Le virus couvait depuis plusieurs années quand il commença à frapper et tuer. Mais même à ce moment-là il était difficile à identifier. On mit du temps à lui donner un nom. Tel un coup de semonce intentionnel, cruel, il se propageait sexuellement, si bien qu’on pouvait l’interpréter comme un châtiment moral.
La sexualité était la partie la plus visible et la plus enivrante de la vie gay dans les années 1970. L’homosexualité n’était plus synonyme de mensonge ni de culpabilité, de secrets ni de suicides, mais de légèreté et de jeu, de liberté et de joie. Les homosexuels couchaient avec des inconnus – nombreux – depuis longtemps, bien avant Stonewall. Comme le récit de la vie de ces écrivains le montre, la libération gay n’a pas créé ce type de libertinage. Le sexe existait bien avant les manifestations, l’engagement politique et les livres – c’était, avec l’amour, la meilleure raison d’être homosexuel. A partir des années 1960, cependant, le nombre de participants augmenta. Dans toutes les grandes villes apparaissaient de nouveaux bars, des bains ou des boîtes gay. Tout le monde pouvait donner libre cours à sa vie sexuelle. Nul besoin d’être un héros, un apollon ou un artiste. Nul besoin d’être engagé, encore moins de le faire savoir. La libération sexuelle des années 1960 avait préparé la voie pour la liberté sexuelle gay des années 1970.
La moindre maladie sexuellement transmissible, une fois introduite dans ce circuit hautement conducteur, était vouée à se propager à la vitesse de la lumière. Telle la peste bubonique qui se répandit à travers le commerce par voie de terre à la fin
du Moyen Age, ou le choléra au
xixe siècle à travers les bateaux à vapeur : les nouvelles voies de communication étaient de nouvelles voies d’infection. Soudain les vieilles maladies sexuelles – gonorrhée, syphilis, herpès, hépatite – réapparaissaient, mais on pensait qu’elles seraient bientôt maîtrisées. La pénicilline avait joué un rôle aussi libérateur pour les gay que la pilule pour les hétérosexuels – chaque ville américaine avait un dispensaire offrant des soins gratuits. Hélas, personne n’avait jamais rien vu qui ressemblât de près ou de loin à cette nouvelle maladie.
Tout commença par des rumeurs circulant parmi les homosexuels de New York en 1981 : on parlait d’une violente épidémie de pneumonie. Lawrence Mass, médecin et journaliste, fit une enquête pour le New York Native, un nouveau journal gay que Charles Ortleb avait conçu à l’origine pour financer Christopher Street. Il interrogea un médecin et plusieurs responsables de santé publique, concluant prudemment dans le numéro mai 1981 : « Les rumeurs de maladie sont largement infondées. »
Deux mois plus tard, les « Centres pour le contrôle et la prévention des maladies », financés par l’Etat, publiaient un rapport sur le taux de morbidité et de mortalité faisant état de chiffres sidérants à propos d’une autre maladie, le syndrome de Kaposi. C’était un cancer de la peau s’attaquant exclusivement aux personnes âgées, rarement mortel, que l’on avait détecté parmi la population gay. Le 3 juillet, le New York Times publia un court article intitulé « Un type de cancer rare chez 41 homosexuels hommes ». Lawrence Mass reprit alors son enquête et écrivit un article plus inquiétant qui parut à la une du New York Native à la fin du mois de juillet : « Cancer dans la communauté gay ». Quelques jours plus tard, il reçut un appel urgent de Larry Kramer. Le romancier voulait en savoir plus.
L’auteur de
Fags était relativement silencieux depuis 1978. Il vivait à Manhattan dans un bel appartement situé au deuxième étage d’un grand immeuble de la Cinquième Avenue, dont le balcon faisait face à l’arche de Washington Square. Son frère, Arthur, avait investi une partie de ce qu’il avait gagné en travaillant pour le
cinéma, et il n’avait pas de problèmes d’argent. Andrew Holleran se souvient que son appartement était tapissé de livres, « comme une librairie »
1. Kramer ne pouvait pas faire deux pas dans la rue sans en acheter. Sans doute était-il trop agité pour les lire avec attention, si l’on en juge par ce qu’il dira plus tard des livres des autres. Lui-même était en train d’écrire un nouveau roman – l’histoire d’une veuve juive à Palm Beach – mais il avait du mal. Il était suivi par un thérapeuthe, le onzième. (Comme Edmund White, il allait de psy en psy.) Et continuait à fréquenter les bains, en dépit de son regard critique sur ce mode de vie. Il avait eu plusieurs liaisons avortées. Un de ses amants de l’époque avoua à des amis communs qu’au lit tout se passait très bien, mais qu’ils étaient incapables de parler ensuite sans se disputer.
