types maîtres de leur emploi du temps qui arrivent à bricoler une journée en travaillant deux heures dans une boutique, en consacrant trois heures à la recherche d’une histoire de la magie et onze heures à traîner. »
Le ton est moqueur, et tout n’est pas à prendre au premier degré, mais l’écrivain a saisi quelque chose de très vrai en quelques lignes. Les Etats du désir se moque à la fois du mode de vie gay et du mode de vie classique. Bien sûr, comme dans toute satire, l’auteur force le trait afin de créer de l’effet, mais son texte est toujours bienveillant et plein de bon sens.
Les Etats du désir s’apparente à la littérature de voyage telle qu’elle fut inaugurée par Charles Dickens et Mark Twain, et poursuivie par Paul Theroux ou Bruce Chatwin. C’est le livre d’Edmund White préféré de beaucoup de gens. Il se lit toujours avec plaisir car ce n’est pas seulement le livre d’une époque. (Il est pourtant intéressant de voir à quel point les choses ont changé en trente ans. Les aventures sans lendemain étaient beaucoup plus aventureuses, même si plus de deux tiers des hommes interrogés demandent à être cités sous pseudonyme : untel « que j’appellerai ici Bill », précise souvent l’auteur. Même les appareils électroménagers étaient différents. Et White de préciser avec enthousiasme que le fortuné David Goodstein possède un réfrigérateur avec distributeur de glaçons intégré !)
Les Etats du désir fut publié en janvier 1980 et dédié à Patrick Merla. Le livre fut largement remarqué par la presse, pour le meilleur et pour le pire. Deux articles en particulier, le premier signé Paul Cowan dans la New York Times Book Review, le second John Leonard dans le New York Times, offraient des lectures intéressantes et contrastées. John Leonard avait l’impression de découvrir un nouveau monde étrange, qui le mettait mal à l’aise, tout en avouant sa fascination et en soulignant la qualité de la prose. En revanche, Paul Cowan cassait tout, y compris l’écriture, et qualifiait le livre de malhonnête, trompeur, offrant une image partiale de l’Amérique gay, ne présentant pas d’homosexuels sympathiques, mais exclusivement des riches s’envoyant en l’air entre eux. (Il avait dû sauter les pages consacrées aux travaux d’intérêt général de Los Angeles, aux visites de prisonniers dans l’Utah et aux mouvements politiques de Washington et Boston.) Les deux critiques relevaient l’expression « sales géniteurs » utilisée, non pas par l’écrivain, mais par un pauvre hère au fin fond d’un bled. Cowan et Leonard étant des hétérosexuels blancs, ils n’avaient pas idée de ce que c’est que d’être traité comme « l’Autre ». Cependant, Leonard interprétait cette expression comme une blague et s’en amusait, alors que Cowan s’indignait que l’écrivain osât la reproduire. Sans doute Cowan ignorait-il que les hétérosexuels ont besoin de se reproduire, y compris pour que les homosexuels voient le jour.
Les Etats du désir fit d’Edmund White le porte-parole de la nouvelle génération gay. L’écrivain était régulièrement invité à écrire des articles sur le monde gay. Il livra notamment une contribution très intéressante sur la langue gay dans une anthologie intitulée The State of the Language, et interviewait souvent les personnalités des générations précédentes : Christopher Isherwood et Williams Burroughs pour le New York Times, ou Truman Capote pour le magazine After Dark.
La rencontre White-Capote était prometteuse, un peu comme le passage de témoin dans une course de relais, même si les deux écrivains ne couraient pas dans le même couloir. Capote avait enfin surmonté l’échec de
Prières exaucées et venait d’achever un recueil de nouvelles intitulé
Musique pour caméléons. Edmund White alla
le voir dans son appartement de la place des Nations unies avec le photographe Robert Mapplethorpe. Il fut surpris : Capote fit à peine attention à ce beau photographe sexy et son assistant. Néanmoins l’écrivain se plia volontiers au jeu des questions, mais il était absent, morose, et se leva plusieurs fois pour aller s’offrir un verre ou une fumette dans la pièce voisine. Il ne réagit vraiment que lorsque White mentionna son portrait de Tennessee Williams, vachard, dans « Des monstres à l’état pur ». Capote éclata de rire avant de lui rappeler que le dramaturge et lui se connaissaient depuis des lustres et s’étaient rabibochés depuis. Mapplethorpe photographia les deux écrivains ensemble : White a l’air heureux, confiant ; Capote, pieds nus, a l’air revenu de tout. La photo illustre la relève de la garde, le passage de l’ancienne à la nouvelle génération, mais elle dégage un parfum de tristesse. Edmund White a raconté la façon dont Capote lui a « tendu une vague joue, un geste de pure routine, telles les deux sœurs Gabor faisant semblant de s’embrasser devant l’objectif. “C’est bien, me dit-il, je suis sûr que vous allez écrire des livres formidables, mais croyez-moi…” Il retira ses lunettes et me regarda droit dans les yeux. “C’est une vie épouvantable.”
