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La maladie et ses métaphores
Le virus couvait depuis plusieurs années quand il commença à frapper et tuer. Mais même à ce moment-là il était difficile à identifier. On mit du temps à lui donner un nom. Tel un coup de semonce intentionnel, cruel, il se propageait sexuellement, si bien qu’on pouvait l’interpréter comme un châtiment moral.
La sexualité était la partie la plus visible et la plus enivrante de la vie gay dans les années 1970. L’homosexualité n’était plus synonyme de mensonge ni de culpabilité, de secrets ni de suicides, mais de légèreté et de jeu, de liberté et de joie. Les homosexuels couchaient avec des inconnus – nombreux – depuis longtemps, bien avant Stonewall. Comme le récit de la vie de ces écrivains le montre, la libération gay n’a pas créé ce type de libertinage. Le sexe existait bien avant les manifestations, l’engagement politique et les livres – c’était, avec l’amour, la meilleure raison d’être homosexuel. A partir des années 1960, cependant, le nombre de participants augmenta. Dans toutes les grandes villes apparaissaient de nouveaux bars, des bains ou des boîtes gay. Tout le monde pouvait donner libre cours à sa vie sexuelle. Nul besoin d’être un héros, un apollon ou un artiste. Nul besoin d’être engagé, encore moins de le faire savoir. La libération sexuelle des années 1960 avait préparé la voie pour la liberté sexuelle gay des années 1970.
L’auteur de Fags était relativement silencieux depuis 1978. Il vivait à Manhattan dans un bel appartement situé au deuxième étage d’un grand immeuble de la Cinquième Avenue, dont le balcon faisait face à l’arche de Washington Square. Son frère, Arthur, avait investi une partie de ce qu’il avait gagné en travaillant pour le cinéma, et il n’avait pas de problèmes d’argent. Andrew Holleran se souvient que son appartement était tapissé de livres, « comme une librairie »1. Kramer ne pouvait pas faire deux pas dans la rue sans en acheter. Sans doute était-il trop agité pour les lire avec attention, si l’on en juge par ce qu’il dira plus tard des livres des autres. Lui-même était en train d’écrire un nouveau roman – l’histoire d’une veuve juive à Palm Beach – mais il avait du mal. Il était suivi par un thérapeuthe, le onzième. (Comme Edmund White, il allait de psy en psy.) Et continuait à fréquenter les bains, en dépit de son regard critique sur ce mode de vie. Il avait eu plusieurs liaisons avortées. Un de ses amants de l’époque avoua à des amis communs qu’au lit tout se passait très bien, mais qu’ils étaient incapables de parler ensuite sans se disputer.
Kramer commença à s’inquiéter le jour où deux de ses amis tombèrent sous le coup d’une étrange maladie. Il remarqua tout de suite les articles du New York Times et du New York Native et appela Lawrence Mass. Lequel lui donna les coordonnées du docteur Alvin Friedman-Kien, qui faisait des recherches sur plusieurs cas de syndrome de Kaposi dans la communauté gay. Kramer l’invita à venir faire une conférence chez lui, le 11 août 1981, devant quatre-vingts personnes. Le médecin expliqua ce qu’on savait et ce qu’on craignait. Quelques semaines plus tard, le week-end de la fête du travail, Kramer et des amis allèrent à Fire Island pour distribuer l’article de Lawrence Mass paru dans le New York Native et pour collecter des fonds.
Dès le début, on redoutait que la maladie soit liée au sexe. Les premiers cas diagnostiqués touchaient des homosexuels ayant une vie sexuelle particulièrement active. Personne ne comprenait comment un cancer pouvait se transmettre sexuellement – les premières hypothèses évoquaient les poppers et le fist-fucking. Naturellement la peur de la maladie était liée à un sentiment de culpabilité. « Post coitum animal triste », et la tristesse mène souvent au sentiment de culpabilité, même en pleine révolution sexuelle.
Rien dans l’article original de Kramer ne justifiait une telle agressivité. Chesley réagissait à un non-dit du texte, ou alors à des choses dites par Kramer au cours de conversations privées. En tout cas il avait mis le doigt là où ça faisait mal, sinon Kramer l’aurait ignoré.