Kramer commença à s’inquiéter le jour où deux de ses amis tombèrent sous le coup d’une étrange maladie. Il remarqua tout de suite les articles du New York Times et du New York Native et appela Lawrence Mass. Lequel lui donna les coordonnées du docteur Alvin Friedman-Kien, qui faisait des recherches sur plusieurs cas de syndrome de Kaposi dans la communauté gay. Kramer l’invita à venir faire une conférence chez lui, le 11 août 1981, devant quatre-vingts personnes. Le médecin expliqua ce qu’on savait et ce qu’on craignait. Quelques semaines plus tard, le week-end de la fête du travail, Kramer et des amis allèrent à Fire Island pour distribuer l’article de Lawrence Mass paru dans le New York Native et pour collecter des fonds.
Dès le début, on redoutait que la maladie soit liée au sexe. Les premiers cas diagnostiqués touchaient des homosexuels ayant une vie sexuelle particulièrement active. Personne ne comprenait comment un cancer pouvait se transmettre sexuellement – les premières hypothèses évoquaient les poppers et le fist-fucking. Naturellement la peur de la maladie était liée à un sentiment de culpabilité. « Post coitum animal triste », et la tristesse mène souvent au sentiment de culpabilité, même en pleine révolution sexuelle.
Le premier texte de Kramer, « A Personnal Appeal », parut dans le
New York Native en septembre 1981. Il était concis, précis, contrairement à ce que l’écrivain signera plus tard. Seules deux phrases
laissaient penser qu’il y avait un lien éventuel avec le sexe : « Les hommes affectés n’ont rien fait de plus que ce que beaucoup de gay de New York ont fait à un moment ou un autre […] Il y a fort à craindre qu’un des nombreux trucs que nous aurions pratiqués ou ingérés ces dernières années suffise pour qu’un cancer se développe à partir d’un petit rien qui se serait immiscé on ne sait quand, au cours d’on ne sait quel acte. »
Un mois plus tard, le dramaturge Robert Chesley réagit en envoyant un courrier au journal. Chesley avait 37 ans et était l’auteur de
Stray Dog Story, l’histoire d’un chien se transformant en homosexuel, qui se fait ensuite exploiter par d’autres homosexuels. L’auteur était lui aussi critique vis-à-vis des mœurs gay. Il avait été proche de Kramer avec qui il avait couché. Il commençait sa lettre en annonçant qu’il donnerait de l’argent pour sa collecte, puis ajoutait : « La vraie raison de la sensiblerie de Kramer est le triomphe de la culpabilité : les gay méritent de mourir à cause de leur vie dissolue […] Relisez de près n’importe quel extrait de Kramer, vous verrez que le sous-texte est toujours le même : le tribut à payer pour le péché homosexuel est la mort […] Je ne cherche pas à minimiser la gravité du syndrome de Kaposi. Mais c’est autre chose, d’aussi grave, qui se joue ici : homophobie et anti-érotisme gay
2. »
Rien dans l’article original de Kramer ne justifiait une telle agressivité. Chesley réagissait à un non-dit du texte, ou alors à des choses dites par Kramer au cours de conversations privées. En tout cas il avait mis le doigt là où ça faisait mal, sinon Kramer l’aurait ignoré.
Ce dernier répondit deux mois plus tard (après en avoir parlé à son psy), dans une longue, trop longue lettre, amère, envoyée au
New York Native. Il commençait par décrire ce « cancer gay » dont certains de ses amis souffraient et par rappeler ses efforts pour collecter des fonds. Il défendait son roman
Fags, comme une blessure cachée, citant au moins six articles élogieux de la presse britannique et française. Puis il s’en prenait à toutes les cibles possibles et imaginables : le National Cancer Institute, les organisateurs, jugés ineptes, de la marche annuelle des gay, le silence du
New York Times,
les poppers, jugés impurs, le maire, Ed Koch (qu’il détestait, quoi qu’il fasse), enfin « l’“érotisme” qui a fait de la santé des gay un tel sujet de préoccupation à New York que le moindre médecin gay de la ville est, comme le docteur Mass le disait, “épuisé”
3 ». Kramer inaugurait là le style survolté, indice-d’octane-maximal, je-frappe-sur-tout-ce-qui-bouge, de ses futurs écrits polémiques.