3 »
Chaque fois que les homosexuels s’affichaient un peu ouvertement dans la presse ou ailleurs, une personnalité se croyait obligée de réagir. En septembre 1980, Midge Decter signa ainsi un article dans la revue Commentary intitulé « The Boys on the Beach ». Dix ans s’étaient écoulés depuis que la Gay Activist Alliance avait investi les bureaux de Harper’s, mais elle s’en était pris à d’autres cibles entre-temps : féministes, parents progressistes, jeunes gauchistes…
Cette fois-ci Midge Decter commençait par dire sa surprise face aux homosexuels qui s’estimaient victimes de discriminations. Après tout, elle en connaissait depuis toujours, depuis l’époque où elle et son mari, Norman Podhoretz, passaient l’été à Fire Island Pines. Les homosexuels n’y étaient pas opprimés, au contraire, c’est eux qui étaient les oppresseurs et mettaient les autres mal à l’aise à côté de leurs corps parfaitement entretenus, infligeant « un spectacle sans fin, organisé avec un soin implacable, de tendre adolescence […] un rappel insistant des ravages infligés à [nos] corps par une vie hétérosexuelle ordinaire ». (C’était avant que la mode
des clubs de gym ne touche les hétérosexuels, qui justifiaient leur embonpoint sous prétexte qu’ils étaient mariés et menaient une vie vertueuse.) Mais il y avait pire que les corps, les blagues : « Je fais allusion ici à cette façon de parler, de bouger et de décorer son espace connue sous le nom de “
camp” […] invention purement homosexuelle, brillante illustration de l’agression homosexuelle à l’encontre du monde hétérosexuel. »
Les gay n’étaient pas victimes de discrimination, insistait-elle, puisqu’ils choisissaient des métiers où ils étaient dominants, tels l’architecture d’intérieur ou le théâtre. D’ailleurs ils évitaient « les professions classiques que sont les professions juridiques et médicales ». Elle reconnaissait que beaucoup d’enseignants étaient homosexuels, estimant que leur seul devoir était la discrétion. Sans doute ignorait-elle qu’ils étaient régulièrement virés après avoir été arrêtés et accusés d’écarts de conduite, et qu’ils le seraient encore pendant une dizaine d’années. Elle aurait pu aussi se renseigner pour découvrir qu’il existait des millions d’homosexuels hors de ces professions « soft ». Elle ne disait pas un mot des gay hors de New York et San Francisco.