Ce dernier répondit deux mois plus tard (après en avoir parlé à son psy), dans une longue, trop longue lettre, amère, envoyée au New York Native. Il commençait par décrire ce « cancer gay » dont certains de ses amis souffraient et par rappeler ses efforts pour collecter des fonds. Il défendait son roman Fags, comme une blessure cachée, citant au moins six articles élogieux de la presse britannique et française. Puis il s’en prenait à toutes les cibles possibles et imaginables : le National Cancer Institute, les organisateurs, jugés ineptes, de la marche annuelle des gay, le silence du New York Times, les poppers, jugés impurs, le maire, Ed Koch (qu’il détestait, quoi qu’il fasse), enfin « l’“érotisme” qui a fait de la santé des gay un tel sujet de préoccupation à New York que le moindre médecin gay de la ville est, comme le docteur Mass le disait, “épuisé”3 ». Kramer inaugurait là le style survolté, indice-d’octane-maximal, je-frappe-sur-tout-ce-qui-bouge, de ses futurs écrits polémiques.
Les écrivains doués d’imagination ont tendance à projeter leurs démons et leur vision des choses sur les faits bruts. Kramer, pas plus que Chesley, n’était un observateur objectif. Par rapport à ce que l’on savait sur la maladie à l’époque, Kramer surréagit, même s’il se trouve qu’il avait raison. Il était tellement angoissé qu’il identifiait ce que les autres étaient à peine prêts à admettre, tels les daltoniens repérant des formes que les autres ne voient pas. En outre, son orgueil blessé et son caractère soupe au lait étaient tels qu’il disait de façon abrupte ce que les autres exprimaient plus prudemment. Sa colère était aussi en partie rhétorique, mais elle en alimentait une autre, plus profonde, qui ne choisissait pas toujours très bien ses cibles.
De son côté, Robert Chesley écrivait ce qui sera la première pièce importante sur le sida, Night Sweat, en 1984. Puis une autre, encore plus poignante, Jerker, en 1986. Il mourut du sida en 1990.
Peu après la contre-attaque de Kramer publiée dans le New York Native, celui-ci organisa une nouvelle réunion chez lui, le 4 janvier 1982, avec, notamment, Lawrence Mass, Nathan Fain, journaliste, Paul Popham, éditeur, Paul Rappaport, gestionnaire, et Edmund White. L’idée de Kramer était de créer une association pour lutter contre cette maladie mal identifiée. Jusqu’au moment où Rappaport déclara : « Les gay traversent une vraie crise de santé4 », et Kramer s’exclama : « Tu viens de trouver notre nom ! » L’association adopta aussitôt le nom de Gay Men’s Health Crisis, bientôt connue sous le nom GMHC, dont les six membres se mirent à chercher des fonds et de nouveaux adhérents – et à s’engueuler.
Kramer publia son texte journalistique le plus connu à la une du New York Native le 14 mars 1983, intitulé « 1 112 and Counting » (« 1 112 cas, et ce n’est que le début »)6.
Il commence par livrer des faits bruts : plus d’un millier de cas de sida identifiés et 418 morts. Il précise le type de gay affectés : « Ceux qui prennent des drogues et ceux qui n’en prennent pas. Ceux qui se vautrent dans le stupre et ceux qui sont quasi monogames. Quelques cas d’infection dus à un seul rapport. Apparemment tout ça n’est lié qu’à une chose : un mauvais coup du sort. Je n’appelle pas ça débauche, j’appelle ça manque de pot. » Il évoque ensuite les hôpitaux, les différentes formes de traitement, et la réaction décevante des dispensaires d’Etat, les « National Institutes of Health ». C’est clair, c’est fort. Kramer consacre ensuite deux longues pages à tirer à boulets rouges sur Ed Koch, accusé de rester silencieux, en tant que maire de New York, et incapable d’affronter le gouvernement Reagan pour exiger une réaction à la hauteur. Il ne va pas – pas encore – jusqu’à qualifier ce vieux garçon chauve à la voix nasale, qui en était à son troisième mandat, d’homosexuel refoulé. Mais il est persuadé que c’est pour ça qu’il ne moufte pas7. (Pour Kramer, être un homosexuel refoulé était le péché suprême. Mais nombre de personnalités publiques hétérosexuelles étaient aussi silencieuses et distantes.) Kramer éreinte alors une série d’ennemis qui vont des médecins homosexuels refoulés au New York Times, en passant par la presse gay (mis à part le New York Native) qui parle peu de l’épidémie, et les homosexuels qui ne supportent pas l’idée d’arrêter de forniquer jusqu’à ce qu’ils acceptent l’idée que c’est ce qui propage le fléau. Il conclut en appelant à manifester et faire campagne pour créer un nouveau type de désobéissance civile.