Les écrivains doués d’imagination ont tendance à projeter leurs démons et leur vision des choses sur les faits bruts. Kramer, pas plus que Chesley, n’était un observateur objectif. Par rapport à ce que l’on savait sur la maladie à l’époque, Kramer surréagit, même s’il se trouve qu’il avait raison. Il était tellement angoissé qu’il identifiait ce que les autres étaient à peine prêts à admettre, tels les daltoniens repérant des formes que les autres ne voient pas. En outre, son orgueil blessé et son caractère soupe au lait étaient tels qu’il disait de façon abrupte ce que les autres exprimaient plus prudemment. Sa colère était aussi en partie rhétorique, mais elle en alimentait une autre, plus profonde, qui ne choisissait pas toujours très bien ses cibles.
De son côté, Robert Chesley écrivait ce qui sera la première pièce importante sur le sida, Night Sweat, en 1984. Puis une autre, encore plus poignante, Jerker, en 1986. Il mourut du sida en 1990.
Peu après la contre-attaque de Kramer publiée dans le
New York Native, celui-ci organisa une nouvelle réunion chez lui, le 4 janvier 1982, avec, notamment, Lawrence Mass, Nathan Fain, journaliste, Paul Popham, éditeur, Paul Rappaport, gestionnaire, et Edmund White. L’idée de Kramer était de créer une association pour lutter contre cette maladie mal identifiée. Jusqu’au moment où Rappaport déclara : « Les gay traversent une vraie crise de santé
4 », et Kramer s’exclama : « Tu viens de trouver notre nom ! » L’association adopta aussitôt le nom de Gay Men’s Health Crisis, bientôt connue sous le nom GMHC, dont les six membres se mirent à chercher des fonds et de nouveaux adhérents – et à s’engueuler.
Le nom de la maladie, lui, évoluait suivant la recherche. Au début les Centres pour le contrôle et la prévention des maladies l’appelaient le GRID
(gay-related immune deficiency). A l’été 1982, elle devint le « syndrome immuno-déficitaire acquis ». Car c’était la perte d’immunité qui rendait ces corps particulièrement vulnérables à
d’étranges syndromes, tel celui de Kaposi, qui produisait des lésions violacées sur la peau, et la pneumonie de type
pneumocystis carinii qui résistait aux antibiotiques classiques. Tels étaient les principaux marqueurs mortels à l’époque. De nouvelles maladies apparaîtront ensuite. On comprit en 1984 que la cause était un virus, mais il faudra attendre 1986 pour que les recherches françaises et américaines s’accordent et que le virus soit identifié sous le nom de VIH (virus de l’immunodéficience humaine). Le premier test fut mis au point en 1985. Hélas, le virus avait une période d’incubation allant jusqu’à trois ans, voire plus. Personne ne pouvait donc se dire sûr de ne pas être infecté et d’échapper à la maladie.
Au début de l’année 1983, on comprit que le virus pouvait se transmettre par le sang. Les médecins découvraient que la maladie pouvait toucher les hétérosexuels et la presse généraliste se pencha enfin sur la question.
Mais il y avait encore peu de cas, surtout quand on pense aux chiffres des années à venir. Les premiers membres du GMHC avançaient donc dans le doute, à partir d’hypothèses, ce qui est plus risqué et plus épuisant que de travailler à partir de faits avérés. Beaucoup étaient surmenés. Lawrence Mass fut le premier à abandonner, épuisé par ses efforts pour mêler activisme, journalisme et pratique médicale. Il continuait pourtant à fréquenter les bains, où il fit la connaissance de l’homme de sa vie, Arnie Kantrowitz (un des manifestants de l’opération
Harper’s). Edmund White, lui, partit pour Paris en 1983 après avoir reçu une bourse Guggenheim. « Je voulais continuer à avoir des quantités indutrielles de sexe, dira-t-il, et je croyais y parvenir à Paris. New York virait à la morgue
5. » Faut-il le prendre au mot ? Le romancier avait l’habitude de dégainer pour parer les coups et de se condamner de façon préventive. En France, Michel Foucault pensait que la maladie était une chimère inventée par des militants puritains opposés au sexe. Le philosophe en mourut en 1984.
Kramer publia son texte journalistique le plus connu à la une du
New York Native le 14 mars 1983, intitulé « 1 112 and Counting » (« 1 112 cas, et ce n’est que le début »)
6.