A mi-chemin de son analyse (fort longue), Midge Decter précisait brusquement que jusqu’ici elle parlait du bon vieux temps, que tels étaient les homosexuels qu’elle appréciait. Elle allait maintenant passer à la nouvelle génération d’activistes, ceux dont elle avait horreur. Elle rappelait ainsi l’épisode de
Harper’s : « Ils ont débarqué avec l’inévitable escadron de caméras de télé et de journalistes, et une fois les projecteurs tournés vers eux, ils nous ont imposé une visite assez pénible qui a duré toute la journée. » Puis elle se plaignait de leur façon de s’habiller, stigmatisant « l’allure terne et peu avenante de ces manifestants ; je n’ai jamais vu de rassemblement d’homosexuels aussi dépourvu de couleur et de raffinement ». Elle n’appréciait pas non plus leurs choix politiques, et méprisait la nouvelle culture gay, « tous ces articles, ces tracts, ces romans, ces magazines qui multiplient les génuflexions dûment photographiées au pied de l’autel du dieu Phallus […] L’homosexualité, comme la négritude et les femmes, sont devenus des “marchés” ». (« Négritude » ? Le terme désigne un mouvement littéraire
d’écrivains africains francophones des années 1930. Je doute que ce soit le sens dans lequel Midge Decter l’entendait.) Cela dit elle citait une exception :
Etats du désir, un livre qu’elle aimait. A ses yeux, Edmund White était « un écrivain doué et cultivé, un porte-parole beaucoup plus convenable du type d’homosexuels que j’avais pour voisins à Fire Island Pines. »
J’ai tendance à penser que c’est en effet Edmund White qui l’avait incitée à commettre cette analyse de la culture gay, mais avait-elle vraiment lu Etats du désir ? L’ouvrage contredit si souvent ce qu’elle affirma. Son attention devait flotter tandis qu’elle se rappelait le bon vieux temps. Elle remarquait pourtant que l’écrivain parlait beaucoup de sexe, ce qui l’atterrait. Elle revenait en long et en large sur le SM, le fist-fucking, le goût du cuir, le film Cruising et la chirurgie transsexuelle, toutes choses qu’elle interprétait comme l’expression d’une même pulsion de mort. Elle en concluait que le taux de suicide élevé parmi les gay, qu’elle avait découvert grâce à la Gay Activist Alliance, était lié, non pas au sentiment d’oppression, mais à cette pulsion. Elle accusait les mouvements de libération gay de tout : morbidité, immoralité, coupes de cheveux douteuses… Avant, non seulement les homosexuels s’habillaient mieux, mais ils ne se croyaient pas opprimés. Ils ne savaient même pas que l’homosexualité était une option, dixit Midge Decter.
Ce texte était publié par
Commentary, dont le rédacteur en chef était son mari, Norman Podhoretz. Si j’insiste tant, c’est parce qu’il montre ce que certains membres de la soi-disant intelligentsia pensaient de la population gay en 1980. Et parce qu’il exaspéra Gore Vidal qui réagit en rédigeant un de ses essais les plus puissants, « Pink Triangle and Yellow Star » (« Triangle rose et étoile jaune »).
4Gore Vidal s’était trouvé une nouvelle voie en écrivant des romans historiques. En 1976, après
Burr, il avait publié
1876, un roman sur la corruption et le racisme aux Etats-Unis cent ans plus tôt, et, par voie de conséquence, à son époque et la nôtre. Le livre lui avait valu la couverture de
Time. Suivit
Création, qui se passe en
Perse au
ve siècle avant J.-C. Vidal n’écrivait donc plus de romans gay, mais il n’avait rien perdu de ses convictions ni de son tempérament. C’était en 1980, Ronald Reagan venait de l’emporter haut la main sur Jimmy Carter. Les conservateurs chrétiens avaient le vent en poupe et bénéficiaient du soutien des néo-conservateurs juifs, tel le couple Podhoretz. Un des responsables de la
New York Review of Books montra l’article de Midge Decter à Gore Vidal en pensant que ça l’intéresserait. Il réagit au quart de tour.
« Pink Triangle and Yellow Star » est un texte qui révèle un Vidal au mieux de sa forme, à la fois brutal et comique. L’écrivain se joue largement des remarques pseudo-sociologiques de Midge Decter. Après avoir rappelé qu’elle se demandait pourquoi les lesbiennes de Fire Island étaient toujours accompagnées « de gros chiens féroces », il écrit : « Croyez-moi, si j’étais gouine et que je voyais se pavaner en face de moi sur la plage une paire de Podhoretz avec Freud et le Lévitique sous le bras, je courrais illico chez le vendeur de chiens-loups le plus proche. » Il réussit même à comprendre sa théorie fumeuse sur la pulsion de mort : l’homosexualité est tellement « détestable » que les homosexuels cherchent à s’anéantir, littéralement ou au sens figuré. Sauf qu’elle pense, comme le souligne Vidal, que c’est une vie qu’ils ont choisie en toute légèreté. Son analyse trahit donc « un monde totalement illogique ».
Vidal oppose à ce catalogue de clichés et de stéréotypes le livre de Renaud Camus, Tricks, compte rendu factuel de coups sans lendemain qui met à mal toutes les généralisations sur les hommes qui préfèrent les hommes. Il évite d’employer des termes à connotation identitaire, tels « gay » ou « homosexuel », préférant les néologismes « homosexualists » ou « same-sexers ». Mais la figure rhétorique la plus audacieuse, qui lui a valu des ennuis, est la comparaison avec les Juifs. C’est un des fils directeurs de son analyse, annoncé dès le début, dans un paragraphe particulièrement fort. Vidal pense que les homosexuels et les Juifs ont beaucoup en commun et devraient se tenir les coudes. Le fait est qu’ils ont tous été envoyés dans les camps par les nazis, les uns avec une étoile jaune, les autres avec un triangle rose.