Le GMHC lui avait demandé de préciser qu’il parlait en son nom et non pour l’association. Il avait accepté. Néanmoins l’éreintement du maire, Ed Koch, lui fut fatal. Il eut des mots avec ses pairs et claqua la porte.
Quatre semaines plus tard, le dimanche 10 avril, vingt personnes, dont Kramer, manifestaient sous la pluie, pancartes en main, devant le Lenox Hill Hospital où le maire donnait une conférence sur le sida. La manifestation fit la une des informations le soir même. Le lendemain, Ed Koch accepta de recevoir les représentants de la communauté gay de la ville, dont deux membres du GMHC. Kramer pensait qu’il en serait puisque son rôle avait été déterminant. Le bureau du GMHC refusa. Sa haine du maire était connue, on avait peur qu’il sorte de ses gonds. Paul Popham, le directeur, fut désigné, de même que son jeune adjoint. Une autre association, AIDS Network, proposa à Kramer de les représenter, mais il déclina leur proposition. C’était le GMHC, association dont il était le fondateur, ou rien. Popham campait sur ses positions. Kramer rompit définitivement avec l’association. Tel un amoureux éconduit qui prouve son amour en se tirant une balle dans le pied.
Le soir même il partait pour Londres, déterminé à tourner la page.
Il en profita pour aller au théâtre, découvrant notamment A Map of the World, de David Hare, dont les personnages sont des bureaucrates des Nations unies qui s’écharpent – un rappel de ce qu’il venait de vivre. Il décida d’écrire lui-même une pièce afin de comprendre ce qui était en jeu. Avant de rentrer aux Etats-Unis, il passa par l’Allemagne et visita le camp de Dachau. Il ne put s’empêcher de faire le rapprochement entre l’Holocauste et le sida, deux crimes de masse qui avaient commencé par être ignorés de tous. Son projet d’écriture théâtrale prenait une nouvelle dimension.
Il rentra, loua un toit à Cape Cod et rédigea le premier jet d’une longue pièce autobiographique qui revenait non seulement sur le GMHC mais sur toute sa vie, y compris sur ses parents et son frère. Il finit le premier jet en août et le reprit tout de suite. Il emprunta le titre, Le Cœur normal, au poème de W. H Auden, « 1er septembre 1939 », choisissant non pas le fameux vers « Nous devons nous aimer ou mourir », mais un autre passage où le poète affirme qu’un « cœur normal » désire ce qu’il ne peut avoir, « être aimé seul ».
Finalement, c’est la femme de Papp, Gail Merrifield, responsable du développement du Public Theater, qui lut le texte, avouant plus tard que la lecture avait été « un travail ardu10 ». Le manuscrit pesait trois kilos et demi, et la pièce en contenait deux : la première, un drame familial opposant deux frères, la seconde, une pièce engagée sur le sida. « Les personnages débitaient des pages entières de données médicales impossibles à jouer. Il n’y avait aucune forme. Pourtant, quand j’ai fini de lire, j’étais émue aux larmes. » Gail Merrifield prit rendez-vous avec Kramer pour lui faire part de ses remarques. Elle fut surprise de voir qu’il prenait des notes et était prêt à reprendre son texte.
Il est assez fascinant de relire la pièce aujourd’hui, en sachant ce que deviendrait le sida. C’est un texte clair, cohérent, que Kramer a écrit à partir de faits mal maîtrisés, tout en restant fidèle à l’esprit des ces faits. Il avait rassemblé plusieurs médecins qu’il connaissait sous les traits d’un seul, Emma Brookner, l’unique personnage féminin de la pièce. Le personnage de Ned Weeks, lui, n’était pas inspiré par l’auteur, c’était l’auteur, dans une version pas trop idéalisée. Tous ce que l’on pouvait reprocher à l’écrivain est reproché à Ned, successivement accusé d’être mégalo, d’avoir horreur du sexe, de ne s’engager que parce que c’est plus facile que d’écrire.