Il commence par livrer des faits bruts : plus d’un millier de cas de sida identifiés et 418 morts. Il précise le type de gay affectés : « Ceux
qui prennent des drogues et ceux qui n’en prennent pas. Ceux qui se vautrent dans le stupre et ceux qui sont quasi monogames. Quelques cas d’infection dus à un seul rapport. Apparemment tout ça n’est lié qu’à une chose : un mauvais coup du sort. Je n’appelle pas ça débauche, j’appelle ça manque de pot. » Il évoque ensuite les hôpitaux, les différentes formes de traitement, et la réaction décevante des dispensaires d’Etat, les « National Institutes of Health ». C’est clair, c’est fort. Kramer consacre ensuite deux longues pages à tirer à boulets rouges sur Ed Koch, accusé de rester silencieux, en tant que maire de New York, et incapable d’affronter le gouvernement Reagan pour exiger une réaction à la hauteur. Il ne va pas – pas encore – jusqu’à qualifier ce vieux garçon chauve à la voix nasale, qui en était à son troisième mandat, d’homosexuel refoulé. Mais il est persuadé que c’est pour ça qu’il ne moufte pas
7. (Pour Kramer, être un homosexuel refoulé était le péché suprême. Mais nombre de personnalités publiques hétérosexuelles étaient aussi silencieuses et distantes.) Kramer éreinte alors une série d’ennemis qui vont des médecins homosexuels refoulés au
New York Times, en passant par la presse gay (mis à part le
New York Native) qui parle peu de l’épidémie, et les homosexuels qui ne supportent pas l’idée d’arrêter de forniquer jusqu’à ce qu’ils acceptent l’idée que c’est ce qui propage le fléau. Il conclut en appelant à manifester et faire campagne pour créer un nouveau type de désobéissance civile.
Le GMHC lui avait demandé de préciser qu’il parlait en son nom et non pour l’association. Il avait accepté. Néanmoins l’éreintement du maire, Ed Koch, lui fut fatal. Il eut des mots avec ses pairs et claqua la porte.
Quatre semaines plus tard, le dimanche 10 avril, vingt personnes, dont Kramer, manifestaient sous la pluie, pancartes en main, devant le Lenox Hill Hospital où le maire donnait une conférence sur le sida. La manifestation fit la une des informations le soir même. Le lendemain, Ed Koch accepta de recevoir les représentants de la communauté gay de la ville, dont deux membres du GMHC. Kramer pensait qu’il en serait puisque son rôle avait été déterminant. Le bureau du GMHC refusa. Sa haine du maire était connue, on avait peur qu’il sorte de ses gonds. Paul Popham,
le directeur, fut désigné, de même que son jeune adjoint. Une autre association, AIDS Network, proposa à Kramer de les représenter, mais il déclina leur proposition. C’était le GMHC, association dont il était le fondateur, ou rien. Popham campait sur ses positions. Kramer rompit définitivement avec l’association. Tel un amoureux éconduit qui prouve son amour en se tirant une balle dans le pied.
La réunion avec Koch eut lieu, personne ne sortit de ses gonds, et le GMHC put élargir son carnet d’adresses pour devenir l’association de prévention du sida la plus importante du pays.
Persuadé d’avoir été trahi, Kramer se mit en retrait et se plongea dans son nouveau roman. En vain. Il ne pouvait plus écrire. Il comprit qu’en quittant le GMHC il avait perdu une précieuse tribune. Il demanda à être réintégré au bureau. On le lui refusa. Il était plus facile, moins angoissant, de travailler sans lui. Un soir, au cours d’une fête organisée par l’association, il débarqua dans la cabine du DJ, prit le micro et demanda aux membres du bureau de le reprendre. De nouveau en vain. Au mois de juin suivant il prit la parole à la gay pride à Central Park. Il s’en prit au New York Times, au président Reagan, au maire, mais tâcha de faire la paix avec le GMHC.
« Je voudrais présenter mes excuses à tous ceux qui me sont chers et dont j’ai heurté les sentiments au cours des deux dernières années. Oui, j’étais un homme en colère. J’étais tellement frustré de voir que le sida était ignoré que je ne pouvais pas la fermer […] Je suis un homme naturellement impatient. »
8Le soir même il partait pour Londres, déterminé à tourner la page.
Il en profita pour aller au théâtre, découvrant notamment A Map of the World, de David Hare, dont les personnages sont des bureaucrates des Nations unies qui s’écharpent – un rappel de ce qu’il venait de vivre. Il décida d’écrire lui-même une pièce afin de comprendre ce qui était en jeu. Avant de rentrer aux Etats-Unis, il passa par l’Allemagne et visita le camp de Dachau. Il ne put s’empêcher de faire le rapprochement entre l’Holocauste et le sida, deux crimes de masse qui avaient commencé par être ignorés de tous. Son projet d’écriture théâtrale prenait une nouvelle dimension.