« J’étais présent le jour où Christopher Isherwood a essayé d’expliquer ça à un jeune producteur de cinéma juif. “Après tout, a dit Isherwood, Hitler a tué six cent mille homosexuels.” Le jeune producteur n’était guère impressionné. “Hitler a tué six millions de Juifs”, répondit-il sans sourciller. “Vous travaillez où ? demanda le romancier. Dans l’immobilier ?”
5 »
La
New York Review of Books avait insisté pour qu’il supprime ce paragraphe. Vidal avait refusé. Il préféra confier son papier à Victor Navasky, juif, rédacteur en chef de
The Nation, qui le publia tel quel. Le texte parut en novembre 1981 sous le titre « Some Jews and the Gay ». Le titre changea lorsqu’il fut repris en livre, afin de souligner le sentiment d’oppression partagé des deux minorités. L’article a beaucoup été cité depuis, surtout pour son humour, mais aussi pour ses idées
6.
En 1982, Vidal décida de se présenter aux primaires du parti démocrate de Californie pour obtenir un siège au Sénat. Il avait beau vivre la plus grande partie de l’année en Italie, il avait gardé une adresse à Los Angeles. Mais l’idée de briguer un tel mandat était étrange, y compris à ses yeux. « Je me présente en toute légèreté au Sénat, écrivait-il à un ami. A-t-on jamais envie de gagner ? Ça, c’est une vraie question
7. »
Pourquoi s’est-il présenté ? Il était largement reconnu comme écrivain. Est-ce parce qu’il était tourmenté, pour tenter autre chose ? Parce que c’était l’occasion de s’opposer aux conservateurs qui venaient de porter Reagan au pouvoir, liés à son ennemi de toujours, William F. Buckley ? La politique est un moyen très onéreux de faire entendre sa voix, même à l’époque où l’argent des grands groupes n’avait pas envahi le champ. Vidal comptait dépenser 30 000 dollars de sa poche pour financer sa campagne au sein du parti démocrate. S’il gagnait, il lui faudrait un million supplémentaire pour se présenter contre le candidat républicain. La politique le démangeait depuis toujours, mais il y avait renoncé depuis 1960, quand il s’était présenté au Congrès. Qui sait s’il n’avait pas envie de tenter le coup une dernière fois ?
La campagne pour les primaires dura quatre-vingt-dix jours à peine. Vidal sillonna la Californie en enchaînant les discours dans les universités et les mairies, en général des variations sur le thème d’un texte qu’il avait publié dans
Esquire en 1980, intitulé « The State of the Union Revisited ». Ses propositions comprenaient une réduction des dépenses militaires, la légalisation des drogues, la dépénalisation de tous les rapports sexuels, la fin de la CIA et la taxation des Eglises. Il existe un documentaire très amusant sur sa campagne, « Gore Vidal, The Man Who Said No », qui révèle son charisme quand il s’exprimait en public, et la fadeur des autres à côté de lui, notamment celle de son rival, le gouverneur Jerry Brown. Vidal lui proposa 20 000 $ s’il acceptait de débattre avec lui, mais Jerry Brown préféra ne pas relever le défi. La seule fois où ils partagèrent une tribune, c’était pour un déjeuner avec des journalistes. Vidal lui dit, sur un ton doucereux et câlin, qu’il commençait à moisir et qu’il avait besoin de lever le pied. « Arrêtez-vous. Réfléchissez. Lisez un livre, qui sait
8. »
En 1982, l’homosexualité était un sujet moins sensible, plus abordable qu’en 1960. Pourtant personne ne fit mention de celle de Vidal au cours de la campagne, sauf Armistead Maupin. Ce dernier l’interviewa pour le magazine
California et lui posa des questions sur Howard Austen. Vidal répondit qu’il s’agissait de sa vie privée et que tous deux étaient simplement de « vieux copains […] Il a vécu ici et là, j’ai vécu ici et là. Nous voyageons ensemble, nous voyageons séparément
9 ».