Les dialogues sont rapides, incisifs ; les scènes sont bien conçues et bien rythmées. Ned est dans le bureau d’Emma Brookner au moment où les premiers cas d’une mystérieuse maladie sont annoncés. Lui et ses amis s’organisent illico pour faire passer l’information. Ned va voir le New York Times pour qu’ils en fassent la couverture ; il fait la connaissance de Felix, journaliste de mode, qui deviendra son amant. Tout s’enchaîne rapidement. Il n’y a pas une minute de trop. Les répliques du docteur Brookner sont un peu plates et maladroites, mais elle font avancer l’histoire.
La mise en scène de la vie associative est très convaincante. Il est difficile d’évoquer des histoires de politique interne sans être ennuyeux, or ici les enjeux sont graves et révélateurs. Kramer montre une réelle sympathie pour tel ou tel participant à un moment ou un autre. Tous sont des hommes surmenés, brisés de fatigue, usés par la campagne à mener sans relâche, l’organisation, les soins à apporter aux amis et amants malades. On retrouve certaines des accusations des articles de Kramer presque textuellement, mais la partie adverse a également voix au chapitre. Une des scènes les plus poignantes est celle où Mickey Marcus, médecin plus ou moins inspiré par Lawrence Mass, rentre, épuisé, d’un voyage écourté à Rio et sort de ses gonds en entendant Ned établir un lien entre l’épidémie et le sexe.
Le Cœur normal est, en partie, une pièce documentaire qui appartient à la veine du théâtre social américain des années 1930, tel Waiting for Lefty, de Clifford Odets, ou le théâtre initié dans le cadre du New Deal, le Federal Theatre Project’s, en particulier le projet dit « Living Newspapers ». Celui-ci était d’ailleurs une référence du Public Theater, dont les murs avaient été peints à la chaux et couverts de chiffres et de données liés à l’épidémie – le théâtre devenant lui-même un journal froissé. Mais la pièce de Kramer comprenait deux éléments majeurs de l’ordre de la fiction, le premier, justifié, le second, plus douteux.
Le premier est le personnage de Felix, l’amant de Ned. La relation entre les deux hommes est un des moteurs de la pièce ; elle forme une intrigue secondaire, un sous-texte émouvant de l’acte I, jusqu’au moment où Felix montre à Ned les lésions violettes qu’il a sur le pied. La maladie et la mort de Felix sont au cœur de l’acte II, qui dégage beaucoup d’émotion, en dépit de scènes maladroites, tel le mariage sur le lit de mort, ou Felix agonisant et disant à Ned : « Ne perds jamais cette rage. »12 La pièce serre la réalité de si près qu’il fallait aussi donner du poids et de la vraisemblance au personnage de Felix. D’ailleurs Kramer était volontiers susceptible quand on l’interrogeait sur l’identité de celui-ci. D’un côté, il affirmait qu’il était inspiré par une personne existante, d’un autre il refusait d’en dire plus. Plus frappant encore, la pièce est dédiée, non pas à un être cher disparu, mais à Norman J. Levy, psychothérapeuthe de l’auteur. Alors, Felix a-t-il existé ? Peu importe, le personnage est une invention convaincante qui contribue à rendre Ned plus humain et la pièce plus émouvante, plus saisissante. De quel droit un écrivain ne pourrait-il s’inventer l’amant qu’il n’aurait pas encore rencontré ?