Il rentra, loua un toit à Cape Cod et rédigea le premier jet d’une longue pièce autobiographique qui revenait non seulement sur le GMHC mais sur toute sa vie, y compris sur ses parents et son frère. Il finit le premier jet en août et le reprit tout de suite. Il emprunta le titre, Le Cœur normal, au poème de W. H Auden, « 1er septembre 1939 », choisissant non pas le fameux vers « Nous devons nous aimer ou mourir », mais un autre passage où le poète affirme qu’un « cœur normal » désire ce qu’il ne peut avoir, « être aimé seul ».
Il envoya le manuscrit à plusieurs personnes qui montrèrent davantage de respect que d’intérêt. Certains avaient peur du thème. Et la pièce était interminable : plus de sept heures à lire à voix haute. L’auteur voulait que ce soit Joseph Papp qui la lise au Public Theater, théâtre situé dans une ancienne bibliothèque, l’Astor Library, près de Cooper Square. Il confia son texte à un membre du GMHC, Emmett Foster, assistant de Papp. N’ayant pas de nouvelles, il remit une lettre furieuse à Foster, destinée à Papp. Foster se souvient qu’il avait écrit : « Votre propre fils est gay et vous refusez de monter cette pièce parce que vous êtes homophobe
9. » Il conseilla à Kramer de reprendre sa lettre, sans quoi Papp ne lirait rien. Kramer obtempéra.
Finalement, c’est la femme de Papp, Gail Merrifield, responsable du développement du Public Theater, qui lut le texte, avouant plus tard que la lecture avait été « un travail ardu
10 ». Le manuscrit pesait trois kilos et demi, et la pièce en contenait deux : la première, un drame familial opposant deux frères, la seconde, une pièce engagée sur le sida. « Les personnages débitaient des pages entières de données médicales impossibles à jouer. Il n’y avait aucune forme. Pourtant, quand j’ai fini de lire, j’étais émue aux larmes. » Gail Merrifield prit rendez-vous avec Kramer pour lui faire part de ses remarques. Elle fut surprise de voir qu’il prenait des notes et était prêt à reprendre son texte.
Il passa les huit mois suivants à travailler avec elle, discutant, exploitant ses questions pour resserrer son texte. Il coupa une grande partie du drame familial et retira des détails d’ordre médical. Une fois que Gail Merrifield jugea la pièce assez bonne pour la soumettre à son mari, il fallut encore qu’elle insiste pour
qu’il la lise. Joseph Papp se méfiait des histoires de maladie. Il arrêta au bout de vingt pages en déclarant que le style était ampoulé, puis reprit. « Finalement j’arrive au bout du truc et je m’exclame : “C’est le plus mauvais texte que j’ai jamais lu !” – mais le pire, c’est que j’étais en larmes. J’étais en larmes ! » Il accepta de monter la pièce à condition qu’elle soit de nouveau reprise, et présenta Kramer à Bill Hart, conseiller littéraire du Public Theater afin que tous deux collaborent. Dix versions supplémentaires suivirent. Kramer ne tenait pas vraiment compte des suggestions de Hart, mais celui-ci avait une exigence et une façon de l’aiguillonner telles que Kramer mit par exemple au point une scène inoubliable : quand le personnage principal, Ned Weeks, sort de ses gonds en face son amant, malade, et jette les provisions et le lait par terre.
On fit appel à Michael Lindsey-Hogg pour la mise en scène, lequel demanda encore à l’auteur de couper. Le théâtre est un travail d’équipe, et le regard des autres permit à l’écrivain de retirer tout ce qui était superflu pour dégager l’ossature de son texte. Le Cœur normal est infiniment meilleur dans le genre théâtral que Fags ne l’est dans le genre romanesque.
Kramer se comporta de façon imprévisible pendant toute la période de travail préparatoire, tantôt chaleureux et généreux, tantôt irascible et puéril. Le responsable de la distribution le trouvait méprisant et méfiant, et le chef décorateur lui interdit d’entrer dans son atelier à partir du jour où il jeta par la fenêtre une paire de chaussures d’époque qu’il trouvait « ignobles ». Il n’eut qu’une seule altercation sérieuse avec Papp, au sujet du maire, Ed Koch. Le Public Theater appartenait à la ville de New York et Papp ne voulait pas se fâcher avec le maire. Mais Papp finit par céder et laissa les personnages dire tout le mal qu’ils pensaient de Koch.