La primaire eut lieu le 4 juin ; Vidal fut largement battu, avec un tiers de voix de moins que Brown. Cela dit seuls les partisans les plus loyaux votent aux primaires, et ils ont tendance à choisir les politiciens les plus conventionnels. En novembre, ce fut au tour de Brown de perdre face au candidat républicain. Après tout, c’était l’ère Reagan. Entre-temps Vidal avait trouvé un autre moyen d’expression pour ses convictions politiques : un ouvrage consacré à Abraham Lincoln.
La même année, 1982, Edmund White publia un roman,
Un jeune Américain, qu’il avait commencé après
Etats du désir. Il avait
fait paraître le premier chapitre, « Premier amour », dans
Christopher Street en 1980, puis lu la suite à haute voix au cours des réunions du Violet Quill. La plupart des lecteurs gay étaient donc au courant et impatients de lire la totalité du roman.
Derrière le titre un peu désuet se cache un roman autobiographique, écrit à la première personne, qui suit le parcours d’un jeune homosexuel de l’enfance à l’adolescence. En apparence il s’agit d’un roman d’apprentissage et de coming-out classique – n’était le « truc » pervers et original : le narrateur ne fait jamais son coming-out. L’histoire s’achève dans un lieu sombre et indéfini.
La narration ne suit pas un fil continu, mais propose une succession de tranches de vie dans un ordre qui n’est pas chronologique, comme si la vie était elle-même morcelée. Le fameux premier chapitre introduit un narrateur de 15 ans, sans nom, qui rencontre un garçon de 12 ans, Kevin, dont la famille vient rendre visite à la sienne. Tous les soirs, les deux garçons se « tâtent le cul », mais dans la journée, ils s’adressent à peine la parole. Le narrateur se demande s’il n’est pas amoureux.
Le deuxième chapitre revient en arrière : le narrateur a 14 ans, il a un job d’été et travaille pour son père, ce qui lui permet de s’offrir un tapin. Le troisième chapitre remonte encore dans le temps, jusqu’à la vie du petit garçon à 7 ans, à l’époque où ses parents divorçaient.
Le roman ne devient réellement dramatique qu’à mi-chemin, quand le narrateur entre au lycée et se lie avec l’athlète de la classe, Tommy, dont il tombe amoureux. Les deux garçons dorment chez l’un ou l’autre, allongés en sous-vêtements sur leurs lits jumeaux, discutant de Sartre, de Dieu et des filles. Nous ne savons pas exactement quand ont lieu ces scènes, jusqu’au moment où le narrateur dit que c’est l’été suivant qu’il s’est offert un tapin, blond, comme Tommy. La rentrée des classes a lieu : Tommy et lui ont un double rendez-vous galant avec une fille dont le narrateur se met en tête qu’il est amoureux. Celle-ci refuse ses avances, si bien qu’il se dit qu’il est homosexuel et qu’il faut qu’il se soigne. Il essaie le bouddhisme, mais en vain. Il décide de quitter sa mère
et sa sœur, et demande à ses parents de l’envoyer dans un lycée privé réservé aux hommes pour avoir de vrais modèles masculins.
La chronologie brisée contribue à créer une atmosphère somnambule, comme si le livre était raconté par un narrateur endormi. Celui-ci est délibérément vague sur le temps et l’espace. Les villes sont sans nom et les dates sont brouillées.