Les gens parlent souvent de la pièce comme s’il s’agissait, non pas de littérature, mais d’un documentaire. Or en choisissant de faire de lui-même le personnage central, Kramer a inventé un nouveau type de héros tragique, dont la faille est justement celle-ci : être un « con ». Quiconque est assez fort, assez difficile et assez fou pour dire au monde une vérité aussi cruelle est trop fort, trop odieux et trop fou pour réagir comme il faut face à cette vérité. On compare souvent Le Cœur normal à Un ennemi du peuple d’Ibsen, et pour de bonnes raisons. Non seulement il y est question de bains (chez Ibsen, ce sont les bains d’une station thermale qui sont infectés), mais les deux pièces ont pour héros un « con », qui, heureusement, est le salaud de l’histoire. Chez Ibsen, le docteur Stockman est un personnage arrogant, peu aimable et peu aimé, mais il se trouve qu’il a raison. Ned Weeks, lui, est un homme vertueux, irritable, susceptible, mais il se trouve aussi qu’il a raison. Cela dit, le vrai Kramer était encore plus pénible, mais plus intéressant que Ned. C’était quelqu’un de très émotif qui avait le don de se saborder. En y réfléchissant bien, on retrouve ces traits de caractère exaspérants dans la pièce, mais la façon dont Ned quitte l’association permet d’arrondir les angles. Kramer reviendra là-dessus quand il adaptera sa pièce pour le cinéma : son alter ego fictif est plus difficile et plus intéressant dans les diverses versions du scénario destiné à un film que Barbara Streisand lui avait promis de réaliser.
Un des meilleurs articles émanait (surprise !) de la plume de John Simon dans le magazine New York. John Simon, connu pour être hautain et coureur de jupons, venait de se faire remarquer par une violente diatribe contre les homosexuels. On l’avait entendu déclarer en sortant d’une mauvaise représentation d’Anatole, d’Arthur Schnitzler : « Ça t’arrive pas, parfois, d’avoir envie que tous ces pédés théâtreux […] attrapent le sida et crèvent, qu’on soit débarrassés d’eux, et à partir de là on aurait le champ libre ? » La semaine suivante, il qualifiait un spectacle sur des femmes d’âge mûr d’« absurdités de pédé »14. Jusqu’au jour où son ami gay, le compositeur Ned Rorem, l’accompagna pour voir Le Cœur normal. Il avait besoin de voir la pièce pour un entretien destiné au New York Native. A la fin de la représentation, il était en larmes, refusant pourtant de s’excuser pour ses commentaires déplacés. Sa critique, favorable, était-elle une façon de faire pénitence, lui qui n’avait rien d’un pénitent ? « Ce qui aurait pu être un simple tract mis en scène – et, dans les moments les plus faibles, c’est tout ce qu’il reste – est transcendé pour se transformer en un combat incarné et théâtralisé avec générosité, dans lequel les idéologies en guerre ne manquent jamais de respirer, transpirer, sangloter, saigner – révéler un visage humain. »
Les critiques et le public étaient plus à l’aise face à une autre pièce consacrée au sida, dont la première avait eu lieu une semaine avant, As Is, de William Hoffman. Le New York Times avait publié le papier sur Le Cœur normal avec une note destinée à défendre le quotidien contre les charges de Kramer, et une brève déclaration d’un porte-parole du maire, précisant qu’il n’avait pas vu la pièce et ne pouvait faire de commentaires sur les attaques à son propos ; néanmoins il espérait que la pièce était aussi bonne qu’As Is. La pièce de Hoffman est effectivement mieux écrite et plus soignée. L’intrigue est simple – un homme gay part à la recherche d’un ex qui tombe malade et meurt –, mais elle offre des aperçus émouvants sur la vie des gens malades, des moments de tendresse et d’humanité. Aujourd’hui, pourtant, c’est cette pièce qui est datée. Le Cœur normal, avec ses règlements de compte de bureaucrates et son héros impossible, est une histoire qui continue à faire sens et à toucher.
Elle fut à l’affiche du Public Theater pendant un an – un record par rapport aux spectacles joués dans le même théâtre – et bénéficia d’un réel soutien de la part de Joseph Papp. Puis elle tourna pendant plusieurs années dans le pays, tel un spectacle du Living Newspaper porteur d’un message à caractère social tout en demeurant du théâtre.
Kramer croyait à la politique de la colère et il y excellait, que la sienne fût spontanée ou feinte. Hélas, une fois que vous lui avez lâché la bride, la colère vous emporte, l’entropie prend le relais et vous manquez de fuel, ou, pire, vous vous auto-détruisez. Pour un artiste, c’est un naufrage intérieur, pour un dirigeant politique, une catastrophe publique. Heureusement, Kramer n’était pas un dirigeant tenu à certaines obligations, mais un artiste, un électron libre. Il pouvait abandonner quand il le voulait, et c’est ce qu’il fit.