Le personnage de Ned Weeks était interprété par Brad Davis, un comédien beau, doué d’une forte présence, qui avait joué le rôle principal du film Midnight Express. L’idée était de Michael Lindsey-Hogg, pas de Kramer. L’écrivain le trouvait trop jeune, mais il savait que ce serait un atout d’avoir une star du cinéma.
Il est assez fascinant de relire la pièce aujourd’hui, en sachant ce que deviendrait le sida. C’est un texte clair, cohérent, que Kramer a écrit à partir de faits mal maîtrisés, tout en restant fidèle à l’esprit des ces faits. Il avait rassemblé plusieurs médecins qu’il connaissait sous les traits d’un seul, Emma Brookner, l’unique personnage féminin de la pièce. Le personnage de Ned Weeks, lui, n’était pas inspiré par l’auteur, c’était l’auteur, dans une version pas trop idéalisée. Tous ce que l’on pouvait reprocher à l’écrivain est reproché à Ned, successivement accusé d’être mégalo, d’avoir horreur du sexe, de ne s’engager que parce que c’est plus facile que d’écrire.
Les dialogues sont rapides, incisifs ; les scènes sont bien conçues et bien rythmées. Ned est dans le bureau d’Emma Brookner au moment où les premiers cas d’une mystérieuse maladie sont annoncés. Lui et ses amis s’organisent illico pour faire passer l’information. Ned va voir le New York Times pour qu’ils en fassent la couverture ; il fait la connaissance de Felix, journaliste de mode, qui deviendra son amant. Tout s’enchaîne rapidement. Il n’y a pas une minute de trop. Les répliques du docteur Brookner sont un peu plates et maladroites, mais elle font avancer l’histoire.
La mise en scène de la vie associative est très convaincante. Il est difficile d’évoquer des histoires de politique interne sans être ennuyeux, or ici les enjeux sont graves et révélateurs. Kramer montre une réelle sympathie pour tel ou tel participant à un moment ou un autre. Tous sont des hommes surmenés, brisés de fatigue, usés par la campagne à mener sans relâche, l’organisation, les soins à apporter aux amis et amants malades. On retrouve certaines des accusations des articles de Kramer presque textuellement, mais la partie adverse a également voix au chapitre. Une des scènes les plus poignantes est celle où Mickey Marcus, médecin plus ou moins inspiré par Lawrence Mass, rentre, épuisé, d’un voyage écourté à Rio et sort de ses gonds en entendant Ned établir un lien entre l’épidémie et le sexe.
« Mickey (à Ned) : Tu penses que je tue des gens ?
Ned : Mickey, c’est pas ce que je veux…
Mickey : Si, parfaitement ! Et tu le sais très bien ! J’ai passé quinze ans de ma vie à me battre pour qu’on ait le droit de vivre librement et de baiser quand on le voulait, où on le voulait… Et tu es en train de m’expliquer que toutes ces années que j’ai consacrées à défendre notre identité de gay était une erreur… que je suis un assassin. On a souffert d’une telle oppression ! Tu as déjà oublié ? Tu ne comprends pas à quel point c’est important pour nous de pouvoir aimer ouvertement, sans se cacher, sans culpabiliser ? On était une bande de mecs à l’allure bizarre, malheureux, jusqu’au jour où on a découvert les backrooms et on pensait avoir découvert le paradis. Enfin, on allait enfin pouvoir dire au monde entier que ce paradis était une merveille. On était prêts à leur montrer le chemin. Prêts à incarner un renouveau. Tu ne comprends pas ?
11 »
Le Cœur normal est, en partie, une pièce documentaire qui appartient à la veine du théâtre social américain des années 1930, tel Waiting for Lefty, de Clifford Odets, ou le théâtre initié dans le cadre du New Deal, le Federal Theatre Project’s, en particulier le projet dit « Living Newspapers ». Celui-ci était d’ailleurs une référence du Public Theater, dont les murs avaient été peints à la chaux et couverts de chiffres et de données liés à l’épidémie – le théâtre devenant lui-même un journal froissé. Mais la pièce de Kramer comprenait deux éléments majeurs de l’ordre de la fiction, le premier, justifié, le second, plus douteux.