L’aspect le plus remarquable du roman est la langue. Etats du désir avait permis à l’auteur d’écrire de façon plus relâchée, d’être à la fois plus direct et plus détendu. Ici, la poésie de Nocturnes pour le roi de Naples est mariée à un sens de l’observation presque documentaire. Ainsi le portrait du père, bourru, associal, qui fume le cigare et adore Brahms :
« Je signale cette présence constante de musique parce qu’elle servait de lien invisible entre mon père et moi. Ses commentaires sur la musique se limitaient à dire que le Requiem allemand était “vachement bien”, ou que le concerto pour violon et violoncelle était “une œuvre géniale”, mais il y avait dans les jugements qu’il faisait une trace d’embarras ; la musique était pour lui une émotion, et il ne croyait pas qu’on pût discuter de sentiments. »
Edmund White se rappelle avec bonheur les moments où il faisait l’amour avec Kevin :
« Je n’aimais pas particulièrement me faire enculer, mais j’étais décontracté et heureux à l’idée que nous nous aimions. On dit que les “premières fois” et les amours de passage ne comptent pas, mais je crois que les seules relations qui comptent sont les premières. Plus tard nous savons reconnaître leur ombre éphémère qui vient traverser notre existence, comme les brefs échos d’un thème original qui envahit toute l’œuvre, ou comme l’élaboration mécanique d’une fugue trop complexe. »
Deux adolescents couchant ensemble quelques nuits et s’adressant à peine la parole pendant la journée, ce n’est pas de l’amour, me dira-t-on. Mais pour beaucoup d’homosexuels, une première fois satisfaisante a quelque chose d’électrique, qui magnétise le
corps et l’âme à jamais. Néanmoins, quand on en est là dans le roman, quand advient ce prélude de l’amour, l’été qui suit le premier semestre du narrateur dans son lycée privé, l’épisode est à peine mentionné, puis oublié, comme s’il était mis sous scellés dans une bulle de rêve séparée.
Le sixième et dernier chapitre du roman est le plus fort. Le narrateur est dans son lycée privé, il est suivi par un psychiatre (l’épouvantablement vivant docteur O’Reilly), et va au bordel avec des copains. Rien ne lui permet de surmonter son homosexualité.
« Dans la journée je passais mon temps à désirer secrètement des hommes. Je traînais dans les vestiaires pour observer le dos musclé d’un culturiste allemand aux cheveux blonds gominés et coiffés d’ondulations symétriques ; il avait quelques poils châtains éparpillés sur les épaules ainsi qu’une touffe (il vient de se tourner et de laisser tomber sa serviette) de poils pubiens d’un roux presque rose qui semblaient avoir été déracinés et flotter en un nuage brumeux au-dessus de son pénis, comme si on venait de faire tonner le canon. »
Il évoque un long catalogue de camarades nus qui forment un tableau sensuel du monde vu du placard :
« De même que chaque coquillage, collé contre l’oreille, fait entendre un timbre océanique différent, chacun de ces corps communiquait avec moi par une musique distincte, mais toutes me semblaient différentes de la mienne, et ce n’est qu’au prix d’efforts immenses que je me pouvais me souvenir que je désirais des gens du même sexe que moi. En effet chacun de ces hommes paraissait posséder un sexe bien à lui. »
Le garçon fait du baby-sitting chez un professeur de latin et sa femme, un couple marié et malheureux qui lui propose de partager leur lit, mais uniquement pour les regarder faire l’amour. Puis débarque M. Beattie, un musicien de jazz qui vient enseigner la musique à mi-temps, un hippie qu’on croirait sorti d’
Un autre pays de James Baldwin. A 15 ans, le narrateur comprend que c’est un homme qui aime les hommes. Il organise un rendez-vous avec
Beattie, puis le dénonce au proviseur sous prétexte qu’il vend de l’herbe aux élèves. Il revoit Beattie et le suce, ravi de savoir que ce dernier va se faire renvoyer.
« Il m’arrive de penser que j’ai séduit et trahi M. Beattie parce que ni l’un ni l’autre de ces actes en soi, mais seul le cycle complet m’autorisait à coucher avec un homme avant de le désavouer lui et le fait d’avoir couché ; la séquence était ma façon idéale d’aimer un homme tout en n’étant pas un homosexuel. Il m’arrive de penser que j’aimais donner du plaisir à un homme hétérosexuel (après tout j’avais rêvé d’être l’amant de mon père) en sachant que je le punissais de ne pas m’aimer […] Tommy ne m’aimait pas. Mon père ne m’aimait pas. »
Un jeune Américain est un roman troublant et retors. Par rapport à Etats du désir, plus lumineux, plus ouvert, c’est un livre sombre, claustrophobique. Coupé de ses vraies émotions à cause de sa peur, le personnage passe son temps à s’essayer à des émotions factices, sans trop savoir lesquelles lui appartiennent en propre. Le romancier fait de même, il s’essaie à différentes explications. Au nom du réalisme, Edmund White laisse souvent les choses en suspens. Depuis, il a beaucoup dit que son roman était largement autobiographique. Lui-même essayait de trouver un sens pour relier les épisodes de sa vie.