Le premier est le personnage de Felix, l’amant de Ned. La relation entre les deux hommes est un des moteurs de la pièce ; elle forme une intrigue secondaire, un sous-texte émouvant de l’acte I, jusqu’au moment où Felix montre à Ned les lésions violettes qu’il a sur le pied. La maladie et la mort de Felix sont au cœur de l’acte II, qui dégage beaucoup d’émotion, en dépit de scènes maladroites, tel le mariage sur le lit de mort, ou Felix agonisant et disant à Ned : « Ne perds jamais cette rage. »
12 La pièce serre la réalité de si près qu’il fallait aussi donner du poids et de la vraisemblance au personnage de Felix. D’ailleurs Kramer était volontiers susceptible quand on l’interrogeait sur l’identité de celui-ci. D’un côté, il affirmait qu’il était inspiré par une personne existante, d’un autre il
refusait d’en dire plus. Plus frappant encore, la pièce est dédiée, non pas à un être cher disparu, mais à Norman J. Levy, psychothérapeuthe de l’auteur. Alors, Felix a-t-il existé ? Peu importe, le personnage est une invention convaincante qui contribue à rendre Ned plus humain et la pièce plus émouvante, plus saisissante. De quel droit un écrivain ne pourrait-il s’inventer l’amant qu’il n’aurait pas encore rencontré ?
Le second élément, plus douteux, est moins visible, mais il soulève des questions importantes. Il s’agit du moment où Ned quitte le bureau de l’association, non pas de son propre gré, comme c’était le cas pour Kramer, mais parce qu’il est viré et accusé d’être contre le sexe. La nuance permet de simplifier une histoire compliquée, mais c’est faux, et Ned se voit réduit au statut de victime vertueuse. Ainsi réagit-il en prêchant comme Kramer : « La seule façon d’affirmer notre fierté, c’est d’obtenir la reconnaissance d’une culture qui n’est pas purement sexuelle […] Nous définir en fonction de notre bite est ce qui nous tue, littéralement. Pourquoi faut-il que nous en soyons réduits à devenir nos propres assassins ? » Soudain il se rétracte et ajoute : « Bruce, je sais que je suis con. Mais, je t’en supplie, ne me claque pas la porte au nez.
13 »
Les gens parlent souvent de la pièce comme s’il s’agissait, non pas de littérature, mais d’un documentaire. Or en choisissant de faire de lui-même le personnage central, Kramer a inventé un nouveau type de héros tragique, dont la faille est justement celle-ci : être un « con ». Quiconque est assez fort, assez difficile et assez fou pour dire au monde une vérité aussi cruelle est trop fort, trop odieux et trop fou pour réagir comme il faut face à cette vérité. On compare souvent
Le Cœur normal à
Un ennemi du peuple d’Ibsen, et pour de bonnes raisons. Non seulement il y est question de bains (chez Ibsen, ce sont les bains d’une station thermale qui sont infectés), mais les deux pièces ont pour héros un « con », qui, heureusement, est le salaud de l’histoire. Chez Ibsen, le docteur Stockman est un personnage arrogant, peu aimable et peu aimé, mais il se trouve qu’il a raison. Ned Weeks, lui, est un homme vertueux, irritable, susceptible, mais il se trouve aussi qu’il a raison. Cela dit, le vrai Kramer était encore plus pénible, mais plus intéressant que Ned.
C’était quelqu’un de très émotif qui avait le don de se saborder. En y réfléchissant bien, on retrouve ces traits de caractère exaspérants dans la pièce, mais la façon dont Ned quitte l’association permet d’arrondir les angles. Kramer reviendra là-dessus quand il adaptera sa pièce pour le cinéma : son alter ego fictif est plus difficile et plus intéressant dans les diverses versions du scénario destiné à un film que Barbara Streisand lui avait promis de réaliser.
La première de la pièce eut lieu le 21 avril 1985 au Public Theater. Les critiques furent mitigées, ou plutôt alambiquées. Les gens réagissaient non seulement à une pièce de théâtre, mais à une réalité : une minorité victime d’une épidémie. Jugement littéraire d’un côté, respect et malaise de l’autre. Dans le New York Times, Frank Rich commençait par être élogieux : « Le sang qui circule dans Le Cœur normal, la nouvelle pièce de Larry Kramer, est plus que chaud, il est bouillant. » Puis il dégainait : « Le talent dramaturgique de M. Kramer a beau ne pas être toujours à la hauteur de sa conscience… », et poursuivait en revenant sur des histoires d’engagement politique lamentables, un personnage soi-disant outrancier, un « égocentrisme délirant », avant de conclure : « On regrette que l’outrance de la pièce n’ait pu être canalisée pour former un drame aussi poignant que sa cause. » Dans le Village Voice, Michael Feingold, gay, commençait par être sceptique avant de s’incliner : « Les défauts esthétiques du Cœur normal, aussi pullulants que les bactéries dans une bouche humaine, sont compensés par la vérité de ce que l’auteur a à dire d’un point de vue historique, politique et épidémiologique. »
Un des meilleurs articles émanait (surprise !) de la plume de John Simon dans le magazine
New York. John Simon, connu pour être hautain et coureur de jupons, venait de se faire remarquer par une violente diatribe contre les homosexuels. On l’avait entendu déclarer en sortant d’une mauvaise représentation d’
Anatole, d’Arthur Schnitzler : « Ça t’arrive pas, parfois, d’avoir envie que tous ces pédés théâtreux […] attrapent le sida et crèvent, qu’on soit débarrassés d’eux, et à partir de là on aurait le champ libre ? » La semaine suivante, il qualifiait un spectacle sur des femmes d’âge mûr
d’« absurdités de pédé »
14. Jusqu’au jour où son ami gay, le compositeur Ned Rorem, l’accompagna pour voir
Le Cœur normal. Il avait besoin de voir la pièce pour un entretien destiné au
New York Native. A la fin de la représentation, il était en larmes, refusant pourtant de s’excuser pour ses commentaires déplacés. Sa critique, favorable, était-elle une façon de faire pénitence, lui qui n’avait rien d’un pénitent ? « Ce qui aurait pu être un simple tract mis en scène – et, dans les moments les plus faibles, c’est tout ce qu’il reste – est transcendé pour se transformer en un combat incarné et théâtralisé avec générosité, dans lequel les idéologies en guerre ne manquent jamais de respirer, transpirer, sangloter, saigner – révéler un visage humain. »
Les critiques et le public étaient plus à l’aise face à une autre pièce consacrée au sida, dont la première avait eu lieu une semaine avant, As Is, de William Hoffman. Le New York Times avait publié le papier sur Le Cœur normal avec une note destinée à défendre le quotidien contre les charges de Kramer, et une brève déclaration d’un porte-parole du maire, précisant qu’il n’avait pas vu la pièce et ne pouvait faire de commentaires sur les attaques à son propos ; néanmoins il espérait que la pièce était aussi bonne qu’As Is. La pièce de Hoffman est effectivement mieux écrite et plus soignée. L’intrigue est simple – un homme gay part à la recherche d’un ex qui tombe malade et meurt –, mais elle offre des aperçus émouvants sur la vie des gens malades, des moments de tendresse et d’humanité. Aujourd’hui, pourtant, c’est cette pièce qui est datée. Le Cœur normal, avec ses règlements de compte de bureaucrates et son héros impossible, est une histoire qui continue à faire sens et à toucher.
Elle fut à l’affiche du Public Theater pendant un an – un record par rapport aux spectacles joués dans le même théâtre – et bénéficia d’un réel soutien de la part de Joseph Papp. Puis elle tourna pendant plusieurs années dans le pays, tel un spectacle du Living Newspaper porteur d’un message à caractère social tout en demeurant du théâtre.
De son côté, le GMHC s’était agrandi pour devenir une association incontournable. Plus le nombre de malades augmentait, plus elle était efficace car elle apportait les soins et l’aide que ni les Etats ni le gouvernement fédéral n’étaient capables de fournir. Kramer
en était toujours exclu, mais il devint l’amant du nouveau directeur adjoint, Rodger McFarlane. Ce qui explique peut-être son éloge de l’association à l’époque. Puis il rompit avec Rodger McFarlane et reprit ses tirs à boulets rouges. Que reprochait-il au GMHC ? De se contenter d’apporter des soins, de ne pas être politiquement engagé, de ne pas avoir recours aux médicaments expérimentaux, de ne pas proscrire le sexe, puis, au contraire, de promouvoir le
safe sex, de ne pas être fichu de faire sa propre promotion… On compare souvent Larry Kramer à une mère juive se lamentant sans cesse, mais les mères (et les pères) catholiques et protestants ne valent guère mieux. « Toi et ton cortège de soignants, vous accomplissez des miracles quand il s’agit d’aider les mourants à mourir », écrivit Kramer dans une lettre à Richard Dunne
15. Certes, mais il est des moments où le monde souffre et a besoin d’être soigné. Le GMHC a accompli beaucoup de ce qui devait être accompli.
Kramer croyait à la politique de la colère et il y excellait, que la sienne fût spontanée ou feinte. Hélas, une fois que vous lui avez lâché la bride, la colère vous emporte, l’entropie prend le relais et vous manquez de fuel, ou, pire, vous vous auto-détruisez. Pour un artiste, c’est un naufrage intérieur, pour un dirigeant politique, une catastrophe publique. Heureusement, Kramer n’était pas un dirigeant tenu à certaines obligations, mais un artiste, un électron libre. Il pouvait abandonner quand il le voulait, et c’est ce qu’il fit.