Il se présente sous les traits d’un enfant monstrueux qui pense que l’amour, c’est le pouvoir, et le pouvoir suprême, la trahison. L’idée est forte. C’est une condamnation farouche de l’enfermement dans le placard. Néanmoins j’ai tendance à y résister, en partie parce que l’histoire est racontée sous forme de fragments glacés, cliniques, et non comme un drame emportant l’adhésion. Et parce que l’idée est trop choquante, trop brutale, trop évidente. L’écrivain me semble trop sévère vis-à-vis de lui-même ; sans doute est-ce autre chose qui se jouait là. Edmund White n’est ni premier ni le dernier écrivain gay éprouvant le besoin de se peindre sous les traits d’un salaud.
Le roman bénéficia d’un accueil délirant dans la presse gay et lesbienne au moment de sa publication. Catherine R. Stimpson,
universitaire féministe, en fit l’éloge dans la
New York Times Book Review : « White a mêlé
L’Attrape-Cœur et
De Profundis, J. D. Salinger et Oscar Wilde, pour créer une œuvre extraordinaire. Un bassin à la fois glauque et transparent où les poissons rouges et les piranhas nagent côte à côte […] Le sujet d’
Un jeune Américain est moins ce garçon-là que le corps et l’âme de tous les hommes américains : les maîtres et les esclaves ; les amants, les frères, les tapins, les amis ; les pères imparfaits qui seraient des rois aux yeux de leurs fils qui devraient être des princes. » Christopher Lehmann-Haupt analysa le roman dans le
New York Times trois mois après sa publication, rattrapant son retard en affirmant qu’il incarnait « une littérature supérieure […] C’est l’histoire de n’importe quel garçon dans la mesure où elle évoque la naissance du désir à l’enfance et à l’adolescence […] Au fond, ça pourrait aussi être l’histoire d’une fille ». Le
Washington Post jugeait que la littérature américaine « bénéficiait d’un nouveau classique
10 ».
On acceptait enfin de lire un roman gay comme une œuvre littéraire. La qualité exceptionnelle de la langue d’Edmund White y était pour quelque chose, bien sûr. De même que la souffrance mise en scène. Néanmoins j’ai la conviction que c’est parce que les mentalités avaient changé. Les critiques étaient prêts à mettre au même plan la littérature gay et la littérature hétérosexuelle.
Un jeune Américain s’est bien vendu, grâce aux critiques, mais aussi grâce à la couverture, élégante : une photo noir et blanc qui représentait un beau jeune homme sur une plage. (Il y aura des complications plus tard : le jeune homme était mineur et les parents n’avaient pas donné d’autorisation au photographe. Les éditions suivantes afficheront une photo de mannequin professionnel.)
Le roman se vendit à plus de 30 000 exemplaires en édition reliée, et plus encore en
trade paperback, un type de livre de poche de qualité qui était une aubaine pour la fiction gay. Plus tôt, Avon Books avait connu de vrais succès avec des titres publiés en poches de grande diffusion, notamment les romans grand public de Gordon Merrick, dont
Beaux à se damner. L’éditeur avait tenté de recommencer avec des rééditions de Christopher Isherwood ou des polars, mais la
marge des poches de grande diffusion était tellement faible qu’il ne gagnait d’argent qu’avec les succès de masse. En revanche, Dutton, un autre éditeur, avait calculé que les poches de qualité, plus chers, permettaient de gagner de l’argent avec des ventes plus faibles.
Un jeune Américain fit un tel tabac que Dutton décida de publier de nouveaux titres gay sous cette forme, dans une collection appelée « Plume », dont les couvertures étaient des photos noir et blanc. C’est ainsi que Dutton, maison historique de Winnie l’Ourson, se découvrit une seconde identité en tant qu’éditeur de littérature gay.
Christopher Street publia un dessin de Rick Fiala à l’époque : on y voyait un bar gay avec trois ou quatre types assis au comptoir qui tapaient à la machine ou écrivaient à la main fébrilement. Un client se plaignait : « Autrefois, avant que tout le monde se mette à écrire un roman gay, on rigolait bien ici. »
Certains se demandaient même si le monde gay était assez riche en intrigues, craignant que les auteurs ne finissent par manquer d’inspiration. Jusqu’au moment où un virus fit son apparition, qui fournit un sujet nouveau, et terrifiant, aux écrivains et aux lecteurs.